De si bouleversantes nécessités
Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Lettre à Jacques Wajnsztejn à propos son livre Individu, révolte et terrorisme (Nautilus, 1987)
Le génie politique consiste
en l’identification de l’individu
avec un principe : dans cette union
il doit nécessairement triompher.
Hegel
Réflexion faite, l’exposé de ma critique à ton livre peut s’organiser selon quatre axes. Il s’agit d’abord de la crise du prolétariat et de sa théorie, puis de ce que tu appelles « le procès d’individualisation » et l’institution d’un individu-social, enfin du terrorisme. Je terminerai par quelques remarques sur le statut de la théorie dans le moment actuel, puis dans son devenir-autre.
Contradictions internes et contradictions externes du capital
La périodisation de la domination du capital selon deux phases (formelle/réelle) que tu reprends du VIe Chapitre inédit du Capital de Marx, n’est pertinente qu’à condition de bien expliciter, dans les luttes de classe qui s’opposent à cette domination, les contenus historiques successifs du concept de prolétariat.
Ainsi, dans le premier moment révolutionnaire du XXe siècle, celui des années 1917-1923, le contenu de classe du prolétariat est affirmé dans son identité avec le travail (la communauté du travail) par tous les tenants de la théorie communiste de Lukács à Bordiga. Ce contenu exprimait alors le point critique de la crise du capital industriel (plus-value) et donc le lieu de sa dissolution possible. Mais en même temps, il enfermait « la classe des travailleurs » dans une forme sociale archaïque : le syndicat, que déjà la recomposition du capital d’État mondial (profit) parvenait à dépasser dans le « spectacle » d’un individu social.
Si le mouvement Dada, contemporain de ce moment, a « échoué » socialement, c’est à dire si Dada ne s’est pas institutionnalisé, comme l’a fait quelques années après — et avec quel succès ! — le Surréalisme, c’est que Dada, dans la radicalité de son acte, critiquait à la fois la détermination classiste du prolétariat et le contenu aliéné de l’individu-social sur lequel le capital allait construire sa contre-révolution.
Le mouvement des Conseils des années vingt a certes manifesté les capacités gestionnaires du prolétariat, mais il a laissé non critiquée l’idéologie du travail, donnant ainsi au capital une caution dont il avait alors le plus grand besoin.
La reconnaissance de l’institution du syndicat qui date de ces années-là, représente le compromis historique inconscient sur lequel s’est recomposée la phase suivante du capital ; phase qui va s’achever seulement dans les années soixante. Conjointement au syndicat, se mettaient en place deux autres bases matérielles essentielles à la recomposition du rapport social capitaliste de cette période : l’abolition des métiers dans l’Organisation Scientifique du Travail ; et la fonctionnarisation de la communauté du travail dans le salariat généralisé.
Le résultat de la crise de cette période sur le contenu de la révolution a été justement évalué dans le numéro 2 du bulletin du Centre de recherche pour une critique radicale de l’économie (décembre 1982), en ces termes : « Alors que commençait à se développer la réification au sens plein du terme, le contenu de la révolution perdait de la consistance dans la même mesure (...). Les Conseils tirent leur prestige révolutionnaire du fait que, se situant dans une période de « vacance », ou plutôt de redéfinition du pouvoir historique du capital (due à la plus importante transformation qualitative des moyens de production à l’intérieur du cadre capitaliste), ils se sont vus contraints d’essayer de prendre en charge eux-mêmes momentanément la direction de la production, réunissant les tendances contradictoires de la période qui s’achevait et de celle qui s’ouvrait, ce qui explique que dans leur majorité les Conseils n’ont jamais vraiment pu dépasser des objectifs réformistes ».
