VI. Le mouvement lycéen
À la rentrée 1966 se créent les premiers Comités Vietnam dans quelques lycées parisiens. Ils sont animés par des militants de la Jeunesse communiste. Très vite exclus de l’organisation stalinienne, ils contribuent à la création des Comités Vietnam National (CVN) dans les lycées parisiens et en province307. Au lycée Jacques-Decour qui a connu une tradition résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, puis rebelle pendant la guerre d’Algérie308, des groupes trotskistes309 et anarchistes y sont présents dès le milieu des années soixante. Si la lutte contre la guerre du Vietnam est un axe de mobilisation, surtout pour les militants des groupes gauchistes, les autres, anarchistes ou non encartés s’attellent à développer une véritable contre-culture de l’histoire révolutionnaire. Le 13 décembre 1967, de nombreux lycéens se joignent à la manifestation ouvrière et étudiante. Ils protestent contre la sélection et diverses mesures vexatoires comme l’interdiction des cheveux longs, les règlements de cantine. Le 11 janvier 1968, les lycéens de Condorcet sont en grève et un lycéen est renvoyé310. Ils manifestent à nouveau le samedi 20 à plusieurs centaines pour demander non seulement la levée des sanctions, mais aussi la modification des règlements intérieurs draconiens et la liberté d’expression politique, des revendications qui rejoignent celles des étudiants des résidences universitaires.
Le samedi 27 janvier 68, une manifestation à l’appel des CAL tourne à l’affrontement avec la police. Le 26 février, les CAL s’associent à la journée de grève intersyndicale. Inaugurant une pratique ouvrière en milieu scolaire, des piquets de grève incitent les lycéens à l’action ; de fait, les établissements seront désertés ce jour-là.
À Paris et dans plusieurs villes universitaires de province et ce jusqu’aux événements du mois de mai, les CAL vont osciller entre deux pôles stratégiques : d’un côté, une conception syndicale qui porterait les revendications lycéennes et de l’autre une conception politique de contestation des institutions.
Les Comités d’action lycéens (CAL) sont créés officiellement le 28 février. Ils subissent une infiltration certaine de la part de la JCR311 qui pousse vers une conscientisation anti-impérialiste (via les CVN312) alors que les anarchistes présents dans les lycées insistent davantage sur la critique de l’école et de l’institution. Participe aussi aux CAL le courant protestant de l’Alliance des Équipes unionistes qui se radicalise et rompt avec la Fédération protestante de France. À travers des journaux locaux qui traitent des préoccupations des lycéens (la sexualité, le contenu idéologique de l’enseignement, les méthodes pédagogiques, la sélection, etc.) ces lycéens ex-unionistes cherchent à unifier le mouvement lycéen. D’une jonction entre ce courant et les marxistes révolutionnaires des CVN, naît le journal Liaison, dont le premier numéro est consacré à l’analyse de la condition lycéenne. Dès le numéro 2313 sont affirmés les objectifs de la lutte : liberté d’expression politique, abrogation de la réforme Fouchet, non à l’examen d’entrée à l’université et à la sélection sociale, non au lycée-caserne, solidarité avec les travailleurs en grève, pour une éducation sexuelle, contre la consommation qui intègre la jeunesse dans la société bourgeoise ; pour une organisation des lycéens indépendante des organisations syndicales.
Dès les premiers jours de mai, se constitue un front CAL/UNEF/SNESup/et (parfois) le M22. Une quinzaine de lycées parisiens sont en grève et pour certains occupés. Les manifestations du 6 mai ont servi de déclencheur car de nombreux lycéens des CAL, qui ne figurent pas parmi les « cadres politiques » encerclés dans la Sorbonne le 3 mai, vont jouer par contre un rôle dans le déclenchement de l’émeute qui suit le jugement des huit étudiants de Nanterre qui passent en conseil de discipline.
Le 7 mai, à Jacques-Decour les cours sont systématiquement perturbés et à partir du 13 la grève est totale et la façade de l’établissement est recouverte de drapeaux rouges et noirs. Le lycée est proclamé autogéré314.
Environ 10 000 lycéens participent à la manifestation du vendredi 10 mai à l’initiative des élèves de Turgot qui ont eu l’idée de faire le tour des lycées proches. À partir du 13 mai, dans les assemblées générales, les manifestations et les tracts, les lycéens impliqués dans le mouvement se divisent sur la conduite à tenir vis-à-vis du bac : le reporter en septembre, attribuer la note 18 à tous les candidats, passer un bac oral, le boycotter ? Une AG nationale réunie à la Sorbonne et rassemblant des délégués de quatre cents lycées adopte la formule d’un bac oral après un avis du conseil de classe auquel participeraient les élèves. Certains CAL mettent en avant le mot d’ordre du contrôle lycéen sur les jurys d’examen. D’autres élaborent des réformes du bac en référence aux pédagogies participatives (suppression des notes chiffrées, négociations élèves-enseignants sur le contenu des savoirs, autogestion pédagogique de toutes les activités et des structures des établissements, organisation en conseil rassemblant les différentes composantes des établissements, etc.).
D’une manière générale, tout d’un coup, l’administration des lycées n’a plus compté. Les circulaires des CAL n’en faisaient pas mention. Elle n’était pas niée mais ignorée.
