Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

I. Mai 68 et puis après ?

« Ce fut un merveilleux lever de soleil » avait dit Hegel de la Révolution française. L’expression fut également utilisée pour qualifier la profonde discontinuité historique de Mai 68. Or, une fois l’incandescence de l’événement et ses bouleversements immédiats quelque peu refroidis, force fut de constater que le capitalisme était encore là, que le mouvement du capital opérait toujours.

Certes, l’État-nation et ses anciennes institutions bourgeoises avaient été sévèrement ébranlés ; certes les rapports sociaux de classe avaient été altérés, et parfois même dissous, mais la révolution prolétarienne était restée « introuvable ». Sa théorie était donc faillible. Il fallait trouver les raisons de son échec, identifier ses failles puis, pour certains, les colmater, pour d’autres on devait l’abandonner et inventer autre chose.

Parmi ceux qui cherchèrent une voie alternative au léninisme susceptible de surmonter l’échec du mouvement ouvrier révolutionnaire, citons le philosophe marxiste Henri Lefebvre qui dans son livre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production. (Anthropos, 1973), après avoir fait un bilan des forces et des faiblesses du mouvement de Mai 68, s’attaque lui aussi au chantier de la reconstruction d’une théorie de la révolution qui tienne compte de la nouvelle composition de la classe du travail et notamment de la montée en puissance des classes moyennes. En 2002, dans ma préface1 à la troisième édition de cet ouvrage (Anthropos), j’ai montré comment Lefebvre, tout en faisant le constat des transformations de la classe ouvrière, de sa fragmentation, de son intégration, conserve, malgré tout, la théorie du prolétariat, ce dernier étant toujours pour lui le sujet de la révolution. Toutefois, au cours de son œuvre ultérieure il ne réaffirmera pas cette position de manière aussi explicite. Davantage qu’à une théorie des classes, c’est à l’État qu’il s’attaquera avec la notion de « mode de production étatique » ; notion dont nous avons montré2 le caractère inapproprié pour analyser ce qu’est aujourd’hui l’État dans la société capitalisée : non pas mode de production, mais mise en réseau des anciennes médiations de l’État-nation.

« L’État se définit lui-même comme forme la plus générale — forme des formes — de la société. Il enveloppe et développe les autres formes. Il réunit, noue et tient d’une main ferme, nous le savons, toutes les “chaînes”, tous les enchaînements d’équivalence, de la marchandise à la quotidienneté, en passant par la Loi3 » écrit H. Lefebvre.

La somme théorique sur l’État rassemblée en quatre tomes par ce philosophe marxiste contient des analyses perspicaces sur les variations de l’hégémonie étatique dans l’histoire moderne, mais elle est largement biaisée par la notion de « mode de production étatique » que l’auteur donne comme fondement de ce qui serait une étatisation mondiale. Ultime tentative pour sauver le concept de mode de production à une époque, celle des années 1970, où, justement, ce n’était plus la production (des rapports sociaux) mais la reproduction (« les restructurations », « la nouvelle société », etc.) qui constituait le seuil critique pour le capitalisme4 ».

Parmi ceux qui abandonnent la théorie du prolétariat et tirent toutes les conséquences de cette position, outre Cornélius Castoriadis5, citons ici l’anthologie intitulée Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, présentée par F. Danel (Senonevero, 2004), qui rassemble des écrits théoriques de groupes ou d’individus dont les références théoriques principales sont issues des gauches communistes italienne et germano-hollandaise des années 1920-1930. Le constat y est fait de la fin du cycle des luttes qui affirmèrent le pôle travail dans la contradiction capital-travail. La gestion ouvrière du capital, l’autonomisation de la classe du travail contribuent désormais à la reproduction des rapports sociaux capitalistes. La rupture théorique décisive qui est désignée dans ces textes opère sur les deux fondements de la théorie communiste historique :

– l’abandon du programme prolétarien énoncé par Marx en 1848 et réaffirmé par Bordiga en 1920 lorsqu’il fonde le Parti communiste italien ;

– il n’y a plus de sujet de la révolution, plus de phase de transition, plus d’identité ouvrière constituée en classe pour soi, etc. Prenant acte de ces constats, plusieurs des auteurs de cette anthologie en viennent à penser que la révolution communiste à venir passe par l’autonégation du prolétariat ou/et la communisation immédiate de tous les rapports sociaux. Dans les années qui suivirent Mai 68, parmi celles et ceux6 qui, tout en constatant l’échec de leurs aspirations prolétariennes, ne se considéraient pas pour autant comme battus et refusaient de baisser les bras, se manifestèrent alors des clivages idéologiques et théoriques qui devaient perdurer pendant plusieurs décennies.

Schématiquement, on peut en désigner trois composantes :

1– les replis gauchistes sur « la révolution » et « l’émanci­pation » (trotskistes, maoïstes, anarchistes, conseillistes) avec tout ce que cela a comporté comme pratiques sectaires, comme opportunismes politiques, comme électoralismes, comme particularismes, comme immédiatismes, comme confusions théoriques ;

2– les diverses fuites en avant dans la lutte armée, l’action directe, la clandestinité, la militarisation des rapports sociaux, l’autoritarisme dans les relations interpersonnelles et le nihilisme ;

3– la déshérence et les fractionnements pratico-théoriques des courants communistes radicaux issus des Gauches communistes historiques.

C’est sur un courant de cette troisième composante que nous nous centrons ici car c’est le seul qui a un intérêt pour notre propos, puisque nous nous limitons ici — si l’on peut dire tant la question est vaste — à critiquer la thèse posée au début des années 1970 et conservée encore aujourd’hui par certains anciens membres de la revue Invariance, thèse résumée par la formule : Le capital réalise la philosophie de Hegel.

II. Le moment hégélien de la revue Invariance (1971-73)

En 2013, dans un article7 collectif publié sur le site de Temps critiques, nous avons situé et commenté les thèses débattues dans la revue Invariance sur le devenir du capital ainsi que les principaux concepts qui y étaient développés au début des années 1970, tels que : capital fictif, échappement du capital, loi de la valeur, représentations, anthropomorphose du capital, communauté matérielle du capital, la révolution intègre, etc. Nous ne reprendrons pas ici cette mise en perspective d’Invariance dans l’après-coup de Mai 68, pas plus que sa mise en rapport avec les thèses soutenues sur ces questions dans la revue Temps critiques depuis sa création en 1990.

Disons seulement que, dans notre texte de 2013 sont analysées les deux positions qui s’expriment au sujet du devenu et du devenir du capital :

– celle de J.-L. Darlet et H. Bastelica qui mettent l’accent sur le mouvement de la valeur non plus comme production, mais comme reproduction de l’ensemble des rapports sociaux et avancent même qu’elle constitue « l’expression d’un phénomène de l’espèce tendant à l’unification de sa conscience8 » ;

– celle de J. Camatte qui considère que le capital domine la valeur, qu’il se fait homme et qu’il est l’opérateur du mouvement social-historique.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré la divergence que nous venons de mentionner, ces trois auteurs, à cette époque, s’accordent sur cette affirmation de J. Camatte, « le devenir du capital se fait bien selon la dialectique de Hegel9 » ; à quoi fait écho la formulation de J.-L. Darlet10 qui, après avoir montré que « la loi de la valeur ne permet pas à Marx d’envisager très clairement le procès de recomposition de l’activité humaine dans le sein du capital », poursuit en écrivant que « Du dépouillement de l’activité humaine à sa réduction pure et simple en travail salarié, nous arrivons dans le capital à l’aliénation totale de toute l’activité humaine reconstituée : c’est l’affirmation absolue de la subjectivité humaine aliénée et autonomisée : le MYTHE réalisé ! Et là nous retrouvons notre vieil Hegel et la réalisation de son idée absolue ! »

Il y a donc bien eu un moment Hegel dans la revue Invariance au début des années 1970. Qu’ils mettent en avant la prépondérance de la valeur comme le font H. Bastelica et J.-L. Darlet ou celle du capital comme l’affirme J. Camatte, les membres de la revue pensent le mouvement historique du capital comme un système totalisé qui « pompent aux hommes toutes leurs forces et leur matérialité11 », qui fonde sa « communauté matérielle » à la place des autres formes de communauté humaine.

Dans « À propos du capital », article de 1971, J. Camatte cite longuement le passage célèbre du Livre I du Capital dans lequel Marx décrit l’intervention du capital dans la sphère de la circulation et engendre un incrément de valeur : A M A’. Il le commente dans ces termes : « La marche du discours et les concepts employés évoquent irrésistiblement Hegel. […] Ici Hegel est intégré, Marx montre que le mouvement même du capital réalise le projet de Hegel12 ».

Dans le système hégélien, poursuit Camatte, toute l’activité humaine est conçue comme du travail abstrait. « Ce faisant, ajoute-t-il, Hegel va décrire, en quelque sorte, le développement de la forme du capital sans son contenu13 ».

