La Chute de l’Idole Valeur-Travail
Critique de la théorie économique chez Marx et Rubin
Préface de l’auteur
Jacques Wajnsztejn m’a aimablement proposé de publier La Chute de l’idole valeur-travail dans les archives de « Temps Critiques » et d’écrire une préface.
Écrire une préface ? Bigre !
J’ai écrit ce texte, qui avait pour sous-titre À la Limite, en 1975. Près d’un demi-siècle a passé !
À l’origine, il était une réaction au structuralisme althussérien de Théorie Communiste : (refus des textes de jeunesse de Marx considérés comme « humanistes », « coupure épistémologique », etc.).
À l’époque, avec quelques camarades (Philippe Podgorny, Jean-Luc Evard, André Caquineau, Milka Sobat, Hugues), nous avions rompu avec Révolution Internationale en diffusant une brochure intitulée : La Révolution sera communiste ou ne sera pas (1974). Puis nous avions contacté différents groupes « ultra-gauches » (TC, Négation et Jean-Yves Bériou, Fomento Obrero de Munis).
Nous avons rencontré Roland Simon et Jacques Charrier dans une salle de Jussieu. Ils étaient arrogants, insultants, professoraux. Ils se référaient au livre d’Isaac Rubin : Essais sur la théorie de la valeur de Marx, qu’ils nous sommaient de lire. La réunion fut pénible dans l’atmosphère de ce lieu amianté et glacial.
L’effet de cette discourtoisie fut sur nos copains fut fâcheux. « Si c’est ça, humainement, les communistes… », a murmuré André. Ils paraissaient m’en vouloir de les avoir entraînés dans ce guet-apens
Ce fut une première fêlure dans notre groupe – we few, we happy few, we band of comrades.
En lisant le bouquin de Rubin, j’ai réalisé qu’en exposant sous une forme radicale l’économie politique marxiste, il m’offrait l’occasion de régler nos comptes humains et théoriques avec TC.
En poussant à leur apogée ses contradictions, j’ai accompagné la chute du capital comme un aïkido.
À cette époque ma conscience s’élargissait à d’autres domaines (physique contemporaine, religion, zen, vie communautaire…). Déjà, en quittant Lutte Ouvrière en 1973*, j’avais commencé à sortir des cadres rigides où se mouvaient mon corps & ma pensée. J’ai connu la Marie-Jeanne & le LSD — des rencontres qui ont accéléré cette révolution. Ce texte porte la marque de cette dynamique.
Et de son tumultueux désordre, qui en fait un texte difficile à lire. Il a d’ailleurs été accueilli dans un silence glacial, à quelques exceptions près, notamment Rodrigo Vicuna et Jacques Wajnsztejn. Libri suum fatum habent.
Pour ce qui est du contenu, il serait trop long de démêler ce qui demeure pertinent — voire prophétique — et ce qui ne l’est pas.
Si certains des lecteurs de La Chute souhaitent en parler avec moi, ils peuvent me contacter à jamesbryant@hotmail.fr
James Bryant-Bérard
À l’île d’Oléron, le 29 septembre 2022
* Rupture avec Lutte ouvrière et le trotskysme, mars 1973.
Première partie :
Autonomisation de la théorie de la valeur
I – L’échappement du capital
Dans la théorie de la valeur, les hommes du capital se représentent l’économie comme une forme reposant sur une production matérielle, qui devient ainsi leur postulat.
La conception d’une production identifiée au travail comme base perpétuelle des “rapports sociaux” a été nécessaire comme idéologie ouvrière. Mais du point de vue humain elle n’est que l’expression de la tendance (jamais réalisée) à la réduction du rapport infini hommes-univers à une condition finie du développement indéfini du capital. Ce mouvement est déjà bien en cours : rétrécissement de l’activité vitale et inflation de valeur. Le lien entre les êtres humains et la matière est réduit à une donnée neutre, inerte, purement objective. L’homme cosmique ou le cosmos fait homme est envisagé comme valeur-travail : sa “mesure” c’est le temps juridique de sa “fabrication”, il est producteur d’“objets”, créateur de valeur (tout cela résulte de deux autres présuppositions : l’existence d’hommes naturellement forces de travail et d’une nature passive, “utilisable” à volonté). De même que dans le mouvement d’échappement de la représentation valeur, les hommes tentent de réduire leur activité à une base statique, quantifiable, de même les théoriciens de la valeur et ceux qui empruntent leurs concepts considèrent le lien homme/univers comme “travail”, “condition”, “base matérielle”, “infrastructure” — pour mieux se livrer à leurs spéculations sur les “métamorphoses” de la “forme valeur”.
Dans Le Capital, Marx s’éloigne de l’activité pratique de saisie du procès concret de l’activité vitale des hommes et devient théoricien de la valeur-en-procès. Il tente de donner une cohérence au capital. Au fur et à mesure qu’il se produit comme représentant du mouvement ouvrier chargé d’étudier les conditions objectives de la lutte de classe au sein du capital — ce dernier devient son sujet. Ce faisant, il approfondissait toutefois une contradiction fructueuse : le travail crée la valeur celle-ci est sujet s’auto-valorisant. Lorsque l’économiste bolchevique Rubin, dans ses Essays on the Theory of Value (1925), reprend ce mouvement, il le radicalise tout en émoussant de façon apologétique le tranchant de la contradiction. L’État ouvrier russe doit constituer un capital national à partir du pôle travail — mais à une époque où l’autonomisation de la valeur s’accélère sur le marché mondial. Le travail, devenu classe dominante, ne peut plus s’opposer à la valeur. Rubin concilie l’apologie du travail et l’auto-valorisation du capital de la façon suivante : il suppose le procès “matériel-technique” comme une donnée déjà enfermée dans tous les concepts inhérents à l’échange. Dès lors, la valeur, tout en remerciant le travail d’être sa base docile, devient pure “forme”, “rapport” autonomisé, entité procédant à des “métamorphoses”, ayant une dynamique propre, assurant la reproduction des hommes, etc. Lorsque Rubin écrit que la théorie de la valeur s’occupe avant tout des “changements de forme” de cette dernière, il tente de donner une cohérence interne au mouvement d’autonomisation de la valeur — mouvement où, de fait, le capital devient valeur s’auto-valorisant dans la mesure où tout et n’importe quoi devient travail, y compris la production des changements de “forme”, dont les temps entrent dans l’équation du “temps général” (inflation). Certes, Rubin reconnaît que la valeur reproduit certaines proportions nécessaires à la reproduction matérielle ; mais ces nécessités, les enferme dès le départ dans les catégories corollaires de la valeur : ainsi, dans les schémas chiffrés, modèles abstraits de la reproduction, les produits contiennent et se transmettent du “temps” (travail abstrait).
Voici la profession de foi du théoricien de la valeur :
“Le but ultime de la science est de comprendre l’économie capitaliste comme un tout, comme un système spécifique de forces productives et de rapports de production entre les hommes. Mais pour atteindre ce but, la science doit d’abord séparer par le moyen de l’abstraction deux aspects différents de l’économie capitaliste : la technique et le socio-économique, le procès matériel-technique de production et sa forme sociale (…). Chacun de ces deux aspects est le sujet d’une science séparée : la science du social engineering et l’économie politique théorique.”
La synthèse de ces deux sciences, comme de toutes les autres, c’est évidemment la théorie marxiste. Et comme celle-ci est pulvérisée en économistes (Rubin, Mattick, Grossmann, Backhaus), philosophes (Kosik, Jakubovsky), programmatistes (épigones de Bordiga, Gorter, Pannekoek), la synthèse, c’est le capital devenu totalité en devenir, unité fictive du “contenu” et de la “forme”, réalisation de la philosophie.
“L’économie politique présuppose la connexion indissoluble du procès matériel technique de production avec les rapports de production. L’apparente contradiction entre la réification des hommes et la personnification des choses est résolue par le procès dialectique ininterrompu du processus de “reproduction”.
Évidemment, puisque les hommes sont personnifiés, transformés en personnes juridiques porteuses de leur force de travail, d’elles-mêmes comme marchandises, et l’univers “extérieur” est réifié, transformé en objet, en bric-à-brac de produits finis. Une mystification n’est dons résolus, “dialectiquement”, que par une autre ! En somme pour la théorie qui prend la valeur pour sujet, la contradiction entre la production pour l’échange (travail) et l’échange des produits (le marché) est dépassée indéfiniment par le mouvement de la valeur. Cette contradiction purement interne serait intelligible et surmontable en ses propres termes. Le sujet ne se divise que pour se réunifier, ne se dévalorise que pour se valoriser. A-M-A’, le mouvement du capital n’a pas de limite. On comprend que la théorie de la valeur n’ai jamais avancé aucune hypothèse sérieuse de la crise historique de la valeur, son sujet : celui-ci, en tant que sujet-en-procès ne peut s’effondrer.
Lorsque l’économie parle de développement “de la productivité du travail”, elle n’évoque pas un véritable mouvement mais ce que Hegel appelait un mauvais infini. Quels que soient les changements intervenant dans le moment “production” du procès de reproduction, ils n’existent que comme gonflement quantitatif : c’est pourquoi ils sont exprimés en temps (concept nullement éternel mais forgé dans l’échange). Si, par exemple, les schémas chiffrés de la reproduction expriment d’avance toute transformation qualitative en heures, ce n’est pas, comme on le prétend, par commodité : c’est parce que l’économie pense réellement que “le travail étant mouvement, sa mesure naturelle est le temps” (Marx). Elle effectue ainsi en théorie ce que le travail manufacturier tente de réaliser (sans y parvenir : crise où le concept du “temps” s’effondre) : la réduction d’un moment de l’activité vitale de l’homme à une catégorie juridique. C’est véritablement dans l’usine que le concept de l’espace comme fini, figé, juxtaposition de changements formels d’une matière substance, trouve sa contrepartie dans un concept du temps comme séquence d’états de la matière, le tout n’étant vrai que dans un univers où les grilles, barbelés et gardes armés représentent le lien/séparation juridiques d’avec le marché. Ce temps n’est donc réel que comme fiction juridique. Le tort de l’économie politique valeur-travail n’est pas de constater son existence, mais de chercher à étendre sa réalité au-delà de l’univers étriqué ou il est produit : ainsi dans les schémas chiffrés de la reproduction, l’horloge de la valeur (temps “nécessaire”) représente l’élargissement du rapport homme-univers avant même que celui-ci s’effectue ! L’éclatement de ce temps “juridique” a lieu dans la crise actuelle : le pseudo “temps de fabrication” baisse (“dévalorisation”) et le temps “socialement nécessaire” augmente (“inflation de valeur”).
On comprend dès lors la nécessité pour la théorie de la valeur de réduire le moment “production” à une présupposition des rapports sociaux. Cela est la seule manière de préserver une cohérence tautologique : n’est activité que la production, n’est production que le travail, c’est-à-dire la fabrication fonctionnant comme présupposé de la valeur — et la valeur… c’est du travail. Le travail est précondition de la valeur, mais attention ! n’est travail que ce qui produit de la valeur : la totalité est close.
“La technologie de production est incluse dans le champ de la théorie économique de Marx seulement en tant que présupposé (assumption), point de départ.”
“Toute forme socio-économique analysée par Marx présuppose comme donné un stade déterminé du procès matériel technique de production (…) Les catégories économiques présupposent certaines conditions techniques. Mais en économie politique, les conditions techniques n’apparaissent pas comme conditions pour le procès de production considéré sous ses aspects techniques, mais seulement comme des présuppositions des formes socio-économiques que revêt le procès de production.” (Rubin)
Le renversement de la réalité qu’opèrent les hommes en produisant la représentation valeur de leur activité vitale est bien exprimé par Rubin. Pour lui, les hommes ne vivent pas leurs rapports, ils vivent dans des rapports existant sur la base d’une production matérielle donnée. Cette dernière proposition est le rêve des hommes se représentant comme valeurs : que la créativité humaine reste enfermée dans le travail, afin que les individus “émancipés” puissent se livrer en toute liberté aux spéculations sur le changement de forme de la valeur (trafics financiers, crédit, théorie1, etc.). Rubin le dit fort clairement :
“La théorie économique de Marx traite précisément des différences de forme qui se développent sur la base de certaines conditions matérielles-techniques. Sa tâche était de découvrir les lois de l’origine et du développement des formes sociales à un niveau donné de développement des forces productives”.
Il y aurait donc développement de la “forme” sur la base d’un “procès matériel technique” donné. Sous l’angle de la tendance impossible à la domination réelle du capital, cela est tendanciellement vrai. Avec la transformation de toute activité humaine en travail, le procès concret-global de la vie humaine est devenu une base, alors que les rapports des hommes entre eux sont devenus une “forme” dotée d’une dynamique. Avec la formation du marché mondial auquel sont soumis tous les hommes, n’importe quoi entre dans l’équation des temps de travail : le temps de non-travail (chômeurs), l’État, l’économie politique et même la multiplication des milliards d’heures de bricolage artisanal dues à l’impossibilité des prolétaires à vendre leur force de travail (tous ces travaux exclus de la production capitaliste entrent quand même sur son marché dans l’équation, produisant une abondance de “temps” — plus le capital se rétrécit, plus il contient de valeur !), etc. Mais sous l’angle de l’activité vitale univers/homme/univers2, cela est faux. Il n’y a pas de développement au sens qualitatif de la valeur, parce que celle-ci ne saurait “se” depasser. Elle n’est pas sujet, elle est production à tout moment par les hommes de la représentation quantitative, juridique, limitée, mesurée d’un procès infini (unification de l’humanité et de la planète). Comme toute représentation, elle est fondamentalement fortuite par rapport à ce qu’elle représente : elle tend à la fictivité totale. Mais la valeur ne “se” développe pas : les hommes échangistes ont beau enfler cette représentation jusqu’a ce qu’elle incluse dans son abstraction générale le maximum de travaux (bouts d’activité vitale), elle n’en reste pas moins incapable de se développer qualitativement, c’est-à-dire de se dépasser. Cette impuissance, qui induit son échappement quantitatif, c’est le capital, négation abstraite de la valeur sur ses propres bases : valorisation/dévalorisation, échange masqué par le non-échange (l’exploitation de la nature et de l’ouvrier), etc.
La valeur n’est pas un mouvement, elle est production incessante de l’enfermement nécessaire de leur activité élargie d’unification par les hommes, représentation statique de leur être en devenir : ils doivent se représenter leurs rapports mondiaux sous forme abstraite, générale et fortuite, pour les produire. Élaboré à partir de la contradiction isolement/unification des hommes, la représentation valeur devient à son tour, à mesure qu’elle est forgée comme représentation universelle (de tous les travaux), mouvement d’emprisonnement de la créativité de plus en plus humaine (planétaire) des hommes. le double programme des hommes tentant de s’affirmer comme valeurs (travailleurs) :
1. Réduire cette créativité à une “présupposition” devant nécessairement prendre la forme de la valeur ; les social engineers de Rubin (plus prosaïquement ce sont les sinistres “chronométreurs”) chargés de réduire au paramètre extrait du “temps de travail” les “changements de productivité” infligés aux ouvriers, pendant que les théoriciens de la valeur assurent que ces changements se déroulent sur une base immuable — le travail, condition de l’auto-valorisation ultérieure3.
2. Culte du travail, du travailleur, de l’État ouvrier ou des producteurs indispensable à la fixation de la force de travail en base statique de l’auto-valorisation.
Pour la théorie de la valeur, la question n’est pas : “Comment l’activité humaine devient-elle du travail ?” Elle se demande : “Comment le travail prend-il la forme valeur ?” Mais derrière le travail, le vrai sujet agissant, anthropomorphisé, c’est le capital, “procès du développement des formes dans leurs diverses phases”. Pour maintenir la théorie valeur/travail, il faut postuler l’indestructible unité de ces deux moments : c’est pourquoi Rubin attaque certains économistes en leur reprochant de “briser l’étroite relation entre le concept de travail socialement nécessaire et celui de force productive du travail, permettant ainsi au premier de changer sans changements correspondants dans la seconde”. On comprend l’inquiétude de l’économiste chargé de maintenir cette correspondance. En effet, si le rapport de représentation entre les changements de la “productivité du travail” et du “temps social” (valeur) est rompu, le lien entre la “base” et la “forme” devient fortuit et la valeur cesse d’être ce sujet souverain régulant la reproduction, assurant l’équilibre, etc. Elle cesse d’avoir un sens quelconque et voilà que s’effondre la “base matérielle” de la théorie de la valeur.
L’ironie de cette polémique tient à ceci : c’est précisément l’échappement de la représentation valeur comme forme reposant illusoirement sur une productivité donnée (dont on suppose que les progrès sont purement quantitatifs) qui accentue la rupture entre le temps-travail et le temps social, entre le travail et la valeur. Cependant, si l’on s’en tient à constater la crise dans les termes de la valeur (“baisse du taux de profit”, “capital fictif”, etc.), on ne comprend pas que cette distorsion prépare une nouvelle inflation de valeur. Toute théorie de la crise conçue comme décalage quantitatif entre divers moments internes du capital occulte le décalage plus large, externe si on veut, entre l’activité vitale de l’homme et le cycle travail/valeur. En décrivant la prétendue “crise du capital” comme opposition de ses moments internes et en réduisant cette opposition en rapport quantitatif, elle manque l’essentiel : c’est d’abord l’activité humaine qui ne peut plus et ne veut plus être travail, “temps”, quantité, représentation. En saisissant la crise comme crise de la valeur, avec ses concepts à elle, on “théorise” la résolution de la distorsion par l’établissement d’un nouveau lien (fondé sur une nouvelle technologie, à un taux de profit moindre compensé par une masse décuplée, avec élimination de l’ancien capital fictif, etc.).
Avec la tendance à la transformation de toutes les activités en travail, elles deviennent toutes du “temps nécessaire” (secteur tertiaire, distribution, circulation, production des changements de forme de la valeur et même sa destruction dans la consommation ou la guerre, etc.). Du coup, le temps social nécessaire augmente, dissolvant la fiction juridique d’un temps de “fabrication” limité au contact ouvrier-machine. La valeur, devenue représentation universelle de tout et de rien, enfle — alors que les moments vitaux de l’activité humaine se rétrécissent. En effet, les hommes produisent de plus en plus… le “temps nécessaire à la production du temps nécessaire”, et ainsi de suite — et de moins en moins les éléments de la reproduction de l’écosystème hommes-terre. L’humanité s’organise dans la survie rétrécie tout en produisant une surabondance de valeur se valorisant indéfiniment. Ce procès est aussi décomposition de la classe ouvrière et la formation d’individus coupés de tout, trop pauvres pour être marchandises, trop riches pour être marchandises. C’est le prolétariat, classe non-classe, classe dissolution des classes, classe d’individus coupés/se coupant de toute communauté antérieure, produits/se produisant comme potentiellement universels-concrets, chaque individu tendant à être l’espèce dans un moment unique. C’est pourquoi le mouvement de communisation comprend des moments individuels et des moments collectifs, des procès continus de développement des prolétaires et de brusques ruptures globales.
Pour l’instant, retenons que la seule façon pour la théorie de la valeur de conserver le lien entre les deux moments internes du mouvement de l’échange (progrès de la productivité du travail/temps social nécessaire) c’est d’autonomiser ce processus de toute correction possible par les nécessités de la reproduction vitale de l’humanité. Voilà un des rapports entre la domination réelle du capital, l’échappement du capital (capital “fictif”, inflation) et la théorie de la valeur. C’est pourquoi, en nous produisant comme prolétaires ne pouvant plus l’être, nous comprenons la nécessité de dépasser tous les concepts de cette théorie.
II – Le fétichisme du travail : personnification des hommes et réification de la matière
Rubin écrit :
“L’économie politique n’est pas une science des rapports des choses aux choses, comme le pensaient les économistes vulgaires, ni les rapports des hommes (people) aux choses, comme l’affirme la théorie de l’utilité marginale, mais des rapports des hommes aux hommes dans le procès de production.”
La théorie de la valeur pose le procès “matériel-technique” comme objet, condition objective, isolant ainsi le métabolisme historique-pratique nature-homme-nature de l’existence humaine. Elle se propose d’étudier les rapports “entre les hommes”, c’est-à-dire de construire une cohérence interne du procès d’autonomisation des rapports des hommes “entre eux” à l’égard de leurs rapports à l’univers, cette “chose” en dehors d’eux. Cette réification marxiste est aussi vertigineuse que celle opérée par les économistes vulgaires : les “hommes” qu’étudie le théoricien de la valeur sont posés comme des personnes juridiques des sujets ex nihilo, porteurs de valeur, des hommes-sandwichs de leurs propres rapports. Ils sont “entre eux”, en catimini de l’univers, coupes du métabolisme vivant qui les constitue, du développement exogène et exotransformateur (qu’ils subissent). Un flux infini, continu/discontinu “traverse” pourrait-on dire le moment humain de la nature (ou bien : l’humanité est un moment relativement discontinu du procès de transformation de la matière). L’utopie humaniste d’une science des “rapports entre les hommes”, c’est la division de l’univers en deux sphères : les “hommes”, les “choses “. En coupant les hommes de leur activité vitale, l’économie est la science de l’aliénation (historique et à chaque moment dans l’échange) de l’homme de son existence. Cette aliénation est réelle, et sa théorisation est un moment de sa reproduction pratique. En se moulant sur cette séparation, l’économie s’interdit de saisir le mouvement de la matière dont l’opposition “procès matériel-technique/rapports sociaux” n’est qu’une division transitoire, historique, compréhensible seulement du point de vue de l’unité fondamentale qui se constitue et se reproduit à travers elle.
L’autonomisation des rapports entre les hommes se trouve théorisée tout au long du mouvement de production de l’humanité par l’échange. Elle est évidente dans la politique, la démocratie, la philosophie et n’a cessé d’être le terrain de rencontre polémique du “matérialisme” et de l’idéalisme. Comme l’a vu Marx dans les Thèses sur Feuerbach, le “côté actif” a été mis en évidence par l’idéalisme, mais seulement abstraitement, alors que le matérialisme saisit bien que l’homme n’est qu’une partie de la matière, mais comprend celle-ci comme “objet” et non comme activité concrète. L’idéalisme dit : l’homme (ou l’Idée ou Dieu comme projections de l’homme) produit la matière, alors que le matérialisme dit : avant, la matière produit l’homme. En fait la matière se produit en produisant l’homme qui la reproduit en se produisant. Donc “elle” n’a pas existé “avant” nous, puisque le “elle” nous incluant comme un de ses moments actifs n’est plus le “elle” d’avant — pas plus que “nous”, partie de la totalité, ne produisons celle-ci à partir de “nous”. (Pardon du style barbare, dès qu’on se sera approprié la richesse du mouvement de dépassement de la physique contemporaine, on essaiera de faire mieux.)
Certains courants orientaux, comme le zen, saisissent l’unité de la discontinuité, l’infini dans le fini, la totalité dans le particulier, la matière dans l’homme — mais de façon asociale, a-historique et statique. C’est peut-être que ces pratiques ont été des mouvements de résistance à la dissolution de l’activité vitale des communautés, tentatives de sauvegarder les forces créatrices, les rapports hommes-nature, la conscience physique du cosmos, qui se trouvaient inutilisables dans le mouvement de rechange4.
En effet, comme espèce, l’humanité s’est forgée comme ayant génétiquement-socialement ces capacités : d’où la possibilité de les transmettre comme affirmation réactionnelle de l’unité que le mouvement de la valeur tend à dissoudre. Mais lorsque ces résistances ont survécu aux communautés dont elles étaient un moment, elles sont devenues trop souvent des “techniques” asociales, puis des sectes et, là où le mouvement de la valeur fut le plus fort, des églises. Question : il n’y aura pas de formation de l’humanité sociale sans réappropriation (en les dépassant et en les fondant dans une unité plus vaste) de ces liens possibles à l’univers et à nous-mêmes. Cela passe par la dissolution des rackets et sectes mystiques, en intégrant leurs “techniques”, devenues indépendantes, dans le mouvement de formation de la communauté (être-ensemble des individus sociaux). Cela commence à être rendu possible par le développement d’individus prolétarisés effectuant l’impossibilité de l’activité humaine de se maintenir comme travail.
Notons, au passage, que la physique théorique n’échappe pas à cette impossibilité : elle pose des questions dont elle sait qu’elle ne peut les résoudre. Les plus sioux des chercheurs ont compris qu’ils changeaient ce qu’ils observaient, et que ce faisant ils produisaient de l’absurde : onde/particule, matière/anti-matière, etc. Il est significatif que les physiciens les plus radicaux des années 1950-60, aux États-Unis, effectuèrent cette caducité de la physique en se prolétarisant (en cessant d’être physiciens) et en étudiant rapport des courants orientaux5.
Quant à beaucoup d’entre nous, dont moi, il nous faut d’abord nous débarrasser de notre mépris sectaire, prétentieux et craintif à l’égard de ces potentialités forgées pratiquement au cours de millions d’années d’interaction avec l’univers. L’homme échangiste n’est pas conscient d’être parce qu’il est double. Il croit s’être émancipé de futilités telles que son rapport respiratoire, alimentaire, électromagnétique au monde, sa conscience de la totalité en mouvement qui se manifeste ici, maintenant, en lui, le rythme de son corps, la conscience de l’infini présent, l’unité de la matière dans la diversité, etc. — car s’imagine posséder la richesse universelle sous forme d’argent-monnaie, l’anti-pierre philosophale qui transmute cette richesse en son simulacre. Ce faisant, il théorise la canalisation de ses capacités biologiques et de son énergie vitale dans les circuits étroits du travail ou de la spéculation. Il n’y aura pas de dépassement de la valeur sans appropriation critique, pratique et éveillée des soi-disant “techniques” de courants comme le zen, le yoga, etc.6 La force créatrice de l’homme c’est l’éveil de ses sens, de son corps, etc. Cet essor est corollaire du dépassement de la machine et de la science, qui ont été des outils de la production de l’humanité, des forces productives de l’individu social universel, mais qui deviennent caduques dès lors que nous avons produit nos capacités. L’émergence de l’être-ensemble de l’homme, c’est la dissolution des liens marchands. Aucun “mouvement” en dehors des individus et dans le futur ne s’en occupera. Il faut le faire !