Dans le second moment révolutionnaire de ce siècle, celui de la fin des années soixante, il est vrai que le contenu historique de la théorie du prolétariat s’affirme dans ce que tu appelles le « néo-programmatisme » et dont l’expression la plus achevée se trouve dans les courants conseillistes. Tu résumes bien cela, page 43 : « le néo-programmatisme est le mouvement théorique qui, constatant qu’en fait la renaissance du programme s’accompagne immédiatement de sa mort, essaie d’en tirer toutes les conséquences... mais dans le cadre de la théorie du prolétariat. Pour cela, il met en avant l’auto-négation de la classe dans l’humanité ».
Tu restes convaincant lorsque tu montres les avatars des mouvements sociaux des années soixante-dix (féminisme, quotidiennisme, écologisme, autogestionnisme, etc.) et leur perte de capacité critique du fait même de leur autonomisation par rapport à l’unité critique du mouvement néo-programmatique. On peut dire à ce propos que ces mouvements sociaux autonomisés sont les résultats positivisés de la critique révolutionnaire réelle de mai 1968. Pourtant, on ne peut pas seulement qualifier le mouvement de mai 68 comme une « réactivation du programme communiste ». Il est aussi porteur d’une création dans ses modes d’action essentiels (les Comités d’action et d’occupation) et dans son contenu (l’autogestion généralisée de toutes les dimensions de la vie). Certes, ce mouvement n’a pas pu exprimer l’universalité de son contenu historique. Il n’a pu le faire que dans l’abstraction d’une parole sociale libre, mais qui n’a pas trouvé sa médiation concrète. De cette immobilisation de 1968 sont nés les mouvements sociaux particularisés des années soixante-dix, et la contre-révolution s’est nourrie de cet « accomplissement abstrait » de la révolution de 1968.
Il fallait davantage tenir compte de cette double face du néo-programmatisme : actualisation de formes anciennes toujours vivantes, mais insuffisamment critiquées (les Conseils), et création de formes nouvelles, mais affirmées seulement dans le moment abstrait de la négation (l’auto-négation).
Or, tu signales comme seule conséquence de la décomposition du courant néo-programmatique la transformation du rapport des individus à la théorie : naguère d’appoint extérieur à « l’être de l’individu, elle en fait désormais partie » (p. 45).
Tu ne mets donc pas en question la finalité même de la théorie révolutionnaire, mais seulement un de ces termes : le prolétariat comme dernière classe de l’histoire ; le prolétariat comme seule classe capable de se nier dans la communauté des hommes (Gemeinwesen). Tu ne te prononces pas sur cette finalité : le communisme. Est-ce à dire que, pour toi, il reste invariant ?
De plus, tu te bornes à constater que, dans la phase actuelle de ce que tu interroges comme « un nouveau cycle de luttes », aucun contenu révolutionnaire n’est exprimé. Tu conclus alors par ce constat : « Aucune manifestation positive de dépassement, aucun projet de réorganisation de l’entreprise ou de la société n’est mis en avant » (p. 7).
Cette absence d’affirmation d’une positivité historique face à la domination généralisée du rapport social capitaliste constitue, pour quelques proches et pour moi, la question centrale de toute prétention révolutionnaire. Pour qui n’a pas abandonné aujourd’hui une telle prétention, cette absence de toute positivité en devenir, autre que celle, omniprésente du capital et de son monde, est l’énigme du moment actuel ; celle qu’il faut d’abord résoudre. Pour tenter d’avancer dans l’élucidation de cette énigme, il importe de considérer deux conditions nécessaires à notre connaissance et à nos actions :
a – les modifications des présupposés scientifiques de la théorie critique ;
b – le devenir-réel et actuel de la contradiction externe du capital.
Ces deux conditions sont dialectiquement liées.
a – Le continuisme dans la science et dans les théories révolutionnaires
La critique classique du capital (de Marx aux situationnistes) est continuiste. Elle considère de manière linéaire le développement contradictoire du capital, en faisant de chacune de ses crises, une crise sociale. Autrement dit, la critique classique établit une relation directe et causale entre crise du capital, crise sociale et crise révolutionnaire. Ce postulat continuiste dans la théorie révolutionnaire a son origine dans l’état des sciences au XIXe siècle. On le sait, les mathématiques et la physique de l’époque de la domination formelle du capital restaient newtoniennes. Tout le socle épistémologique du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale suppose un espace-temps continu, linéaire et graduel. Les pensées de Marx, d’Engels, de Lukács, d’Otto Bauer, de Pannekoek et de bien d’autres théoriciens de la révolution prolétarienne, restent dépendantes du continuisme scientifique du XIXe siècle.