Plus loin, J. Camatte montre comment le mouvement du capital domine la valeur et les valeurs, comment il « absorbe toutes les représentations et les schémas de la connaissance : science, art, idéologie ». Ce procès d’accrois­sement quantitatif démesuré du capital, Camatte le saisit comme celui « qui pose, comme dirait Hegel, le mauvais infini ». Échappant à toute limite, le capital échappe aussi à toute dialectique. Car même si elle cherche à théoriser la totalité, la dialectique n’y parvient pas car elle théorise en fait une réduction de la totalité à l’intermédiaire, au mouvement intermédiaire, celui qui oriente vers l’intermédiation et non vers le dépassement.

Dans une note complémentaire inédite à son article de 1971 « À propos du capital », J. Camatte écrit : « Toujours au sujet de la dialectique on se rend compte qu’il n’y a toujours eu qu’une théorisation d’un mouvement intermédiaire ; la dialectique est représentation adéquate de celui-ci. Il y a les limites (interprétées de façons différentes) mais elles sont posées au sein de la réduction du mouvement intermédiaire, même lorsqu’il y a volonté de poser la totalité ; parce que volonté de comprendre le changement, son moteur ; volonté de poser, de privilégier un élément de la totalité qui permette effectivement de comprendre le devenir intermédiaire. C’est le mouvement de recomposition qui ne peut jamais être perçu (pour quel laps de temps ?) ».

La référence à la logique hégélienne est encore présente à propos du capital fictif : « Le développement du capital fictif s’accompagne du triomphe de la spéculation. Chez Hegel, le moment du spéculatif est celui où il y a reconstitution de ce qui a été dissocié ; le moment où le concept lui-même crée le positif. C’est la production de la réalité par le concept quand il n’y a plus rien en dehors comme présupposition, sinon le concept lui-même14 ».

Mais le consensus relatif autour de la référence hégélienne des auteurs d’Invariance à cette époque ne va pas durer. Alors que J.-L. Darlet et H. Bastelica maintiennent strictement cette référence ainsi que nous l’analysons plus loin, J. Camatte la transpose dans une théorisation qui « lui donne une autre ampleur15 ». Cette amplification — qui est aussi une transformation — porte essentiellement sur « la mort potentielle du capital » à travers l’autonomisation de la forme-capital dans sa fictivisation puis sur la « mort effective du capital » dans sa virtualisation. Thèses que J. Camatte développe et approfondit dans un chapitre de Émergence d’Homo Gemeinwesen récemment mis en ligne, chapitre intitulé « Le mouvement du capital16 ».

III. Dépassement versus englobement

Au travers du débat que mènent, à cette époque, les auteurs d’Invariance entre forme-valeur et forme-capital, une question fondamentale transparaît : la dialectique est-elle le mode de représentation le plus approprié du mouvement historique du capital ? Elle préoccupe surtout J. Camatte qui, au terme de ce moment hégélien de la revue, exprime ce questionnement en ces termes : « Pour moi le devenir du capital se fait bien selon la dialectique de Hegel et jusqu’à sa négation ; comme d’ailleurs chez Hegel, à la fin de la phénoménologie, il y a ou négation de la dialectique — en ce sens que cela se résout dans la communauté divine, le véritable positif — ou bien cela doit recommencer, mais est-ce que cela ne se fait pas ou ne peut se faire que par une déchéance et une espèce de retour ? Je trouve très difficile de parler d’une dialectique objective mais de plus, n’y aurait-il pas un autre mode de représenter le mouvement que la dialectique17 ? »

Il poursuit en avançant qu’avec la fin du mode de production capitaliste finit aussi la représentation dialectique pour expliquer le devenir des hommes et il ajoute qu’avec l’accession du capital à la communauté matérielle globalisée, « on est arrivé au bout du jeu dialectique, de l’interpénétration des contraires18 ». Seule l’effectuation d’une « discontinuité absolue » permettra au phylum homo sous sa forme Gemeinwesen d’échapper à la catastrophe, à la menace d’extinction. Sinon, la dialectique « n’est que l’art d’établir la continuité de la conservation19 ».

Les doutes de J. Camatte sur la capacité de la logique dialectique à interpréter le processus de globalisation et de totalisation qu’a réalisé le capital après l’échec du dernier assaut révolutionnaire des années 1965-77 ouvrent des voies fructueuses pour la théorie et la pratique. Voies dans lesquelles les auteurs de la revue Temps critiques se sont engagés depuis les années de sa création, en 1990. En approfondissant la critique de l’approche strictement dialectique pour analyser la portée et les limites de la présente « révolution du capital », nous avons avancé que le concept de « dépassement » (Aufhebung) était insuffisant, parfois même mystificateur. Nous lui avons préféré celui d’englobement. Pourquoi ?

Sans revenir explicitement ici sur les débats20 à propos des rapports entre dépassement et englobement qui, depuis ces derniers mois, se déroulent sur le blog de Temps critiques, énonçons quelques raisons fondant notre position résumée ici dans la formule : le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel.

A. Ce n’est pas la forme-valeur qui s’est autonomisée, mais c’est le capital

Aujourd’hui, le capital domine la valeur21. Ce n’est plus la valeur qui détermine les rapports sociaux mais le procès de totalisation du capital. Pour parvenir à ce résultat, le capital n’a pas « dépassé » ses anciennes contradictions — notamment celle du capital et du travail dans le procès de production — mais il les a englobées. En rendant inessentielle la force de travail dans la capitalisation de quasiment toutes les activités humaines22, le capital a englobé l’ancienne classe de la production, l’ancienne « classe négative » (Marx).

La négation du travail humain exploité dont était porteur le prolétariat ne s’est pas réalisée dans l’abolition des classes sociales et la révolution communiste, mais dans la révolution anthropologique du capital. Le pôle négatif de la contradiction a été positivé, l’antagonisme de classe neutralisé dans la « moyennisation » des rapports sociaux (cf. le compromis fordiste, la société de consommation, l’État-providence, les « démocratisations », les « libérations », etc.) puis dans les turbulences et les chaos de l’actuelle société capitalisée.

Mais ce n’est pas pour autant que le capital est parvenu à se réguler, c’est-à-dire à trouver un compromis — même provisoire — permettant la reproduction de l’ensemble. Les tensions entre le « capitalisme du sommet », celui des FMN, des banques, des fonds d’investissement et de la financiarisation de la production et de la circulation (que nous avons désigné comme le niveau I du capital23) et les capitaux étatiques, nationaux régionaux ou locaux (le niveau II) sont fortes sur toute la planète. Elles donnent parfois lieu, si ce n’est à des accords, du moins à des relâchements dans la guerre économique et aussi dans les guerres dites asymétriques. Par exemple, on peut observer très clairement l’emprise et l’hégémonisme du capitalisme du sommet sur les capitalismes des État-nations (ou des alliances d’État-nations) dans le traité du commerce entre les USA et l’UE24 ; mais on y relève aussi les résistances des particularismes nationaux ou inter-régionaux.

Les tensions entre ces deux niveaux de la totalisation du capital ne sont pas assimilables à des contradictions dialectiques. Les antagonismes qui s’y manifestent et qui s’y développent engendrent le plus souvent des conflits ouverts, mais aussi des accords de paix armée entre puissances aux intérêts divergents. Conflits et accords qui ne constituent en rien des « dépassements » mais qui expriment seulement un écart, une stase, un obstacle provisoire et limité dans le mouvement global du capital.

B. Pas de dépassements mais des englobements : qu’est-ce à dire ?

Depuis sa fondation dans la « Grande Logique » de Hegel, le concept de dépassement dialectique (aufheben) a été une des références majeures des conceptions progressistes et marxistes du devenir historique. Nous ne reviendrons pas ici sur la trajectoire hégémoniste de ce concept, ni sur sa dogmatisation passée dans le « Diamat » ou ses avatars contemporains dans le « dépassement produit25 » des courants dits communisateurs.

Disons seulement ici en quoi la notion d’englobement se distingue de celle de dépassement dialectique, sans pour autant disqualifier la portée heuristique de la logique des contradictions.

On peut tout d’abord distinguer deux modes selon lesquels opèrent les englobements dans les mouvements socio-historiques : l’un par coexistence des contraires, l’autre par combinaison des contradictions.

 

L’englobement par coexistence des contraires procède en parvenant, au fil du temps ou dans un rythme plus rapide, à faire que deux valeurs opposées, deux mouvements contraires, deux phénomènes jusque-là non conciliables deviennent contemporains ; ceci sans que l’un de ces contraires prenne le pas sur l’autre ; il y a co-présence et co-activité.

La notion « d’englobement des contraires » avancée par l’anthropologue Louis Dumont26 dans ses travaux sur l’évolution des sociétés traditionnelles hiérarchiques définit bien ce mode d’englobement par coexistence. Résumons son propos.

Dumont prend l’exemple de l’universalité du principe d’égalité dans la modernité (i.e. Les Droits de l’homme) qui s’oppose aux hiérarchies sociales et politiques des sociétés historiques non occidentales. Il montre que dans les sociétés démocratiques modernes, formellement égalitaires, l’inégalité hiérarchique (nous et les autres), en réalité, subsiste, de sorte que coexistent égalité et hiérarchie. Les rapports de domination des sociétés traditionnelles et les rapports d’égalité des sociétés de la modernité sont restés identiques à eux-mêmes, mais ils opèrent désormais dans une même et seule temporalité, sur un même et unique espace. La hiérarchie a été certes englobée par l’égalité, mais elle subsiste de manière informelle, de manière pratique. L’égalité formellement affirmée n’a pas « dépassé » la hiérarchie, elle légitime les fonctionnements hiérarchiques de facto.