On ne saurait reporter le développement des êtres à l’“après-révolution”, car ce but fuyant, caché dans le mouvement, c’est le capital lui-même, programme de la réunification des hommes en dehors de leur action. Le “militant” qui détruit son propre corps, ceux des autres et ses rapports possibles à la matière au nom de son programme, effectue le mouvement d’appauvrissement dont celui-ci est l’utopie. Ce comportement n’est qu’un des moments de ce qu’on a appelé la guerre civile barbare, qui comprend aussi bien l’autodestruction des individus que leur inter-destruction. On veut justifier cela par l’impossibilité de “se” développer tant que “la valeur” n’est pas détruite, sans voir que : primo, toute activité spécialisée barbare est base de revalorisation, donc de destruction accrue ; secundo, c’est précisément parce que les hommes prolétarisés déploient leur génie au-delà du travail, au-delà de leur identité juridique, de leurs communautés partielles, qu’ils se heurtent à la valeur.
D’un autre côté l’adepte du zen, qui s’abstrait des rapports sociaux et du temps historique, effectue pour sa part le mouvement d’atomisation des hommes inhérent à la domination réelle du capital. Chacun critique l’autre pour maintenir son pôle de recomposition dans la destruction. Aucune activité qui cherche à se maintenir comme partielle ne peut dépasser la valeur, pas plus la “théorie” que le militantisme que le zen, parce que la valeur n’est rien d’autre que le produit sur le marché de l’éclatement de la communauté en travaux privés. Aucun racket ne peut se perpétuer sans devenir activité marchande. À chaque fois qu’on fonde une revue, un journal, une association, un club, on produit les conditions de la production de valeur sur le marché. Il faut briser se départir de toute identification avec telle ou telle activité isolée, assimiler de façon critique les dépassements d’autres morceaux d’activité vitale. Alors, ne pouvant réellement plus supporter les rapports marchands, on les transcende.
Ce dépassement est à la fois effectué par chaque individu et général. La formation de la classe/dissolution des classes connaît dons des moments de solitude dans le renoncement aux activités séparées (destruction des liens marchands) et de socialité dans le développement des capacités génériques ; elle est marquée par des procès continus d’essor créatif et des ruptures discontinues, violentes, soudaines. La dissolution de la valeur morte accumulée (capital) est bouleversement matériel des hommes et de la planète, et gestation de génie humain. Toute théorie des “rapports sociaux” coupés de ce bouleversement, toute théorie du rapport homme-nature coupé de cette gestation, ne sont que des moments complémentaires de la destruction de la vie humaine.
Mais revenons à l’économie politique, qui se propose d’étudier les “rapports entre les hommes”. Elle est une des sciences de l’abstraction de l’homme de son existence vitale — tandis que la technique, la physique, la biologie, etc., sont des sciences de l’abstraction des “rapports entre les hommes et les choses” coupes de l’existence sociale des hommes. Cette division est inhérente à la production de la valeur, qui est ce mouvement de double abstraction :
– un moment du métabolisme homme-univers est séparé juridiquement de la société (procès technique, travail dit “concret”, univers de choses, corps non social) ;
– le “produit” (objet) de cette abstraction est à son tour abstrait de son caractère spécifique et “représente” le travail (dit “abstrait” justement).
Cette double abstraction est le mouvement dans lequel les échangistes forgent la valeur comme représentation fortuite d’une contrainte globale. Ce mouvement n’a aucune cohérence propre : il est produit et reproduit par l’activité vitale des hommes se divisant en travail/échange. Lorsque la valeur éclate comme représentation fortuite (dans la crise), lorsque les deux moments s’opposent, “l’unité interne se rétablit de l’extérieur, par une action violente” (Marx). En effet, la crise est réaffirmation que la valeur ne représente pas les nouvelles nécessités de l’activité vitale (distribution des activités, territoires et liens nouveaux, produits nouveaux, réactions de la nature, etc.) et les destructions que la crise provoque sont compensées par l’expansion et l’intensification de cette activité.
La valeur n’a pas de cohérence interne. La théorie qui tente de lui en donner une ne peut naitre que dans deux mouvements : celui de la bourgeoisie industrielle-financière et celui de la classe ouvrière (économie classique, et Marx après 1860 environ). Ces classes cherchent à penser le rapport dont elles doivent assurer la reproduction pour mener leurs luttes. Il existe toutefois une différence : la classe capitaliste en tant que représentante de la représentation n’a aucun scrupule à s’affirmer comme personnification de la valeur tout en faisant de celui-ci un sujet, tandis que la théorie de la valeur/travail, idéologie de la classe ouvrière, se heurte à une contradiction insoluble : il ne saurait y avoir deux souverains ! La classe ouvrière ne saurait être sujet si la valeur l’est. C’est pourquoi elle pousse à bout la contradiction sans toutefois la surmonter.
Mais toutes les théories de la valeur ont ceci en commun qu’elles expriment le mouvement suivant : plus les hommes s’éloignent de leur activité générique, de la création de leur vie par la transformation élargie de la matière — et plus ils sont “libres”, “autonomes”, plus ils retrouvent la manifestation essentielle de leur être en dehors de leurs rapports entre eux : sous forme de présupposé, de donnée, de résultat. Leur développement en tant qu’hommes abstraits devient une transformation formelle, celle de leurs rapports “libérés” s’effectuant fortuitement “sur la base de certaines conditions matérielles techniques” (Rubin), c’est à dire séparément de leur être infini. (Cette émancipation est nécessaire comme dissolution des communautés closes, mais au fur et à mesure que celles-ci sont dissoutes, elle devient tendance destructive de l’homme et doit donc être renversée, révolutionnée). Ainsi, quand Marx, devenu représentant ouvrier, oublie tout ce qu’il a dit lorsqu’il se produisait comme prolétaire, il déclare : “Les hommes font l’histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisi.” Il fige ainsi l’activité exogène et transformatrice des hommes en dehors d’eux. Ce n’est pas qu’il ait “tort”, il décrit bien là l’action des classes tentant de s’affirmer comme sujets de la valeur. Mais ce n’est pas le cas du prolétariat, qui effectue précisément un mouvement d’unification des hommes et des conditions, du “choix” et de la “nécessité”. Lui-même a très bien explique cela dans l’Idéologie allemande et dans ce passage des Grundrisse :
“Dans les rapports monétaires et dans le système d’échange développe (…) les hommes sont abstraits de leurs conditions d’existence et des rapports dans lesquels ils nouent contact entre eux.”
La théorie de la valeur fait donc des rapports entre les hommes abstraits de leur activité l’objet d’une science. C’est pourquoi elle fait de la valeur un sujet (anthropomorphisation du capital, mise en évidence par Camatte dans Invariance). C’est très net chez Rubin, qui considère la valeur comme un “régulateur”, une “courroie de transmission transférant le mouvement des procès de travail d’une partie de la société à l’autre, faisant de la société un tout en fonctionnement”. (Il suffit de remplacer “valeur” par “structure”, et “société” par “système” et on a le discours structuraliste.) Ainsi, la valeur “fait” de la société un “tout” ! Les rapports sociaux “font” des rapports sociaux une totalité qui “fonctionne” ! La théorie de la valeur est une immense tautologie.
En fait, on le verra, c’est l’activité éclatée des hommes qui, en s’unifiant dans la double abstraction travail/échange, constitue de part en part la valeur. Celle-ci est représentation n’existant jamais en dehors de l’action des échangistes ; elle est sans cesse reproduite parce que les hommes, personnifiant des bouts d’activité globale en train de s’effectuer, doivent en tant que producteurs isolés se représenter les nécessités de cette activité comme contrainte extérieure. Mais en fait ils ne “sont “pas contraints passivement, ils se représentent la nécessité comme contrainte, et cela de façon active à tout moment. De même, ce n’est pas la représentation valeur qui “régule”, “transmet” les activités séparées. La totalité concrète est produite et reproduite par les hommes grâce à cette activité de représentation, qui permet de nouer de nouveaux liens et qui pose, à travers ses effondrements périodiques (crises), la nécessité d’élargir et d’intensifier leur interdépendance éclatée. Si la valeur est donc bien une activité de représentation renversée, l’économie politique est la théorisation de ce renversement effectue par les échangistes :
“Dans la société capitaliste, la force motrice du développement c’est le capital”, écrit Rubin. Encore une fois, comme représentation, cette fantasmagorie est réelle, aussi réelle qu’un dieu anthropomorphique comme projection de l’homme. Les producteurs/échangistes produisent cette vision comme moment nécessaire de leur activité, mais dès qu’on franchit les bornes étroites de cette pratique, comme dans les crises, on s’aperçoit que ce qui, dans un certain univers, était “valeur agissante”, devient fabrication par les hommes d’une représentation de plus en plus fictive des nécessités de leur activité éclatée. La valeur comme acteur, c’est son autonomisation, c’est-à-dire sa chute, le moment même où, arrivée au bord de son utopie de devenir sujet, elle s’effondre par cette fameuse “force des choses” qui “de l’extérieur” (Marx) rappelle aux véritables acteurs, les hommes, qu’elle est — contrairement au mouvement qui la constitue/traverse/dépasse — finie.
On verra que le point culminant du délire de la théorie de la valeur, la où elle boucle la totalité close, c’est quand elle escamote la contradiction interne de l’échange (travail créateur de valeur/valeur sujet s’auto-valorisant). Elle abandonne son postulat de départ (le travail crée la valeur) et déclare que la valeur crée le travail. Elle considère en effet que seul ce qui valorise le capital est travail, que le capital est la force motrice qui détermine ce qui est travail. Celui-ci n’est plus qu’un intermédiaire entre C et C + pl. Rubin écrit ainsi : “La question du travail productif repose sur la question du capital productif, c’est-à-dire sur la théorie dans le volume II du Capital des métamorphoses du capital.” A-M-A’ ! Le capital est productif ! La valeur, “force motrice”, erre à la recherche de sa “substance” dans ses “métamorphoses” !
À cet égard, il faut encore noter un point important pour la suite. Dans la théorie de la valeur, la valeur-en-procès auto-reproductrice acquiert une “substance”, le travail abstrait. Mais ce qui restait contradiction fructueuse chez Marx est effacé chez le marxiste Rubin puisque c’est de toute façon la valeur qui décide ce qui est travail :
"Le travail est la substance de la valeur ; c’est pourquoi, afin d’obtenir la valeur au sens plein du terme, le travail doit être traité en connexion inséparable avec sa ‘forme sociale’.”(Rubin)
Pour la théorie de la valeur, de ce que la valeur possède une “substance”, il découle qu’elle est une “essence”, apparaissant sous forme phénoménale (valeur d’échange, prix, capital fixe, circulant, constant, variable). La permanence supposée de cette essence qu’est le travail abstrait permet à la ronde des changements de “forme” de s’effectuer sans que l’immuable valeur se perde dans la “valeur individuelle”, “valeur potentielle”, “valeur latente’’, “valeur d’échange”, “valeur de marché”, “prix de production”, “prix de marché”. Ainsi, elle est une essence “en-soi” qui, grâce à la substance, acquiert une existence phénoménale formelle afin de devenir “pour-soi” (valeur s’auto-valorisant). On a vu que ce simulacre de métaphysique commence à se dissiper si l’on comprend la représentation des travaux non comme substance mais comme un processus d’élaboration actif à partir de la double abstraction de l’activité humaine (celle-ci, abstraite de la totalité, devient du travail, lequel, pour réintégrer la totalité, doit-être abstrait à son tour de lui-même et être représente comme valeur).
Une dernière remarque. La supériorité de Marx sur Ricardo (conception purement substantielle de la valeur) et sur l’économie vulgaire (conception purement relativiste et formelle de la valeur), c’est qu’il tente une synthèse entre la substance et la forme. Le mouvement ouvrier doit en effet aller à la racine du mouvement historique : l’affirmation impossible du travailleur, de l’homme marchandise, de la force de travail comme sujet, etc. Marx ne parvient pas à cette synthèse parce qu’elle est impossible. C’est très net, me semble-t-il, au début des Theories de la plus-value (je n’ai pas fini de les lire), où Marx dit grosso modo : “D’accord, le capital est valeur-en procès s’auto-valorisant mais c’est quand même le travail qui le produit…” Défi tragique posé au prolétaire devenu économiste ouvrier ! En tout cas, Marx a indiqué très clairement que cette synthèse était son objectif. Il écrit dans Le Capital :
“Le point crucial, décisif, consiste à révéler la connexion interne nécessaire entre la forme, la substance et la magnitude de la valeur”.
Et dans le passage suivant du Livre I, on voit bien que la condition de la dynamique formelle de la valeur (auto-valorisation) c’est de postuler qu’elle a une substance :
“Maintenant, nous connaissons la substance de la valeur. C’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa grandeur. C’est le temps de travail. Il reste encore sa forme, qui transforme la valeur en valeur d’échange.”
Ainsi, la “forme” est chargée de donner une existence phénoménale la substance. Nous débrouillerons tout cela plus loin. Mais il est important, d’ores et déjà, de noter que l’autonomisation de la valeur comme forme est corollaire de sa substantialisation.
Enfin, quand Marx écrit que ce qu’il y de meilleur dans Le Capital, c’est : 1) la mise en évidence de la double nature du travail ; 2) l’analyse de la plus-value indépendamment de ses formes particulières — on a clairement la séquence travail abstrait créateur de valeur → substance de la valeur→ forme de la valeur. Ce qui le guide c’est la nécessité pour le mouvement ouvrier de poser le travail comme sujet de la valeur. Mais dans tout l’ouvrage, cette affirmation ne cessera d’entrer en conflit avec l’auto-valorisation du capital. Chaulieu a donc tort quand il dit qu’il n’y a pas de lutte de classe dans Le Capital. Marx s’efforce d’affirmer le travail vivant comme moteur du cycle. Mais il ne parvient pas à clore l’œuvre et à expliciter clairement les conditions de la lutte de classe “dans laquelle se dénoue toute cette merde” (Lettre à Engels) — parce qu’il est, comme la classe à laquelle il adhère, happé par son sujet souverain : le capital justement. (Voir les “Lettres sur le Capital” et les “Introductions” de Marx, puis d’Engels.)
C’est pourquoi il est impossible de parachever la critique du mouvement ouvrier sans démanteler les concepts qu’il s’est forgés dans la lutte de classe. Ce faisant, on tend à déborder du champ étroit de la guerre contre l’économie pour effectuer notre propre critique comme hommes tentant de produire une identité comme valeurs, et de la représentation du monde qui en découle.
III – La théorie de la valeur est apologétique
Comme toute science7, la théorie de la valeur se présente comme tentative d’expliquer son sujet. Elle est apologétique et s’efforce de trouver dans ce sujet lui-même les conditions de résolution de “ses” contradictions. Il est vrai que les économistes marxistes rabâchent que la “loi de la valeur” est “transitoire”, applicable seulement à la société marchande8. Mais primo, cela reste une déclaration platonique puisqu’ils utilisent tous les concepts de la valeur de façon substantive et non critique-historique : c’est pourquoi ils les projettent sur le “communisme” (temps de travail, travail moyen, “loi de la distribution du travail”, contenu de la loi de la valeur “s’exerçant sous une autre forme”, “bons du travail”, “gestion des choses”), etc. Et secundo, lorsqu’ils étudient le mouvement de la valeur, ils attribuent à ces concepts une dynamique et une cohérence propre. Enfin, tertio, ils appréhendent la “crise” comme discordance de ces concepts entre eux : baisse du taux de profit, dévalorisation (école classique), crise de “marché” (épigones de Rosa Luxembourg comme RI)9. Le problème ce n’est pas de dire que “la valeur est historiquement transitoire”, mais de dissoudre théoriquement et pratiquement sa prétention à être éternelle, et cela à chacun de ses moments. Il faut montrer comment les hommes ont élaboré ces concepts afin de se représenter à eux-mêmes des morceaux/moments de leur activité vitale éclatée — et comment ils les dissolvent en réunifiant cette activité.
Rubin pousse à l’extrême le caractère apologétique de la théorie de la valeur. Après avoir payé son dû à l’idéologie unificatrice de toutes les sciences séparées (le “matérialisme historique”), il peut s’occuper librement de la sienne. Et voici comment il décrit la méthode du maitre :
“Quand Marx traite les diverses parties de son système (sic), il doit passer des définitions générales à des explications plus particulières, des concepts généraux à leurs modifications, d’une ‘détermination de forme’ à une autre (…), développant de façon audacieuse toutes les conséquences qui découlent du concept jusqu’a leur fin logique. Il montre au lecteur toutes les contradictions de ces conséquences, c’est-à-dire leur divergence avec la réalité. (…) Marx vient (alors) au secours du lecteur et propose une sortie du problème : cette solution ne consiste pas à rejeter la première définition, mais à la “modifier”, à la “développer”, à la compléter. Ainsi, les contradictions sont enlevées.” (je souligne)
Je ne cite pas cette merde scolastique pour faire une critique méthodologique10, mais parce qu’elle montre que la théorie de la valeur et ses concepts sont apologétiques. La théorie de la valeur est un hymne à la reproduction élargie de la contradiction interne de la valeur, à l’accumulation de capital, d’hommes abstraits et de choses — accumulation qui s’effectue, selon l’idéologie du “matérialisme historique”, par la reproduction automatique de la “base “productive. Ainsi, Rubin nous assure que :
“L’apparente contradiction entre la réification des hommes et la personnification des choses est résolue dans le procès ininterrompu du procès de reproduction.”
C’est-à-dire dans la transformation perpétuelle des hommes en “travailleurs” (porteurs de force de travail, de propriété) et la transformation de la matière en “objets”. À nouveau, nous voyons que si les marxistes s’acharnent tant contre le fétichisme de la marchandise, c’est qu’ils reprochent à celui-ci de masquer leurs propres idoles : les personnes et les choses. De même qu’ils reprochent à la “forme” de la valeur de s’opposer son contenu, qui est leur programme : distribution du travail, gestion des choses, régulation de la société sur le temps abstrait et autres balivernes.
Le caractère apologétique de la théorie de la valeur explique pourquoi elle n’explique que les crises cycliques comme moments de la reproduction de la contradiction interne du capital, comme “convalescence du capital, dont dépend sa continuation” (Mattick). En fait, si la contradiction interne est reproductible, c’est parce que la contradiction externe à partir de laquelle elle est forgée comme représentation limitée est reproduite par l’activité vitale d’unification des hommes. Depuis 8000 ans, la “valeur” n’a été développée qu’à travers et grâce aux interruptions du processus vital, dues à la contradiction entre le développement de l’espèce humaine et sa représentation valeur. Et si cette contradiction externe à la valeur est encore reproductible, c’est uniquement parce que les hommes sont encore en train de se produire comme humanité planétaire. Je tenterai de montrer que la valeur est représentation des nécessités globales de la reproduction, ces nécessités ne pouvant se manifester aux hommes isolés que si ceux-ci se les représentent sous une forme accidentelle, contingente (valeur-prix). Les hommes, indifférents les uns aux autres (travailleurs-échangistes), doivent se représenter leur coopération éclatée comme contrainte extérieure. Mais toutes les contradictions internes de cette représentation sont produites à partir d’une contradiction globale : celle du mouvement de l’espèce humaine divisée/unifiée. Tant que les nécessités de ce mouvement doivent se re-présenter aux individus isolés, la représentation est reproductible. Mais elle ne “se” reproduit pas, et loin d’“assurer” la reproduction ininterrompue du procès vital, elle s’effondre périodiquement, laissant la place à un rééquilibrage par la destruction, l’élargissement et l’intensification de ce procès (extension géographique, resserrement des liens entre les hommes, de l’espace-temps, etc.), ce rééquilibrage ne pouvant à nouveau s’effectuer qu’en produisant un moment-représentation, etc.
Les hommes tentant de s’affirmer comme ouvriers (valeurs) ne peuvent critiquer la valeur comme moment de l’histoire humaine ni, a fortiori, comme moment de l’histoire de la matière, du cosmos. Ils ne peuvent saisir que la représentation est sous-tendue par leur propre activité abstraite deux fois. Pour comprendre la valeur comme moment discontinu de la reproduction élargie de cette double abstraction, comme ensemble de signes arbitraires (prix) dans les limites des nécessités implacables de cette reproduction éclatée/s’unifiant — il faut être en train de sortir pratiquement de cette représentation en effectuant l’impossibilité de se maintenir comme pôle travail en son sein. La dissolution de la représentation est inséparable de la dissolution par les êtres humains de leurs identités juridiques comme travailleurs. La théorie de la valeur, en tant que représentation cohérente d’une activité qui ne l’est pas, est instrument de maintien des hommes dans l’incohérence. Elle défend la classe ouvrière contre sa dissolution dans le prolétariat. C’est pourquoi, à mesure que la classe ouvrière devient caduque, ses représentants doivent séparer leur idéologie matérialiste historique de leur théorie de la valeur, qui devient a-historique. Du coup, ayant évacué la féconde problématique échange/dissolution des communautés comme constituant la valeur, que Marx énonce au début des Grundrisse, ils se retrouvent avec une histoire linéaire, séquentielle et discontinue, de “modes de production”. Rubin, pour sa part, ne prend pas de gants pour revendiquer cette autonomisation de la théorie de la valeur :
“Confondre la genèse théorique et historique de la théorie de la valeur est non seulement dépourvu de sens, mais nuisible.”
Cette mise en garde s’accompagne de la scolastique habituelle sur la “méthode scientifique” qui suit le chemin “inverse” de la réalité, sur combien Marx fut génial de partir de la marchandise pour reconstituer la totalité dans Le Capital. Ras-le-bol de ces générations successives de dithyrambes démontrant que “justement, c’est en partant de la contradiction de la marchandise que Marx fait œuvre révolutionnaire”. Quand Marx écrit, au début du Capital : “L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de la richesse des sociétés dans lesquels règne le MPC, sera le point de départ de nos recherches”, il accomplit certes une œuvre nécessaire pour le mouvement ouvrier. Mais il n’est pas en train d’inventer une “méthode d’exposition” plus profonde que celle de Descartes avec son morceau de cire, il est en train de limiter son œuvre à être une activité au sein de la représentation valeur. Jamais plus il ne retrouvera la fertilité des Grundrisse où, en filigrane, l’être-ensemble des hommes (gemeinwesen) est toujours le moment premier.
La classe ouvrière ne peut se comprendre historiquement comme “ouvrière du capital”, comme l’a bien formulé Jean-Yves Bériou. Elle doit chercher à affirmer son identité comme moment vivant de la valeur, en s’opposant à la réification de son travail dans le travail mort. La question qu’elle pose c’est donc la question a-historique : “pourquoi le produit du travail revêt-il la forme marchandise ?” Mais lorsque surgit le prolétariat, les individus, en dissolvant la représentation de leurs identités “personnelles” comme forces de travail marchandises, posent d’emblée la question de façon globale et historique : comment l’activité vitale générique (nous constituant comme espèce) des hommes devient-elle travail et représentation abstraite de ce travail ? Et la, on peut reprendre la perspective que commença à dégager Marx dans les années 1850-1860 : la contradiction isolement/interdépendance des hommes constitue l’échange, qui produit deux moments éclatés : travail et marché — en dissociant les communautés locales, tribales, territoriales, consanguines, etc. Comme il l’a montré dans les Grundrisse, l’échange commence à la lisière des communautés et ses effets dissolvent celles-ci par ricochet, y produisant l’éclatement de leur activité vitale. Si on relie cela à la critique du travail dont les éléments se trouvent dans les Manuscrits de 1844 et L’Idéologie allemande, on saisit que c’est cet éclatement qui produit le travail, lequel reproduit l’échange — et tout le cycle est enclenché.
Mais le mouvement ouvrier a dû perdre cette perspective en tentant d’affirmer le travail comme sujet éternel qui va réaliser ses potentialités en brisant la “forme valeur”. Ce faisant, le travail se présente illégitimement comme l’activité vitale de l’homme. Au contraire, le prolétariat, parce qu’il est à la fois le producteur et le produit de la dissolution du travail, ne part pas de celui-ci. Il reconstitue pratiquement et théoriquement le procès de l’activité vitale comme fondamentalement unitaire à travers chacun de ses moments. En renversant leur identité de travailleurs, les prolétaires culbutent les termes de la théorie de la valeur. : ce n’est pas le travail qui produit la valeur. Ce sont les activités vitales des communautés qui, en entrant en contact par l’échange, deviennent travail (activité abstraite, destinée à être aliénée, vendue). Pour saisir la valeur comme représentation historique, il faut la brûler par les deux bouts : à une extrémité le procès de production de la représentation par la dissolution/unification des communautés, procès dont le travail est un moment ; à l’autre extrémité, formation de la communauté humaine au travers de/par-delà sa représentation et par la dissolution des moments éclatés dont le travail. Chaque homme ne peut être la communauté dans sa propre spécificité (puisqu’il devient l’ensemble des rapports avec la nature et entre hommes s’effectuant concrètement en/par lui) qu’en dépassant simultanément :
– la représentation de la “société” comme généralité abstraite (valeur).
– la représentation de lui-même comme “travailleur”, “personne” (c’est-à-dire littéralement n’importe qui, marchandise indifférenciée, égale, etc.).
La seule “cohérence” de la valeur, c’est celle de l’activité contradictoire qui la constitue et se constitue en la dépassant l’activité d’une espèce sociale mais non encore unifiée — ou plutôt génériquement sociale, socialement générique, génériquement unifiée, mais socialement divisée par la nécessité d’établir un réseau de liens matériels sur toute la planète. Les hommes ne peuvent reproduire cette contradiction sans se représenter leur unité sociale de manière universelle abstraite : contrainte produite comme “loi” juridique (dont l’État, le droit, l’autorité extérieure donc illégitime sont les exécutants) et économique (obligation de travailler, marché, argent). Mais précisément, cette contrainte parce qu’elle est extérieure ne peut se manifester directement comme nécessité interne de la totalité concrète (non-close) — mais seulement comme contingence, hasard, injustice, offre/demande, temps juridique, etc. Parce que la nécessité n’existe que comme contrainte s’exerçant par le marché sur chacun dans son coin, elle n’a pas de cohérence, de conscience. Sa cohérence, c’est l’activité d’unification qui la lui donne. La “cohérence” de la valeur, c’est la communisation de l’espèce et de la matière. Voilà pourquoi seuls les individus qui effectuent, dans leurs spécificités respectives, cette communisation comprennent la valeur en la dissolvant.