Or, dès l’aube du XXe siècle, s’opère un bouleversement épistémologique majeur : l’espace-temps devient discontinu. La théorie des quanta (relativité générale) date des années dix. La mécanique ondulatoire et l’interprétation probabiliste de la physique quantique apparaissent la décennie suivante (cf. l’effet Heisenberg).
On constate les mêmes bouleversements théoriques dans le champ des mathématiques : l’étude des structures (topologie, Groupes de Lie, etc.) prend le pas sur l’étude des finalités. Toutes ces découvertes inscrivent la rupture, la discontinuité, non seulement au cœur même de la matière, mais viennent transformer radicalement le rapport de l’objet de connaissance au sujet connaissant. Le chercheur est désormais impliqué dans son objet. L’institution de la recherche intervient puissamment sur ses résultats. La science est produite socialement autant qu’elle « produit » un devenir-autre de la matière et du monde.
Croyant pouvoir tirer, dans l’abstraction de la seule « rupture épistémologique », les conséquences de cette rupture scientifique et pratique, le structuralisme qui a régné sur la théorie dans les années cinquante et soixante, a rendu plus confus encore le rapport entre invariance et variation dans la pensée critique (Althusser, néo-léninisme, etc.).
Ce n’est qu’aujourd’hui, après que le mouvement pratique de 1968 a critiqué, dans la société, l’idéologie structuraliste, que nous pouvons distinguer crise du capital, crise sociale et révolution ; c’est à dire comprendre ce que furent les manifestations des contradictions internes du capital et ce qui pourra être sa contradiction externe.
b – Crise, discontinuité et communisme
En quoi l’introduction de la discontinuité dans le développement du capital, et par voie de conséquence, en quoi le décalage entre crise et révolution apportent-ils une ouverture à l’impasse actuelle de la pensée révolutionnaire ?
Pourquoi cette absence apparente du négatif ? Pourquoi ce silence de la « nécessité historique » ? La contradiction interne du capital peut-elle devenir externe et dans quelles conditions ?
Dans le rapport interne/externe de la contradiction du capital, nous n’avons, semble-t-il, pas encore atteint « la perfection des déterminations du contenu » (Hegel), pour que puisse se mettre en mouvement l’extériorisation historique de la révolution. Pour l’instant, restant rapport en soi, les contradictions internes du capital alimentent encore les conditions toujours plus extrêmes de la survie.
Ainsi, les politiques dites de « flexibilité » de la force de travail, de « gestion des ressources humaines », bref, de modernisation économique, suppriment-elles massivement et brutalement du travail humain. Mais elles tirent leur efficacité de la mutation qu’elles font subir à l’institution du salariat. Le salarié des années quatre-vingt ne peut affirmer qu’une identité négative. Il est d’autant mieux reconnu qu’il se nie comme salarié et comme travailleur. Il doit apparaître comme un « entrepreneur », un « innovateur », un « créateur », et cela dans tous les moments de sa vie ; ou bien disparaître comme individu social.
Ce que tu appelles « l’inessentialisation du prolétariat industriel traditionnel », processus qu’il faut étendre à l’ensemble de la communauté du travail, représente l’unité de la contradiction interne du capital. Pour se reproduire — dans ces conditions extrêmes — le rapport social capitaliste doit supprimer les anciennes déterminations essentielles du travail, mais en conserver l’élément nécessaire : le profit. Un profit toujours plus précarisé au fur et à mesure que s’aggrave la crise de valorisation du capital. Cette aggravation ne permet d’ailleurs plus de parler de valorisation du capital, mais plutôt d’une dévalorisation réelle sous une valorisation apparente.