Chez Dumont, les contraires ne sont pas dans une tension antagoniste, ils ne sont pas porteurs de négativité. Il s’agit de deux éléments positifs, deux polarités d’une même unité (le pur et l’impur ou encore la hiérarchie et l’égalité, le haut et le bas, etc.) dont l’englobement opère une coexistence des niveaux ou des pôles. Pour cet anthropologue, l’englobement des contraires aboutit à une cohabitation des deux valeurs, à une coexistence des deux phénomènes.

Il peut alors être tentant d’interpréter ce mode d’englobement comme le résultat d’une « simple logique contradictoire27 », comme une cohabitation tolérante et pacifiste, une « voie du milieu ». Le contenu et la charge du négatif dans le rapport contradictoire étant alors neutralisés et le plus souvent positivés.

Pour illustrer cette forme d’englobement par coexistence à l’œuvre dans l’actuelle société capitalisée on pourrait avancer qu’en France, les tensions politiques engendrées par la loi sur le mariage homosexuel ont été partiellement — et sans doute provisoirement — résorbées par l’englobement dans une forme élargie (dite « mariage pour tous ») des deux pôles contraires que sont le couple parental hétérosexuel d’une part et le couple dit homoparental d’autre part. Dans ce « dispositif innovant » selon le langage du management social — car ce n’est plus une institution mais davantage un néo PACS — il y a coexistence, coprésence des contraires dans une forme déjà là, mais qui a été élargie pour les contenir. Notons aussi que les deux contraires n’ont pas été altérés, ils restent globalement identiques à leur modèle, mais il coexistent. Il serait difficile de trouver un hégélien, même forcené, pour voir dans ce résultat un dépassement dialectique. Dépassement de quoi, d’ailleurs ; de la famille monogame ? Nous en sommes bien loin ; c’est plutôt l’inverse qui s’observe aujourd’hui.

 

L’englobement par combinaison des contradictoires

Dans ce mode d’englobement, le rapport entre les deux pôles antagoniques est un rapport contradictoire qui a une dimension fortement conflictuelle. Dans leur lutte, les opposés cherchent à se nier mutuellement ; il y a réciprocité entre deux particularités mais elle est négative, elle est porteuse d’une généralité non universelle dans laquelle les anciennes particularités tendent à être unifiées. Lorsque l’unité de l’ancienne contradiction se manifeste, elle n’est plus une simple unité formelle des contraires car dans le processus même d’englobement il y a eu réassemblage d’éléments jusque là séparés, codynamisation de potentialités ayant perdu leurs forces antagonistes. Bref, dans cette forme, politiquement plus puissante d’englobement, il y a bien résorption d’une contradiction dialectique ; et de cette résorption les deux opposés sortent altérés, transformés. Ce qui n’était pas le cas de l’englobement par coexistence des contraires.

Cet englobement par combinatoire des contraires opère à un rythme historique plus rapide et avec une intensité sociale plus puissante que l’englobement par coexistence de niveaux d’éléments préexistant restés identiques à eux-mêmes. Dans un tel processus, les deux valeurs, les deux pôles de la tension auparavant dans un rapport contradictoire se trouvent neutralisées. Le processus d’englobe­ment désamorce la négativité de la valeur niée ; il dépolarise ainsi l’ancien rapport contradictoire ; il converti les contradictoires en des contraires combinés.

Lorsque nous avançons que l’antagonisme des classes dans la société bourgeoise a été englobé dans la société capitalisée par positivation de la classe négative (la classe pour-soi) ; il y a certes des ouvriers sociologiques, des catégories socio-professionnelles ouvrières et salariées qui peuvent conduire des « conflits du travail », nommés d’ailleurs « conflits professionnels » mais ces conflits n’ont plus de portée politique critique. Il n’y a plus de « luttes de classe » au sens historique du terme, celui d’antagonisme capital/travail. Les conflits sont le plus souvent défensifs, fréquemment désespérés, nihilistes (menaces de faire sauter l’usine). L’englobement a ici opéré en combinant les deux anciennes classes antagonistes, contradictoires ; combinatoire jamais totalement accomplie mais qui a profondément modifié chacune des deux classes (cf. Les questions de régulation de la reproduction, de particularisation des dominés, etc.).

Ainsi perçu et conçu, l’englobement par combinatoire des contradictions altère profondément les deux pôles de l’antinomie. Au terme du processus, il y a création d’une réalité non pas nouvelle mais renouvelée, réassemblée qui est aujourd’hui nommée « innovation » ; innovation, dans laquelle le nouveau n’a ni supprimé, ni dépassé l’ancien mais l’a muté dans une forme qui combine les deux : c’est en cela que se réalise la puissance de la combinatoire.

C. Dialogue avec Jacques Camatte sur l’englobement28

Lettre de J. Camatte à J. Guigou le 7 décembre 2015

« À propos d’englobement j’ai fait intervenir cette notion très tôt déjà dans Capital et Gemeinwesen, si je ne me trompe pas. La dynamique de l’englobement permet la mise en place de la combinatoire (il y aurait à voir le rapport avec la coexistence pacifique de 1956), car les éléments englobés conservent leurs caractéristiques, ce n’est pas une intégration a fortiori une fusion. Toutefois au sein même de la combinatoire les éléments englobés poursuivent en quelque sorte leur propre devenir.

Dans le chapitre sur l’Inde de Émergence d’Homo Gemeinwesen, (je ne l’ai pas encore mis sur Internet29) j’ai un peu abordé cela et justement j’ai utilisé le livre de L. Dumont avec lequel je ne suis pas en accord. Je reprendrai cela dans le cadre de l’étude du procès de connaissance : comment surgissent les notions de contradictions, etc. à partir des dyades qui apparaissent comme des “unités formées de deux éléments” comme plein-vide, extérieur-intérieur et cela en rapport au devenir de séparation et à celui de l’inimitié. Dans la dyade est incluse la communauté. Or celle-ci doit disparaître de toutes les manifestations et approches de l’espèce. Ceci peut se percevoir aussi en mathématiques le zéro et le un impliquent la communauté de tous les nombres, le premier en tant que possible de tout nombre à venir et le un dont la réitération additive engendre les nombres successifs (en ce qui concerne les naturels et même les relatifs). Il est évident que je tiendrai compte du taoïsme… mais je veux limiter les dimensions de mon ressenti. Le plus fondamental c’est la tendance à reconstituer de façon mystifiée la totalité qui a été fragmentée au cours du devenir. C’est pourquoi au sein de notre monde actuel façonné par le mouvement autonomisé de la forme capital, de la virtualité, transcendance et immanence coexistent et ceci est très important pour comprendre par exemple les tensions avec l’Islam dit radical. »

 

Lettre de J. Camatte à J.Guigou le 7 décembre 2015

Cher Jacques,

J’ai oublié quelque chose qui me semble très important. Cela concerne la dyade et le procès de séparation qui conduit à une dissolution. Elle disparaît en tant qu’unité d’éléments complémentaires, considérés opposés, contraires, contradictoires, etc. On a vraiment des unités, des unicités qui auraient peut-être pu plaire à M. Stirner. Dès lors et en fonction de la combinatoire, on peut avoir diverses « dyades » constituées d’éléments semblables comme dans ce qui est dénommé homosexualité, signalant haut et fort que tout est possible. Il y a donc une dissolution puis une recomposition grâce à la combinatoire. Toutes les couches de la société (en haut, comme en bas) sont concernées. Il y a perte de repères, de supports d’où le « Que faire ? » généralisé. Une réponse en acte c’est le terrorisme pour faire ressusciter ce qui est devenu révolu.

La mort du capital, le devenir à la virtualité fonde en même temps l’obsolescence de l’espèce, aboutissement d’une sorte de haine de soi… Depuis des années celle-ci produit pour s’éliminer, comme avec la voiture sans chauffeur, préface à la vie sans êtres humains ou réalisation de l’absurde, expression de l’impasse totale.