Du fait qu’elle n’effectue pas une véritable critique historique de la valeur, l’économie politique marxiste en projette les concepts sur toute l’histoire de l’humanité : elle définit l’activité vitale comme travail et pense que celle-ci se mesure naturellement en “temps”. Rubin définit le “communisme primitif” comme une “économie organisée”, c’est-à-dire postule l’économie comme sphère séparée avant même l’apparition de l’échange marchand. Dès lors, toutes les représentations de la valeur s’appliquent au communisme : “distribution du travail”, “travail égal”, “organe social de décision”, etc. Dans le passage ci-dessous, on voit nettement que ce “communisme”, c’est le programme utopique du capital, contrairement à la communisation qui en est le dépassement réel.
“Dans une économie organisée, les rapports entre les hommes sont relativement simples et transparents. Le travail acquiert une forme directement sociale, c’est-à-dire qu’il y a une certaine organisation sociale et des organes sociaux déterminés qui distribuent le travail entre les membres individuels de la société. Ainsi le travail de chaque individu est social précisément parce qu’il est différent du travail des autres membres de la communauté et il représente une addition matérielle à leur travail. Le travail dans sa forme concrète est du travail directement social. C’est donc du travail distribué. L’organisation sociale du travail consiste en la distribution du travail (…). Inversement, la distribution du travail est basée sur la décision de quelque organe social. Le travail est en même temps social et reparti (allocated), ce qui signifie que dans sa forme utile, matérielle-technique, concrète, le travail possède ces deux propriétés”.
(Ce passage est à rapprocher de la thèse de Rubin selon laquelle “dans le socialisme, le travail est social et égalisé” — affirmation de l’égalisation des travaux sans le marché : le “contenu” de la valeur sans sa “forme”)
Ma critique est la suivante :
1) Justement, parce que toutes les activités des membres de la communauté sont sociales de par leurs différences, c’est leur caractère particulier (inégal, si j’ose dire, ou plutôt incomparable) et rien d’autre qui les constitue comme moment de la totalité11. C’est bien pourquoi dans les communautés dites “primitives”, il n’existe aucun mot pour réduire ces activités à leur abstraction : le travail. C’est donc une contradiction insoutenable de parler de “travail directement social”. Car pour être directement sociale, une activité doit être, dans sa spécificité, irréductible à toute autre. C’est parce qu’elle est différente qu’elle est concrètement générale. Si elle était abstraitement générale comme le travail, elle ne serait pas un moment de la vie de la communauté, mais une contrainte extérieure qui la dissout. Si tel individu ou clan chasse des bisons, c’est l’activité chasser-des-bisons qui constitue la communauté — et non une qualité extérieure aux gestes, chants, talents, paroles, rêves, idées, actions déployées par les chasseurs. Cette constellation d’activités, d’ailleurs, n’est pas séparée de manger-des-bisons et des rapports riches et complexes qui se nouent lors du repas commun. En tout cas, cette activité n’est pas double (abstraite générale/faussement concrète) comme l’est le travail. Elle ne “représente” rien de général abstrait (et donc elle n’est pas représentée). Elle est la communauté, la communauté est en elle parce qu’elle est un moment différent au sein de l’activité vitale. Son résultat n’est pas une “chose” inerte, mais la reproduction de la communauté. Le bison capturé et mangé entre dans la vie des hommes (dans certaines tribus amérindiennes, son âme est appelée à s’incarner en homme dans une vie future). Comme l’écrivait Marx dans les Manuscrits de 1844 :
“Avant d’être valeur, chaque forme de la richesse naturelle implique un rapport essentiel entre l’homme et l’objet : l’individu s’y objective et celle-ci représente à son tour un certain développement de son individualité.”
Cela est vrai de façon indissolublement matérielle et sociale. L’univers est processus discontinu dans la continuité, l’individu et la matière se produisent dans l’activité particulière et sont la totalité dans le particulier — et précisément, puisque le tout-un en mouvement et non-fini est dans ses moments particuliers, ceux-ci ne le “représentent” pas, ne le résument pas, ne l’enferment pas et n’ont pas besoin d’être représentés à leur tour (argent).
Même encore dans le potlatch, phase dégénérée du don/contre-don qui est au bord de l’échange, cette continuité fondamentale existe :
“La chose reçue n’est pas inerte. Elle a encore quelque chose du donateur.” (Marcel Mauss, Essai sur le don).
Dans les limites étroites de la consanguinité, d’une activité spécifique à sa communauté, son sol, son territoire, ses ancêtres, la créativité de l’individu (ses capacités génériques-sociales) le relie directement, d’emblée, aux autres, sans qu’il y ait ni réduction/abstraction de ces activités au travail, ni rapport d’échange (symétrie juridique, égalité, transmission de choses entre sujets propriétaires). Il est vrai que la contradiction entre l’étroitesse de l’activité communautaire et l’universalité de l’espèce finira par faire éclater cette unité et le monisme (vision unitaire du cosmos) qui en est le corollaire, engendrant l’échange et le travail. Mais c’est une projection que d’appliquer ces catégories à une époque où elles n’avaient pas encore été produites.
2) Quand Rubin pane d’une “organisation sociale du travail distribuant celui-ci parmi les membres”, il postule l’existence d’une masse de travail indifférenciée et partageable entre des individus égaux. Il suppose donc : a) que le “temps” abstrait mesure l’activité avant même que celle-ci se déploie (comme disait Marx, à l’usine l’homme devient “la carcasse du temps”) ; b) que l’activité des hommes est déjà abstraite de leur être et que face à cette masse homogène et quantifiée, ceux-ci sont des forces de travail simples prêtes à recevoir leur part de la substance représentant leur activité. En réalité, une telle fiction n’a reçu un semblant d’existence qu’avec la domination réelle du capital. La fameuse “distribution” du travail n’a lieu que dans des unités de production discontinues, historiquement produites comme communautés abstraites par le mouvement de l’échange12. Mais l’idée d’une répartition a priori du travail dans les communautés d’avant la valeur, non soumises à un marché, est la projection de la soi-disant “planification” capitaliste, tout comme le contrat social de Rousseau était projection de la société civile sur les “sauvages”. Il n’y a pas une communauté abstraite préexistante à sa propre activité et répartissant un travail entre des individus. Il y a, par exemple, des communes ayant établi des rapports précis, vérifiés pratiquement pendant des millénaires, forgés comme viables, avec un sol, un animal, un écosystème également entretenu par les générations antérieures. Lorsque, du fait d’une population accrue, d’une aire de chasse plus vaste, de ressources, de talents et d’outils nouveaux, la communauté élargit (à travers une crise) son procès vital, elle élabore en interaction avec d’autres communautés une division rituelle des activités. Cette division n’est pas établie par une distribution d’un “travail global”. Elle n’est même pas “décidée” au sens comme dans un parlement, des organes pèseraient le pour et le contre : elle surgit au fil des situations ou selon des traditions ancestrales — avec une double nécessité : conserver les activités particulières des groupes (devenus clans) et les dissoudre dans un ensemble plus vaste (exogamie et totémisme)13.
3) Rubin projette sur le “communisme” tous les concepts liés à la valeur : démocratie, égalité des individus, “gestion”, etc. Ainsi, il parle d’“organes sociaux déterminés qui distribuent le travail”. Cela est typique d’un mode de pensée dualiste : on s’imagine que la régulation de l’activité lui est extérieure et on privilégie la “décision” l’administration, qui deviennent des moments séparés et hypertrophiés. En réalité, même lorsqu’il y a un moment de décision relativement distinct, celle-ci n’est que la compréhension de la nécessité inhérente à l’action elle-même et donc un moment parmi d’autres. Dans les communes originelles, le chamanisme, la divination, les rites, la consultation des anciens et des ancêtres sont autant des moments conscients de l’activité que les “votes”, “plannings” et autres décrets des animaux politiques modernes — il s’agit seulement d’une praxis différente. La pensée démocratique et gestionnaire conçoit la nécessité comme contrainte extérieure s’exerçant sur l’activité. Elle se figure donc que celle-ci est régulée par des “organes” séparés.
4) Du postulat de l’existence éternelle du travail, Rubin tire une conséquence rigoureuse : celui-ci doit être “socialement égalisé” et cela aussi bien dans la communauté primitive que dans la “société socialiste”. Cette dernière crée un “organe qui a besoin de l’égalisation du travail de différentes formes et différents individus, afin de décider s’il est plus utile de dépenser un jour de travail qualifié ou deux jours de travail simple pour produire certains biens”. Certes, l’économiste bolchevique précise que cette “égalisation” est secondaire par rapport au caractère “social et distribué” du travail. Mais dans la Russie des années 1920, cela signifie : l’État doit réaliser la loi de la valeur/travail en se subordonnant le marché intérieur, qui ne disparaît pas mais devient secondaire par rapport au marché mondial (véritable distributeur du travail à travers l’État ouvrier).
5) Si Rubin insiste tant sur ce point, c’est qu’il s’efforce de fonder une théorie de la planification politique de la mosaïque des travaux éparpillés et fort “inégaux” des producteurs russes éparpillés, qui résistent encore à la domination réelle du capital. Et la contradiction de cette planification, c’est qu’elle ne peut en même temps fixer l’heure de travail arbitrairement tout en respectant la loi de la valeur. L’État est pris en tenaille entre le marché mondial et le travail à égaliser nationalement. Ce paradoxe, comme l’a vu Amadeo Bordiga, est le suivant : si le l’État semble s’emparer du capital national, c’est d’abord parce que le capital mondial s’empare de lui. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle Rubin se fait des nœuds au sujet de l’égalisation du travail. C’est aussi parce que, ne critiquant pas le travail, il doit garder l’essence de ce concept tout en l’émancipant de la “forme valeur”. Or, quand on confond travail et activité vitale, on est obligé de poser la reproduction humaine en termes de “combien de travail est nécessaire à la production des objets”, comme Engels dans l’Anti-Dürhing au sujet de la société socialiste. Le travail n’existe pas, on l’a vu, en dehors du cycle de l’échange où il est posé comme égal, indifférent, quantifié, mesuré. Il n’y a pas un travail directement social qui s’émanciperait de la forme valeur, il y a tendance à l’autonomie du couple travail/valeur à l’égard des nécessités de l’activité vitale, crise matérielle-humaine14.
6) La “planification” de l’égalisation des travaux vise le même résultat que le processus de la valeur (réduction de toute activité à un quantum de travail général) mais par une “forme” différente. Rubin veut l’égalité du travail (“contenu” utopique) sans la valeur marchande (qu’il considère comme une “forme” empêchant ce contenu de se réaliser vraiment). C’est logique : le travail apparaît comme éternel et aurait pour essence intime l’égalité des producteurs, la forme valeur n’étant qu’une manière aliénée dont celle-ci s’effectue. (À l’époque de la domination réelle du capital, le travail pour s’affirmer comme indépendant de la valeur est contraint d’aller chercher ses modes de recomposition dans le passé : autarcie, autogestion, coopératives, démocratie ouvrière, État de producteurs égaux. C’est pourquoi — les mêmes causes produisant les mêmes effets, en accélèré cette fois — toutes les tentatives de résistance de catégories ou d’individus à leur décomposition aboutissent à des modes archaïques d’activité qui forment la base d’un développement encore plus accentue de l’échappement de la valeur et de l’atomisation sociale matérielle. En s’affirmant de façon réactionnelle, le travail accélère sa propre caducité).
Notons encore que, parvenue à ce point, la théorie de la valeur fait éclater le fameux duo travail abstrait/concret. En effet, pour être égal le travail doit être abstrait ; et pour être directement égal (sans passer par la “forme” valeur), il doit être directement abstrait. Il n’y a désormais plus aucun rapport entre les propriétés dites “concrètes” du travail et sa propriété d’être égal aux autres (auparavant, ce lien était effectué par l’échange). On a maintenant une substance arbitraire, le “travail abstrait”, qui n’est abstrait de rien du tout, puisque toute activité est d’emblée, sans médiation, cette substance.
Mais en admettant que tout travail est par nature “travail abstrait”, substance uniforme coulant dans les veines du corps social, il reste le problème : comment sont fixées les proportions quantitatives de légalisation des travaux ? Et là on voit vraiment que le contenu de la valeur sans sa “forme” est devenu un procès complètement arbitraire, une totalité close dans son propre délire. Rubin explique que ce qui égalise les travaux, c’est la “décision de l’organe social socialiste”. Ainsi, il n’y a même plus de nécessité interne dans ce procès, puisque le “temps nécessaire” est établi de l’extérieur du procès productif par l’État. Celui-ci est donc la raison toute-puissante décidant des divers temps comme autant de signes arbitraires et purement relatifs de l’utilité des choses”. Le communisme flamboyant qui faisait rêver les insurgés millénaristes du Moyen Âge est devenue la grise gestion des choses par l’État des travailleurs égaux ! L’État représenterait le travail en général et fixerait les quanta des travaux. Ceux-ci pour se comparer, s’égaliser, n’auraient plus besoin de se référer à un équivalent général issu de leur sein (par exemple, l’or produit d’un travail), mais seraient constitués comme comparables et égaux en fonction des “besoins”, de la “raison”, des “choix”, et autres fariboles.
On comprend dès lors l’utopie du mouvement ouvrier : garder l’isolement des hommes (de leur activité globale, entre eux) dans le travail, mais effectuer leur unification extérieure à eux, leur “égalisation” par une valeur substantielle qui n’ait pas la “forme” de la valeur d’échange. D’où son programme qui, aujourd’hui, réalise la généralisation du travail : la réduction de l’activité vitale tout entière au travail, l’autonomisation complète de la valeur dans l’État.
IV – La théorie de la valeur est a-historique
La théorie qui vénère l’idole valeur/travail ne peut penser l’histoire de l’homme. Le sujet, pour elle, c’est toujours un moment séparé : le travail (ou le travailleur), la “société” comme abstraction, la valeur. C’est pourquoi, dans sa perspective, la notion d’humanité, d’être humain, est toujours rejetée soit comme utopique, soit comme passéiste.
Si l’on aborde le cycle valeur/travail en ses propres termes, l’humanité devient effectivement une nostalgie ou un programme, car elle n’est visible nulle part de façon immédiate et empirique dans cette totalité finie. Mais si l’on comprend ce couple comme moment de l’hominisation, il apparaît comme genèse temporairement éclaté d’un métabolisme élargi nature-homme-nature et universalisation des rapports sociaux. Dès lors, on peut comprendre chacun des moments de ce procès historique comme production par les hommes de leur humanité, production du déchirement nécessaire de leurs activités vitales étroites, production de la représentation nécessaire à leur réunification élargie, production d’une communauté universelle contre les communautés fermées, genèse de l’humanité par elle même, contre elle-même, malgré elle-même. La valeur/travail n’a aucun sens autrement que comme mode de cette mutation et le procès historique-matériel global infini doit pouvoir se déchiffrer à chacun des moments de ce mode et à travers eux.
Ainsi, la querelle entre, d’une part, les “marxistes humanistes” et, d’autre part, les “marxistes scientifiques”, qui attaquent férocement des concepts tels qu’“aliénation”, se déroule sur un terrain commun aux polémistes : les uns défendent l’homme contre la valeur (son activité), les autres disent que la valeur doit être réalisée pour que l’homme apparaisse. Dans un cas comme l’autre, le travail est chargé d’une mission : soit libérer l’homme du monstre, soit créer les “conditions” de son apparition. Dans les deux cas, on affirme la classe ouvrière en défendant des formes archaïques de recomposition (autogestion, État des producteurs), lesquels deviennent les moments les plus avancés du procès de domination réelle et d’échappement de la valeur. La négation théorique de la genèse historique de l’humanité à travers la valeur/travail est tentative par les hommes de se maintenir comme travailleurs et de se forger une identité comme valeurs : elle est un moment pratique de la destruction de l’humanité et de l’autonomisation du cycle valeur/travail.
Rubin est un bon représentant des “marxistes scientifiques” :
“Afin de transformer sa théorie de l’‘aliénation’ des rapports humains en une théorie de la ‘réification’ des rapports sociaux (c’est-à-dire la théorie du fétichisme de la marchandise), Marx dut se frayer un chemin du socialisme utopique au socialisme scientifique, d’éloges à Proudhon à une critique tranchante de ses idées, d’une négation de la réalité au nom d’un idéal à une recherche au sein de la réalité elle-même des forces pour un développement ultérieur.”
Ma critique de ce passage est la suivante :
1) Pour Rubin, la “réalité elle-même” n’est pas une production historique humaine ; elle ne comprend pas l’humanité et l’aliénation de ses activités vitales comme moment de son devenir. Elle est réductible à la réification des rapports sociaux, c’est-à-dire au procès valeur/travail. La “réalité” de Rubin est donc la réalité de la lutte de la classe ouvrière ; et comme, déjà en 1920, celle-ci est caduque, il lui faut l’affirmer contre l’humanité historique. La pensée de l’économiste bolchevique est enfermée dans le huis clos valeur/travail : il ne perçoit donc pas le mouvement historique réel où les hommes produisent et reproduisent ce couple comme aliénation de leurs activités. C’est pourquoi il ne peut saisir le terme “aliénation” que dans un sens spéculatif. Mais c’est d’abord parce qu’il comprend lui-même l’humanité de façon spéculative.
2) S’il oppose à l’aliénation des rapports humains” la “réification des rapports sociaux”, c’est parce que cette dernière théorie permet de rester en terrain sûr, à l’intérieur du cycle travail/valeur. La valeur apparaît comme réalisation du procès du travail à travers les choses, il est donc possible d’opposer à la médiation de la forme valeur le travail qui se réaliserait sous le “socialisme” de façon immédiate, directe, non mystifiée.
3) Enfin, s’il oppose développement à négation de la réalité, c’est parce qu’il ne saisit la négation que comme négation abstraite et non déterminée.
Le caractère a-historique de la théorie valeur/travail tient à son sujet. Aussi bien la valeur que le travail sont produits comme catégories juridiques où sont effacées toute trace de leur histoire. Il est vrai que ce couple accumule les contradictions inhérentes à ses présupposés (communautés du sol, du sang, nations) mais détruit tendanciellement ces moments de sa constitution — pour n’en garder que la quintessence : la polarité isolement/interdépendance apparaît aux yeux des sujets de la valeur sous la forme de deux entités juridiques distinctes : travail (moment spécifique coupé de l’activité vitale) et marché (ou État, ou société civile). Les travailleurs sont reliés par une seconde coupure, celle du travail vis-à-vis de lui-même (travail dit abstrait). Or ces concepts, pris en soi, n’ont aucun sens. La question, c’est : comment certaines activités sont-elles devenues travail, alors que d’autres sont restées domestiques ? Pourquoi fabriquer une table, est-ce du travail, et danser du non-travail ? Ces questions montrent qu’une détermination plus vaste, concernant les moments de l’activité vitale servant à produire l’humanité, a produit la catégorie travail. Par exemple, la production des métaux a été presque d’emblée activité pour l’échange, travail, du fait qu’elle était propre à certaines tribus pour des raisons géographiques, sociales, etc., et répondait à une nécessité d’élargissement/intensification de l’activité agricole ou guerrière d’autres communautés. Le métal était un mode de production d’une humanité dépassant les communautés, alors que par exemple la créativité de celles-ci était une entrave. La métallurgie était du travail, la danse du non-travail, non parce que l’une est plus pénible que l’autre (elle l’est devenue) mais parce que le métal était un lien entre communautés, alors que la danse les maintenait séparés. (Le métal est un matériau durable, standard, universel, qui ne porte aucune trace de ceux qui l’ont fabriqué, alors que la danse est éphémère, particulière et propre à telle ou telle communauté).
Vu sous l’autre angle, le marché ne se distingue du non-marché que parce qu’il est le lieu de métabolisme des travaux, alors que le non-marché est moment domestique, communautaire, individuel de recomposition des travailleurs échangistes à partir d’autres moments de l’activité vitale (danser, méditer, respirer…). La réalité de ces concepts n’apparaît que si on les dissout historiquement comme représentations juridiques de moments séparés par un mouvement qui les dépasse. Ils sont les représentations du procès aliéné de division/unification de l’espèce humaine : miroir déformant de l’image réfractée par une lentille renversée, laquelle est appliquée à la photographie d’un processus contradictoire : voilà la “réalité” de la théorie valeur/travail. Cette théorie, comme cas de figure nécessaire, a été autant que la physique newtonienne ou la médecine allopathique15, mode de représentation dans le mode de production de l’humanité. Continuer à utiliser ces concepts à l’heure où ils perdent tout sens humain et s’autonomisent, revient de plus en plus à reproduire un mode caduc. Il devient nécessaire et possible de les dépasser, car notre lutte de classe dissout cette théorie qui avait été un de ses moments. Ainsi le marxisme — l’expression la plus cohérente de la lutte de classe travail-capital — éclate et ne parvient plus à maintenir l’unité fictive qu’il a forgée de l’œuvre de Marx.
V – La vérité de l’œuvre de Marx, c’est l’intelligence de l’être humain qui traverse ses moments successifs : prolétaire sortant de la valeur, ouvrier y luttant
Les divers idéologues qui s’affrontent au sujet de Marx ont soutenu toutes les positions possibles concernant l’“unité”, la “coupure”, le progrès, la régression de son œuvre. Le point de vue prédominant est grosso modo que les écrits de jeunesse contiennent sous forme “encore philosophique”, les éléments essentiels de ce qui sera élaboré plus tard d’un point de vue “vraiment matérialiste”. Je n’entrerai évidemment pas dans ces discussions académiques qu’il serait cependant intéressant d’étudier comme moment de dégradation du génie communiste en travail fastidieux et en valeur rentière. J’essaierai toutefois d’offrir des éléments susceptibles d’éclairer les deux moments historiques de la lutte de classe auxquels participe Marx. Je cherche en mettre en lumière :
1) qu’à partir des années 1850, il y a régression par rapport à l’activité prolétarienne humaine dont 1848 avait été un point culminant ;
2) que cette régression est approfondissement dans la lutte de classe de la contradiction interne du cycle travail/valeur.
Depuis 6-10 millénaires, il y a formation tendancielle du prolétariat. Celui-ci apparaît clairement comme classe de sans-réserves, coupés à la fois de leurs communautés antérieures et de la communauté de l’échange, à chacune des crises matérielles ou s’effondre la représentation valeur. Dans ces moments, l’équilibre fictif entre les activités communautaires et celles qui s’effectuent pour l’échange est dissous ; seuls les individus ou groupes qui peuvent alors se recomposer à partir de réserves pré-valeur (agriculture autarcique) ou de communautés au sein de l’échange (État, armée, église, bandes organisées) échappent à la prolétarisation. Les autres surgissent comme individus abstraits de toutes ces abstractions, c’est-à-dire concrets, universels, purement humains. Tous les mouvements communistes, millénaristes, mystiques sont la cristallisation de soulèvements prolétariens à de tels moments. Leur force, c’est qu’ils affirment l’être humain en dehors et au-delà de leurs communautés étroites et du mouvement de l’échange. Leur faiblesse, c’est que cette affirmation s’effectue en réaction au mouvement qui forge des liens mondiaux et non simultanément contre et à travers ce mouvement. Dans un premier temps, ils expriment d’un point de vue réel subjectif que pour eux le temps de la commune universelle est venu ; mais lorsqu’ils veulent étendre leur mouvement, ils sont contraints de combler le fossé entre leur moment localement universel et le reste de l’humanité par une affirmation réactionnelle (retour à l’état originel).
Dans la première moitie du XIXe siècle, on a un processus de ce type, mais avec une différence qualitative qui explique qu’à son point culminant (crise européenne de 1848, qui clôt le cycle dépressif amorcé en 1815), le parti communiste produise une percée dont certains éléments sont qualitativement supérieurs à ceux des mouvements communistes antérieurs16. Cette différence peut être envisagée de deux points de vue complémentaires : 1) Le marché mondial comprend l’Europe entière, commence à en déborder largement et le mouvement de son extension planétaire apparaît irréversible ; d’où la prolétarisation vécue par les sans-réserves de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Pologne, etc., comme nécessité d’affirmer leur humanité au-delà de la valeur (abolition du salariat, de l’argent, de l’État). Leurs luttes sont effectuées et perçues concrètement comme formation de la communauté universelle (cf. Les Manuscrits de 1844, L’Idéologie allemande) ; 2) Avec l’industrialisation, cette prolétarisation est également — bien que non synchroniquement — formation de la classe ouvrière, de l’homme marchandise, du tandem travail-valeur. La formation du prolétariat communiste est encore résistante, mais elle est cette fois résistante au stade ultime, impossible, de tout le cycle historique de la valeur : la transformation de l’homme en force de travail. Lutte des ouvriers contre le capital et lutte des prolétaires contre leur transformation en ouvriers s’entremêlent et ne se distinguent pas (cf. le chartisme en Angleterre). Cette fois, le mouvement prolétarien ne peut plus s’affirmer en ignorant l’échange-travail : il lui faut aller à la racine du mouvement historique qui aboutit à sa propre existence comme marchandise qui ne peut. C’est dans la foulée impétueuse de cette conjonction que Marx et Engels critiquent le travail, la politique, le droit, la démocratie, la société civile, l’idéologie et même le matérialisme (éléments d’une critique de la représentation).