Un tel dépassement catastrophique du capital ne peut se réaliser sans le consentement des individus à leur réification. J’ai tenté de rendre compte de ce processus dans un chapitre de La Cité des ego[1], en désignant l’individu réifié de l’époque de l’égogestion, comme un « Sosie satisfait ».
Tant que cet individu-social, cet « égogéré » (il y a ici accord entre nous), permet au capital de « satisfaire son mode », l’écart entre la réalité de la réification et la conscience de cette réalité subsiste.
La recomposition du rapport social capitaliste se poursuit en accomplissant, dans l’aliénation, le contenu de la révolution passée, c’est-à-dire le contenu historique du moment révolutionnaire de la fin des années soixante. Nous sommes encore et toujours à l’intérieur de ce processus d’institutionnalisation de 68. Dans cette perspective, on peut dire que 1968 n’est pas « achevé », au double sens du mot ! Il y a encore de la « ressource » pour faire produire au spectacle de 68 du rapport social... Diable ! il avait du souffle !!!
Lorsque l’individu-social, lorsque l’égogéré, aujourd’hui en voie d’unification dans une seule classe sociale prolétarisée, projettera cette contradiction interne du capital dans la société au lieu de la conserver à l’intérieur d’eux-mêmes, comme leur seul lien avec la société, alors apparaîtront les conditions historiques d’une nouvelle matérialité de la communauté des hommes (cf. la Gemeinwesen). Alors les conditions qui permettent encore aujourd’hui au capital de survivre se dissoudront, le ressort de la contradiction interne sera totalement distendu, le moteur aura consommé tout son carburant d’égogestion.
La formation d’un rapport social propre au prolétariat en même temps qu’il internise le rapport antagoniste de la communauté du travail et donc l’inessentialise, fait dépérir le contenu des institutions du capital. Tant que l’activité du nouveau rapport social interne à la classe prolétarisée n’a pas confisqué l’essentiel des contradictions de l’ancien antagonisme classiste (propriété/prolétariat), la société n’est pas entrée dans la crise. Ce n’est qu’avec l’installation de toute la société dans la crise du prolétariat que les conditions d’une révolution communiste sont réunies. Pas avant.
Ainsi définie, la crise n’est pas la révolution. Car la crise peu aussi bien produire la recomposition de la communauté du capital, mais cette fois élargie à la totalité de la planète unifiée dans la classe du prolétariat affirmé. La crise est le moment nécessaire à l’appropriation du rapport de classe par le prolétariat, le moment de son activité interne portée à son apogée. Car l’activité interne du prolétariat est alors devenue la seule et unique activité historique.
Le mouvement d’auto-réflexion par lequel la contradiction interne du capital devient sa contradiction externe signifie le moment du dépassement réel du rapport social individualisé. Tant il est vrai que « le devenir externe est la réflexion du même interne ou l’unification du tout, qui par lui reçoit l’existence » (Hegel).
Voilà, il me semble, une voie pour résoudre la difficulté à laquelle tu aboutis, page 71, au sujet des contradictions internes du capital et de sa négation. Cette situation « dans laquelle les individus ne peuvent espérer créer leurs propres rapports sociaux qu’en se prenant directement pour objet », correspond-elle au moment de l’auto-réflexion que je définis ci-dessus ? Je n’en suis pas sûr.
Essayons d’en débattre à propos de « l’individu social ».
L’individu social en négatif
Le panorama des théories de l’individualisation que tu proposes aux chapitres II et III me convient, si l’on excepte quelques inégalités de traitement entre les courants et les théoriciens : Baudrillard n’a, bien sûr, pas la portée d’un Bordiga, d’un Lukács, d’un Stirner — sauf sur un point à mes yeux essentiel : l’absence de la médiation classe-individu dans la dissolution de la domination réelle du capital.