 

Lettre de J. Guigou à J. Camatte le 8 décembre 2015

Jacques, bonjour,

Ton « oubli » est le bienvenu ; il incite à la pensée, notamment sur ce que tu poses comme des « dyades » dans lesquelles disparaissent les éléments en tension ou en contradiction. Cela permet d’approfondir les divers caractères du processus d’englobement opéré par le capital. On aurait une dédialectisation (une adialectisation serait plus juste car les possibilités de redialectisation ont été supprimées par la dissolution) des rapports entre les éléments internes à la dyade de sorte que l’unité de la dyade se trouve recomposée et rendue compatible avec le mouvement du capital. Mais l’unicité de ces dyades est altérée dans ce procès. Ces unicités dyadiques sont alors plus faibles que celles qui les ont précédées, car elles ne contiennent plus de tension, de négatif, d’opposition entre leurs éléments. De plus, elles sont privées de toute potentialité transcendantale, universalisante ou totalisante. D’où la nécessité pour le capital de les multiplier pour, malgré cette faiblesse, tenter de ralentir le procès vers ce que tu nommes « la fin effective du capital ». On pourrait repérer nombre de ces dyades (ne pourrait-on les qualifier d’« homologues » ?) à l’œuvre dans la société actuelle : l’ancien rapport antagonique ville/campagne devenu continuum rurbain ou bien encore à l’ancienne tension entre temps de travail/temps de non-travail et aussi l’ancienne opposition enfance/âge adulte, etc., et aussi, dans l’actualité électorale la dyade homologique Gauche/Droite avec la gauche qui appelle à voter pour la droite…

 

Lettre de J. Camatte à J. Guigou le 23 décembre 2015

« Cher Jacques,

Je tiens à préciser que le concept d’englobement que j’utilise depuis longtemps en ce qui concerne le devenir du capital n’a aucun rapport avec celui qu’a utilisé L. Dumont. La lecture de ton texte sur philosophie de Hegel et capital où tu cites ce dernier m’a conduit à relire Homo hierarchicus que j’avais lu tout à fait au début des années 80 pour réaliser mon étude sur l’Inde. J’avoue que cela m’a été dur : il est très analytique et les synthèses ne m’apparaissent pas souvent en cohérence avec les analyses, il est très polémique et il me semble vouloir de force réintégrer des concepts comme hiérarchie, transcendance dans l’idéologie occidentale. J’ai retiré beaucoup de données qui m’ont confirmé dans ma thèse sur la persistance de formes communautaires très anciennes en Inde. Je perçois son concept de hiérarchie comme un concept manipulatoire. Et cela est en relation en partie avec le fait que ces concepts sont donnés, non produits. Exemple celui d’individu c’est un élément d’une structure et non le résultat d’un procès historique, la séparation, l’expropriation, la réduction.

« Je crois que la hiérarchie n’est pas dans l’essentiel une chaîne de commandements superposés, ou même d’êtres de dignité décroissante, ni un arbre taxonomique, mais une relation qu’on peut appeler succinctement l’englobement du contraire. »

Il donne comme exemple Adam et Ève. D’abord on a Adam, « l’homme indifférencié, prototype de l’espèce humaine ». Puis vient Ève. « […] Adam a changé d’identité, puisque d’indifférencié qu’il était, il est devenu mâle ». Il est deux choses à la fois : le représentant de l’espèce humaine et le prototype des individus mâles de cette espèce. À un premier niveau homme et femmes sont identiques, à un second niveau la femme est l’opposé ou le contraire de l’homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique [qui n’est pas unitaire mais duelle, résultant d’une fusion, Jacques], qui ne peut être mieux symbolisée que par l’englobement matériel de la future Ève dans le corps du premier Adam ». Autrement dit le symbole précède l’existence et la détermine. « Cette relation hiérarchique est très généralement celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout (ou de cet ensemble) ». Est-ce que cela veut dire qu’Adam est le tout et Ève l’élément, il ne serait pas seulement le représentant de l’espèce, il la représenterait et par glissement, il serait l’espèce. Ève est mise dans une dépendance existentielle totale. Mais on pourrait dire que c’est par la naissance d’Ève que la sexualité parvient au jour, elle représente les sexes, elle est la sexualité et que donc Adam n’accède à la réalité existentielle effective que grâce à Ève.

L. Dumont continue et conclut : « l’élément fait partie de l’ensemble, lui est en ce sens consubstantiel, en même temps il s’en distingue ou s’oppose à lui. C’est ce que je désigne par l’expression « englobement du contraire ». Ceci est extrait de la postface : Vers une théorie de la hiérarchie. éd. Gallimard, p. 397. Mais selon moi on peut mettre en évidence deux « relations hiérarchiques » qui se neutralisent et vont jusqu’à fonder tout le discours actuel sur le genre comme cela apparaît dans la suite de la page 397 et la page suivante que je n’ai pas envie de commenter.

On peut faire intervenir, aussi une notion hiérarchique au sujet des niveaux : le supérieur est le 1° celui de l’espèce, le 2° celui de la sexualité, ce qui pour moi implique une séparation et une “défiance” par rapport à cette dernière, je n’insiste pas. J’ajoute toutefois cette affirmation en italique : « le principe de cette unité (du couple) est en dehors d’eux et que, comme tel, il les hiérarchise nécessairement l’un par rapport à l’autre » p. 398. Il y a là une « implacabilité » curieuse et pour moi incompréhensible.

Je laisse de côté le fait que hiérarchiser correspond parfois à transcender et cela est utilisé pour réintroduire des concepts comme cela apparaît très nettement dans les deux derniers paragraphes de la postface. En réalité rien n’est éliminé et tous les concepts opèrent intégrés dans la combinatoire où par exemple la transcendance est réaffirmée avec la forme capital autonomisée. »

 

Lettre de J. Guigou à J. Camatte le 25 janvier 2016

« Cher Jacques,

Ce n’est pas parce que L. Dumont fait de la hiérarchie un principe supérieur qu’il veut comme tu le dis « introduire dans l’idéologie occidentale », qu’il faudrait pour autant abandonner le concept d’englobement des contraires.

Pourquoi ne pourrait-on pas le dissocier de sa dépendance à la « relation hiérarchique » dans laquelle l’enferme L. Dumont pour le transférer aux rapports sociaux du présent ?

Il faut certes lui donner d’autres contenus et surtout l’historiciser, le concrétiser.

Dans cette perspective, je formulerais volontiers les choses comme suit :

Après les bouleversements de la fin des années 60 et du début des années 70, après l’échec du dernier assaut révolutionnaire, le capital, dans le chaos et la dévastation, a opéré un englobement de ses anciennes contradictions. On peut en relever les effets dans tous les domaines, notamment, dans :

– l’englobement du pôle travail et du pôle capital dans la dynamique de capitalisation des activités humaines ;

– l’englobement de la valeur d’usage et de la valeur d’échange dans le mouvement de domination de la valeur par le capital ;

– l’englobement des rapports de production et de consommation dans le capital fictif ;

– l’englobement de la ville et des campagnes dans le quadrillage du « rurbain » ;

– l’englobement de l’enfance et des autres âges de la vie dans un continuum de moments actualisés dans la « réalité virtuelle », etc.

Dans la lettre du 23 décembre, tu écris :

« Je tiens à préciser que le concept d’englobement que j’utilise depuis longtemps en ce qui concerne le devenir du capital n’a aucun rapport avec celui qu’a utilisé L. Dumont ».

Depuis longtemps aussi, je l’avais déjà perçu en te lisant. Pour approfondir cela, je me suis donc livré à un relevé des occurrences du concept dans tes écrits sur le capital en commençant par le plus récent jusqu’à certains autres plus anciens. Cette exploration n’est pas exhaustive. Je mentionne donc les textes que j’ai explorés.

Pour mémoire, la première occurrence de l’englobement que j’ai trouvée se situe dans un texte que tu as écrit en novembre 1971 : « Ceux qui se proclament révolutionnaires ont des yeux d’antiquaire et voient dans le mouvement social actuel la lutte des classes d’autrefois. Or, le capital est parvenu à englober la contradiction qui l’opposait au travail salarié. À sa façon, il nie les classes en créant l’esclavage généralisé des hommes ». Invariance, Série III, 1976, n° 1, p. 91.

C’était l’époque ou tu rédigeais Capital et Gemeinwesen, je suppose.

De mon exploration de l’occurrence d’englobement dans d’autres de tes écrits concernant le capital, j’obtiens ceci :

– pas d’occurrence d’englobement dans « L’échappement du capital » (1977)

– pas non plus dans « La mort potentielle du capital » (décembre 2100)

– pas non plus dans « Inversion et dévoilement » (2012)

Dans ton dernier écrit sur le capital (2015), Le mouvement du capital, la notion d’englobement apparaît trois fois :

– dans le § 12.1.3.

« Valeur et capital se trouvent en continuité, mais en fait le surgissement de celui-ci met en place une discontinuité, une rupture avec le devenir antérieur qui n’est réellement apparente qu’à la fin de son mouvement, avec sa mort en tant que rapport social, l’autonomisation de sa forme et le passage à la virtualité ; mais c’est aussi la mort potentielle de l’espèce qui devra périodiquement subir, à l’aide de processus violents, une sorte d’extraction de la virtualité.

Cette discontinuité ne concerne pas seulement la valeur économique mais aussi toutes les valeurs qui disparaissent dans un englobement se posant comme une Aufhebung (suppression et conservation), ce qui fonde les discours sur leur dépassement comme avec le “par delà le bien et le mal”, leur transmutation, etc., discours escamotant leur totale obsolescence advenue. »

– dans le § 12.3

Nous avons anticipé sur le Livre II (du capital) afin de préciser la question de l’accumulation. Cela nous conduit à indiquer que selon nous le Livre I expose comme une formule générale du capital et se présente donc comme une totalité en elle-même et que les deuxième, troisième ainsi que le quatrième livre exposent un développement, un déploiement de cette formule et de ce fait, précisent et explicitent le contenu du Livre I. En outre si l’on tient compte des manuscrits antérieurs ou contemporains de celui-ci, on constate que le contenu de ces livres donne corps aux diverses affirmations-caracté­risations du capital : rapport social de production, valeur en procès, anthropomorphisation, autonomisation, échappement à toutes les déterminations, socialisation, tendance à former une totalité, une communauté (englobement des classes), avec les conséquences qui en résultent : destruction de la nature et de l’espèce.