En juin, le consensus réformiste sur un bac « allégé pour ne pas pénaliser les militants révolutionnaires qui se sont consacrés à la cause commune » fut globalement respecté. L’examen fétiche ne fut pas boycotté ; il se déroula sous forme d’épreuves orales ; les résultats étaient donnés dans la journée, sans concertation en jury académique. Le taux de réussite fut plus élevé que celui des années précédentes315 (81,3 %).
Le mouvement des CAL est un bon indicateur du mélange de nouveau et d’ancien dans le mouvement. Pour le nouveau, nous avons pu voir, à partir de quelques exemples, que les lycéens avaient représenté une certaine pureté de la révolte et comme le disent les filles de Brossolette à Villeurbanne316, le mouvement des CAL a représenté, ce qui était le moins entaché de tout le discours révolutionnaire propre au XIXe siècle, avec toute sa pesanteur marxiste ouvriériste. À cela, il faut opposer la vision ultra-léniniste de la JCR, pourtant partie prenante officiellement du M22, mais de plus en plus déphasée au fur et à mesure du développement du mouvement. Une intervention de Romain Goupil, membre de la JCR à l’époque, en témoigne « C’était la suite logique de nos réunions politiques. Depuis des mois, on apprenait la Révolution d’Octobre : Rosa Luxemburg, Lénine, Trotsky, la lutte des classes, la grève générale… Tout ce processus nous semblait normal. Nous continuions notre travail d’agitateurs. Et quoi de plus fantastique que passer de la théorie à la pratique […]. Jamais je n’ai été à l’Odéon occupé. Je ne remarquais ni les affiches, ni les graffitis. De la convivialité, aucun souvenir, c’était seulement une période pré-révolutionnaire pendant laquelle nous renforcions notre organisation. D’où les formidables batailles contre les autres groupes pour prendre la direction du mouvement, pour contrôler les CAL ». Cela a le mérite de la franchise.
À la rentrée de septembre, Barricades, le journal des CAL appelle à une mobilisation pour la poursuite de la grève et à une politisation des lycéens en vue de la constitution d’une organisation indépendante des lycéens. La répression policière des manifestations, le durcissement de l’administration, combinés à une coupure entre militants et lycéens conduisirent au dépérissement des CAL. Les rackets politiques (JC et UNCAL, PSU, LCR, maoïstes) purent s’abattre sur ce qui subsistait d’élan contestataire317.
Notes
307 – Le début du film de Romain Goupil, Mourir à 30 ans, constitue un témoignage assez juste de l’agitation des lycéens dès 1966/67, même si c’est plutôt vu du point de vue des activistes de la JCR.
308 – Cf : « Lycées en 68 », article de J. Gayraud in Un Paris révolutionnaire, Claire Auzias, Dagorno, 2001, p. 212-214.
309 – Michel Recanati, futur dirigeant de la JCR y est élève, mais aussi on y retrouve un noyau proche de la minuscule organisation trotskiste : l’Alliance Marxiste Révolutionnaire (AMR) avec Najman, Baby, Shalsha qui deviendront par la suite des dirigeants étudiants puis d’organisations révolutionnaires. Les magouilles entre ces apprentis chefaillons sont bien décrites par le “repenti” Goupil dans son livre de souvenirs La défaite dépasse toutes nos espérances, Plon, 2006.
310 – Il s’agit de Romain Goupil, membre de la JCR.
311 – Et cela, même si l’initiative en revient à Najman et l’AMR.
312 – Des comités Vietnam lycéens (CVL) sont créés le 28 février 1967.
313 – Cf. « Le mouvement des lycéens », Partisans, sept-oct. 1969.
314 – Pour des exemples de luttes lycéennes on peut se reporter : pour le lycée Pasteur de Neuilly à L’homme et la société, juin 1968, p. 122-132 et pour le lycée Balzac du xviie arrondissement, aux Cahiers de Mai no 7 (déc. 68).
315 – En 2005, fut publiée une recherche (E. Maurin et S. McNally « Vive la Révolution ! Les bénéfices de long terme de mai 1968 », La République des idées, mai 2005. (www.repid.com) sur le devenu des diplômés du baccalauréat de 68. Elle tend à montrer que les lycéens de cette année-là, qui, dans les conditions des années précédentes ou suivantes n’auraient pas intégré l’université avec la même facilité, ont bénéficié d’un « supplément de réussite » dans la poursuite de leurs études. Ce « résultat » a été interprété par la plupart des commentateurs comme l’indice favorable à l’instauration de l’université de masse qui s’est développée au début des années soixante-dix et aussi comme la justification de la professionnalisation des universités à partir des années quatre-vingt. Aucun n’a osé avancer la seule conclusion politique qui rend compte du phénomène : ils furent nombreux ceux qui, en trois semaines de leur vie bouleversée étaient devenus… plus intelligents. D’autres, dans l’époque, s’étaient avérés plus perspicaces : « Ce mouvement était la redécouverte de l’histoire, à la fois collective et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’événement irréversible, avec le sentiment du fait que “rien ne serait plus comme avant” ; et les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée » (Internationale situationniste, no 12, septembre 1969, « Le commencement d’une époque », p. 3).
316 – Informations, réflexions libertaires, no 77-78, 1988, interview de Claire Auzias, p. 8-28.
317 – Là encore, Goupil explique les magouilles, de première main si l’on peut dire, puisqu’il était chargé par son organisation de créer des « cercles rouges » de lycéens pour liquider des cal dont la direction risquait de lui échapper (op. cit., p. 203).