Cette absence affaiblit notablement ton argumentation. Il s’agit de rien moins que de penser la dissolution de la classe gestionnaire du capital (la néo-bourgeoisie), dans l’internisation du rapport de classe par le prolétariat.
En effet, pour supposer acquise, ainsi que tu sembles le faire, la critique du « néo-pragmatisme », c’est-à-dire l’unification de la classe du prolétariat comme classe universelle, cela implique qu’on ait montré comment la néo-bourgeoisie disparaît comme classe antagoniste au terme de la phase de « la crise » du prolétariat. Or, une telle démonstration n’apparaît nulle part dans ton texte, pas plus d’ailleurs que dans ceux des groupes auxquels tu te réfères le plus « positivement » (Invariance, Crise communiste). Cet impensé dans la théorie communiste actuelle peut se formuler ainsi :
(a) Pour que la classe bourgeoise soit dissoute par l’unification de la classe universelle du prolétariat, il faut qu’elle ait achevé de conduire le cycle de la nécessité ; c’est-à-dire la détermination naturelle de l’activité humaine dans le travail.
(b) Tant que le travail — tel qu’il a été institué par la domination réelle du capital — comporte une activité concrète de transformation de la nature, il garde une dimension historique ; l’antagonisme de classe bourgeoisie/prolétariat constitue toujours le rapport social dominant ; l’individualisation et encore déterminées par la classe.
(c) L’unité de la communauté du travail (i.e. classe gestionnaire du capital et prolétariat unifiés par la « nécessité » du travail), maintient encore l’antagonisme externe des classes et donc l’identité de classe des individus. Cette identité est encore produite à l’intérieur d’eux-mêmes par la classe. Bien qu’en voie d’unification rapide, néo-bourgeois et prolétaire conservent leur être de classe objectivement et subjectivement.
(d) La fin de la médiation que la communauté du travail opère dans le rapport des hommes (i.e. l’espèce) à la nature ne peut survenir que si le cycle de la nécessité est en voie d’achèvement. Au terme de ce cycle ---- celui de l’assujettissement au rapport à la nature extérieure — s’affirme alors l’activité interne du prolétariat réalisant l’essence du rapport social. Cette activité interne du prolétariat, à l’œuvre sous nous yeux et dans nos êtres, produit l’individu social en négatif. Le procès d’individualisation est dans son essence un procès d’internisation, d’introjection du rapport de classe sur lequel la contre-révolution prolétarienne a conduit la survie du capital depuis 1968.
(e) Cette internisation du rapport de classe, induisant l’universalisation de la classe prolétarisée, se réalise dans un renversement de la logique de la valeur, ainsi que l’ont montré les auteurs de Crise et Communisme (1984, page 15) : « Si la crise de la détermination naturelle dans le rapport social négatif se voit à l’intensité subjective de l’activité du prolétariat (à l’opposée de l’automaticité apparente de la reproduction sociale dans la prospérité), le contenu pratique de cette crise se définit par l’inversion du rapport de présupposition entre valeur d’usage et valeur d’échange dans la forme-valeur de la nature extérieure. À l’opposé de la prospérité, c’est la valeur d’usage qui présuppose la valeur d’échange. »
Si l’on s’en tient à cette caractérisation de la contradiction interne du capital dans son devenir prolétarien unifié, on voit bien apparaître le blanc, le chaînon manquant du raisonnement : le moment de l’immédiateté de la dissolution de la domination de la classe gestionnaire. En effet, l’activité du prolétariat, dans la période qui s’est ouverte après 1968, est essentiellement une activité de particularisation de l’universalité de la classe gestionnaire, au nom de son ancienne identité de classe négative.
La contre-révolution de ces quinze dernières années n’a pu « réussir » qu’en réalisant le programme prolétarien de la révolution de 1968, mais dans l’aliénation. Pour cela, il fallait qu’elle consente à se voir dépossédée de son ancienne identité de classe dominante séparée, par la médiation du prolétariat qui s’est rapidement affirmé en elle.