– dans le § 12.4

« Ce qui est essentiel à noter en outre c’est le phénomène d’englobement ou du rejouement au sujet de la valeur d’usage, forme qui présuppose le déploiement d’un vaste devenir social en rapport avec le phénomène de séparation. À ce propos écoutons K. Marx : « et que, par conséquent, chez moi la valeur d’usage joue un rôle tout autrement important que dans l’ancienne économie […]71 ». Ce qui est totalement compatible avec la dynamique investigatrice de ne pas demeurer à la surface, dans l’apparence, donc dans l’autonomisation puisque c’est elle fondamentalement qui s’autonomise, et permet de maintenir la continuité non seulement avec le mouvement du capital mais avec le mouvement économique depuis son surgissement. »

suite de ma lettre (JG)]

Ici, ce qui m’apparaît c’est que tu sembles alterner entre une approche dialectique du dépassement et une approche que je pourrais qualifier de « métabolisante ». Ainsi, tu poses que l’émergence du capital, bien qu’en continuité avec la valeur, introduit une discontinuité avec celle-ci et tu ajoutes : « Cette discontinuité ne concerne pas seulement la valeur économique mais aussi toutes les valeurs qui disparaissent dans un englobement se posant comme une Aufhebung (suppression et conservation) ».

Dois-je comprendre qu’il n’y a certes pas « englobement des contraires » puisque valeur et capital ne sont pas dans un rapport de contradiction, mais qu’il y a bien englobement par dépassement ? Si c’est le cas, qu’est-ce qui a été supprimé du capital et qu’est-ce qu’il a conservé de lui-même ? Autrement dit, le processus d’englobement implique-t-il dans ce cas une opération de dépassement ? Dans ce cas toujours, pourrait-il y avoir englobement sans dépassement, une sorte de simulacre de dépassement, une représentation du dépassement ? Faut-il lire ainsi ta formulation « un englobement se posant comme une Aufhebung  » ?

Car si le capital absorbe tout, il ne dépasse rien ; il métabolise, il digère, il neutralise, il dépotentialise, il dépolarise, il résorbe, etc.

Pourquoi poses-tu ici comme nécessairement lié processus d’englobement et processus de dépassement ? J’aurais tendance à penser que, dans ce cas de figure, le premier peut se passer du second. Il y aurait donc totalisation du capital et non-dépassement de ses anciennes contradictions. Processus de totalisation (ou de rejouement) que d’ailleurs tu affirmes dans les paragraphes 12.3 et 12.4, dans lesquels se trouvent les deux autres occurrences du terme « englobement » dans ton texte, Le mouvement du capital.

Et n’est-ce pas là qu’il faudrait réintroduire la notion de dyade dont tu me parles dans ta lettre du 7 décembre dernier ? Vidée de ses éléments contradictoires, dépotentialisée par la dissolution, l’unité de la dyade se trouve recomposée et rendue compatible avec le mouvement du capital (cf. ma lettre du 8 décembre). »

D. L’État-réseau n’est pas l’État hégélien

Unité supérieure, conscience de soi de la société bourgeoise et nationale, l’État hégélien ne « dépasse » rien des forces et des formes qui le maintiennent « en l’état » mais il les englobe, il les « harmonise » ; il les rend « policées ».

H. Lefebvre en dresse le portrait critique suivant :

« Il faut rendre justice à Hegel, pour motiver et renforcer la critique fondamentale : il ne perçoit pas sa construction verticale comme une vaste pensée politique mais comme une harmonie souveraine, comme une symphonie intellectuelle qui aurait le philosophe pour auteur et le chef politique (monarque) pour chef d’orchestre. Il se voit comme il se définit : un libéral, partisan d’une royauté constitutionnelle. Si l’on imagine Hegel devant les événements politiques du XXe siècle, sans doute tiendrait-il à peu près ce discours : “L’État moderne oscille entre deux extrêmes : la corruption, la désagrégation, les conflits entre les pouvoirs issus de la décomposition du Pouvoir — le raidissement autoritaire, le fétichisme militaire, fasciste, réactionnaire du chef. J’ai défini, moi, théoricien de l’État, philosophe et penseur politique, une position d’équilibre relatif, de fonctionnement réglé. Autour de cette position penche, d’un côté ou de l’autre, la balance politique. Elle y revient inévitablement : l’État, conscience supérieure de la société, plus et mieux qu’arbitre et arbitraire, synthèse des moments, lieu de l’harmonie policée…” » — Sans attendre, on pourrait lui répliquer : « Cher philosophe, vous démontrez — car vous voulez et croyez toujours démontrer — que votre État sort inévitablement de l’équilibre et n’y revient que difficilement. Vous découvrez un corps social qui s’éloigne de la nature et du corps naturel, qui s’élève vers l’abstraction. Cet État que vous érigez en absolu domine tellement la hiérarchie par lui présidée qu’un jour vient où il exploite et utilise pour son propre compte la société entière, nous appelons cela “bonapartisme” ou “fascisme”. À moins qu’il ne s’émiette, et c’est la crise politique30… »

Encombré par son antifascisme intempestif, Lefebvre ne perçoit pas que ce qu’il nomme « l’État moderne » — ici on peut comprendre l’État-Providence et ses avatars sociaux-libéraux ou sociaux-démocrates — est certes un centre de pouvoir politique mais il est surtout et avant tout une composante majeure de la puissance du capital globalisé. La vision du sociologue marxiste d’un État instance suprême d’une supposée « hiérarchie » qui dominerait toute la société n’est plus appropriée à l’État de la société capitalisée d’aujourd’hui. Comme l’ensemble des grandes organisations globalisées, toutes dépendantes du capitalisme du sommet, l’État a été contraint de se « mettre en réseau », de se convertir en d’innombrables dispositifs de « communication », de « pôles d’inno­vation » de « politiques des territoires », etc.

L’État s’est horizontalisé dans une combinatoire faite de démocratisme, de communautarisme, de localisme, de participationnisme, de particularismes et autres citoyennismes ; bref, il est traversé par une forte tendance libertarienne.

Après avoir écrit ces lignes, nous avons trouvé cette tendance également affirmée par Jacques Camatte [mai 2015] en ces termes : « La mise en place de la domination substantielle (réelle) du capital sur la société s’effectue avec l’instauration de la communauté matérielle de celui-ci dont le fondement est l’énorme développement du capital fixe, en rapport à la généralisation de ce qui fut nommé l’automation et à l’anthropo­morphose. Ceci s’effectue pleinement dans les années cinquante du siècle dernier mais on n’a pas encore la pleine réalisation de la domination. Ceci dit, pour comprendre le phénomène dans sa totalité, il faut essentiellement tenir compte du fait que le mouvement du capital n’implique nullement la production d’une nouvelle politique, d’un nouvel État, ni d’une nouvelle société, mais leur dissolution, c’est la composante anarchiste du capital en laquelle les libertariens se retrouvent [souligné par JG] en même temps que c’est le fondement de son ambiguïté. Autrement dit la domination substantielle du capital sur la société, conduit à l’évanescence de celle-ci — ce qu’en d’autres termes disait M. Thatcher : il n’y a pas de société, il n’y a que des individus — et des classes qui la structuraient31]. »

À chaque moment de ce qui est considéré comme une « crise » systémique — notamment celle de 2008 — le capital résorbe et délite toujours davantage les rapports sociaux de l’État-nation et impulse toujours davantage des « dispositifs », des pactes et des réalités virtuelles ; autant de manifestations de ce que nous avons nommé l’État-réseau32, plus précisément, l’État sous sa forme réseau.

Comme telle, cette puissance de la globalisation ne conduit donc pas l’État au « bonapartisme » ni au « fascisme », mais bien davantage à cette autre tendance que Lefebvre désigne ici comme un « émiettement » ; une tendance que nous avons analysée comme « une résorption des institutions dans une gestion des intermédiaires33 » et à l’État-réseau.

Dans l’État-réseau, l’État qui se fait et se veut « social », qui se fait et se veut « communicant et transparent », les anciennes médiations régaliennes de l’État-nation (trésor public, police, armée, justice, préfets, grands corps administratifs, éducation, etc.) sont englobées par une gestion d’intermédiations, de compromis, de régulations, de « participation citoyenne », de « délégation de service public », de pactes, de contrats, de conventions, etc. Autant de réalités fort éloignées de cette « harmonie policée » chère à Hegel, mais qui nous rapprocheraient plutôt de la New Harmony fondée par Robert Owen !

IV. « L’autre » : une ontologisation de l’opposition dialectique

Dans le bilan qu’ils tirent, quarante années plus tard, de ce que nous avons décrit supra comme le « moment hégélien » de la revue Invariance, H. Bastelica et J.-L. Darlet en retiennent une conséquence à leurs yeux décisive : changer le monde implique aussi se changer soi-même.