Lorsque ce mouvement se heurte à ses limites (étroitesse du marché européen, caractère embryonnaire de la classe ouvrière), son affirmation prolétarienne-humaine sera séparée par le mouvement ouvrier du mouvement réel dont il était un moment : bris de machines, guérilla ouvrière, émeutes sociales, associations “où les ouvriers s’approprient le besoin de société” (Marx), groupes théoriques. Parce que cette affirmation ne peut encore s’effectuer mondialement et s’attaquer au moment le plus radical du cycle de l’échange, le salariat, elle reste abstraite et constituera la base du programmatisme du mouvement ouvrier. Celui-ci, au nom du “but” communiste, charge le travail d’une “mission” : réaliser le travail social sans le capital, c’est-à-dire l’utopie de la valeur. Ainsi, Marx et Engels se transforment de prolétaires en hommes de science, dirigeants politiques, écrivains du mouvement ouvrier. Ce faisant, ils approfondissent d’un point de vue communiste idéologique la contradiction capital-travail. C’est une régression mais qui participe de la lutte dans laquelle va se réaliser (1850-1920), puis se dissoudre (1920- ?) la classe ouvrière.
Le Capital n’est donc une continuation des œuvres des années 1840 que dans la mesure ou le mouvement ouvrier est approfondissement du procès historique dans la valeur et sur les limites du mouvement prolétarien de 1815-1848. Mais pour camper sur les limites du prolétariat, la classe ouvrière du capital doit isoler le moment théorique, le figer comme “philosophie”, “but”, programme, etc.
Cette hypothèse permettrait de comprendre pourquoi les Grundrisse (écrits de 1857-58) sont le moment le plus synthétique de l’œuvre de Marx. Il y a le début d’une critique de la valeur qui garde encore la dynamique qui animait ses écrits de jeunesse. Marx s’est coupé du militantisme ouvrier, et au lieu de s’agiter sur les limites de la révolution défaite, poursuit son élan pour pénétrer l’analyse critique de l’“économie”. Mais d’un autre côté, il n’échappe pas à la contre-révolution et doit radicaliser la contradiction interne valeur/travail. D’où cet instant unique où il commence à saisir :
1) Tout ce qui va être réalisé dans ce mouvement (domination réelle du capital).
2) Ce mouvement comme moment de l’histoire humaine, depuis la dissolution des communautés par l’échange jusqu’a la communauté matérielle du capital.
Dès que se posera la nécessité de donner une “forme” à cette ébauche d’en faire une marchandise scientifique consommable par le mouvement ouvrier, cette fécondité est perdue. C’est Le Capital, où Marx se propose simultanément de reproduire scientifiquement le procès capitaliste et de le critiquer à partir de son pôle travail. Le capital est valeur s’auto-valorisant, le travail “crée” la valeur. Le mouvement ouvrier va pousser à bout cette contradiction, entre autres justement à travers Marx économiste qui tente de critiquer l’économie sur ses propres bases et avec ses propres concepts. Mais il ne s’en sort pas ! Si la valeur s’auto-valorise via le travail, celui-ci n’est pas le moment créateur et la valorisation peut se perpétuer indéfiniment sans jamais que le travail détruise ce procès ; mais si le travail crée la valeur, l’accumulation du capital est impossible, puisque la plus-value est irréalisable (sac de nœuds du Livre II, problématique reprise par Rosa Luxembourg). Dans le Livre III, Marx tourne en rond à la recherche des limites du capital, et ne parvient pas à les trouver dans le cycle interne travail-valeur. Tout ce qu’il développe, ce sont les éléments d’une théorie des crises cycliques — donc surmontables : baisse du taux de profit, capital fictif, effondrement du crédit) et… des généralités sur le fait que le mode de production capitaliste est transitoire.
Ce que Marx découvre malgré lui, c’est que le travail ne va pas sans la valeur (et que le surtravail, ou plus-value, n’est pas la contradiction limite du procès, mais moment de sa reproduction, dévalorisation/valorisation). En effet, si le travail est “créateur” de valeur, son objectivation est bel et bien un quantum de celle-ci dans la marchandise, une substance “cristallisée” dans les choses. La marchandise porte donc en tant qu’objet la propriété d’être valeur et elle efface toute trace de sa création. Marx devient fou ! Ricardo a raison : la valeur, c’est du travail ! Les économistes ont raison : la valeur est dans les choses ! Dans la domination réelle du capital, cette folie est réalisée, le cycle travail/valeur se boucle en tautologie destructive. Est travail ce qui produit “de la valeur”, est valeur ce qui est produit “par du travail”. Toute activité — sauf la communisation — est tendanciellement créatrice de valeur, et la valeur réclame de plus en plus de travaux pour dépasser son moment de dévalorisation relative. Même le travail de destruction de l’humanité est source de valeur. Tous les travaux nécessaires au maintien de la forme valeur le sont aussi (même s’ils ne produisent pas de marchandises) puisqu’ils représentent du temps socialement nécessaire !
Du coup, la théorie du fétichisme de la marchandise ne tient plus, parce que le travail est devenu autant un fétiche que la marchandise dans lequel il s’objective. Or, Rubin a raison de considérer cette théorie comme la pierre de touche du Capital de Marx. Ce dernier, en isolant le moment marchandise comme celui où la mystification aurait lieu, s’efforce d’opposer le travail vivant à son objectivation qui permettrait la domination du travail mort (capital) — cela pour donner un fondement théorique à la lutte des ouvriers. Mais lorsque le seul critère de ce qui est travail devient : “Est travail ce qui produit des fétiches du travail (marchandises transformables en argent)” — et lorsque le seul critère pour déterminer ce qui est de la valeur devient : “Est valeur ce qui est produit par ce qui produit ces fétiches”, ça se complique bigrement ! Quand, de surcroît, même des activités ne produisant pas de fétiches, mais leur transmettant leur temps de production (via l’État, le crédit, les impôts, la spéculation) augmentent leur “valeur” et se posent comme simulacres de travail (enseignants, médecins, publicitaires, etc.), la confusion atteint son comble. Faudra-t-il que le sommeil, l’activité biologique, la spiritualité, etc., entrent définitivement dans la ronde des fétiches pour que soit réalisé et s’effondre le monstre bicéphale valeur/travail devenu pure représentation fictive de tout et de rien ?
Marx, dans Le Capital, tourne autour de ce cauchemar et s’y enfonce :
“Le travail productif est donc — dans le système de production capitaliste — (…) le travail qui produit du capital”. (Mais d’un autre côté) “En tant qu’ils forment les membres d’un organisme actif, les ouvriers ne sont qu’un mode particulier d’existence du capital. La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif est, par conséquent, force productive du capital.”
Est travail ce qui reproduit le capital. Est capital ce qui emploie le travail. Dans la question du travail productif explose toute la contradiction du mouvement ouvrier, qui ne peut s’affirmer sans poser son éclatement et sa soumission réelle au capital (la valeur autonomisée incorpore le travail et forme un couple indissociable avec lui).
Le prolétariat communiste se forme, lui, d’emblée au-delà de cette totalité close (même si ses ruptures aboutissent encore à des recompositions en son sein). Il ne peut donc s’accommoder de ces représentations qui sont devenues, avec la caducité de l’échange, incapables d’effectuer le développement de l’espèce et de sa contradiction isolement/unification. En faisant éclater sa représentation, le devenir posera directement toutes les contradictions accumulées depuis des millions d’années d’hominisation à travers la chasse, la cueillette, la division hommes/femmes, l’exogamie, le totémisme, le symbolisme, le don/contre don, le troc, l’échange réciproque, l’échange marchand, le travail, la domestication, la représentation valeur, la machine… Ici, on peut commencer à saisir la continuité/discontinuité entre le mouvement de formation de l’humanité dans/à travers l’échange et son surgissement par-delà les représentations inhérentes à ce moment de l’hominisation. Le dépassement de la valeur n’est pas une étape, après quoi ii y aurait le “communisme”. C’est le mouvement de communisation où les individus sociaux se forment en posant directement et de façon concrètement universelle les contradictions qui étaient jusqu’alors reproduites de façon éclatée et médiées par la représentation valeur. C’est pourquoi la critique de la valeur/travail c’est le développement d’une activité, qui parce qu’elle ne s’en accommode pas, la dépasse.
Ici, apparaît une contradiction de mon texte : il est activité de formation de l’être humain à partir d’une critique de l’économie politique, donc au sein de la valeur. Or le mouvement qui le traverse, qui le transcende, ne peut rester fixé sur une telle critique car celle-ci est entraînée, en quelque sorte, par une activité qui va au-delà, qui pose les nécessités de l’espèce (dans mon cas, appropriation/critique des traditions orientales, du communisme mystique, du dépassement de la physique moderne, recherche de convergences avec des ruptures actuelles qui ne viennent pas du mouvement ouvrier, comme les communautés de vie quotidienne…). Pour l’heure, nous devons encore polémiquer avec nos ancêtres du mouvement ouvrier. Mais le contenu de cette polémique dépasse, espérons-le, sa forme. L’élargissement de nos activités accomplira la critique en acte de la valeur/travail. Alors ce que d’autres s’en approprieront ne sera pas le chemin particulier de notre rupture mais son sens général : et pour cela, ils n’auront pas forcément besoin de lire ce texte.
On n’en est pas encore là. Dum pendet filius, stat mater dolorosa. Il faut encore pousser la critique de l’économie plus loin jusqu’à parachever son impossibilité. Le but de tout texte est devenir caduc, et de n’être lu que le temps nécessaire à son dépassement. Mais pour produire sa propre caducité, pour être un moment critique de son propre dépassement, il doit pousser le plus loin possible la contradiction qu’il porte. Cependant, je voudrais insister sur le fait suivant : c’est parce qu’on ébauche des activités vitales qui vont au-delà de sa problématique que l’on commence à pouvoir critiquer le mouvement ouvrier. La conscience, c’est l’être conscient, et la théorie est un aspect de cet être.
Deuxième partie :
La genèse historique du travail
I – Le travail n’est pas l’activité vitale de l’homme
Dans le Livre I du Capital, Marx définit le travail comme la “condition nécessaire, indépendante de toutes les formes de société, de l’existence de la race humaine”. Cette définition tombe manifestement sous la critique que Marx et Engels eux-mêmes ont adressée au matérialisme contemplatif : elle fige le processus même de l’activité des hommes en prémisse abstraite de leur existence. Ce qu’ils font serait donc la condition de ce qu’ils sont. À son tour, leur existence serait la “condition” de leur “conscience”, etc. À partir de là, on retombe dans les querelles philosophiques sur ce qui détermine quoi, les instances, la cause et l’effet, l’œuf et la poule. En posant le travail comme catégorie permanente, Marx cherche un immuable à réaliser à travers la dialectique de l’échange : le travail, après s’être développé socialisé et universalisé dans la valeur, va être réalisé comme essence de l’homme. Le drame de sa tentative, c’est que le mouvement d’affirmation du travail auquel il participe, en identifiant l’homme au travailleur, développe en effet un moment de sa soumission réelle au capital.
Il existe effectivement un mouvement historique qui pose un moment de l’activité vitale comme travail, lequel se présente comme condition. Cette catégorie séparée est reproduite bel et bien comme mouvement d’abstraction de l’activité humaine — et ce faisant comme essence a-historique, faussement “naturelle”. Donc, oui, le travail est devenu, a été produit comme condition de l’existence des hommes, laquelle est devenue non-travail, activité “libre”, “vie quotidienne”, sphère inessentielle. L’activité a été scindée par l’échange en conditions et existence : c’est pourquoi, plus l’activité sociale de l’individu devient travail, plus son existence “privée” devient non-activité sans signification (loisir, repos, “hobby”, culture). Ce que je fais de social-universel (mon travail pour le marché mondial) n’est pas mon existence, ce n’est pas “moi” — mais “moi”, je ne fais rien. Schizophrénie du prolétaire : au travail, je produis les conditions de la production sur le marché de la représentation valeur (représentation du “temps” de dessaisissement de mon activité vitale potentielle17 ; en dehors du travail, je me reproduis comme “valeur” (“intelligence”, “beauté”, “sens”, etc.), représentation d’une existence abstraite de son activité. La formation de l’individu social sera donc dépassement de toute “condition”, à commencer par le travail.
Ce que Marx n’a pas vu, c’est que le travail considère comme catégorie est effectivement a-historique : il n’a qu’un rapport très ténu avec le cerveau, le système nerveux, les mains, les sens, toute l’alchimie intérieure — qui sont l’histoire vivante de l’espèce et même de l’univers en chaque homme ou femme. Le travail est d’un certain point de vue la destruction de cette histoire, car il est d’abord travail de l’ouvrier sur lui-même pour nier ses capacités. Mais d’un point de vue critique-historique, il n’est qu’un moment du métabolisme élargi des activités vitales étroites des communautés isolées. De ce point de vue, la négation partielle de l’histoire de l’espèce et de ses capacités fut nécessaire à sa production-mutation comme activité vitale universelle-mondiale. Le mouvement ouvrier a pousse jusqu’a l’extrême l’apologie du travail : mais désormais, avec l’autonomisation du couple travail-valeur, le développement du travail signifie destruction irréversible de toute société-biologie humaine. Il est alors “indépendant de toutes les formes de société” ! L’activité vitale ne peut plus se reformer qu’au-delà de lui.
Le mouvement dont le travail a été un moment fut simultanément déploiement et perte. Déploiement d’individus abstraits des liens locaux, bornés, non-universels, consanguins — et donc d’êtres humains susceptibles de développer leurs capacités génériques sur un mode social universel (cf. L’Idéologie allemande, pp. 69-71). Perte, car le travail s’est effectué contre le développement antérieur des potentialités surgies dans le métabolisme communautaire actif avec la nature.
La question, c’est : quelle est la contradiction propre à l’espèce humaine qui, en s’élargissant, produit la catégorie travail et s’intensifie avec elle ? De nombreux marxistes reconnaissent que le travail est une catégorie “abstraite”, mais de quoi est-elle abstraite ? Marx ne pouvait montrer le mouvement où le travail s’abstrait de l’activité vitale de l’homme, car il aurait ainsi sapé le mouvement du travail — qui devait s’affirmer comme sujet de la valeur. Cette affirmation était un moment nécessaire de la butte de la classe ouvrière pour devenir classe dominante, moment vivant et moteur du capital. Maintenant que cela est réalisé dans l’autonomisation du couple travail/valeur, il devient nécessaire et possible de reprendre la critique du travail présente dans certaines des œuvres des années 1840. Il faut renverser complètement le point de vue du mouvement ouvrier selon lequel le travail, donnée perpétuelle, aurait produit (à un certain stade de son développement) l’échange – et saisir comment l’échange produit le travail. L’échange lui-même n’est en aucune façon une donnée naturelle, il est produit par une activité plus vaste. Il pose l’existence de sujets (communautés ou individus) indépendants, juridiques, porteurs d’objets à travers lesquels ils entraient en rapport. Pour qu’apparaisse un tel lien symétrique et contractuel, il a fallu que l’activité vitale des communautés ait été scindée en production d’objets dune part, et production de rapports entre des sujets d’autre part. C’est donc, à mon avis, une projection du rapport marchand sur les sociétés pré-marchandes que de voir dans celles-ci des “échanges”. L’hypothèse fulgurante de Marx dans les Grundrisse reste, à cet égard, juste : l’échange commence entre les communautés, à leur lisière, et non en leur sein. Puis, par ricochet, il les dissout. Communauté et échange sont inconciliables.
Il faut donc chercher quelle est cette contradiction dans l’espèce humaine qui forme l’échange : son activité contradictoire. C’est seulement alors que l’on peut voir comment l’échange produit le travail. Voici un schéma historique réduit au strict minimum pour formuler une hypothèse de cette genèse :
Il y 3 millions d’années, extension d’une branche de Primates de la cueillette à la prédation18 : écosystème élargi (forêt + savane, espace-temps différent, nouvelles ressources), hominisation (bipédie, verticalité, mobilité du pouce, outils, feu…). Liens élargis avec la nature permettant une expansion démographique, géographique, etc. Mais une première contradiction apparaît : d’un côté, la créativité des hominiens leur permet de se disperser à travers les continents, formant des communautés qui produisent des liens particuliers avec telle faune, telle fore, tel sol. D’un autre côté, aucune de ces communautés ne forme une nouvelle espèce, comme ça serait le cas chez les animaux (soi-disant “sélection naturelle”). C’est que le mode de reproduction des humains est immédiatement génétique et générique (“biologique” et “social”). Les communes peuvent donc assimiler — par la parole, l’empathie, l’amour, la jalousie, la guerre, la fusion, la rivalité, l’imitation, le rapt des femmes, l’intermariage — les développements créateurs, techniques, sociaux et génétiques des autres. D’une part, chaque communauté est isolée par le fait qu’elle est une activité vitale particulière avec des éléments précis de l’écosystème planétaire ; mais, d’autre part, cet isolement n’aboutit pas à l’éclatement de l’espèce parce que tout développement social/génétique est assimilé socialement et génétiquement. Par exemple, la chasse dans l’Europe glaciaire induit un essor cérébral, du langage, de l’art que les hommes d’Afrique peuvent s’approprier même s’ils ne sont pas confrontés aux mêmes conditions naturelles — et cela, non seulement à travers les migrations, mélanges, etc., mais également parce qu’ils ont la capacité générique d’assimiler tout acquis social (langage, outils) ou génétique (exogamie). Avec l’hominisation, le mouvement de la matière à accompli le saut suivant : les membres de l’espèce ont développe des capacités génétiques qui, d’une part, ne peuvent se réaliser que socialement (par la parole, la coopération, le rite collectif), mais qui d’autre part peuvent être assimilées socialement par d’autres communautés, races, etc., lesquelles les reproduiront à leur tour comme potentiel génétique accru, etc.19
En même temps que l’humanité se produit comme espèce unifiée biologiquement (parce que sa “biologie” se développe et se transmet aussi socialement), elle reste divisée en communes quasi autarciques pour ce qui est de leurs activités vitales. Aucune capacité humaine essentielle n’échappe à aucune des communautés (sinon celles-ci dépérissent, sont exterminées ou phagocytées) et pourtant, les activités vitales dans lesquelles ces capacités sont élaborées et élargies s’effectuent isolement, à des milliers de kilomètres les unes des autres. Le cerveau, le système nerveux, le langage, l’habileté manuelle, les talents divinatoires, le temps cosmique (rapport actif du rythme du corps aux saisons, aux déplacements des animaux, aux cycles astronomiques) de chaque membre de l’espèce sont l’héritage des activités de toute l’espèce. Mais ces activités elles-mêmes sont un processus dispersé, une somme de métabolismes avec des plantes, des animaux, des climats différents. Over the time (sur des millénaires), le pêcheur de saumons déploie les capacités corporelles/sociales du chasseur de mammouths et réciproquement — mais leur unité, bien que sociale, ne forme pas une activité vitale sociale unifiée, une “société” commune.
– Donc, pour résumer, on à une espèce génétiquement sociale, socialement génétique, génétiquement unifiée, mais socialement dispersée20. Essor de la créativité de l’espèce par la “spécialisation” de chaque communauté dans une activité vitale restreinte ; maintien de cette créativité comme développement unifié grâce à la capacité propre aux hommes de s’approprier socialement l’essence humaine de chaque activité et de l’inscrire dans leurs gènes. Cette contradiction est donc celle d’un déploiement : nouvelles fibres et faunes, nouvelles ressources, extension de la population, jusqu’au point où ce mouvement entre en conflit avec l’isolement des activités vitales et réclame leur intégration. (Par exemple, les groupes de chasseurs disséminés et de plus en plus nombreux suivent très loin et longtemps les grands mammifères ; ils se heurtent les uns aux autres. Il y a crise, pénurie, non parce qu’il n’y aurait pas “assez” de gibier ou parce que l’homme serait “dominé” par la nature — mais parce que la grande chasse extensive exige une intégration des divers modes de chasse et de cueillette des communautés.)21
Cette crise produit le premier mode d’unification sociale entre les communautés : le don/contre-don des femmes, ou l’exogamie. Il semble, en effet, que le seul moment sur lequel peut s’effectuer un début de jointure entre les communautés, c’est le rapport où la reconnaissance comme espèce commune est indiscutable : le rapport sexuel. Les autres activités sont trop spécifiques à chaque groupe. Les communautés sont contraintes de se reconnaître comme humaines, mais ne peuvent intégrer leurs activités de façon purement “sociale”. Le compromis, c’est le don/contre-don sexuel (obligation de faire l’amour en dehors du groupe consanguin), lequel, tout en reproduisant la contradiction unité génétique/diversité sociale, va permettre de commencer à la dépasser : en effet, les clans unis/séparés par l’exogamie vont élaborer, grâce à celle-ci, la transmission des produits et la répartition des activités (sols, gibiers, plantes, activités artisanales). Le métabolisme entre les activités vitales jusque-là autarciques se réalise par la médiation de la représentation des liens du sang (totem). L’exogamie et le totémisme assurent l’intégration médiatisée des activités particulières par l’intermédiaire d’un principe d’exclusion/assimilation (j’appartiens au clan A parce que je donne tel produit au clan B, etc.). L’activité vitale commence à se scinder en production/produit/reproduction.
L’échange proprement dit (c’est-a-dire marchand) n’apparaît comme mode régulier que vers le IVe millénaire avant J.-C. au Moyen-Orient et en Inde. L’extension des activités vitales au-delà des limites d’un écosystème local (cf. l’intégration pouvait encore s’effectuer par les liens du sang) impose aux communes de produire l’intrication de leurs savoir-faire respectifs travers une médiation universelle : l’argent. Contrairement à ce que l’on dit souvent, ce n’est pas parce qu’elles ont un “surplus” qu’elles échangent. C’est parce qu’elles doivent échanger qu’elles divisent leur activité globale en activité vitale interne et production pour l’échange (externe). La notion même de “surproduit” implique celle de “produit” comme objet séparé du cycle global. Seul l’échange induit cette séparation : les communautés paysannes ont besoin du métal des communes de forgerons du fait qu’elles pratiquent la culture du sol et la guerre avec ce métal. Donc, pour l’obtenir, elles divisent leur activité en production et surproduction.
L’échange est une intrication des modes d’activités diversifiées. Mais elle introduit une dissociation au sein de chaque communauté : l’activité vitale se scinde en activités pour l’échange et activités communautaires internes. Plus les activités deviennent interdépendantes avec celles d’autres communautés, plus elles deviennent pour l’échange, donc abstraites du cycle vital (forgeron tabou, rois guerriers-marchands incestueux) propre à la communauté. C’est la naissance du travail, qui est doublement abstrait et doublement privé. Abstrait de l’activité vitale propre de la communauté, abstrait de l’activité plus vaste en train de se constituer avec d’autres communautés (puisqu’elle reste isolée de cette totalité en formation dont elle fait pourtant partie22). Privé à regard des autres membres de la communauté, privé à l’égard des autres communautés. Il faut donc chambouler le schéma d’Engels (travail → surplus → propriété privée → échange), et écrire :
échange → surplus → travail → propriété privée.
Avec l’apparition du travail, il y a l’écartèlement suivant : la “société” tend à devenir un réseau de liens de dépendance extérieure à la communauté elle-même, qui se vide de contenu et devient le cadre du travail : d’où la naissance de l’État au-dessus de la commune, qui est leur “représentant” (mode de production dit “asiatique”, Incas). En fait, ce sont les activités vitales qui, en s’échangeant, se sont déchirées en “production privée”, rapport immédiat, asocial avec la nature (travail) d’une part — et en “reproduction sociale” extérieure, “société civile”, marché, État d’autre part. Le rapport hommes-nature tend à se séparer du rapport hommes-hommes, ou plutôt un des moments du premier rapport tend à s’autonomiser, celui s’effectuent les activités pour l’échange, et qu’on appellera travail.
Le travail est d’emblée une activité aliénée. La communauté paysanne du Nil a besoin du métal d’Arménie comme produit séparé de l’activité qui l’a forgé, comme donnée, comme condition de sa propre activité et non comme moment vivant de celle-ci. Contrairement au don/contre-don, qui était encore un métabolisme où le donneur, le don et celui qui reçoit participent du même procès vital et sont consubstantiels — l’échangiste rencontre l’autre “sujet” comme un atome fortuit, extérieur, porteur d’autre “chose”. Il n’y a pas entremêlement des activités, des vies, des êtres, mais contrat, distance, reproduction de l’isolement. Inversement, le métallurgiste, parce qu’il a fait de l’extraction et de la fabrication du métal son travail (du fait des liens échangistes qu’il a établi), reçoit le blé qui le reproduit non comme moment d’activité vitale, mais comme produit. La vie de chaque communauté de chaque être humain devient en dehors d’eux, puisque des moments essentiels de leur activité vitale sont produits pour et par l’aliénation d’autres moments (moment nourriture contre moment métal). L’activité sociale des hommes tend à devenir un acte étranger à eux ; un moment dont le seul lien avec leur reproduction vitale consiste dans le fait qu’il leur permet d’accéder sur le marché à des morceaux d’activité gelés sous forme de produits, de données, de conditions, de valeurs d’usage — bref, de marchandises.
Fondé sur les particularités de l’activité de chaque communauté, le mouvement de l’échange s’appuie dessus pour les dissocier. Ce que la communauté fait de mieux, de spécial, devient pour elle le moyen d’accéder aux produits des activités d’autres groupes. L’échange est donc bien le mouvement qui produit le travail, c’est-à-dire l’abstraction d’une dimension de l’activité du groupe. Pour s’échanger contre la médiation universelle (l’argent) toute activité doit se représenter (s’effectuer dès le départ pour sa représentation) comme travail, activité abstraite.
L’échange, en produisant le travail, tend à dépasser la contradiction isolement/unité des communautés tout en la développant. Mais elle en change les termes. Désormais, les hommes ne s’unifient plus en ce qu’ils sont et font, mais par la contrainte de se représenter chaque activité comme universelle. Si les divisions géographiques, de spécialisation, etc., sont réactivées lors des effondrements de l’accumulation (par l‘extension du procès par exemple au Moyen Âge succédant à l’Empire Romain) et ne sont dépassées que tendanciellement, le mouvement d’interdépendance reste irréversible. Le travail, moment séparé de l’activité vitale, est en même temps mode de production des hommes au-delà leurs communautés particulières. Il est production des hommes qui sauront développer une activité vitale universelle, mais il n’est pas cette activité.