La médiation de l’activité du prolétariat au sein de la classe gestionnaire du capital et la médiation de la contre-révolution prolétarienne au sein de la communauté du travail, est une seule et même médiation. Or, pour que cette unique médiation se réalise comme mouvement réel, elle doit rencontrer des moments d’immédiateté dans l’un et l’autre des deux termes de la contradiction. Autrement dit, ce sur quoi la théorie critique fait l’impasse — et toi avec —, c’est sur la manière dont, en se particularisant dans les individus sociaux, le capital devient dépossession généralisée. Dans la notion « d’égogestion » que j’ai proposée, ce hiatus me semble en partie comblé, car l’égogestion est le résultat matérialisé de l’ancien contenu historique de la révolution de 1968 : l’autogestion généralisée.
L’intériorisation du nouveau rapport de classe dans chaque individu peut se réaliser identiquement chez chacun des anciens ennemis de classe (gestionnaires du capital/prolétaires), car il est l’œuvre de la même médiation historique ; et cette médiation agit dans les représentations. En effet, pour devenir complètement réel, le processus d’individualisation du rapport de classe constitutif du nouveau rapport social négatif doit aussi se réaliser dans la critique idéologique.
Or, si le reversement de la détermination échangiste de la valeur d’usage est nécessaire pour créer les conditions et l’expression d’une critique de la religion du capital (i.e. l’utilité et sa négation abstraite), il ne suffit pas à éviter son inversion dans un « capital religieux individuel », c’est-à-dire dans une pratique idéaliste et satisfaisante du rapport social individualisé : la religion de l’individu. Et l’on sait combien grands et multiples sont les « retours de la religion » aujourd’hui ; aussi bien ses versions savantes (psychanalyse, ésotérisme, esthétisme, égotisme, etc.) et ses versions banalisées (corpisme, narcissisme, fétichisme technique, nihilisme scientifique, moralisme, magie sonore, etc.)
Dès lors penser le devenir-individu du rapport social, comme l’apogée du cycle de l’aliénation, implique que l’on définisse la forme de conscience de ce rapport. Sachant qu’il ne peut exister qu’une seule conscience révolutionnaire d’une époque en rapport avec la matérialité dominante du monde, quelle est la conscience révolutionnaire de l’individu social ? Peut-elle être autre que celle d’un-être-humain-devenant-communiste ?
Terrorisme et communauté
Tu as raison de situer le terrorisme non étatiste d’après 1968 comme une haine rentrée contre ce qui a produit l’individu « neutre », l’individu social isolé. Je partage tes analyses de la particularisation et sa violence (cf. notes 42 et 43, page 138).
Oui, le terrorisme n’est pas exclusivement à considérer comme la stratégie extrême et systématique de la contre-révolution prolétarienne conduite par l’État. Car, à la limiter à cette seule fonction stratégique et idéologique on fait du capital un mythe implacable, omniprésent et omniscient ; on raisonne comme si la classe gestionnaire contrôlait l’essentiel de sa négation. Ce qui est bien loin d’être le cas comme je l’ai indiqué précédemment.
Réhabiliter, comme tu le fais justement, la subjectivité dans l’acte terroriste signifie aussi qu’il contient en lui-même non exprimé un très fort désir de communauté. Or, cette utopie communautaire — celle de la Gemeinwesen communiste — ne pouvant se réaliser immédiatement dans l’affirmation plus avancée du prolétariat, le terrorisme se retourne contre la violence avec laquelle les individus sont séparés par l’internisation du rapport de classe.
Alors que la contre-révolution prolétarienne du capital supprimait les médiations et les institutions de l’ancien rapport de classe (syndicats « recentrés », groupes ouvriers « autonomes » isolés par les « droits d’expression politique dans l’entreprise », etc.), les actions des terrorismes « prolétariens » venaient s’inscrire dans cette anomie provoquée comme le spectacle total de ces anciennes médiations, comme une médiation abstraite de formes vides ou fictives.