Le vaste processus de particularisation et d’individuali­sation des rapports sociaux engendré par « l’anthropo­morphose du capital » nous a conduits à bouleverser nos propres représentations, nos anciennes certitudes, notre rapport au monde. Ils écrivent : « L’anthropomorphose du capital était passée par là, dès lors il ne s’agissait plus de faire seulement changer les autres. La transformation du monde devait passer par la transformation de nous-mêmes. »

Car nous disent H.B et J.-L.D. les effets de la « réification » sur la vie des individus capitalisés leur font attribuer à « l’Autre », et d’abord à « l’autre soi-même » tous « les maux » qui sont l’objet de leur « indignation affichée ». Leur analyse se poursuit en ces termes : « Chacun aujourd’hui est devenu le chien de l’autre. Mais sans cesser de préserver ce qu’il y a au plus profond de nous : la chienne d’Ulysse34 ». Et ils concluent leur tableau clinique des « gesticulations des êtres réifiés » et des « empêchements de penser, sentir, créer, aimer puis de vivre tout simplement » par cette affirmation : « Ici, il ne s’agit pas de revendications, d’ajustement de posture, là maintenant il s’agit d’épistémologie ».

A. L’épistémologie comme ultime recours ?

Disons tout d’abord notre étonnement devant un tel recours à l’épistémologie ; et un recours ultime, à une discipline scientifique qui surgit là où on l’attendait le moins. Pourquoi un tel recours ? Pourquoi basculer l’argumentaire sur le terrain de la validation scientifique et méthodologique ? Même utilisées analogiquement, en quoi les méthodes et les techniques de l’épistémologie nous seraient-elles nécessaires dans la compréhension des phénomènes historiques, politiques, anthropologiques, qui sont ici affrontés ? S’agirait-il de valider un discours comme les démarches épistémologiques analysent une démonstration ou une expérience ? Pourquoi donc des propositions qui ne relèvent pas de l’expérimentation scientifique chercheraient-elles leur fondement dans une telle démarche ? Hegel lui-même — puisque son ombre plane sur ces échanges — n’a pas cherché à fonder la vérité de sa Grande logique dialectique sur la cohérence interne de son système, mais il l’a placée à l’extérieur, dans les manifestations de l’Idée, de « l’Esprit dans le monde » et finalement en Dieu et en l’État, dans le Dieu-État, pourrait-on dire.

Malgré notre étonnement et notre scepticisme, ne pourrait-on toutefois percevoir dans cet appel à l’épistémo­logie l’expression d’une volonté de rupture avec les anciennes théories de la révolution ; avec les théories de type programmatique, les théories du prolétariat comme sujet de l’histoire ? Une sorte de « coupure épistémologique » analogue à celle qu’Althusser a voulu établir entre un Marx humaniste, celui des écrits antérieurs à 1848 et un Marx scientifique, celui du Capital. Pour les auteurs de Lettre à quelques amis… cette rupture ne s’effectuerait pas alors sur l’œuvre de Marx mais entre la théorie bordiguiste de l’invariance du programme communiste et la recherche d’une nouvelle Gemeinwesen pour l’espèce humaine.

Quoi qu’il en soit, nous ne sortirons pas du capital et de son monde par la grâce de l’épistémologie.

B. Une dialectique ontologisée

La référence à une philosophie de l’Être est non seulement très présente chez H. Bastelica et J.-L. Darlet mais elle intervient le plus souvent comme ultima ratio de l’argumentation. Qu’il s’agisse du capital et de son « Être-là » ou bien du rapport entre « Être pour soi et Être pour l’Autre » ou bien encore de la « dictature de l’Être-là » qui entraverait « une urgente contestation du Sujet », cette ontologie — explicitement hégélienne — serait-elle une façon de sauver la dialectique ? Une dialectique idéaliste, certes, mais la dialectique tout de même ?

Mais alors surgit pour le lecteur de Lettre à quelques amis… une antinomie entre l’adhésion des auteurs à la thèse de J. Camatte sur « la mort potentielle » du capital d’une part et l’affirmation maintenue aujourd’hui par eux que le capital « poursuit sa surfusion », que le « cycle de la forme valeur » est toujours opérant, que le capital « n’est que représentation » ou bien encore qu’il cherche à « dépasser ses limites ».

Et cette antinomie ne peut que s’accroître lorsqu’on sait que pour J. Camatte, il y a « mort effective du capital35 » et ceci depuis les années 1980/90. En rapport avec sa théorie de l’ontose et de la psychose qu’il a développée depuis les années 1990 et en cohérence avec son étude publiée en 2014 sur le mouvement du capital, celui-ci considère que la dialectique n’est plus appropriée pour saisir la réalité du capital car « c’est une approche théorique qui entérine le phénomène de la répression comme tout le procès de connaissance de Homo Sapiens36 ».

Ici nous sommes loin des références ontologiques, des « manifestations de l’Être-là » du capital, de la « réification », de la « conscience de soi de la valeur », des mystères d’Eleusis et… de la philosophie de Hegel, autant de positions affirmées dans la Lettre à quelques amis…

On le voit, les cheminements de H. Bastelica et de J.-L. Darlet et celui de J. Camatte ont très largement divergé. Si J. Camatte ne revient pas sur son moment hégélien du début des années 1970 (c’est pour lui « un acquis »), il va au-delà, dans une « investigation plus vaste ». Et dans cet au-delà il n’y a plus de dialectique ou plus précisément la dialectique ne peut plus opérer car elle « entérine le phénomène de la répression » ; étant consubstantielle au mouvement du capital, elle exprime le procès de connaissance séparée que l’espèce s’est donné.

L’ontologisation de la dialectique chez les auteurs de la Lettre à quelques amis… peut-elle déboucher sur autre chose que sur la fin de l’Histoire — par le triomphe de l’empirisme du capital — comme chez Hegel ou sur la fin de la préhistoire de l’humanité comme chez Marx ? Nous en doutons.

En cohérence avec l’ensemble de son œuvre, l’épuise­ment de la dialectique chez J. Camatte contient certes de fortes potentialités théoriques et planétaires, mais elle suppose un tel renversement de la vie des humains et de leur rapport au monde (nommé par J. Camatte une « inversion ») que même celui-ci n’en voit aujourd’hui que de rares prémices.

C. « L’Autre » : un devenu-même du capital

L’idéologie de « l’Autre », de « l’ouverture à l’Autre » (Autre toujours écrit avec un A majuscule) s’est formée dans les décompositions/recompositions de la Seconde Guerre mondiale et ses suites antifascistes et anticolonialistes. Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement de son sujet révolutionnaire (le prolétariat) dans l’actuelle société capitalisée, les victimes, les exploités, les dominés des anciens régimes fascistes et colonialistes sont donnés par les alternatifs comme le nouveau pôle négatif, le nouveau prolétariat, la classe révolutionnaire qui est, certes, encore divisée fragmentée et engluée dans des identités aliénées, mais qui dans son « émancipation citoyenne » parviendra à « dépasser ses contradictions ».

Dans le processus historique engendré par l’échec du dernier « assaut prolétarien » (1965-74) — que nous avons nommée la « révolution du capital » — une conversion idéologique majeure a opéré. Au prolétariat ancien sujet de la révolution dissout dans le fordisme, l’État-providence et la consommation de masse s’est substitué une nouvelle figure du négatif : « L’Autre », comme prolétaire imaginaire, modèle en puissance du citoyen démo-républicain, cette idéologie humaniste-différentialiste de « L’Autre », il y a eu aussi une influence des sciences humaines — notamment de la psychanalyse37 — lesquelles décrivent et normalisent les « clivages du moi », la « crise du Sujet », l’explosion des subjectivités et la généralisation des communautés connectées. C’est l’exaltation de l’individu particularisé, égogéré, multicarte, nomade, sans substance, sans sexe déterminé, sans passé, sans individualité, séparé de toute relation à la communauté humaine et à la nature extérieure, l’individu soumis ouvert à toutes les transformations biotechnologiques, à tous les nouveaux dispositifs cognitifs, sans grand souci pour leurs effets éventuels de conditionnement. Autant de panels publicitaires et de modèles comportementaux que l’idéologie de l’Autre est là pour renforcer et pour légitimer.

Les anciennes institutions — celles de l’ex- société de classe — jadis jugées comme les plus réfractaires aux différentialismes et aux particularismes se sont elles aussi « ouvertes à l’Autre » : l’église catholique38 avec son pape multiculturaliste Bergoglio, le MEDEF avec ses commissions d’éthique antidiscrimination, les partis politiques républicains, nationaux-républicains, socialistes, gauche radicale et autres organisations citoyennes avec leurs « équipes de terrain faisant une large place à la diversité », etc.

Tout cela sonne comme des évidences pour qui perçoit la réalité actuelle du mouvement du capital dont l’idéologie de l’Autre est devenue un opérateur efficient. Il est un peu plus surprenant de la voir agitée par des individus ou des groupes qui se situent dans une perspective non pas anticapitaliste alternativiste, gauchiste, anarchiste — autant de positions le plus souvent englobées par la révolution du capital — mais qui cherchent une « sortie39 », une autre dynamique de vie.

