Le devenu des Héritiers (Bourdieu, 1964). Pour une critique du classisme en sociologie de l’éducation

par Jacques Guigou

Publié dans : La Valeur sans le travail. Anthologie et textes de Temps critiques (volume II)

Des Héritiers sans patrimoine, des individus particularisés

En France, la sociologie de l’éducation a été marquée par deux écoles scientifiques et intellectuelles majeures. Celle de l’ancêtre fondateur : Émile Durkheim, qui, dans le contexte politique du développement de l’école par la IIIe République, établit la doctrine de « l’élitisme républicain » qui va influencer des générations d’enseignants et d’hommes politiques ; celle de Pierre Bourdieu, le continuateur-critique, qui, dans le contexte de « la sortie » de l’école de classe (les démocratisations-modernisations des années 60 et 70), va influencer les idéologies de la formation après 1968.

La fondation de la sociologie contemporaine de l’éducation que va opérer Bourdieu commence avec la publication, en 1964, de son livre Les Héritiers. On y trouve une analyse des modes de ségrégation de l’université dont les diplômes sont quasiment « interdits » aux enfants des classes dominées (en 1959, sur les 200 000 étudiants moins de 10 % sont des enfants d’ouvriers ou de ruraux). Avec J. C. Passeron, coauteur de ce livre, Bourdieu élabore des concepts qui rendent compte des mécanismes concrets de la sélection sociale à travers le langage (habitus de classe), la culture (capital culturel) et la violence symbolique du rapport dogmatique au savoir exercé par les « mandarins ». Mais cette critique de Bourdieu porte davantage sur l’université de la période précédente que sur celle qui annonce les bouleversements politiques de 1968 et qui, en s’institutionnalisant, conduisirent à « l’université de masse ». Or, une théorie qui méconnaît les contradictions de son époque devient bien vite idéologie de l’époque suivante. Dans les années 70 et 80, les « théories de la reproduction » de la société à travers la ségrégation sociale qu’opèrent l’école et l’université (ce que nous désignons ici comme un classisme sociologique), vont devenir idéologie de « la formation pour tous ». La sociologie de Bourdieu et de son courant de recherche contribuera alors à légitimer « scientifiquement » les politiques de valorisation des « ressources humaines ».

La sociologie classiste de l’éducation comme idéologie de La Cité des ego

Le léninisme sociologique des bourdieusiens et des sociologues ex-maoïstes Baudelot-Establet, ainsi que leurs innombrables clones et sous-clones (Merieu, Charlot, Dubet, etc.) s’est institutionnalisé comme idéologie de la particularisation du rapport social et comme média de la recomposition de la société capitalisée. Dans cette société, véritable Cité des ego (Guigou, 1987), tout se passe comme si les individus ne parvenaient à exister socialement, à condition qu’ils fassent de toutes leurs activités une occasion de valoriser leur « ressource humaine ». L’ancienne critique historique de l’école bourgeoise ayant échoué avec l’impossible révolution prolétarienne de Mai-68, celle-ci devient idéologie classiste de la formation et participe comme telle à la promotion des pédagogies de l’autonomie dans la dépendance, qui ont noms : « lutte contre l’échec scolaire, stratégies de remédiation, groupes de niveau, individualisation des apprentissages, éducabilité cognitive, démarche de projet, actions différentiées, etc. »

Le niveau monte... allez les particules !

De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe (cela s’achève en 1968), la classe négative qu’était le prolétariat comme sujet de l’auto-praxis de la communauté humaine, est toujours restée à l’extérieur de l’institution de l’école républicaine. Seuls des individus-ouvriers ou d’origine ouvrière ou paysanne ont été scolarisés, et, pour un très petit nombre d’entre eux, ont « réussi » leur promotion sociale. Tant que l’exploitation de la force de travail permettait de réaliser du profit en transformant les ressources naturelles en valeur, et, corrélativement, tant que l’acte technique de production ne comportait qu’une faible composition cognitive de « capital humain » et que celle-ci restait le fait d’un petit nombre, le système éducatif pouvait conserver sa structure de classe. À partir du moment où l’épuisement des ressources naturelles, l’accélération des mutations techno-scientifiques (I.A. génie génétique, réalité virtuelle, etc.), la mondialisation de l’économie, permettent à l’investissement en « capital humain » de réaliser du profit, la formation de tous les individus devient un enjeu central du mouvement de la valeur. Cette capitalisation d’homo sapiens qui s’auto-proclame « gestion des ressources humaines » peut, dès lors, s’inscrire comme l’objectif implicite de la recomposition particulariste du rapport social. Dire « Le niveau monte » (Beaudelot-Establet, 1989) ou bien encore Allez les filles (id. 1992), est-ce dire autre chose que : l’emprise de la formation techno-organisationnelle des particules de capital s’accroît, y compris chez celles et chez ceux qui appartenaient à l’ancienne classe du travail ou à l’ancienne moitié dominée de l’humanité ? Non. Dire cela, c’est faire la publicité de l’existant et de son devenir-même.

Le sociologue « réflexif » et sa postière

Dans ses exercices de funambulisme politique, le sociologue « réflexif » Bourdieu ne se contente pas de piller un des apports non négligeables — bien qu’aujourd’hui caduc — de l’analyse institutionnelle des années 70 : la socianalyse ; il lui faut aussi enquêter (« très douloureusement », précise-t-il, satisfait de son ignominie) sur la « souffrance du monde », et pour cela racketter la vie des pauvres ; par exemple, la vie de « cette petite employée du tri postal de la rue Alleray à Paris, que nous avons interrogée un soir, dans l’immense hall gris et poussiéreux où elle travaille, deux jours sur trois, de neuf heures du soir à cinq heures du matin, debout, devant les soixante-six cases entre lesquelles elle distribue le courrier, et les pauvres paroles grises, malgré l’accent du Midi, avec lesquelles elle nous décrivait sa vie à l’envers, ses trajets, au petit matin, après la nuit de travail… » (Réponses, Seuil, 1992, p. 174).

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