Bien rares sont les groupes terroristes qui parviennent à éviter le piège de l’auto-reconnaissance qu’offre la clandestinité. Dramatiquement placé devant sa détermination à être un individu indéterminé et particularisé, l’individu social peut trouver dans le terrorisme la tentation d’agir sur des moments de vie « réelle », sur une histoire dont il ne serait plus dépossédé. Sa vie retrouve un sens, une intensité : « le terrorisme, dans la mesure où le but principal n’est autre que la conséquence que l’action violente aura pour son auteur, peut être une tentation. Dans une telle pratique, on ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche, et les recherches policières que les actes de destruction ne manquent pas d’entraîner et auxquelles l’activiste doit échapper, font que ce sont les conséquences de ses propres actes qui le poussent toujours plus loin, mais toujours plus au fond de l’angoisse », écrit l’auteur des Secrets de la forme, édition 13 bis, 1986, page 72.
Dans le terrorisme, l’individu social est donc à la fois déterminé de l’intérieur par sa révolte et de l’extérieur par la violence de la contre-révolution prolétarienne du capital. Mais tu te bornes à seulement constater cette double détermination. Tu ne dis rien sur les autres voies possibles dès lors qu’on écarte le terrorisme.
Ton livre s’achève d’ailleurs sur les impasses de la « conduite » terroriste, par trois lignes mises entre parenthèses ! On aurait préféré en lire moins sur les avatars du gauchisme dans les divers pays d’Europe et davantage sur la crise du rapport social négatif aujourd’hui. Autrement la principale force de ton livre, à savoir ses qualités herméneutiques est aussi sa principale faiblesse, à savoir l’insuffisance des dimensions praxiques.
Il est vrai qu’il s’agit là de l’essence même de la révolution à venir, et qu’aujourd’hui comme rarement en ce XXe siècle, le hiatus entre « révolte et débouché », ainsi que tu le formules page 132, n’a été aussi grand. Pourtant, nous le savons, dans ces périodes froides de l’histoire, l’effort dans la théorie est plus que jamais nécessaire. Or, si la critique actuelle de la théorie du prolétariat est la tâche centrale de la théorie, elle appelle une pensée de la praxis ; une pensée de la communauté des individus sociaux se niant.
Sur la théorie
« Défendre la théorie, c’est défendre l’élément qui comble le hiatus créé par la contre-révolution, le fossé entre la dernière phase révolutionnaire et celle à venir », écrit Jacques Camatte dans sa présentation de Bordiga, publiée en 1974 aux éditions Spartacus. Encore faut-il savoir quelle théorie communiste est à défendre.
Le mouvement social de l’hiver 1986-87 en France, s’il a certes achoppé sur le bluff démocratique de l’individu social n’en fut pas moins porteur d’une critique, non explicitée sur le moment, de la démocratie directe. Tout s’est passé comme si le contenu historique de l’ancienne théorie du prolétariat se trouvait décomposé. Contrairement à 1968, la réactivation du programme prolétarien dans ses formes déjà dépassées par Mai 68, n’a pu se faire. L’auto-dissolution finale de la Coordination nationale étudiante n’a été qu’un simulacre d’auto-dissolution, puisque l’institution de ce « Conseil » ne s’était pas faite sur les bases de la pratique historique des Conseils et de leur théorie. De fait, la révocation permanente des mandats et la rotation des délégués n’ont jamais été réalisées. Dans la grève des cheminots, le repli stratégique sur les anciennes formes déterminées par la communauté du travail a été patent : corporatisme, pratique défensive de l’assemblée générale close, etc.
Dans ce qu’ils ont manifesté de virtuellement révolutionnaire, ces mouvements étaient donc bien « à la recherche de leur théorie ». Elle aurait pour titre : INDIVIDU, RÉVOLTE, GEMEINWESEN.
Jacques Guigou, Grenoble, février 1988
Notes
1 – Jacques Guigou, La Cité des ego, Éditions de l’Impliqué, 1987.