C’est le cas des auteurs de la Lettre à quelques amis…, nous l’avons déjà analysé plus haut et c’est aussi celui d’un des principaux théoriciens du courant dit « communisateur » dans un texte récent, rédigé quelques jours après les attentats islamistes de janvier 2015, texte intitulé « Le citoyen, l’Autre et l’État40 ». Conjuguée au classisme et au formalisme qui constituent le patrimoine génétique de la revue Théorie communiste, l’idéologie de l’Autre y est présente, mais négativement, dans une version dialectisée de celle-ci, une sorte de variante… dans l’invariance prolétarienne. Qu’en est-il au juste ?

Après avoir justement souligné que les manifestations des 7, 8 et 9 janvier étaient spontanées, que « l’État a pris le train en marche » et que « l’énorme mobilisation du dimanche 11 janvier ne peut pas être ramenée à une affaire de manipulation, de propagande, d’embrigadement », R. Simon se lance alors dans une rhétorique sur la « citoyenneté nationale », qu’il donne comme l’idéologie de la crise actuelle et notamment de la crise de l’État-nation. Aux yeux des citoyennistes, poursuit-il, l’État n’est plus protecteur comme il avait pu l’être « avant la mondialisation libérale ». Lorsqu’il est frontalement attaqué dans ses valeurs universalistes abstraites comme c’est le cas avec les attaques terroristes islamistes, il doit d’autant plus manifester son pouvoir de distinction entre « Nous » et « Eux » que celle-ci est rendue floue, indiscernable, par la globalisation.

Et R. Simon de nous expliquer alors pesamment ce qu’est l’État-nation dans la conception républicaine (et hégélienne) : un universalisme « qui est une production idéologique liée au mode de production capitaliste, à l’abstraction du travail, de la valeur et du citoyen » dans lequel « toute médiation entre le pouvoir et l’individu a cessé d’exister ». Emporté par son hymne à l’État-nation, R. Simon en vient à nous le donner comme réel, actuel, plus que jamais actif et opérant. Il parvient même, au passage, à définir la religion comme une simple pratique étatique, « une forme primaire, instable et inaccomplie d’universalisme de l’État ».

Avancer cela, relève d’une contre-dépendance à l’État-nation car c’est oublier que si les religions sont contemporaines de l’émergence de l’État sous sa première forme (i.e. non séparé de la société/communauté), elles n’expriment pas seulement la puissance de l’unité supérieure, mais elles réalisent d’abord une substitution, une compensation, une sorte de communauté thérapeutique qui vient « guérir » les traumatismes engendrés par l’éloignement des hommes d’avec leur milieu naturel tel qu’il existait dans les anciennes communautés sans société ni État. Phylogénétiquement, les religions furent d’abord une divinisation des puissances de la nature extérieure, dont les hommes s’éloignaient en constituant des sociétés sans États, et plus tard des États. Dans l’État-réseau41 d’aujourd’hui, les religions les plus intégristes et les plus offensives tendent à se fondre dans les flux de capitaux, de technologies et d’individus de telle sorte que l’ancien compromis de l’État-nation qui distinguait la religion (domaine du privé) et la politique (domaine du public) s’efface. Aujourd’hui, cette fusion se réalise aussi bien sous la forme d’une communauté despotique (comme dans l’État islamique42) que sous la forme démocratiste, royaliste ou même libertarienne.

Appeler Marx à la rescousse comme le fait R. Simon pour nous rappeler que « le véritable État43 peut faire abstraction de la religion parce qu’en lui le fond humain de la religion est réalisé de façon profane » (cf. Marx, La question juive44) ne fait en rien avancer l’analyse puisqu’État et religion ne sont plus dans le rapport qui était le leur à l’époque de la société bourgeoise, celle qu’analysait Marx.

Car, la transcendance attribuée à l’État-nation, c’était aussi celle de l’utopie républicaine jacobine (cf. le culte robespierriste de l’Être suprême), celle du rapport direct de l’individu-citoyen et de l’État. Mais ce rapport idéal est toujours resté formel, inappliqué, non effectif dans les États-nations historiques réels. Ainsi, dans les État-nations bourgeois, en France par exemple, des corps intermédiaires puissants subsistaient et opéraient ; tels que les Grands corps de Hauts fonctionnaires, les cercles d’industriels, les patronages (cf. Frédéric Le Play et son catholicisme patronal et ouvrier), les Chambres de commerce et d’industrie, les ordres professionnels (notaires, médecins, avocats, etc.), les partis politiques, les syndicats, les associations, les entreprises de presse, etc. La Révolution française a certes légalement dissout les anciens corps et les corporations (Loi Le Chapelier de 1791) mais celle-ci a été abrogée en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau. Les bouleversements des années 1966-1974, leurs succès et surtout leurs échecs ont définitivement achevé cette période historique de l’État-nation bourgeois.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’État-nation mais dans l’État-réseau. Dans ce dernier, ces anciennes médiations de l’État-nation sont résorbées dans la gestion des intermédiaires. Les deux pôles de la relation individu-État étant altérés et de plus en plus évanescents, ce sont les intermédiaires (nommées « partenaires sociaux », dispositifs-relais, « forces vives du territoire », « associations responsables » et autres groupes d’inter­vention, de sécurité, de validation, de contrôle, etc.) qui donnent un semblant de forme et de réalité à l’action étatique.

Comme dans le modèle anglo-saxon, les communautarismes, les particularismes, le pouvoir des « minorités » et des groupes de pression représentants de « L’Autre » sont à l’intérieur de la société capitalisée et de son État-réseau, au centre de ses tensions sociales et de ses violences politico-idéologiques.

Comme aujourd’hui, l’État n’a pas aboli la religion en la réalisant et du fait qu’elle subsiste notamment sous sa forme la plus affirmée, la forme islamique, on ne peut plus affirmer comme le fait R. Simon de Théorie communiste : « Nous et Eux se dit toujours dans le langage de l’État ». Dire cela présuppose un État-nation idéal ; l’État-nation désiré par Thiers et Jules Ferry (« Le Tonkinois »). On comprend que R. Simon ait besoin de cette rhétorique sur un État-nation invariant pour légitimer sa théorie prolétarienne de la lutte des classes. Des luttes dont il désespère la venue, car elles sont aujourd’hui recouvertes par « une mutation idéologique » qui les transforment en « conflits culturels ».

L’auteur tente alors de sortir de cette aporie, non pas en prenant acte des profondes transformations de la forme-État, de sa mise en réseau (l’État-réseau soutient et promeut les particularismes, les communautarismes, les culturalismes, les identitarismes, etc.) ou bien en reconnaissant l’épuisement historique de la dialectique des classes, mais en déclarant que les terroristes djihadistes sont nos ennemis « parce que leur but est d’accentuer et scléroser des fractures dans la classe exploitée et dominée ». Au terme de cette laborieuse leçon de droit constitutionnel, voilà enfin présentée la bonne conclusion communisatrice : le seul crime du terrorisme islamiste c’est de diviser le prolétariat !

 

Non pas « L’Autre » mais les autres…

Posons ceci d’abord comme constat puis comme visée :

L’idéologie, le mot d’ordre et les imageries de L’Autre contribuent, accélèrent et rendent efficient l’englobe­ment des individus dans la capitalisation.

Les autres praticiens de la tension individu/communauté humaine qui cheminent dans une relation de non-domination à la nature extérieure, résistent à cet englobement des individus et de l’espèce humaine dans la totalisation (chaotique) du capital.

L’Autre c’est l’universel abstrait de la capitalisation, les autres peuvent être l’universel concret de la résistance à la capitalisation.

Notes

1 – https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#Lefebvre, ou http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article183

2 – Guigou J. « État-réseau et genèse de l’État. Notes préliminaires » Temps critiques, n° 16, printemps 2012. Disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291

3 – Lefebvre H., De l’État, Tome 3, Le mode de production étatique, éd. 10/18, 1977, p. 179.

4 – Guigou J., ibid.

5 – Au début des années 2000, si nous avons partagé les analyses de Castoriadis sur la fin de la dialectique des classes et la caducité du programme prolétarien, nous avons critiqué sa conversion à une métaphysique de l’autonomie qui ne faisait que s’accommoder avec les particularismes dominants et même anticiper sur les « réalités virtuelles », les réseaux et la dynamique connexionniste du capital. Cf. Guigou J., « Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société », texte disponible en ligne : http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21­&rubId=394#fiction Voir aussi sur le blog de Temps critiques les échanges sur la rationalisation, le temps et la durée et la critique de l’autonomie.
cf. http://blog.tempscritiques.net/archives/1121

6 – Non pas pour les déconsidérer, bien au contraire, nous laissons ici de côté les vastes et multiples effets de Mai 68 sur l’époque qu’il a ouverte : mouvements sociaux, alternatives, collectifs d’intervention, communautés, courants, groupements, associations, etc. qui ont cherché à réaliser certaines des perspectives politiques et anthropologiques ouvertes par Mai 68 ; qu’il s’agisse de l’écologie, du mouvement des femmes, du refus du travail, de la critique de l’éducation, de la religion, des modes de vie, des représentations, etc. On peut à ce sujet se référer à : Guigou J. et Wajnsztejn J. Mai 68 et le Mai rampant italien, Paris, L’Harmattan, 2008.