II – Le travail concret est une abstraction
Dans l’économie politique de Marx et marxiste, la cohérence des différents moments de la valorisation repose sur le concept de travail abstrait. Celui-ci est la vraie substance de la forme valeur. À travers les changements de la “forme”, le travail abstrait se perd pour se retrouver, comme le Concept hégélien se réalise à travers ses négations successives. C’est le travail abstrait qui constitue le fil de toutes les métamorphoses de la valeur, valeur potentielle, latente, réelle, individuelle, de marché, etc.23 Pour maintenir cette métaphysique, il faut qu’il existe deux faces du travail : abstrait et concret. En effet, comme la valeur “ne contient pas un atome de matière” (Rubin), elle n’est pas créée par le travail “concret”, mais par le travail abstrait. Abstrait de quoi ? De ses qualités “concrètes”, “utiles”, spécifiques, répond Marx — car pour lui, ce sont ces caractéristiques qui s’expriment dans la valeur d’usage :
“Tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier et, à ce titre, de travail concret et utile, il produit des ‘valeurs d’usage’” (Le Capital, tome I, chapitre 1).
C’est donc de ce travail qu’est abstraite la substance de la valeur. Et si ce “concret” était déjà une abstraction ? Et si ce “but particulier”, cette “utilité”, ces “valeurs d’usage”, malgré leurs milliards d’“atomes de matière”, étaient autant une abstraction que la “substance sociale” (Rubin) de la valeur ? C’est en posant ces questions que l’on commence à s’apercevoir que la théorie de la valeur est construite sur des notions idéologiques de la “matière”, du “concret”, de l’“abstrait”, du “temps”.
Dès les premières pages du Capital, l’économie politique de la classe ouvrière a ses deux postulats : la société “se présente” comme une immense accumulation de marchandises (point de vue de la valeur), face à quoi le travail apparaît comme “concret” car il produit des valeurs d’usage. Le mouvement ouvrier affirme face à la marchandise, expression aliénée, abstraite, de son activité, que le travailleur produit la “société”, par son labeur concret, direct, en “transformant” la nature. À l’époque, cette affirmation avait une force immense : elle disait dans le langage de la valeur et de ses concepts que la créativité des êtres humains prolétarisés ferait voler en éclats sa forme aliénée. Il aura fallu que le travail s’impose comme classe dominante, tendanciellement classe unique, pour que le caractère mystificateur de ce langage soit révélé aujourd’hui, alors que s’accumule les saloperies produites par le travail et où celui-ci ne peut plus s’opposer à la valeur, ça sonne faux. On peut désormais dire que la société se présente comme une immense accumulation de travaux qui détruisent l’espèce humaine, et le travail “concret” avec ses nuisibles “valeurs d’usage” est partie intégrante de ce processus.
Les travailleurs qui produisent “concrètement” ce fatras sont abstraits de tout : de leurs communautés, de leurs corps, de leurs potentiels créateurs. Ils sont coupés de la totalité concrète : l’activité vitale de l’espèce dont ils sont un moment. Le “producteur” n’est en rien un sujet véritablement concret, il est isolé de tout ce qui le constitue : en ce sens, quand on parle de “producteur”, on entend producteur isolé, même lorsqu’il s’agit d’une force collective de milliers d’hommes. La scission de l’activité vitale en production et reproduction génère le travail et le travailleur comme faux-concret. L’économie politique, en acceptant ce faux-concret comme l’acte créateur de la société, reproduit cette dernière comme totalité abstraite. Alors que dans les années 1840, Marx affirmait “La société, c’est l’individu social”, en 1865 il a perdu le sens du concret réel et écrit :
“Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins, ne crée qu’une valeur d’usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales.”
Ce disant, Marx part de l’individu historiquement abstrait — Monsieur Quiconque — pour produire la société. (Alors qu’il a mille fois critiqué une telle démarche). Ce point de vue est celui de l’ouvrier tentant d’affirmer son identité abstraite, son isolement de la communauté humaine, figée en dehors de lui sous forme de “La Société”. De même, quand Marx écrit que le travail concret est “dépense de force humaine déterminée par un but particulier”, il faut demander : quel but ? Ce “but” auquel s’applique le travail est l’abstraction positiviste d’une matière extérieure à l’activité humaine : la matière première, l’objet. Tous ces concepts sont parfaitement idéologiques on part d’un sujet abstrait, avec des besoins et des buts, qui utilise sa force pour satisfaire les besoins et les buts d’autres sujets, etc. Mais le travailleur, l’outil, la forme précise de la matière, avant d’être cet acte apparemment “concret” qu’est le travail, ont bien été produits ! Et par autre chose que par le travail lui-même, car il n’y a guère que dans l’île machiniste de Robinson-Stakhanov que le cycle individu-avec-des-besoins/production de valeurs d’usage par le travail, etc. s’impose de lui-même, de façon a-historique. Traversant le “donne concret” de l’acte du travail utile, il y a des millions d’années de genèse de cet ensemble éclaté : travail/matière première/objet/besoin. Ces concepts, dont aucun n’existait il y a à peine 6000 ans, sont la fantasmagorie à travers laquelle les moments séparés de la totalité concrète se présentent les uns aux autres. Jusqu’à l’ère de la domination réelle du capital (XXe siècle), ces signes étaient à la fois arbitraires et nécessaires : arbitraires parce que coupés de la totalité (les divers moments peuvent dire n’importe quoi d’eux-mêmes) ; nécessaires, car le mouvement de communisation par l’échange déterminait des limites leurs divers délires (seul était travail ce qui permettait un élargissement des liens humains24) les besoins aussi ne pouvaient s’autonomiser durablement au-delà de ces limites. Mais aujourd’hui, lorsque le travail/valeur s’échappe, tous les concepts économiques deviennent fortuits et s’émancipent de toute limite : n’importe quelle dépense de temps est travail, le moindre zinzin a une valeur (et on dirait même que plus il est zinzin, plus il en a), toutes les turpitudes auxquelles se livrent les hommes pour se recomposer dans la crise sont des “besoins”, le capital est devenu un mode de production du besoin permanent, etc.
L’économie dit : Pierre travaille pour satisfaire un besoin de Paul. Mais Pierre n’est que le moment juridique “travail” d’une totalité passée et à venir qui traverse tous les gestes, toutes les “conditions” de son activité. Plus précisément, le flux de transformation énergie/matière qui se conserve en se recréant dans le métabolisme Pierre/nature détermine celui-ci de part en part, car ce métabolisme est entièrement déterminé par son caractère de moment abstrait de la totalité. C’est parce que le contact Pierre/nature a été abstrait de l’activité vitale qu’il est travail (production d’objets permettant la communauté matérielle des hommes par l’échange : métallurgie, denrée précieuse, bagnole, critique de l’économie, etc.). La fameuse “force humaine” de Pierre a été transformée depuis des millénaires en force de travail fabriquant des choses abstraites pour les besoins historiquement abstraits de Paul.
Le travailleur isolé (individuel ou collectif) n’existe pas comme une donnée naturelle. Il y a d’abord, au cours de l’histoire et à tout moment, production de cet isolement comme moment juridique séparé. Pierre est contraint par les nécessités globales de l’interdépendance croissante de l’espèce, d’aliéner sa force humaine en force de travail. La totalité concrète, parce qu’elle se forge comme au-delà des communautés particulières, ne peut se constituer qu’à travers et par cette aliénation. Contradiction du travail : il est imprègné de la totalité sociale et matérielle, mais celle-ci est disloquée et ne se reconstituera que dans une seconde rupture (représentation valeur). C’est là un véritable saut périlleux : le travail, séparé de ce qui le constitue, se présente à lui-même et aux autres comme concret, premier, il prétend être le concret en dehors de la totalité ! La totalité de l’activité vitale est donc présente et absente. Présente puisqu’il n’y a pas un élément, pas un souffle du travail qui ne doive son existence à toute l’activité humaine antérieure. Absente car le travail, en se prenant pour le concret et en s’effectuant donc comme faux-concret, reproduit les autres abstractions du mouvement de l’échange dans leur séparation de la totalité (individus, objets, besoins, etc.). Cette contradiction est donc un moment instable de la reproduction éclatée de la totalité concrète, un déséquilibre manifestant le passage des activités vitales isolées à l’activité vitale universelle. Dans le rapport “individu/nature” (“travailleur/matière”) inhérent au travail, il y a le conflit suivant : le rapport hommes/hommes et les autres rapports homme/nature25 sont présents à chaque instant mais sont effacés par leur négation déterminée, l’individu monade aux prises avec la matière “extérieure” ; certes, l’activité vitale est présente dans le travail, mais sous la forme de sa négation déterminée, un de ses moments juridiquement séparés. Ce moment n’est donc, en tant que tel, plus vivant puisqu’il ne peut, tel quel, reproduire les hommes (il ne reproduit, ni le travailleur, ni les autres hommes ; pour cela il devra être abstrait, aliéné à son tour, vendu, transforme en argent, bref, renié). Pour résumer : le mouvement de formation de l’espèce humaine est présent dans le travail, mais sous la forme de sa négation déterminée, le rapport faussement concret “individu-nature”.
Le concept de “travail concret “est donc une Robinsonnade qui détache un des moments du procès historique de l’échange comme “premier”, “naturel”, “créateur” (alors que le travail repose à l’origine et à chaque instant sur la dégradation de la force humaine en force de travail, de l’être humain en travailleur). D’où, ensuite, le problème de reconstituer la société comme totalité abstraite égale à l’addition des produits de travail échangés. C’est ce problème que pose Marx. Il part du travail vivant, mais en représentant scientifique de la classe ouvrière, il ne saurait se contenter de protester contre le “vol” du travail comme les socialistes proudhoniens, qui expriment une réaction des artisans. Il tente de reconstruire une cohérence de la valeur comme substance partant de, et retournant à, son moment créateur : le travail. Mais justement en partant, dans sa “méthode d’exposition”26 de postulats dualistes internes au mouvement de l’échange (valeur d’usage/d’échange, travail abstrait/concret), il ne parvient jamais à reconstituer la totalité que sous la forme d’un cycle indéfini, répétitif, fictif. Reconstituer la totalité sociale à partir du pôle travail est aussi impossible qu’à partir de son pôle valeur, car ceux-ci sont précisément des pratiques disruptives du tissu social. Que ce soit dans la revalorisation destructive qui surmonte les crises cycliques de la valeur ou dans les mouvements de communisation qui y naissent, la totalité est reconstituée au-delà de ces deux pôles dans une autre sphère que celle de l’économie.
III – Le travail est un mouvement de privatisation de l’activité
Le concept de “travail privé” est à la fois une tautologie et une mystification. En effet, tous les travaux sont privés et, en tant que procès de privatisation, sociaux. Distinguer un travail “privé” d’un travail “social” n’a de sens que si l’on cherche à opposer une essence universelle humaine du travail à sa forme historique aliénée comme le fait le mouvement ouvrier. Mais des lors que cette opposition s’évanouit (dans la soumission réelle du travail au capital au XXe siècle), il devient possible de dépasser ce point de vue : la contradiction interne du travail (privé/social) n’est qu’une fausse antinomie, qui exprime dans le langage de l’économie (et donc masque) la contradiction réelle entre l’activité vitale et le travail.
Le travail est un moment historique de privatisation de tous les moments de l’activité vitale, et comme ceux-ci sont infinis, il tend d’une part à proliférer au-delà de toute mesure, et d’autre part à produire une inflation de valeur. Par exemple, les femmes deviennent des travailleuses salariées ; du coup, la garde des enfants devient un travail salarié pour d’autres femmes (crèches, aides à domicile) dont le temps devient “productif”. Résultat, la “quantité” de travail — et donc de valeur — augmente avec toutes les conséquences inflationnistes : travaux ne produisant pas directement des marchandises comme les crèches et garderies, et qui pourtant rajoutent du temps de travail aux marchandises27. La généralisation du travail est un processus de privatisation parce qu’il est toujours dissolution de communautés particulières (dont la dernière est la famille), transformation de leurs activités en temps de travail nécessaire, et donc prolétarisation, réduction de l’être humain à un atome privé-de. C’est parce que le travail est privatisation qu’il est la condition de la création supplémentaire de valeur ; plus les activités sont abstraites, privées, pour l’échange, et plus elles produisent les conditions et la nécessité de la représentation générale abstraite qu’est la valeur (laquelle est une seconde fois privée, indifférente à l’égard des divers travaux).
Le mouvement historique de production de l’activité vitale universelle doit connaître ce moment privatif qu’est le travail : il ne peut inclure de plus en plus d’hommes et d’activités humaines qu’en dissolvant celles qui sont isolées et qu’en les transformant à travers l’échange en activités d’une globalité élargie en formation. Mais ici, il faut s’arrêter et bien s’entendre sur ce qu’en entend par privé.
L’activité d’une tribu isolée n’est pas privée : la société, c’est elle. Par contre, une usine, un État, une force de travail de millions d’hommes sont des propriétés privées et des activités privées : privées juridiquement à l’égard des autres auxquelles elles s’opposent et sont liées socialement, privées à l’égard de leurs membres qui les produisent socialement. Dans le cas de la tribu, dans la mesure il n’y a pas de liens sociaux réguliers avec les autres tribus, il ne saurait y avoir de privatisation à leur encontre (et donc pas de privatisation à l’intérieur). Par contre, dans le cas de General Motors, du Copcon ou de la force de travail chinoise, il s’agit d’activités produites par/et reproduisant un réseau d’activités vitales plus vastes qu’elles-mêmes. Du fait que leur caractère social est en dehors d’elles (marché mondial) et qu’elles ne peuvent l’effectuer qu’en le niant (grilles, frontières, droit, etc.), elles sont privées. La encore, le schéma d’Engels dans L’Origine de la Famille : propriété privée → échange est à renverser. L’échange crée la propriété.
Cependant, il reste le problème le plus difficile : celui des activités communautaires non encore transformées en travail et pourtant déjà soumises à la domination formelle du capital dans la société : essentiellement, aujourd’hui, les activités familiales. Elles ne sont pas encore intégralement privées puisqu’elles sont effectuées dans une communauté antérieure à la valeur non encore dissoute (pas d’échange marchand régulier intérieur), et pourtant elles sont soumises aux nécessités de la reproduction de la force de travail à l’ère de la domination réelle du couple valeur/travail. Ici, il me semble qu’on touche en partie à la limite de la valeur : l’impossibilité de transformer complètement les êtres humains en force de travail, l’impossibilité de faire de celle-ci une marchandise comme les autres, d’où la persistance (et même le développement dans la crise) de communautés extra-valeur comme conditions de la revalorisation du capital. J’atteins pour l’instant une contradiction que je ne parviens pas à résoudre : elle est importante parce qu’avec l’autonomisation du cycle travail/valeur, il y aura un rétrécissement tel des conditions de l’activité vitale que le repli sur de telles communautés se généralisera (communautés autarciques, enclaves à la campagne, petites boites autogérées). Il ne suffit pas de les critiquer comme activités privées ; certes, dans un sens, elles le sont du fait de leur dépendance à l’égard du travail, qui reste mode déterminant en deçà duquel il n’est plus possible de retourner — mais elles tirent leur force du fait qu’elles cherchent à se rattacher aux communes primitives et au communisme à venir. Ce qu’il faut montrer c’est comment, avec la domination réelle du couple valeur/travail, c’est ce dernier qui reproduit ses présupposés, qui réactive les communautés pré-valeur28. La difficulté, c’est de montrer qu’elles sont ainsi vidées de leur contenu humain, tout en s’appropriant ce contenu même vécu de façon éphémère. Le dilemme est le suivant : toute critique extérieure, programmatique, qui méconnaît la réalité humaine de ces moments n’est qu’une critique arrogante du point de vue de la valeur triomphante (“les hippies sont réactionnaires”) ; en revanche, tout éloge a-critique de ces mouvements est affirmation de modes de recomposition permettant au capital et à la destruction des êtres humains de se poursuivre. La direction du dépassement, c’est l’assimilation du caractère infini de ces moments, en refusant de s’identifier à toute activité séparée.
Mais revenons au travail. Il est, en tant que moment relativement discontinu, déterminé par le mouvement contradictoire interdépendance/isolement — et, à ce titre il est autant privé/social que tous les autres moments du cycle de l’échange. Ainsi, il n’y a pas un travail “privé” qui deviendrait social sur le marché, ou qui y “révélerait” son caractère social (lequel n’a été caché qu’aux yeux du producteur échangiste et de sa théorie). Cela, c’est la vision du travailleur-valeur, contemplant son activité sociale du point de vue de son identité juridique autonome : il conçoit cette activité comme rapport immédiat, direct, de sa personne à la nature — et pense “devenir” social lorsqu’il échange ses produits. Ainsi, lorsque Marx écrit que “dans l’échange, le caractère social des marchandises apparaît post festum (après coup)”, c’est juste du point de vue des travailleurs échangistes — mais faux du point de vue du mouvement qui traverse/dépasse cet isolement juridique. Ou plutôt ce dernier point de vue contient et comprend le premier comme cas de figure devenant faux dès que l’on tente de l’étendre au-delà de la pratique juridiquement isolée du travailleur (fausseté démontrée dans les crises).
Rubin montre, malgré lui, clairement que la problématique : transformation du travail privé en travail social sur le marché est le problème des producteurs au sein de la valeur ; les concepts qu’ils forgent à ce sujet ne font qu’exprimer de façon élaborée le “bon sens” des Robinson qui pensent devenir sociaux les jours de foire. Il pose le problème ainsi :
“Comment le travail privé devient-il devient travail social et comment la totalité des unités économiques privées, séparées, dispersées sont-elles transformés en une économie sociale relativement unifiée, caractérisée par les phénomènes généraux se répétant régulièrement et étudiés par l’économie politique ? C’est cela le problème de base de l’économie politique, le problème de la possibilité même et des conditions d’existence d’une économie marchande capitaliste.”
Bien sûr, à travers Rubin parle la nécessité dans les années 1920 pour le capital russe de s’accumuler à partir de la petite production parcellaire. Mais au-delà de ces circonstances particulières, il pose le problème des conditions mimes de l’existence de la représentation valeur. Car toujours se pose la nécessité de fondre les activités parcellaires en une économie. Et ce problème, il le pose en termes propres au cycle valeur/travail : comment le travail privé devient-il social ?29 Comme si le procès de privatisation dans le travail n’était pas aussi social que son procès de socialisation sur le marché est privé ! Or la critique du travail, c’est la critique de son illusion réelle et nécessaire d’être non-social, de son illusion que le social serait la résultante des actions privées.
Le mouvement ouvrier part de ce postulat empirique. Alors que le mouvement de formation de la communauté humaine (gemeinwesen, être ensemble) critique le travail comme privatisation de l’activité des hommes, la théorie valeur/travail part de cette privatisation comme d’une donnée dont il s’agit de déduire le “travail social” :
“Nous ne partons pas du travail des individus comme travail social, mais au contraire du travail spécifique des individus privés, qui n’apparaît comme travail social universel qu’en se dépouillant de son caractère original dans le procès de l’échange.” (Marx)
Karl, Karl ! Quelle régression ! C’est comme si on disait que pour reconstituer le mouvement de la matière, il faut partir de ceux de chaque particule (comme si l’aspect discontinu de la particule était toute réalité !). En fait, si le producteur isolé (usine ou artisan, peu importe ici) croit que son activité est “privée”, cela est son point de vue réel, mais faux dès que l’on franchit les bornes étroites de son “identité”, de son corps juridique et clos, des murs de sa fabrique, des barbelés de son champ. Tout dans le travail est déjà social : la nourriture que le travailleur transforme en énergie, ses aptitudes, ses outils, la matière première — et bien sûr le procès de privatisation qu’il effectue. Qualifier cette activité de “non encore sociale”, c’est partir de la discontinuité induite par la transformation de son potentiel vital en travail, au lieu de partir de la continuité dont cette abstraction n’est qu’un moment. La discontinuité est réelle mais n’a de sens que dans la continuité. Il est vrai que si l’on nie la discontinuité, on obtient une continuité fausse, indifférenciée ; mais seul le continuum petit comprendre (inclure/saisir) le discret comme moment contradictoire de son cycle.
Rubin en 1925, comme Marx en 1865, partent du point de vue du travail pour tenter de reconstituer la “société”. Mais en se faisant les représentants théoriques d’un moment séparé de la totalité historique en mouvement, et en acceptant son existence comme telle, il est impossible de reconstituer autre chose qu’une fausse totalité :
“À travers le procès de l’échange, le travail privé acquiert une caractéristique supplémentaire dans la forme du travail social (…) En d’autres termes, le travail du producteur marchand, qui dans le procès de production prend directement la forme du travail privé, concret, qualifie ou individuel, acquiert des propriétés sociales dans le procès de l’échange, qui le caractérise comme social, abstrait, simple et socialement nécessaire.” (Rubin).
Cependant, la reproduction sociale ne saurait être un pur chaos de travailleurs atomisés produisant selon des déterminations privées et réunis exclusivement par l’échange. C’est pourquoi Rubin éprouve le besoin, avant que l’échange n’ajoute des propriétés sociales au travail, de lui en accorder quelques-unes ne serait-ce que virtuellement. D’où une incroyable gymnastique pour démontrer que le caractère social du travail existe de façon “potentielle”, “latente”, “idéale” dans le travail privé (ce potentiel, cette idée “apparaissant” dans l’échange) :
“Dans la production marchande, c’est-à-dire production effectuée à l’avance pour l’échange, le travail acquiert les propriétés sociales déjà dans le procès de production directe, bien que seulement comme propriétés “latentes”, “potentielles” qui doivent encore être réalisés dans le procès de l’échange. Ainsi le travail possède un caractère double. Il apparaît directement comme privé, concret, qualifie et individuel, et en même temps comme potentiellement social, abstrait, simple et socialement nécessaire.”
Quelles que soient ses contradictions, Rubin reste en sécurité dans le discours que le travail tient sur lui-même. Le travail “apparaît” tantôt comme ci, tantôt comme ça, mais c’est toujours lui l’immuable. Le secret de cette position et sa force, c’est qu’elle repose sur une vérité dont elle n’est pas consciente : l’échange ayant créé le travail, le travail est par essence même pour l’échange. Rubin admet que le travail est déjà “potentiellement” social dans le “procès de production direct”, uniquement parce qu’il est destiné à l’échange (et non parce qu’il est un moment lié/distinct de l’activité vitale). Dans la mesure où c’est l’échange qui le rend vraiment social, son caractère social n’existe que parce qu’il est effectué pour l’échange, parce qu’il anticipe sur cet acte. On arrive à cette aberration : si le travail privé est quand même “potentiellement” social, ce n’est pas parce qu’il est prolongement de l’activité sociale globale, ce n’est pas parce que le procès de privatisation qu’il accomplit est social — non, pour l’économiste et l’économie, c’est parce qu’il s’effectue pour l’échange.
Rubin ne reconnaît donc pas le caractère social de ses travailleurs-Robinson que parce que “le caractère du produit du travail comme valeur est pris en considération dans la phase de production directe”. En fait, on l’a vu, cette production soi-disant “directe” est déjà un produit médiat de la reproduction sociale : les nécessités de l’échange ne font que traduire dans un langage historiquement défini et compréhensible par les Robinson la nécessité que ce moment nouveau, élargi rentre dans la totalité concrète de l’activité vitale. En fait, Rubin est déjà théoricien de la domination réelle du capital : pour lui c’est le rapport valeur souverain qui “socialise” le travail. Tout ce qui est producteur de valeur est déjà “potentiellement” social.
Mais là où ça devient intéressant, c’est quand la tautologie valeur/travail (“tout ce qui crée de la valeur est du travail social/tout ce qui est travail socialement nécessaire crée de la valeur”) entre en conflit avec les prémisses du mouvement ouvrier. Celui-ci cherche à construire une cohérence du cycle travail valeur à partir du travail comme moment vivant. Mais si le moment vivant est le travail, alors l’échange est second, inessentiel, simple apparence phénoménale sur le marché ; et alors, le travail serait directement social, posséderait ses qualités sociales en lui-même et n’attendrait de l’échange qu’une “vérification de son caractère social” (Rubin). C’est d’ailleurs le vrai contenu du mouvement ouvrier, qui dit que le contenu social du travail fera voler en éclats sa forme privée, échangiste. Mais cette affirmation du travail se heurte à l’affirmation selon laquelle c’est le fait d’être effectué pour l’échange qui détermine son caractère social. Rubin fait le grand écart pour concilier ces deux affirmations : d’où son oscillation permanente entre son postulat ouvrier et sa théorisation de la domination réelle de la valeur autonomisée. On est au cœur de la décomposition de la classe ouvrière : plus celle-ci s’impose comme classe dominante et plus elle approfondit l’échappement/domination de la valeur/travail — ce qui la dissout comme classe ayant une identité différente de celle du capital. Si nous n’avons plus d’identité à opposer à la domination, c’est parce que nous devenons la classe dominante. Il ne nous est plus possible de nous affirmer “contre la valeur” puisque nous formons un couple indissociable avec lui : tout ce qui crée de la valeur est travail/tout ce qui est travail crée de la valeur.
On perçoit la une des racines du conflit en 1920 entre les bolcheviques et le KAPD. Le KAPD est à la fois moins et plus avancé. Moins avancé en ce que, ne tenant pas compte de la domination réelle, il continue à dire : libérons le travail de ce qui l’empêche d’être directement social (abolissons la “forme” de l’échange, l’État, les bureaucrates). Plus avancé car en tentant d’affirmer le travail contre la valeur — il se heurte de plein fouet au mouvement du capital : d’où sa problématique extérieure à la société (anti-syndicalisme, mobilisation des exclus, refus de la politique). Cela se voit nettement dans le paradoxe éclatant de ce mouvement : il affirme la classe ouvrière, le travail, les conseils d’usine — et il recrute des sans-réserves, se heurte aux syndicats, s’aliène les ouvriers attachés à leur boulot. Les bolcheviques, pour leur part, ayant pris le pouvoir dans un pays où il faut réaliser une accumulation primitive de capital en période de domination réelle du capital mondialement, sont plus avancés en ce qu’ils voient qu’il faut à la fois affirmer le travail (pôle majeur dans un pays rural) et affirmer la nécessité de la médiation valeur. D’où, plus tard, la formule crue de Staline : “L’homme, le capital le plus précieux”. Mais les bolcheviks sont moins avancés que la KAPD en ce que, conciliant travail et valeur, ils perçoivent tout à l’intérieur de cette dualité close.
Rubin exprime la même évidence que Lénine dans sa polémique contre les communistes de gauche : dans la Russie des années 1920, affirmer le travail directement, sans médiation, affirmer le pouvoir direct de la classe ouvrière serait une folie, un retour à la petite production. Le capital doit d’abord être produit et accumulé sous le knout de la contrainte extérieure, par la personnification de la loi de la valeur, la médiation État, au-dessus des producteurs isolés. Le KAPD, lui, affirme de façon réactionnelle le travail contre toute médiation, et c’est cette utopie agissante qui fait son intérêt ; car ce faisant, il se heurte malgré soi au travail lui-même, qui n’a plus d’identité distincte de sa médiation ! Mais ce qui est encore plus ironique dans cette affaire, c’est la chose suivante : parce qu’il est plus “réactionnaire”, le KAPD est plus radical et ébauche des éléments de critique du couple travail/valeur. Toutefois, du fait qu’il se pose en défenseur du travail, la reprise de son idéologie (notamment par les conseillistes) est devenue une affirmation du capital. Car aujourd’hui, le travail est intégralement modelé par et pour le capital et qui défend l’un, défend l’autre.
En résumé : Rubin ne peut pas affirmer le caractère directement social du travail parce que la pression du marché mondial sur une nation isolée de petits producteurs impose la nécessité d’une médiation étatique. Mais d’un autre côté, il ne peut abandonner complètement le postulat de la primauté du travail, car alors l’apologie nécessaire de la classe ouvrière (dans un pays où le travail vivant prédomine dans la composition organique du capital) ne pourrait être maintenue30. D’où cette théologie inextricable, où il tente de joindre les deux bouts :
“Il existe une similarité entre la phase de production et celle de l’échange, mais une certaine différence est préservé (…). ‘Le temps de travail social existe dans (sic) les marchandises à l’état latent et est révélé dans le procès de l’échange.’ (citation de Marx par Rubin)”
On peut aujourd’hui considérer toutes les polémiques tournant autour de cette question, et y répondant avec les mêmes concepts (travail concret, abstrait, privé, social) comme des tentatives, à une époque où la domination du capital est réalisée comme tendance dominante, de maintenir — et de se maintenir dans — le procès à huis clos du travail/valeur.
IV – Critique du travail abstrait-physiologique
Il existe deux définitions du “travail abstrait” chez Marx. D’un côté, désigne “toute dépense de force de travail humaine”, “toute dépense productive de cerveaux, nerfs et muscles humains”.
“Tout travail est, d’un point de vue physiologique, une dépense de force de travail humaine et, dans son caractère de travail humain abstrait identique, il crée et forme la valeur des marchandises”.
D’un autre côté, le travail abstrait est défini comme une réalité purement sociale, liée historiquement à la production marchande et plus particulièrement au capitalisme industriel.
Rubin relève la contradiction et prend position pour la seconde définition (travail abstrait — travail producteur de valeur) contre la première (travail abstrait = travail physiologique) :
“Le travail abstrait, qui crée la valeur, doit être compris comme une catégorie sociale dans laquelle on ne trouve pas un atome de matière, comme un phénomène social lie à une forme sociale de production détermine.”
Rubin est ici plus “cohérent” que Marx, mais justement dans sa tentative de bâtir une cohérence fermée travail abstrait/valeur — il évacue une contradiction féconde. En effet, si Marx se faisait des nœuds c’est parce qu’il tentait d’opposer le travail à la valeur. Son concept de travail abstrait physiologique est donc un effort pour trouver un moment humain qui forme, traverse et dépasse la valeur ; mais précisément, du fait que ce moment doit être le sujet créateur, il est aussi défini par le fait qu’il produit de la valeur. Cette contradiction, Rubin la résout en séparant complètement les deux concepts :
“Le travail physiologique est la présupposition du travail abstrait dans le sens qu’on ne peut parler de travail abstrait s’il n’y a pas de dépense de travail physiologique de la part des hommes. Mais la dépense d’énergie physiologique demeure précisément une présupposition, et n’est pas l’objet de notre analyse.”
Il ajoute que cette présupposition n’intéresse pas la théorie de la valeur car elle est “la même pour toutes les époques”. Le métabolisme hommes-nature est donc réduit à une base immuable, indifférente à la “société”. L’échappement du couple valeur/travail est ici théorisé par la tautologie suivante : puisque la valeur est une réalité purement sociale, sa substance (le travail abstrait) est aussi une réalité purement sociale :
“Il n’est pas possible de réconcilier un concept physiologique du travail abstrait avec le caractère historique de la valeur qu’il crée. Puisque le concept de valeur a un caractère social et historique dans l’œuvre de Marx, il s’ensuit que nous devons construire le concept de travail abstrait créateur de valeur sur la même base”.
On voit nettement ici le caractère apologétique de la conception substantiviste de la valeur, pour laquelle il y a un cycle fermé où tous les éléments sont de même substance et où ce délire “social” devient immatériel.
L’opposition du travail abstrait au travail physiologique exprime, chez les économistes marxistes de la domination réelle du capital, la nécessité pour celui-ci de réduire l’activité vitale à une condition du “travail créateur de valeur”. Chez Marx, il y a une tension fertile entre la volonté de conserver un lien entre l’autogenèse de l’espèce humaine, sa nature spécifique (“physiologique”, commune à tous les hommes) et la valeur d’une part — et son effort d’étudier en tant que tel le capital, comme valeur-en procès, en y affirmant l’homme travailleur comme moment vivant. C’est en cela que sa définition du travail abstrait comme travail psychologique humain en général est très profonde dans son incohérence. En effet, elle est à rattacher à l’analyse qu’il fait de la valeur d’échange/valeur d’usage comme expression du travail, selon qu’on l’envisage du point de vue abstrait ou concret. Sous cet angle, la valeur comme fausse unité contradictoire entre la valeur d’échange et la valeur d’usage exprimerait l’écartèlement des deux aspects du travail : travail humain en général (“physiologique”) et travail s’appliquant à un but précis (“concret”). L’unité de l’espèce recevrait son expression abstraite dans la valeur d’échange, qui entrerait en conflit avec la valeur d’usage, expression du caractère isolé, privé, faussement “concrète” des travaux. Sur cette voie, un dépassement était possible, car en prenant au mot la conception selon laquelle la contradiction du travail (humain/abstrait versus échange/concret) crée la valeur, on parvenait à la nécessité de comprendre que le dépassement de la valeur, c’est le dépassement du travail. Et dès lors que l’on saisit que l’échange à créé le travail et la valeur parallèlement d’un point de vue historique, on voit que c’est tout le cycle qui doit s’arrêter comme lors des grèves générales. Mais Marx ne peut parvenir à ce point où il renverserait complètement sa perspective et comprendrait la contradiction “interne” du travail comme expression mystifiée d’une contradiction bien plus vaste qui remet en cause le travail comme moment éclaté. Il est enfermé dans le mouvement d’affirmation du travail et doit donc éluder cette contradiction en prônant l’abolition de la “forme valeur”, ce qui ne veut rien dire. Aujourd’hui, avec l’échappement du couple valeur-travail et sa démesure à regard de toute limite humaine, où peut reprendre la perspective féconde ouverte par la question de l’“énergie humaine en général” ; mais d’emblée, cette fois, en affirmant que cette énergie est au-delà du travail.
En attendant, pour les économistes marxistes de la domination réelle dont Rubin fut un pionnier, le travail physiologique est une réalité purement “naturelle” dont l’étude est laissée aux chronométreurs, techniciens, biologistes, psychiatres, etc. L’essentiel, en effet, pour la valeur se posant comme sujet, c’est que cette présupposition existe comme richesse “naturelle” à piller :
“Le travail physiologique homogène n’est pas l’objet mais plutôt la présupposition de la recherche économique. En réalité, si le travail en tant que dépense d’énergie physique est une présupposition biologique de toute économie humaine, l’homogénéité physiologique du travail est une présupposition biologique de toute division du travail. L’homogénéité physique du travail humain est une présupposition pour le transfert des hommes d’une forme de travail à une autre (…). L’origine du système social de division du travail et, en particulier, le système de production marchande n’est possible que sur cette base.”
C’est clair. Cependant, il faut bien voir que sur la base de la réduction opérée par Marx de la capacité humaine générique en “force de travail physiologique”, c’est Rubin qui a raison ! Cette dégradation de la force humaine en “physiologie” est effectivement un moment de la reproduction dans l’échange. La “physiologie” se présente comme “base” de l’individu moyen avec ses “besoins”, sa “raison” — et cet individu se présente comme base de la valeur, de la démocratie, etc. Le concept de travail physiologique sépare le métabolisme corporel des hommes de leurs rapports sociaux, pour mieux permettre l’échappement de ces derniers. Il exprime et reproduit la rupture créée par l’échange entre l’individu biologique et l’individu social. Il suffit pourtant de se demander où s’arrête et où commence le “corps” pour saisir que la conception d’une force humaine “physiologique” décrit surtout les limites juridiques de l’individu échangiste, qui ne connaît plus sa discontinuité comme moment de la continuité cosmique. Si nous nous sentons “mal dans notre peau”, c’est que nous ne savons plus si elle protège notre individu juridique de notre individu social, ou le contraire.
On suppose qu’il y a deux sphères, le biologique et le social. Certes, on convient qu’elles sont liées, mais de façon contingente, comme “conditions” l’une de l’autre, comme n’ayant aucun rapport nécessaire. On occulte l’activité vitale unique et spécifique de l’être humain. La capacité physiologique des hommes est posée par l’économie comme une donnée naturelle, une condition”, au lieu d’être générée historiquement et cosmiquement. En effet elle est comprise comme invariant. La capacité d’activité vitale des hommes, par contre, est constamment enrichie dans le cycle élargi de l’écosphère créateur de/crée par l’homme, grâce à sa capacité infinie de transmuter la nature “extérieure” en nature humaine (acquis génériques). Nos activités ne sont pas une “base” de notre activité, elles notre moment interne à nous du procès où les plantes, animaux, sources d’énergie que nous avons transformés en ressources internes (“physiologiques”, si l’on veut) existent comme capacités génériques à recréer socialement et maintenant.
L’“homogénéité” du travail physiologique, du fait qu’elle est comprise comme capacité indifférenciée de dépense d’énergie de la part de tous les hommes, sépare cette énergie de ce à quoi elle s’applique, de sa réalisation. Cette capacité est “homogène” car elle est abstraite de tout : du métabolisme unique à chaque individu, des ressources avec lesquelles elle forme l’activité vitale, des rapports sociaux qu’elle inclut dans le “cerveau, nerfs et muscles” dont parle Marx. Elle représente bel et bien, dans la fausse cohérence de l’économie la “base” du “travail abstrait”, créateur de valeur : en effet, l’abstraction des hommes, leur réduction à une capacité “physiologique” est le procès qui forge les conditions de la représentation de leur caractère “social” également abstrait : la valeur sans contenu ! Les hommes deviennent propriétaires de “leurs” corps comme de choses extérieurs à ce qu’ils font — corps naturels, égaux et homogènes. C’est ce que Marx appelle dans Le Capital la “force de travail simple”, définie comme “cette force de travail qui, en moyenne (!), à part tout développement spécial, existe dans l’organisme de tout individu ordinaire”.
On retrouve là l’inepte préjugé démocratique selon lequel les êtres humains sont égaux, les races sont égales, l’homme et la femme sont égaux. Au lieu de saisir l’unification comme une activité qui s’effectue par et dans la diversification, le démocrate la considère comme une donnée juridique. Alors que l’unité de l’espèce est un mouvement toujours remis en cause, une voie à travers les écarts, les développements différents, les explorations de ressources nouvelles et leurs transmutations mutuelles en une alchimie humaine générique (les acquis restent transmissibles au sein de l’espèce), le démocrate veut gommer les divers moments et affirme une unité indifférenciée, une fausse unité : l’homogénéité. Sous cet angle, elle est négation abstraite de l’histoire, tentative de cultiver une espèce de zombies qui soient en deçà des développements diversifiés qu’ont assimile les races, les peuples, les tribus, les communes, les classes, les castes, les individus. Mais si dans telle tendance humaine a fleuri tel talent spécial, inouï pour telle autre, leur unité réside dans la reconnaissance de leur différence, prélude à la genèse d’une synthèse supérieure. Ainsi, les différentes formes de conscience forgées en relative isolation par les divers groupes se sont inscrites dans leurs codes génétiques sous forme de potentialités. Nier cette éventualité serait nier pour tous les êtres humains la possibilité de s’approprier socialement/biologiquement cette histoire réelle de leur espèce. L’homogénéisation, en tant que faux dépassement, est de ce point de vue, régression de l’humanité.
L’espèce humaine n’est pas homogène. Ce qui constitue sa nature unique, c’est :
1) Notre capacité universelle à enfanter et donc à incorporer toute mutation induite par/et permettant une activité vitale effectuée par des hommes et des femmes ou qu’ils soient sur la planète.
2) Notre capacité sociale, amoureusement et génétiquement transmise, d’assimiler des modes d’activités étrangers (et donc de transformer la nature en nature humaine, et notre “physiologie” en mouvement créatif de la nature) grâce à l’apprentissage social — modes qui à leur tour tendent (avec un décalage il est vrai) à s’inscrire dans nos gènes, à teindre notre génie. Ce qui est spécifique à l’espèce humaine c’est que l’unification/diversification s’y réalise de façon génériquement sociale et socialement générique. En niant la vraie unité diversifiée, contradictoire, conflictuelle et harmonieuse, les hommes démocratisés se détruisent comme sous-espèce et cessent d’être un moment réel de l’histoire de la matière.
Donc, potentiel d’activité vitale et force de travail physiologique ne sont pas identiques. La seconde est un moment historique du premier ; au fur et à mesure qu’elle s’affirme unilatéralement comme capacité naturelle, égale, universelle-abstraite, elle détruit en tant que moment séparé hypostasie les diverses capacités vitales qui étaient ses présupposés. La reconstitution d’une capacité humaine au-delà du travail est simultanément réappropriation et dépassement de ces capacités — démantèlement de l’échafaudage qui a permis de l’élaborer. L’homme s’approprie ce que le travail, la machine, la technique disaient, dans leur langage partiel, des capacités humaines.
Heisenberg raconte à ce sujet une histoire profonde. Un homme visite un vieux rabbin connu pour sa sagesse et se plaint du progrès technique.
“Ces progrès ne sont-ils pas complètement inutiles”, demande-t-il, “quand on considère les véritables valeurs de la vie ?”
— Sans doute, mais quand on a une attitude correcte, on peut apprendre de tout, répond le rabbin.
— Non, insiste le visiteur, de choses stupides comme le chemin de fer, le téléphone ou le télégraphe, on ne peut bien apprendre.
— Vous avez tort, explique le rabbin Le chemin de fer montre qu’un instant de retard suffit pour manquer tout. Le télégraphe montre que chaque mot compte. Et le téléphone montre que ce qu’on dit ici peut être entendu là-bas.
Mais revenons à l’économie politique, autre chose stupide dont on peut toutefois apprendre. En assimilant “dépense (nb) humaine d’énergie” à “travail physiologique”, elle cherche à produire le “travail abstrait” comme “substance sociale” et se retrouve à étudier la production des rapports sociaux… par les rapports sociaux (“Le niveau de développement des formes de division sociale et du travail est déterminé par des causes purement sociales” — Rubin.) Sous la domination réelle du capital, le triomphe du “travail physiologique” est la réduction de l’humain à des “besoins” complètement fantasmagoriques (n calories, x heures de sommeil, y accouplements) alors qu’il n’a plus ni air pur, ni lumière, ni d’activité ayant un rapport nécessaire avec son corps entier. Ces prétendus “besoins physiologiques” ne revêtent un semblant de cohérence que parce qu’ils sont un moment du cycle de réduction des hommes à une capacité de “travail simple”. Le corps humain et la matière fonctionnent chichement sur le mode dépense (d’énergie) et consommation (de calories, de repos, de plaisir). Ainsi l’homme ne se produit plus lui-même en produisant. Il fabrique un monde extérieur (objet) et, ayant ainsi dépensé, ouvre le bec pour recevoir la pitance quantitativement proportionnelle à sa “dépense”.
On voit ainsi à quel point le concept de force de travail physiologique, ou simple, est à la fois une affirmation réelle et une mystification. Réelle en ce que ce procès à bien lieu. Mystification car, d’un point de vue historique-humain, il n’est que l’expression, à l’intérieur du couple valeur/travail et la contradiction entre l’unification planétaire de l’espèce et la destruction des activités vitales isolées à partir desquelles s’est effectuée cette unification dans la valeur. Là où cette mystification éclate, c’est lorsque Marx affirme inconsidérément que “la force de travail simple existe en tout individu”. En fait, il a fallu des millénaires de lutte contre les forces humaines liées et cultivées dans une multiplicité d’interactions hommes-écosystèmes particuliers, des millénaires de destruction des liens spécifiques établis entres les communautés et l’univers, bref — il a fallu ce que Marx lui-même appelle l’accumulation primitive du capital pour créer des masses de travailleurs simples contraints et capables d’auto-réprimer leur potentiel cérébral, nerveux, musculaire et d’appliquer quelques neurones, nerfs et muscles spécialisés à un travail. Du point de vue du capital, débarquent dans les fabriques des hordes d’individus capables “naturellement” d’accomplir un travail dit “simple”. Mais quelle représentation mesurera le temps de travail anti-créatif nécessaire pour dissoudre les activités vitales dans lesquelles les hommes réalisaient leur potentiel générique, pour dissoudre par la marchandise et/ou la violence les communautés antiques ? Et aujourd’hui, avec l’idéologie travail/besoins, se pose la question : la valeur sera-t-elle perpétuée par une revalorisation fondée sur la transmutation de toute activité en travail ; une nouvelle production de “temps nécessaire” à la destruction de l’être commun des hommes mais cette fois jusque dans leurs corps (qui en sont la mémoire vivante) ?
La force de travail simple est un résultat complexe en contradiction permanente avec nos capacités et non une potentialité naturelle. Si au XIXe siècle, les prolétaires (pourtant déjà appauvris par le confinement et la subordination formelle au capital de leur travail artisanal antérieur) brisaient les machines, c’est bien parce que le travail dit “simple” était horriblement complexe et difficile pour eux. C’est en effet une torture que de transformer des millions d’années d’hominisation en appendice de la machine. À l’autre bout du cycle du capital, le refus du travail surgi dans les années 1960 proclame la magnifique incapacité des prolétaires exclus/s’excluant de la production à effectuer le procès de réduction de leurs capacités vitales en force de travail. C’est devenu tellement compliqué de mener la lutte dans son propre corps, contre sa propre humanité, qu’on n’arrive plus à être une force de travail simple. Cette dimension, que Marx perd dans ses protestations contre la dureté, la longueur et l’intensité du travail, dépasse de loin l’idéologie que Potere Operaio a bâti autour du refus du travail et qui en est une fixation. Le refus du travail précipite la décomposition de la classe ouvrière et produit la “classe” révolutionnaire au sein/en dehors de la valeur : individus sans-réserves ne pouvant/ne voulant plus être force de travail, infiniment pauvres (ils ne sont même plus des marchandises), infiniment riches (face à leurs propres capacités ne pouvant plus être réduites, comme devant une histoire infiniment ancienne et pourtant pas encore écrite). Trop pauvres pour vivre (car la vraie vie est congelée dans le capital et nous en sommes expulsés), trop riches pour nous contenter de survivre (notre expulsion du capital pose nos capacités humaines comme incommensurables par rapport à toute survie dans la “dévalorisation”).
Derrière la mystification de la “force de travail simple” donnée à tout individu et opposée à la “force de travail complexe”, nécessitant une “formation”, il y a le point de vue du capital : celui-ci ne considère comme “temps” que ce qui lui apparaît comme “nécessaire” en ses propres termes (le temps de formation payé) et il ne veut pas connaître le temps de déformation/mutilation du travailleur “simple” (la télé, le loisir, la boisson). Pour le capital, tout ce qui se déroule en dehors de l’échange ne “crée” pas de valeur et n’est donc pas travail : un ouvrier qui suit des cours payés est une force “complexe”, un ouvrier qui apprend “gratuitement” dans son taudis et au café l’insécurité qui l’obligera à déployer des trésors d’ingéniosité pour faire taire son génie poétique est une force “simple”, “élémentaire”. Répugnant naturalisme qui considère qu’il est “simple” pour un être vivant de visser des boulons toute la journée, pour un être aussi fin, subtil et élaboré qu’un homme de devenir la carcasse du temps. On peut opposer à la définition naturaliste de Marx de la force de travail “simple” comme inhérente à “tout individu”, ce qu’il écrivait dans les Manuscrits de 1844 :
“L’économiste réduit l’activité de l’ouvrier au mouvement mécanique le plus abstrait, et dit en conséquence : l’homme n’a pas d’autre activité (…) ; car même cette vie-là, il la proclame humaine…”
Marx devenu économiste tombe sous cette critique. Non seulement proclame la force de travail mécanique simple force humaine, mais il affirme qu’elle est dans “l’organisme de tout individu moyen” — alors que lui-même a très bien vu, dans les Manuscrits, que l’ouvrier est réduit à un stade sous-animal, puisque “l’animal ressent le besoin de la chasse, du mouvement, de la société, de l’air…”.
“L’aliénation par l’argent produit la simplicité grossière et abstraite du besoin. Même le besoin de grand air cesse d’être un besoin pour l’ouvrier. La maison de lumière que Prométhée désigne comme l’un des plus grands cadeaux qui lui ait permis de transformer le sauvage en homme, cesse d’être pour l’ouvrier. La lumière, l’air ou la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme. L’incurie complète et contre-nature, la putridité devient l’élément de sa vie. Aucun de ses sens n’existe plus…”
La transformation de l’homme en travailleur est donc tendanciellement destruction non seulement des hommes, mais même du genre, du génie humain. Les marxistes critiquent ce genre de passage, qu’ils trouvent sympathique, mais philosophique, pas assez “scientifique”. Ils disent que Marx dans ses œuvres de jeunesse se réfère à un homme “naturel”. Mais en fait, ce sont eux qui ne comprenant pas la dimension historique de la nature humaine projettent leur “individu naturel”, c’est-à-dire sous-humain produit par la valeur, sur leurs concepts de “travail simple”, “besoins”, etc.
La seule chose qu’il faut ajouter à ces fulgurances des Manuscrits, c’est que la réduction de l’homme en ouvrier est simultanément genèse d’individus arrachés à leurs communes partielles, et que ces individus abstraits ne pourront éviter la régression et la destruction de leurs capacités qu’en forgeant une activité vitale planétaire.
V – Et si la valeur n’avait pas de “substance” ?
Le concept de travail abstrait est indispensable à la théorie marxiste de la valeur pour deux raisons : 1) Afin que le cycle d’auto-valorisation s’effectue à travers les changements de forme de la valeur, il faut que celle-ci ait une substance. Or cette substance ne saurait être le travail “concret”, qui n’est ni homogène, ni (selon la théorie elle-même) déjà “social” alors que la valeur est une réalité “purement sociale”. 2) Toutefois, la substance doit être le travail quand même, acte qui produit la valeur. La notion de travail abstrait permet donc de fonder le cycle de la valeur sur une substance première, de donner chair à l’auto-valorisation — et d’affirmer le travail comme sujet.
Mais ce tour de passe-passe se heurte à une contradiction insurmontable : comment le travail peut-il être la substance de la valeur, s’il ne se forme que post festum, dans et par la forme valeur (marchandise) ? Comment le travail abstrait peut-il “créer” la valeur si seule la transformation formelle des produits en valeurs le pose comme abstraction du travail “concret” ? D’un côté, on suppose que cette substance préexiste à l’échange, que c’est elle qui est échangée ; de l’autre, on affirme que c’est dans et par l’échange qu’elle est créée. D’où le dilemme. Comment concilier les deux postulats de l’économie du mouvement ouvrier : primo, le travail, substance de la valeur, se balade dans l’échange, n’y subissant que des changements de “forme” ; secundo, ce n’est que dans l’échange que le travail devient cette substance, en étant abstrait de ses qualités concrètes, etc. Il n’est pas possible d’escamoter le paradoxe en disant que tout ça à lieu en même temps (au niveau du capital global), car ce n’est pas fondamentalement un problème de succession dans le temps — bien que ça le soit aussi, secondairement —, mais un problème de trouver le moment moteur, créatif, actif du cycle. La contradiction c’est que la valeur-en-procès se pose comme créatrice d’elle-même — et que le travail se pose également comme sujet. Mais dans l’univers clos du capital, il n’y a pas de place pour deux démiurges !
Rubin pose carrément le problème que la plupart des marxistes éludent :
“D’un côté la valeur et le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès de production ; et pourtant, d’un autre côté, Marx dans plusieurs passages dit que le travail abstrait présuppose le procès de l’échange.”
Il est remarquable de voir comment il résout l’antinomie. Il faut, dit-il :
“distinguer deux concepts de l’échange : l’échange comme forme sociale du procès de reproduction, et l’échange comme phase particulière de ce procès… L’échange n’est pas seulement une phase séparée du procès de reproduction. C’est une forme particulière du procès entier de reproduction.”
Abracadabra ! Puisque l’échange modèle la production, il n’y a pas de contradiction !
“Quand Marx répète que le travail abstrait est seulement le résultat de l’échange, cela veut dire qu’il est le résultat d’une forme sociale donnée du procès de production.”