7 – Cf. « Quarante ans plus tard, retour sur la revue Invariance » disponible en ligne ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article306

8 – Darlet J.-L., « Lettre à J. Camatte du 11.03.1973 », Invariance Série III, n° 4, 1976, p. 11.

9 – Camatte J. « Lettre à J.-L. Darlet du 09.02.1973 », Invariance, ibid. p. 9.

10 – Darlet J.-L. « Lettre à J. Camatte du 11.03.1973 », Invariance, ibid. p. 11.

11 – Camatte J. « À propos du capital », Invariance Série II, n° 1, 1971, p. 75. Disponible sur le site de la revue http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/capital.html

12 – Camatte J., ibid. p. 72.

13 – Camatte J., ibid. p. 73.

14 – Camatte J., ibid. p. 75.

15 – « Le thème sur la réalisation de la philosophie de Hegel était en vogue parmi nous au début des années 70 et je l’ai moi-même affronté dans l’article de 1971, “À propos du capital”. […] J’ai maintenu cette théorisation mais je lui donne une autre ampleur ». Lettre de J. Camatte à J. Guigou du 12 février 2013.

16 – Cf. http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementcapital.html

17 – Lettre de J. Camatte à J.-L. Darlet du 09.02.1973, Invariance Série III n° 4, p. 9, 1976. [Souligné par nous].

18 – ibid. p. 4

19 – ibid. p. 4

20 – Cf. http://blog.tempscritiques.net/

21 – Pour lire l’argumentaire détaillé de cette position cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. L’évanescence de la valeur. L’Harmattan, 2004.

22 – cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. La valeur sans le travail. L’Harmattan, 1999.

23 – Cf. « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » Temps critiques n° 15, hiver 2010. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206. Outre ces deux niveaux, nous avons défini un niveau III dans la totalisation du capital : celui des zones pillées et dévastées de la planète, celui des espaces où l’exploitation et la domination des niveaux I et II opèrent avec le plus de violence et d’arbitraire.

24 – « Depuis plus d’un an et demi, l’Union européenne (UE) et les États-Unis négocient à huis clos le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (plus connu sous son acronyme anglais TTIP), un accord de libre-échange visant à créer le plus grand marché au monde via l’harmoni­sation des réglementations et la suppression des barrières douanières. Le nouvel ensemble regrouperait 800 millions de consommateurs et 40 % du PIB mondial. » in Courrier international du 08/04/2015.

25 – « La révolution est à partir de ce cycle de luttes un dépassement produit par celui-ci » lit-on sur le site de la revue Théorie communiste. Bien que daté des années 1990, et fortement dépendant de la place centrale accordée aux rapports de production dans le mouvement du capital (aux dépens de ceux concernant la reproduction), les auteurs de cette revue semblent maintenir ce concept de « dépassement produit » et donc l’efficience qu’aurait encore la dialectique des classes dans l’histoire. Mais comme les luttes de classe de la période qui a suivi les « restructurations » des années 1970-80 n’ont pas « produit » la révolution communisatrice annoncée, Théorie communiste a récemment révisé sa définition du prolétariat en y ajoutant une composante genriste. Désormais, la communisation supprimera la détermination genrée du prolétaire (comme celle des autres individus) et donc, en attendant, les luttes de genre sont des luttes de classe, qu’on se le dise ! À quand l’autre révision nécessaire au mouvement du « dépassement produit », par… la révolution des « racisés » ?

26 – Dumont L., Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes. Gallimard, 1967.

27 – Dans leur « Lettre à quelques amis depuis l’œil de la réification  » (déc. 2012) H. Bastelica et J.-L. Darlet se demandent si les luttes mondiales contre la domination n’occulteraient pas « les formes réellement efficientes » de cette domination à l’époque actuelle de son parachèvement. Ils poursuivent leur questionnement avec la formule « Logique dialectique ou simple logique contradictoire… ». Touchée mais pas abattue, la dialectique hégélienne n’est cependant pas abandonnée ; elle est convertie en antagonisme du Même et de l’Autre, dans une sorte d’ontologisation de la dialectique. Nous y revenons plus loin.

28 – Ce dialogue s’est poursuivi depuis l’automne 2015 jusqu’au printemps 2016 sous forme de lettres. Je remercie Jacques Camatte de m’avoir donné son accord pour la publication de notre échange.

29 – Texte placé depuis sur le site d’Invariance ici : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/emergence9.html

30 – Lefebvre H., Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres, Casterman, 1975.

31 – Site revue Invariance rubrique « Nouveau » : revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementcapital.html

32 – Notion que, depuis une dizaine d’années, plusieurs textes de Temps critiques tentent de fonder. Cf. J. Wajnsztejn, « État-réseau, réseau d’État et gouvernance mondiale » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article120 ; cf. aussi J. Guigou, « État-réseau et genèse de l’État » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291

33 – Cf. Guigou J. « L’institution résorbée » Temps critiques n° 12, hiver 2001 ; disponible en ligne ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103

34 – Dans L’Odyssée, Argos, le chien d’Ulysse, est un mâle. Il est devenu le symbole de la fidélité de l’animal à l’homme, son maître, puisqu’il a reconnu Ulysse déguisé en mendiant à son retour chez lui après vingt ans d’absence. Avec cette métaphore canine, H. Bastelica et J.-L. Darlet signifient-ils que « l’Autre » est devenu d’abord et avant tout l’adversaire, le concurrent voire l’ennemi (comme on le trouve dans le proverbe « l’homme est un loup pour l’homme ») et que jusqu’au cœur de son individualité l’individu reconnaît son maître (le capital) et y reste soumis ? Mais alors, pourquoi cette apparente opposition avec « la chienne d’Ulysse » que semble impliquer le changement de sexe de l’animal dans la phrase citée ? S’il s’agit d’un choix délibéré et non d’un simple oubli, faudrait-il y voir l’invariance de l’espèce humaine dans son rapport à la nature comme peut l’être la relation d’un chien et de son maître faite d’affection pour le second et de reconnaissante soumission pour le premier ?

35 – « De 1980 à 1990 se réalise la mort effective du capital. Dissolution, fragmentation de la communauté matérielle — extinction du rapport capital et autonomisation de sa forme : on passe de la mort potentielle à la mort effective du capital », in revue Invariance, « Le mouvement du capital » ; plan de la seconde partie : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementsuite.html

36 – Cf. Lettre de J. Camatte à J. Guigou datée du 6 mai 2015. Lettre dans laquelle l’auteur précise que déjà, dès le début des années 1970, il avait envisagé cet épuisement de la dialectique puisque « le capital échappant à toute limite, il échappe à toute dialectique ».

37 – Pour l’hégélien Lacan, le Grand Autre ce n’est par autrui car il relève du symbolique, il est extérieur au sujet tout en restant son alter ego. C’est le lieu de l’inconscient, celui d’une parole qui dit le reste, le manque, le désir d’une reconnaissance. Tout se passe comme si les spéculations de Lacan sur l’Autre et l’objet petit (a) avaient été prises argent comptant par les démocratistes, les particularistes, les politico-médiatiques et par les décideurs de l’État-réseau.

38 – Nous ne plaçons pas, bien sûr, les églises protestantes dans cette liste puisque dès leurs origines dans la modernité, elles ont toujours été parmi les exécutrices les plus zélées des transformations morales exigées par le mouvement du capital.

39 – « Par où la sortie ? » tel est le titre que nous avions donné au numéro 9 de Temps critiques à l’automne 1996. Il reste encore plus actuel aujourd’hui… malgré les « mesures révolutionnaires » que certains nous proposent ou ce que les médias définissent comme de « nouvelles trajectoires révolutionnaires ».

40 – http://dndf.org/?p=13979

41 – Dans notre texte « État-réseau et genèse de l’État » Temps critiques n° 16, printemps 2012. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291, nous avons argumenté la thèse selon laquelle il y a des analogies significatives entre l’État-réseau contemporain et l’État sous sa première forme c’est-à-dire en tant que communauté dans laquelle l’unité supérieure non séparée de la société.

42 – Cf. Guigou J., « État islamique ou communauté despotique ? » à paraître dans Temps critiques n° 18 à l’automne 2016.

43 – C’est ici, bien sûr, l’État de la Nation.

44 – Sans parler ici des présupposés démocratistes qu’impli­quent une référence positive à ce texte de Marx. Le prendre comme un acquis intouchable du « matérialisme historique » revient à situer les religions dans leurs seuls rapports avec les individus et avec l’État et donc à oublier les rapports à la communauté. Marx — qui est démocrate-révolutionnaire en 1843 lorsqu’il écrit sur la question juive — néglige le fait qu’en l’absence d’un État réel des juifs, ceux-ci restent dépendants de la communauté que représente le judaïsme.