Ainsi, le créateur ultime du travail abstrait, c’est la “forme du procès de production”, c’est-à-dire le mode de production capitaliste, qui crée sa propre substance : mais alors où est la place du satané travail concret ? L’entourloupette de Rubin consiste, après avoir posé production et échange comme séparés, de les réunir dès que ça va mal sous le concept passe-partout de “forme sociale de production” (encore une forme, décidément !). Ainsi, il n’y a même plus de contradiction entre production et échange : l’un est production pour l’échange, et l’autre est la “forme sociale” de la production. Tant de contorsions pour en arriver, à la première difficulté à cette immense tautologie. La contradiction que Marx pose sans la dépasser, mais sans l’occulter, Rubin l’efface en tentant de constituer définitivement la production marchande en totalité close (utopie réelle de l’échappement du capital, où production et échange fusionnent, où le couple valeur/travail devient autosuffisant).
Mais l’économiste bolchevique est contraint, tout de même, de revenir à ses moutons : le travail abstrait est-il déjà dans le travail concret ou est-il constitué par l’échange (au sens de phase spécifique d’échange des produits qui réalise leur péréquation, leur homogénéité abstraite) ? Il doit poser cette question parce que le capital “ouvrier” russe de cette période est soumis à un double impératif d’une part, constituer une force de travail, un travail vivant “créateur de valeur”, donc affirmer la primauté du travail ; d’autre part, maintenir l’échange comme “forme” indispensable de constitution de la valeur (impossibilité de la concentration totale du capital national). C’est ce qui expliquerait le compromis auquel il aboutit :
“L’échange laisse son empreinte dans la phase de production directe… Le procès de production direct acquiert des propriétés sociales déterminées qui correspondent à l’organisation de l’économie marchande basée sur l’échange (…)” (Avant même d’échanger), “le producteur ressent la pression de tous ceux qui s’affrontent sur le marché… Ce rapport économique et ces rapports de production, qui sont réalisés directement dans l’échange, étendent leur influence après que les actes concrets de l’échange sont finis. Déjà dans le processus de production directe, le producteur apparaît comme un producteur marchand, son travail a le caractère du travail abstrait, et son produit a le caractère de valeur”.
Mais alors, on se demande où est la nécessité de l’échange comme phase spécifique puisque la fameuse “forme sociale de production” assure que le travail concret est déjà abstrait, que le produit est déjà valeur. Pourquoi la production marchande aurait-elle besoin d’un marché (certains conseillistes parlent de “capitalisme bureaucratique” opposé au “capitalisme de marché”) ? Si le produit est déjà social dans son caractère concret, pourquoi l’appeler abstrait ? Abstrait de quoi ? Comment peut-il être abstrait de ses qualités concrètes au moment même où il est ce “concret” ? Tout cela est aussi fastidieux pour moi que pour tout le monde, mais il faut en démanteler la fausse cohérence une fois pour toutes — afin de n’y point revenir. En posant le travail abstrait comme l’acte moteur concret et la valeur comme substance sociale produite par cet acte, l’économie politique ouvrière est condamnée à cette bouillie scolastique. Car il n’y a pas de pont entre le travail dit concret et la valeur substance. Alors, on invente le travail abstrait, substance de la substance, destinée à combler le vide. Mais de deux choses l’une : ou bien cette abstraction est déjà dans l’acte de travail “concret” et alors on ne voit toujours pas comment cet acte produit la substance sociale générale ; ou bien, cette abstraction est effectuée par l’échange, et alors la substance n’a aucun lien avec les qualités “concrètes” du travail (uniquement avec le “temps” qu’il “contient”). Dire que le travail concret est effectué “pour” sa transformation en travail abstrait ne résout nullement l’antinomie, cela signifie seulement que l’échange détermine le travail – mais où, quand, comment est opérée la transsubstantiation du travail concret en ce fluide miraculeux qu’est le travail abstrait, éther de la valeur parcourant les veines de la société et assurant sa reproduction ? Dire que le travail s’effectue pour l’échange, qu’il lui est subordonné (et c’est la seule manière de fonder l’affirmation qu’il est d’emblée abstrait), revient à abandonner le postulat central du mouvement ouvrier : le travail crée la valeur. Le travail n’est plus dès lors qu’un moment de transmission à l’intérieur du cycle de l’échange, qui le modèle comme abstrait (même la plus-value ne serait pas produite par le travail, car le surtravail subirait le même sort)31.
La contradiction de l’économie politique ouvrière se dévoile dans l’oscillation entre deux définitions du travail abstrait/valeur
– d’une part, le travail est “substance” de la valeur, “crée” la valeur, “forme” la valeur ;
– d’autre part,
“les rapports entre le travail abstrait et la valeur ne peuvent être considérés comme des rapports entre des causes physiques et des effets physiques. La valeur est l’expression matérielle de la forme spécifique que le travail possède dans une économie marchande : c’est-à-dire le travail abstrait”. (Rubin)
Donc, tantôt le travail “crée” la valeur, tantôt il trouve son “expression” dans la “forme” de la valeur. Valse infernale à deux temps : un pas à gauche, il y a un rapport substantiel, physique et le travail est bien le moment créateur ; un pas à droite, le travail est “formé” par l’échange, et c’est celle-ci qui est la matrice de cette forme. L’économie politique, qui cherche dans le rapport travail/valeur la clé du mouvement, ne peut concilier ces deux points de vue, car d’un point de vue interne, le mouvement du capital qu’elle tente de reproduire est leur contradiction.
Il faut abandonner le point de vue réifié selon lequel ces moments abstraits “font” quoi que soit, que le travail se “transforme” en ceci ou cela, que la valeur “exprime” ceci ou cela, pour commencer à voir clair. Il s’agit de comprendre ceci :
1) les hommes effectuent chacun de ces moments ;
2) ils les effectuent de façon discontinue, les uns par rapport aux autres (essentiellement, spatialement, temporellement) ;
3) ils les effectuent dans les limites fixées par cette discontinuité ;
4) ces limites sont inhérentes à la place spécifique de chacun de ces moments en tant que morceaux séparés de l’activité vitale humaine.
La théorie valeur/travail, qui tente de donner une continuité et une cohérence purement internes à ce cycle doit lui trouver un sujet et une substance (un moment créateur et un immuable). On comprend ainsi l’effort de Rubin de concilier les deux impératifs antagoniques du cycle (la valeur doit être produite par le travail, mais elle doit être son propre produit) en inventant une substance qui est un peu les deux à la fois. Certes, nous dit-il, ce qui crée la valeur ce n’est pas le travail “concret” mais le travail “abstrait”. Cependant, cette substance n’est pas suffisante, elle récèle trop d’absurdités et ne se plie pas au rôle qu’on entend lui faire jouer. Alors, l’économiste invente le “travail abstrait latent”, “potentiel”. L’imbroglio est à son comble : la seule façon de conserver la substance est de lui attribuer toutes sortes d’états fantomatiques “idéaux”, “latents”, “potentiels”, “non réalisés” (à un moment, Marx parle de marchandises “grosses” de valeur). Et la science se transforme en purée, comme en témoignent ces jésuiteries de Rubin :
“Dans la production, les produits du travail ne sont pas caractérisés complètement par les mêmes propriétés sociales que celles qui les caractérisent dans la phase de l’échange.”
“Le caractère de valeur du produit du travail n’est dans la production directe pas encore le caractère qu’il acquiert quand il est effectivement échangé pour de l’argent, quand, pour reprendre les termes de Marx, la valeur ‘idéale’ est transformée en valeur ‘réelle’…”
“Le travail est directement privé et concret, et indirectement ou de façon latente social et abstrait, comme l’a dit Marx”.
“Le travail et le produit du travail possèdent des caractéristiques sociales déterminées, mais celles-ci doivent être réalisées dans le procès de l’échange. Dans le procès de production direct, le travail n’est pas encore travail abstrait dans le sens plein du terme, il doit encore le devenir.”
(Encore une fois, ce délire est réel en tant que tel. C’est ainsi que les producteurs et les échangistes peuvent se représenter ce qu’ils font et qui leur échappe. Mais dès que l’on comprend à partir de quelles contradictions et dans quelles limites ils forgent ces créatures, on saisit les limites de leur application pratique. Tant que les divers moments (ici, travail et échange) peuvent être effectués séparément avec la représentation d’une unité fictive (valeur), d’une substance-continuum (travail abstrait) — la théorie “fonctionne” en occultant tout ce qui lui est extérieur. Tant que la transformation d’activités en travail et les nouveaux liens entre hommes, dont ces représentations sont une anticipation, se réalisent, celles-ci sont perpétuées comme pure fictivité.)
Rubin, dans les passages ci-dessus, ne fait que reprendre le compromis trouvé par Marx dans Le Capital pour sauver du naufrage la valeur substance : celle-ci existe de façon “idéale”, “potentielle”, “latente” dans la production et devient “réelle”, “réalisée”, “vérifiée” dans l’échange. Elle est comme l’“essence” dans la philosophie : “en soi” avant de revêtir une apparence “phénoménale”, puis réalisée “pour soi”, etc. Les discours de l’économie et de la philosophie ont ceci de commun qu’ils sont circulaires et indestructibles de l’intérieur : car l’“essence” (ou la “substance”) a beau se perdre dans le “phénomène”, elle se réalise à travers cette perte et s’y recrée. La valeur se dévalorise dans le travail, mais s’y recrée comme capital (v + v’), lequel n’existe encore qu’en-soi mais va être réalisé à travers une seconde négation dans l’échange, où il se devient pour soi : c’est la valeur-en procès. Le travail aussi est une essence : il existe d’abord en-soi, de façon donnée, indifférenciée, puis il est aliéné et revêt une “forme” où il réalise en se niant son caractère social (travail abstrait réalisé) ; mais dans ce mouvement, il se crée pour-soi (délire de la sociale-democratie : la classe ouvrière grandit, à chaque fois que le travail réintègre le procès de production il est plus fort, plus productif, plus associé).
Pas plus que la critique de la philosophie, celle de l’économie ne peut être achevée en tant que telle. Ce texte n’est nécessaire que comme moment tendanciellement impossible. Lorsque nous réussirons à faire la critique active et permanente de notre propre mouvement au sein de/sortant de la valeur — alors, la critique des morceaux éclatés et fictivement autosuffisants de cette monstrueuse représentation cessera, et nous pourrons trancher la tête de l’hydre. Tenir le pas gagné, nous y arrivons.
VI – Le temps, démesure de la valeur
Pour Marx, comme pour Rubin, le travail à une dimension mesurable (une “grandeur”) : c’est le “temps”. Mais de quel “temps" s’agit-il ? Du temps mesuré par l’horloge, ou de celui que mesure le prix ? Et quel est le lien entre ces deux temps ? Si l’on conçoit le temps comme une substance “cristallisée” (l’expression est de Marx) dans le produit, on se heurte à une impossibilité d’établir un lien continu, une loi entre le temps concret et le temps abstrait. En effet, le temps concret commence par disparaître et ne se retrouve pas en tant que réalité physique dans le temps abstrait : il a été dissous dans la péréquation de tous les temps concrets sur le marché. Mais alors qu’est-ce qui permet de parler de temps exprimé dans le prix, et pourquoi parler de temps abstrait, comme si la grandeur mesurable de la marchandise avait été abstraite du temps particulier consacre à sa fabrication. Et y a-t-il autre chose qu’un temps particulier, qui est toujours abstrait en tant que dimension d’un univers séparé (ici, l’univers infernal du travail qui rythme en effet tous les autres) — et toujours concret quand même en ce qu’il réalise et mesure dans les paramètres de cet univers clos un rapport entre l’homme et la totalité infinie (au-delà du temps, en tout cas du temps de l’horloge). Si la marchandise ne se présente jamais en temps, c’est parce qu’elle n’est, ni ne représente du temps “général”. Le temps ne fait rien, ce sont les échangistes qui rapportent proportionnellement les prix (signes arbitraires) à leur temps particulier en comparant leurs temps à travers les signes, mais les signes n’expriment ni les temps particuliers directement, ni un prétendu “temps abstrait général”, qui n’existe pas. Il y a discontinuité : les temps particuliers fixent des limites (on ne peut passer des heures à fabriquer une épingle), à l’intérieur desquelles les échangistes produisent des signes qui ont leur propre cohérence et ne “représentent” rien. Ces limites sont établies en tant que temps juridique à l’intérieur des limites globales déterminées par les nécessités de la reproduction élargie des activités vitales. La crise serait alors le résultat de la tendance vers la fictivité complète des prix/signes par rapport aux temps particuliers juridiques (complète dans le sens ou ils n’oscillent plus autour, mais s’en émancipent) ; ou plutôt, cela ne serait que la crise cyclique, vue de l’intérieur du procès valeur/travail. La vraie crise au sens historique et humain, la bonne crise salutaire, qui permettra de balayer ce fatras, est la tendance de l’ensemble : temps particulier/prix signes à devenir complètement fictifs par rapport aux nécessités de l’activité vitale. Dans cette perspective, il faudrait remettre en question ce que j’ai affirmé précédemment et qui fait la part trop belle aux concepts économiques :
– il n’y aurait pas discordance entre deux “temps”, ou plutôt cela serait encore une façon d’exprimer la crise de la valeur dans son langage.
– il faut élaborer une notion critique de la représentation. La théorie ouvrière de la valeur peut considérer que celle-ci représente le temps de travail parce qu’elle s’efforce d’établir une continuité entre la sphère de la production et celle de l’échange. Mais en fait, ce qui se passe c’est ceci : les producteurs produisent, à partir de la contradiction inhérente à leur activité travail (moment séparé de/lié à l’activité humaine vitale et globale), une représentation “temps juridique”. Celle-ci ne “représente” pas leur travail, elle est une réalité autre, produite par la séparation d’une dimension de leur travail des autres dimensions du cosmos ; Il ne faut pas dire : “le temps représente le travail”, mais “les hommes se re-présentent le travail en temps”. Le temps n’est donc pas un “attribut”, ou une “grandeur”, ou une “mesure” ou une représentation directe et mécanique du travail, mais une activité de représentation à eux-mêmes de leur travail par les producteurs-échangistes. Cette activité tend à s’autonomiser par rapport à toute limite, elle devient vraiment démesurée32. Même chose pour les prix, qui ne représentent pas les temps (ni une “moyenne” des temps, qui est une absurdité : le temps étant toujours la mesure d’une activité particulière)33.
La proposition de Jacques Camatte dans Invariance : “Le capital est devenu pure représentation”, à première vue incohérente (comme la représentation pourrait-elle se maintenir sans ce qu’elle représente ?), est très profonde si l’on comprend qu’il y a de la part des hommes échangistes (Camatte parle des êtres du capital) activité de représentation de leurs travaux à eux-mêmes et que la représentation est une activité nouvelle produite à partir de l’abstraction active dune dimension de l’activité (ici, le travail étant réduit au temps juridique). Il n’y a pas de lien direct, passif entre travail et prix, la seule façon dont le premier influence la représentation c’est par les limites qu’il fixe (ou plutôt qu’il transmet puisqu’elles ont leur source première dans la réduction de l’activité vitale en travail). Par conséquent, le nœud de la crise actuelle, c’est : 1) que les limites induites/transmises par les travaux n’opèrent plus (inflation) ; (et cela résulte de ce que) 2) les activités vitales n’imposent plus de limites aux travaux parce qu’elles tendent à ne plus exister (destruction de toute activité communautaire et formation de la communauté purement matérielle du capital). L’activité de production de la représentation capital s’émancipe des limites inhérentes aux travaux, devenus des pures abstractions, des “dépenses de temps” juridiques ne rencontrant plus aucun correctif puisqu’il n’y a plus d’activités vitales à élargir (c’est une tendance bien sûr).
La limite du capital n’est évidemment pas le travail (ces deux compères sont désormais inséparables), mais ne réside pas non plus dans les communautés antérieures devenues résultats et non plus présuppositions du capital. La seule limite, ce sont les êtres humains qui ne peuvent ni ne veulent accomplir leur propre destruction physique et sociale (ils refusent d’effacer l’histoire inscrite dans leur potentiel générique, ils refusent de devenir de pures représentations). Il ne nous est plus possible de “résister au capital” car celui-ci n’est plus une chose extérieure contre lequel nous prendrions appui sur de quelconques communautés. Il est notre activité de représentation de… rien. Il est notre propre course au néant : donc plus possible d’opposer la vraie activité à son spectacle. C’est un véritable saut périlleux : nous ne connaissons pas ce que nous sommes, nous ne connaissons pas nos capacités car aucune activité ne les réalise. Nous sommes devenus soit de pures représentations, soit de pures capacités. Nous sommes terriblement et merveilleusement libres. Ce saut initie une activité nouvelle à partir de notre nature humaine (génie poétique, mémoire historique, intuition sociale), une activité qui ne soit ni une simple répétition des antiques activités dans lesquelles se sont forgées ce potentiel, ni la représentation (toutes les activités actuelles, y compris la théorie !) qui le détruit.
Ce point atteint, je me heurte aux limites de ma représentation théorique — et je suis dans la même expectative, ambiguïté, imminence que l’ensemble des individus prolétarisés : je sais qu’il s’agit de créer la situation où tout retour en arrière et toute fuite en avant sont impossibles, et je ne sais pas ce que c’est que créer à partir de nos seules capacités humaines sans l’aide d’aucune communauté extérieure, d’aucune représentation. Nous n’avons pas de levier, c’est en nous qu’est le génie humain qui se produira comme limite et au-delà du capital.
Troisième partie
I – Production de la représentation valeur à partir de l’éclatement des activités vitales
Le travail est une abstraction juridique. Il est une dimension d’un moment du métabolisme hommes-matière. Une dimension séparée de toutes les autres qui la traversent. Un moment ignorant les autres moments génériques, historiques, cosmiques — qui pourtant le fondent et qu’il reproduit forcément (mais dans quel désordre !).
La contradiction du travail est d’être à la fois lié aux activités vitales éclatées mais séparé d’elles. Lié, car tout geste, tout savoir est une continuation de toute l’activité humaine (non seulement de celle qui s’effectue dans l’échange, mais également de celle que le travail ignore). Séparé, car cette continuité s’opère de façon discontinue, en se détachant de ce qui la constitue, en se posant comme “temps”, “utilité”, “production”. Le travail est donc lié à/séparé de :
– la “société” (marché, propriété, État) ;
– l’activité non incluse dans l’échange (sommeil, reproduction, famille, communautés, gratuité, etc.).
Une telle constatation reste néanmoins statique. En fait si chaque travail est séparé de/lié aux autres activités déjà dans l’échange (autres travaux, production de la représentation), il entretient un lien/séparation d’un type différent vis-à-vis des activités vitales non marchandes qui sont ses présupposés. Retenons simplement ici que le travail peut :
– soit les traiter comme sa “base” naturelle, immuable (c’est le cas jusqu’à aujourd’hui du sommeil par exemple), ce qui ne l’empêche pas de les dominer formellement (l’heure du coucher et du lever) ;
– soit produire des objets dont la contradiction (voir plus loin) les rend susceptibles de servir à forger des liens nouveaux, élargis, avec des activités qui vont rentrer dans le circuit de l’échange (activités communautaires encore isolées, activités domestiques, “temps” non encore représenté tels que le transport, les repas, l’éducation, les loisirs).
Ce dernier rapport (travail/activités en train de devenir travail) est décisif, car si ces activités n’existaient pas, il ne serait pas possible de maintenir la contradiction isolement/liaison entre les travaux déjà dans l’échange. C’est ce qu’exprime Rosa Luxembourg lorsqu’elle définit l’accumulation du capital comme un métabolisme entre le mode de production capitaliste et les modes précapitalistes. Dans cette perspective, le travail est mode de dissolution des activités vitales isolées qui ne se perpétue qu’en transformant ces activités en temps/geste utile/production de valeur d’usage d’une part ; et représentation/prix/capital d’autre part. Les hommes sont coupés de toutes leurs dimensions autres, séparés entre eux — et ne sont plus reliés que par une dimension. Mais il n’y a représentation de ces liens unidimensionnels que parce qu’ils sont sans cesse en train d’être produits de façon élargie. Dès que des liens sont établis, ils en appellent d’autres (division du travail). La valeur ne peut être perpétuée comme représentation des travaux déjà existants que parce qu’elle est anticipation de travaux à venir, en train d’être produits comme tels à partir de l’activité vitale.
Ce n’est pas encore très clair j’en conviens. Mais ce qui me paraît important historiquement, c’est ceci : de - 6000 à 1914-1945, la représentation valeur a été produite de façon élargie uniquement sur la base de/en anticipant sur la transformation d’activités susceptibles de devenir du travail. Il s’agissait d’activités susceptibles de produire des objets contradictoires (cf. plus loin) servant à établir des liens unidimensionnels entre des communautés jusqu’alors séparées : d’abord métal, armes, étoffes, objets de luxe, denrées exotiques, etc. Puis l’inclusion, lors de la révolution industrielle, de la force de travail elle-même au cycle marchand — qui a accéléré la formation du marché mondial. Dès lors, la tendance change : l’inclusion dans le travail de toutes les activités susceptibles de produire des objets contradictoires fait qu’il n’y a plus d’activités extérieures pour “nourrir” la représentation anticipatrice. L’autonomisation du cycle valeur/travail coïncide avec son épuisement.
Le capital n’a plus d’activités vitales potentiellement productrices d’objets (agriculture intensive, artisanat) à intégrer. Alors les hommes échangistes le reproduisent comme pure fiction. Pour se maintenir comme “valeurs”, ils créent du travail producteur non d’objets mais de pur “temps” (services, tertiaire, administration) – le temps n’étant plus que dimension de lui-même ! Et d’autre part, ils tentent de transformer les dernières activités vitales restées sous domination formelle en travail-temps, allant chercher la matière à produire les conditions de la production sur le marché de la représentation prix jusque dans les ultimes débris des activités vitales isolées. Ce mouvement, théorisé par des courants radicaux issus de la vague de 1967-1971 (Potere Operaio, Selma James) se centre sur la dernière possibilité d’une valorisation destructive de l’humanité : la transformation de toute activité humaine non-salariée jusqu’à présent en travail de production de la force de travail. Leur revendication c’est le “salaire politique” : “Tout ce que tu fais te produit ou produit ta famille, ta communauté comme marchandise, et doit donc être payé” (ce qui en fait du “temps nécessaire”).
Pour l’instant, concentrons-nous sur l’objet que produit le travail. Il est un morceau de métabolisme hommes/matière, mais qui en lui-même n’a aucun sens. Dans l’activité vitale des communautés antiques, toute production matérielle était simultanément de façon immanente production de liens entre les hommes, production des hommes. Mais dans le travail, il y a production d’objets abstraits : d’un côté, “valeurs d’usage” (objets satisfaisant des “besoins” d’individus extérieurs, contingents à regard de l’activité dont ils sont issus), de l’autre “valeur d’échange” (objets n’ayant aucun rapport nécessaire avec la reproduction de la vie du travailleur).
Le travail a donc produit un objet sans produire celui qui a dépensé son énergie vitale à le créer. En ce sens le travail est étranger au travailleur dès le départ et avant même que soit réalisée cette séparation dans l’ouvrier salarié (personne juridique/force de travail). Dans le travail, le “sujet” abstrait de ses “conditions” a produit un pur objet qui ne le reproduit pas, il est en danger de mort ! Cependant cet “objet”, bien qu’il soit, dans le travail, purement extérieur et contingent par rapport au producteur, est une matière dont la configuration correspond à un type social. On verra que cette contradiction entre le caractère abstrait et son caractère social n’est pas résolue dans l’échange, elle y est reproduite et élargie.
Chacun des travaux a été production : 1) d’un objet abstrait dont les contradictions matérielles/sociales sont une condition de son entrée sur le marché comme moment de la totalité concrète (ou plutôt de la partie de celle-ci qui est dans l’échange) ; 2) d’un individu abstrait dont l’appropriation des éléments nécessaires à sa reproduction comme travailleur dépend de cet objet comme d’une condition extérieure.
L’“objet” est un amas insensé et contingent de “matière” coupée de la totalité concrète en train d’être produite. Donc, dire que le travail a produit “une marchandise”, c’est son propre point de vue. En fait, du point de vue de la totalité concrète, il a produit une contradiction dont aucun des deux termes n’est compréhensible sans l’autre. L’objet, absurde en lui-même, n’existe que comme corollaire de la non-reproduction du travailleur. En produisant un objet, le travailleur s’est produit comme individu échangiste, juridique, porteur de marchandise. Ce que produit le travail, c’est une contradiction sujet/objet que seule l’élaboration de la représentation valeur (prix) va permettre de reproduire.
À ce stade, le “temps” n’existe ni comme substance incluse dans l’objet, ni comme temps abstrait dépensé par le producteur et réclamé par lui. Ce qu’il revendique c’est l’objet-signe (l’argent) lui permettant d’acquérir des objets qu’il va transformer par une activité “non-travail” (cuisine, digestion, sexualité, bricolage…) en capacité d’activité vitale, laquelle sera réduite à nouveau en “force de travail”, etc. Le “temps de travail” n’intervient pas dans l’échange, il est produit (différemment) à deux moments : dans le procès de travail lui-même comme “mesure” unidimensionnelle, cadre juridique de la vente et de la dépense de la force de travail (en réalité, ce temps ne “mesure” pas le travail, c’est un cadre contractuel) ; dans l’économie politique comme concept idéologique (temps “moyen”, “socialement nécessaire”, etc.).
Il faut s’arrêter sur ce dernier point. On a vu que le temps n’existe ni comme substance, ni comme mesure des objets. Dimension d’un faux-univers clos et séparé, créée par/dans l’activité qui produit cet univers, le temps ne saurait “suspendre son vol” pour hiberner dans les objets (Marx : “La marchandise est du temps de travail au repos” !), ni se maintenir comme simple représentation générale (la vraie représentation, c’est le prix et non le temps). Un temps n’est ni ‘‘au repos”, ni “général”, il est une relation entre nous, le monde que nous produisons, à l’intérieur de l’univers dont nous faisons partie et que nous reproduisons/transformons. Le travail ne produit pas la représentation prix, et celle-ci n’a pas pour substance ou mesure le temps. Le lien entre les deux représentations (“j’ai travaillé 4 heures”, “l’objet vaut 40 francs”) est fixé par des nécessités extérieures aussi bien au travail qu’a l’échange : configuration des communautés, des ressources, population, objets nécessaires à la production de nouveaux liens remplaçant les anciennes communautés. Ou plutôt, ces nécessités globales fixent des limites à l’intérieur desquelles est produite à chacune des phases (travail et marché) une représentation unidimensionnelle, séparée, juridique.
Pour l’instant, je vais me concentrer sur la critique du temps substance, “au repos”, “cristallisé” dans les objets. On peut carrément poser la question : qu’est-ce que ça veut dire, le “temps de travail” ? Le temps de transport est-il temps de travail ? Et le temps de production de la force de travail ? Et le travail ménager ? L’État paie à des millions de ménagères des allocations familiales (une forme archaïque du travail aux pièces, les “pièces” étant les gosses) pour produire la marchandise force de travail34. Potere Operaio et certaines féministes radicales ont posé la question de façon nette en réclamant le “salaire politique”, la salarisation de tout individu par l’État, quelle que soit son activité ou “inactivité”. Ces courants donnent une réponse lucide et barbare à la “crise”35 du capital. Ainsi, Falling Wall Press, un organe des mouvements radicaux noirs de Trinidad et du Royaume-Uni, se propose de :
“Contester la façon dont le travail salarié est caché par le capital, mettre jour la journée de travail de vingt-quatre heures de la classe ouvrière internationale” (in Sex, Race and Class, de Selma James).
Le rêve salarié = le salariat rêvé.
La question est posée par le développement du capital lui-même. Où commence et où finit la journée de travail ? Marx aurait répondu : est travail ce qui produit de la plus-value, ou plus simplement du capital. Mais cette réponse, juste du point de vue de la valeur en procès, est tautologique et a-historique (même du point de vue de l’histoire quotidienne des individus !). Car l’accumulation du capital (C-C’) est précisément, comme l’a vu Rosa Luxembourg :
1) Un procès où de l’activité gratuite, non encore insérée dans l’échange, est transformée en valeur ; où donc un travail en sus de celui déjà représente dans C (qui comprend v) est la condition de la représentation pl ; et où, par ailleurs, c’est de l’extérieur du circuit de l’échange que sont créées les conditions de la production de la représentation de cette valeur nouvelle (marchés nouveaux).
2) Un métabolisme ou des activités qui n’étaient pas du travail le deviennent.
Il est donc impossible, si l’on veut définir ce qui est travail, de prendre comme critère “ce qui produit du capital”, puisque le cœur même de l’existence du capital, le moyeu de la roue où s’enclenche son cycle, c’est l’abominable procès de transformation de l’activité libre en travail. Le capital est cette déchéance et ne saurait donc être défini par son résultat à un moment du cycle.
Aucune activité n’est par essence exclue du travail producteur des conditions de la représentation valeur (c’est bien pourquoi, il ne faut s’identifier à aucune). Il y a simplement des activités qui restent domestiques, autarciques, communautaires plus longtemps et résistent à leur inclusion complète dans l’échange. Lorsque le capital a commence à se heurter aux limites de son extension (1914-1945), il n’a pu perpétuer sa valorisation qu’en multipliant les activités productrices de “temps” mais non d’“objets” (inflation) à un bout (nouvelle masse de valeur compensant la dévalorisation) — et par une inflation de représentation-argent tendant à échapper à toute limite (crédit qui n’anticipe même pas un travail, monnaie sans rapport avec l’or depuis Bretton Woods) à l’autre bout. Aujourd’hui, ce développement est en crise car le problème de l’inclusion de nouvelles activités vitales reste posé. Paradoxalement, un mouvement social autogestionnaire et quotidienniste pourrait, en détruisant les entraves archaïques (bourgeoisie, vieil État rentier, séparation vie publique/vie privée, etc.), former la base d’une société de producteurs payés vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Alors, la crise conjoncturelle du capital serait surmontée et l’homme transformé en somnambule ! C’est, bien sûr une tendance qui ne se réalisera jamais (comme l’extension du capital n’a jamais été menée jusqu’au bout), mais elle n’en est pas moins réelle et exerce déjà ses ravages. Il est à noter, d’ailleurs, que c’est la crise de la période antérieure (fin de l’extension, expulsion du travail vivant d’un processus “productif’ se rétrécissant, formation d’une masse d’exclus) qui pose la possibilité d’une abominable revalorisation autogestionnaire de la misérable “vie quotidienne”.
Ce mouvement tend vers ceci : toutes les activités non incluses jusqu’ici deviendraient productrices de la marchandise force de travail. Déjà, les gauchistes culturalistes réclament de la “culture” payée sur le temps de travail, le temps de transport payé, etc. Tout ce qu’on appelle la “vie quotidienne” deviendrait l’usine de la force de travail et serait salariée.
Quand on dit : “Cet ouvrier a travaillé huit heures”, il s’agit, on l’a vu, d’une représentation juridique, unidimensionnelle. En réalité, les activités qu’il consacre à produire sa propre force de travail sont susceptibles de s’ajouter à ces huit heures, donnant vingt-quatre heures ; de plus, si l’on dépasse la vision linéaire du temps inhérente à la fabrique, on voit qu’il a accompli d’innombrables activités simultanées et “nécessaires” : respirer, digérer, penser, travailler à se transformer en appendice de la machine et en carcasse du temps, maintenir sa schizophrénie. Donc il faudrait démultiplier les heures en l’éventail indéfini de ces activités. C’est impossible puisqu’il n’y a pas de marché sur lequel ces temps rentrent en équation. “L’ouvrier a travaillé huit heures”, cela est le point de vue du capitaliste, qui ne s’intéresse qu’à l’objet qui sort de la chaîne de montage et considère sa production comme un procès limité au contact mains/machine.
Toutefois, cet objet n’a de sens que par son caractère d’objet contradictoire non-reproducteur de l’ouvrier qui l’a produit mais reproducteur des autres producteurs (bref, sa nature permettant l’élargissement de l’activité vitale). De ce point de vue, il est impossible de le considérer comme créé exclusivement par la séquence mains/machine. Il n’est donc pas le produit de huit heures de travail mais de toute l’activité humaine. Même un objet aussi contingent qu’une automobile est reproducteur d’une contradiction plus vaste (humanité sociale/non unifiée).
On le voit, si l’on pousse jusqu’au bout l’absurdité du temps substance, celui-ci s’abolit : il y a une infinité de temps dans tout objet. Cela ne résout pas la question de savoir comment est produite la représentation juridique du temps et quel est son rapport avec la production de la représentation valeur, mais cela situe ce problème dans une perspective historique infinie : comment la représentation temps est-elle forgée par le mouvement de l’échange et dissoute à travers lui ?
Si les objets produits par le travail ne “portent” pas de temps-substance, cela est encore plus clair pour la force de travail ? Selon les marxistes, la valeur de la force de travail est égale au temps de travail socialement nécessaire à la reproduire. Mais comment est fixé ce “temps” ? S’agit-il du temps “contenu” dans les marchandises consommées par les ouvriers ? Et si oui, comment ce temps est-il transmis des nouilles, tranquillisants et postes de TV à leurs muscles, nerfs et cerveaux ? En outre, comment cette “transmission du temps” des marchandises consommées à la marchandise force de travail peut-elle être conciliée avec le postulat fondamental du mouvement ouvrier : “le travail reproduit la valeur, qui ne se reproduit pas automatiquement” ?
Nous retrouvons la même contradiction fatale :
– ou bien la valeur est “transmise” des marchandises à la force de travail sans travail et alors la valeur serait auto-reproductrice à ce stade de la reproduction sociale ;
– ou bien, il y a là aussi travail. La consommation, la digestion, etc., sont du travail, étant producteurs de la force de travail en tant que valeur ! Mais alors, comment ce temps de travail est-il cristallisé dans son produit (la force de travail) puisqu’il n’y a pas de marché où les travailleurs confrontent leurs temps ?36
La marchandise force de travail “vaut quatre heures” : qu’est-ce que ça veut dire ? Si on dit qu‘elle “vaut” passivement les quatre heures nichées dans les conserves, tranquillisants et boites à intox consommés par le travailleur, on suppose que la valeur se reproduit sans intervention d’un travail ; si on dit que le travail déployé par la force de travail reproduit sa valeur, on ne voit pas comment se déterminerait un temps abstrait (moyen) qui fixerait cette valeur. De plus, dans ce dernier cas, il y aurait ainsi 16 heures de temps de non-travail pour produire la force de travail ; alors que celle-ci serait employée 8 heures : elle produirait une moins-value ! Dans le premier cas, il faudrait abandonner le postulat que le travail crée la valeur ; dans le second cas, on préserve bien ce postulat, mais la reproduction du capital devient impossible.
Quod erat demonstrandum.
II – Finitude et contingence de l’argent
Lorsqu’il s’agit de passer de la valeur au prix, de la valeur “réelle” à la valeur “nominale”, l’économie politique s’embourbe à chaque fois dans des discussions sur la valeur comme “loi” qui se “réalise” à travers les écarts de l’offre et de la demande ou par la “négation de la négation du phénomène” (déjà dans les Grundrisse, pp. 71-72). La “loi” de la valeur apparaît extérieure à l’acte de l’échange — et pourtant elle s’y réaliserait. La valeur ne serait qu’une moyenne jamais réparable empiriquement mais toujours présente comme “main invisible” (Adam Smith). Il s’agirait en d’une essence-en-soi, dont nous ne saisirions que l’apparence.
Tout ce merdier idolâtrique commence à se dissiper si on renverse le mouvement de la “valeur en procès” (ou du travail prenant la “forme” valeur). Au lieu de se demander : “comment la valeur devient-elle prix”, comme si elle était un sujet, il faut se demander : comment les échangistes produisent-ils un prix ? De même en ce qui concerne l’abîme infranchissable entre le temps et le prix (l’ouvrier travaille huit heures, il est payé 40 F, son produit est vendu 80 F) : il s’agit de montrer les modes de production distincts et liés de ces deux représentations discontinues — et que leur contradiction est générée à partir d’une contradiction plus vaste. (L’argent est apparu bien avant l’horloge, dire qu’il est du temps est donc un anachronisme). En effet, le défaut principal de l’économie, comme de toute idéologie/science, c’est de saisir le mouvement sous forme d’une succession d’états d’un même sujet (ici, la valeur ou le travail). Ainsi, la valeur “devient”, le travail “devient” — et chacun de leurs états représente le sujet (confusion accentuée par le fait que ces états apparaissent doubles, continus et discontinus, comme l’onde et la particule par le petit bout de la lorgnette de la physique). C’est de cette dialectique close dont l’immuable catégorie travail/valeur est le sujet — fausse identité devenir/représentation — que découlent tous les débats entre capitalistes et ouvriers sur quel est l’état qui est le moment véritablement “moteur”, dont tous s’accordent qu’il obéit à leur idole commune : le temps.
Par exemple, dans la question : temps de travail/argent, Marx pose le problème comme si le temps de travail allait, tel un être actif, s’exprimer et se nier dans l’argent. Mais entre la représentation “temps” forgée par les producteurs comme moment de leur activité dans l’usine, et la représentation “temps” créée par les échangistes sur le marché37, il y a discontinuité. Le lien est opéré de l’extérieur (oscillations, crises, destruction) par la continuité fondamentale de l’activité vitale (laquelle se manifeste comme extérieure du fait de la rupture travail/échange). Lorsque l’ouvrier dit : “Je travaille huit heures”, il forge une représentation nécessaire à son activité, mais qui n’a de réalité que comme cas de figure juridique au sein d’un ensemble d’autres représentations similaires (murs de l’usine, matière première, produit fini). La cohérence de ces représentations n’est pas inhérente au travail lui-même, elle est assurée par la cohérence fondamentale du procès global et par la nécessité de son éclatement. De même, lorsque l’échangiste dit : “le prix de cet objet est 50 F”, cette représentation, cas de figure d’un ensemble d’autres représentations (État garantissant la monnaie, propriété marchande), entretient un rapport à la fois contingent et nécessaire avec le travail. Contingent, car il n’y a aucune cohérence interne d’un temps de travail-sujet qui se nicherait dans l’objet et apparaîtrait, tel le coucou du pendule en s’écriant : “50 francs !”. Nécessaire, car les échangistes doivent fixer un prix selon les contraintes qui s’exercent au moment où ils échangent. Ces contraintes, non plus, ne sont pas “exprimées” en prix, elles exercent une influence globale, aveugle, sur un système arbitraire de signes (en fixant non les quantités, mais les proportions). Ce n’est pas tel ou tel prix qui exprime les contraintes de la reproduction, c’est l’ensemble du système des prix et des représentations corollaires (État, propriété, droit) qui les subit de l’extérieur. Ces contraintes (que les échangistes se représentent comme “besoins”, “rareté”, “offre”, “demande”) sont induites par l’abstraction travail (production qui ne reproduit pas le producteur) et plus globalement par les nécessités historiques inhérentes à la création de liens planétaires entre les hommes. Entre le travail et l’échange, entre l’usine et le marché, il y a un procès tâtonnant, hasardeux, de la représentation des nécessités de l’activité vitale et de son expansion. Les oscillations (9, 10, 12 F) ne sont pas des tentatives de trouver l’invisible “moyenne”, ce sont des actions de produire avec l’outil-argent une représentation permettant de régler un moment de l’activité vitale sur les nécessités matérielles globales de la reproduction (répartition des ressources, des talents, etc.). Contingence parce que cette continuité/nécessité ne se connaît pas, et c’est donc par les retombées incompréhensibles de leurs actions chaotiques, insensées que les hommes éprouvent la nécessité. Celle-ci est donc vécue comme contrainte, c’est-à-dire “loi” extérieure et c’est pour cela qu’à chaque moment de leur activité, ils doivent fixer celui-ci comme un état en lui donnant une représentation. Quand on dit : “cette marchandise vaut 50 francs”, cette phrase semble n’être qu’un ensemble de signes fortuits reliés par la logique interne de la représentation (c’est ce que saisit la linguistique) et il ne s’agit pas d’une “traduction” de la réalité, mais bel et bien d’une réalité propre ; elle n’a aucun rapport direct avec les nécessités de l’activité vitale. En revanche, l’acte de l’échange qu’elle permet, dissout par ses conséquences cette autonomie : les hausses/baisses de prix, oscillations de la production, reconversions qui vont en découler contraignent de l’extérieur les échangistes à changer les signes : la marchandise vaut 9 F, 11 F 50, 7 F, etc.
Quelle est cette contrainte ? Et d’abord, pourquoi est-elle contrainte ? On s’imagine souvent que l’échange “reflète” les changements dans la production : il y aurait, dès que l’échange devient régulier, des rapports établis, par ajustements périodiques, entre les temps de travail et la valeur des produits. Mais si la valeur “reflète” le temps de travail, pourquoi la marchandise dit-elle “50 francs” et non “1 heure”. Parce qu’elle ne parle pas, ce sont les échangistes qui parlent. Et au moment où ils fixent un prix, ils ne cherchent pas à “traduire” un temps de travail (ils savent fort bien que tout le monde se fiche du temps concret qu’ils ont dépensé). Ils cherchent à créer une représentation compatible avec les autres représentations sur le marché, et qui permette ce véritable saut périlleux qu’est la transformation d’un objet produit en signe (argent) permettant d’acquérir d’autres objets permettant leur propre reproduction. Lorsque les actes d’échange ont accompli le moment du cycle qui est le leur, le système des prix-signes reçoit une impulsion de l’extérieur (marchandises invendues, pénurie de matières premières, de main-d’œuvre de tel type), contraignant les échangistes à tâtonner de nouveau pour établir les proportions… “La marchandise x vaut 9 F au lieu de 10 F” n’a de sens que parce que la marchandise y vaut 45 F au lieu de 50 F. Les chiffres 9, 10, 45, 50 ne représentent pas des fractions mesurées d’une substance commune mais des proportions dont l’ensemble permet plus ou moins aux fabricants de forger des liens possibles et nécessaires du fait de l’activité vitale (population, ressources). Dans le système clos et rigide des signes (qui n’enregistre rien automatiquement et doit être périodiquement révolutionné par les échangistes), 9 F est le signe permettant l’échange de la marchandise x parce que 45 F est le signe permettant celui de la marchandise y. Ce qui a été nécessaire, c’est le bouleversement global du système de représentation et les tentatives hasardeuses d’en établir un nouveau jusqu’à ce que, pour des raisons non compréhensibles à l’intérieur du système des prix mais aussi du travail lui-même, les échanges puissent s’effectuer. Les prix ne traduisent même pas directement les nécessités de la reproduction vitale. Ils traduisent les nécessités des rapports entre les échangistes, dans des limites déterminées par la reproduction vitale. Mais ces limites sont globales et doivent être comprises de façon historique, humaine et matérielle — et non économique — avant de saisir comment à chaque moment éclaté, les hommes les subissent et les effectuent dans la sphère de rechange (prix) et du travail (temps).
Quelles sont ces raisons non compréhensibles à l’intérieur du système des prix ? L’économie marxiste répond : “les changements dans la productivité du travail”. Mais cela suppose que ces changements sont purement quantitatifs et s’appliquent au même objet (plus de marchandises identiques produites en 1 heure). En 1700, on façonnait en 100 heures telle chaise en bois de chêne, garantie 5 générations ; en 1975, on fabrique en 1 minute 100 chaises en plastique prévues pour se casser en 3 ans. Dire que le temps de production des chaises a baissé, c’est une galéjade destinée à masquer la prolifération de la camelote, qui est le fin mot de l’industrie moderne. Derrière les changements des prix des chaises, il y a les nécessités globales de la reproduction (liens matériels en train d’être forges, matières premières découvertes, sources d’énergie). L’économie tente des les réduire en temps de travail. Mais cela est aussi vrai et dérisoire que leur réduction sur le marché à des rapports purement relatifs de signes.
Donc, deux réductions complémentaires, mais inconciliables. L’échangiste déclare que les prix expriment le besoin, la rareté, etc. Il saisit, à l’intérieur du système des signes produit dans l’échange, les “lois” immédiates réglant celui-ci. Le producteur répond que les prix “suivent” l’évolution de la productivité du travail, du temps nécessaire, saisissant ainsi les “lois” immédiates telles qu’elles opèrent dans le cadre juridique de la production d’objets. La courbe offre/demande contre le chronomètre. Mais offre/demande de quoi ? D’objets qui doivent être produits comme signes pour devenir moments d’activité vitale. Donc la contrainte qui s’exerce par ses effets en réponse aux actions chaotiques des échangistes est la nécessité matérielle implacable qui revient comme un boomerang, nécessité comprise dans la texture même des objets : la chaise est du bois de telle forêt, un rapport entre telle communauté et tels marchés, elle est soumise à la totalité des déterminations de la reproduction élargie. Mais la chaise ne “porte” pas ces déterminations. Les échangistes doivent se heurter aux limites imposées par la totalité concrète (on ne peut fabriquer plus de n chaises étant donné la production de bois, la population, l’énergie humaine disponible pour ce travail, etc. ; une chaise ne peut être plus accessible qu’une tasse sinon n’y aura pas assez de fabricants de tasses, etc.). Cela, les marxistes l’ont vu mais ils ont voulu l’exprimer en termes étroits de la loi de la valeur/travail, ou par des schémas quantifies devant respecter certaines proportions38. Alors que, selon nous, les lois de la représentation valeur (prix) sont autonomes dans leurs limites fixées par la reproduction globale. Elles ne connaissent la nécessité que par les effets destructeurs de leur fictivité. Les échangistes sont aveugles, les objets sont muets : les premiers ne connaissent les nécessités de l’activité vitale qu’en mettant celle-ci en péril par leurs tentatives délirantes de fixer des proportions quantitatives aux choses (vendre plus cher, acheter moins cher). Les choses ont bon dos, et peuvent pour un temps, se prêter cette fictivité, et se retransformer en moments vivants de l’activité vitale ; mais quand l’élargissement des rapports hommes/nature et hommes/hommes finit par faire éclater la représentation comme arbitraire : les choses n’ont alors plus de prix et doivent cesser d’être des valeurs pour devenir des moments de la reproduction. Du côté travail, les producteurs ne connaissent pas non plus ces nécessités, ils connaissent la face hommes-nature ; mais du fait qu’ils produisent pour l’échange, qu’ils travaillent, ils saisissent cette activité en ses propres termes : le temps abstrait. Ce qu’ils mesurent ce n’est pas l’activité vitale, mais le temps juridique tel qu’il est imposé par la séparation travail/échange et temps de production marchand, temps en dehors de la production marchande (sommeil, loisir, recomposition de la force de travail).
Time is money. Le producteur avoue ainsi que le processus arbitraire et chaotique des prix détermine la mesure soi-disant naturelle, rigoureuse du travail : le temps. Mais le temps n’est mesure que du travail, or celui-ci ayant son sens en dehors de lui (il est morceau d’activité vitale), le “temps de travail” aussi. Il n’est que représentation juridique déterminée par le mouvement humain vivant, les pressions que celui-ci exerce de l’extérieur sur l’acte de travail. Ainsi le temps nécessaire ne mesure pas l’activité vitale (sinon, il ne céderait pas la place à la représentation prix, il serait directement général, social). Car le mouvement n’est jamais figé dans une représentation temps. Dire d’une journée d’activité planétaire-universelle qu’elle est égale à 24 heures, dire à un homme que sa vie entière est une valeur — voilà bien l’ultime simulacre !
But money is not time, car l’argent est produit comme représentation autonome, inassimilable aux autres, sinon il ne pourrait effectuer l’échange – la reproduction éclatée de la totalité concrète. L’argent est donc un système de fabrication de signes arbitraires dans une finitude dont le mystère obéit à l’infini. Il faut sortir de ce système pour comprendre sa fin, dans tous les sens de ce dernier mot.
James Bérard-Bryant (1975)
Notes
1 – Il ne s’agit pas d’une ironie gratuite. Comme toute activité séparée, la “théorie” qui ne se comprend pas en se dépassant dans l’activité globale-vitale se forme en racket producteur de marchandise, soumis au marché idéologique.
2 – En s’unifiant à travers/par-delà son activité échangiste, l’humanité repose la question du flux infini qui la constitue et qu’elle élabore : l’unité/diversité fondamentale du cosmos, que les communautés isolées saisissaient dans les termes de leur activité locale, sera ressaisie en termes universels planétaires. Le pas décisif est de saisir qu’il n’y a pas crise de la valeur, mais de l’homme comme espèce, et crise de la matière elle-mème (de l’écosystème produit par le moment humain de l’univers).
3 – À ce sujet, le couple valorisation/dévalorisation proposé récemment me paraît une tentative ultime et impossible de saisir la crise de l’humanité et de la planète en termes de valeur. Il n’y a pas de “dévalorisation” qui ne crée les conditions d’une inflation de valeur : la réduction du travail vivant industriel s’accompagne dune prolifération de travaux annexes “nécessaires”. Cette tentative de garder les concepts de la théorie de la valeur tout en essayant de saisir son dépassement est sans doute liée à un vain effort de conserver la théorie comme moment séparé, privilégié, et de freiner sa dissolution inéluctable dans la praxis.
4 – Dans le zen, on trouve une critique géniale de la division du travail, de la canalisation de l’énergie vers la compétition, de l’identité juridique, de ce que Wilhelm Reich appelle l’“armure caractérielle”.
5 – Heisenberg, l’un des premiers à lever le lièvre, terminait son livre Physique et Philosophie par des réflexions sur la philosophie hindoue et bouddhique.
6 – “For Ourselves” l’a bien vu, sans en donner toutefois une explication très claire, dans The Murder of Reich.
7 – La racine étymologique en latin, grec et sanskrit, du mot science : –sci, évoque l’idée de scinder, de fendre, de couper.
8 – Mattick par exemple, écrit : “La conception matérialiste de l’histoire n’est pas identique avec la théorie travail/valeur. Elle traite du développement social en général, dont le capitalisme n’est qu’un cas particulier (…) La production capitaliste transforme le procès du travail en procès de production de valeur et les rapports sociaux en catégories économiques”. On sent qu’il est sur la piste de la vérité, mais il ne remet pas en cause le travail.
9 – Marx, dans les Grundrisse, et Rosa Luxembourg dans L’Accumulation du Capital, s’efforcent de saisir la crise historique du capitalisme et ils montrent tons deux que celle-ci n’est pas purement “interne”.
10 – La méthode, c’est le dernier repli d’une idéologie qui sent sa “substance” lui échapper. Ainsi Lukács, au moment de l’absorption définitive du marxisme dans l’orbe du capital (les années 1920), définit le matérialisme historique comme une méthode qu’on pourrait garder tout en rejetant ses conclusions : “Ce qu’il y a de fondamentalement révolutionnaire dans la science prolétarienne, ce n’est pas seulement qu’elle oppose a la société bourgeoise des contenus révolutionnaires, mais c’est au tout premier chef, l’essence révolutionnaire de la méthode elle-même”. (Histoire et conscience de classe)
11 – Cela est vrai non seulement pour les activités diurnes considérées par l’idéologie du travail comme “non productives”, mais même pour les rêves. K. Stewart rapporte que les Senoï, tribu de la péninsule malaise, font du rêve un moment conscient de la vie sociale : “Le matin, la maison des Senoï est comme une clinique des rêves avec le père et les frères aînés écoutant et analysant les rêves de tous les enfants. À la fin de ces analyses, la population mâle se réunit en conseil et les rêves des enfants plus âgés et de tous les hommes sont analysés…”
12 – On nous opposera l’exemple du “mode de production asiatique” (Marx) ou du “despotisme oriental” (Wittfogel), ou l’État centralisé organisait d’immenses travaux collectifs. À quoi nous répondons que l’État supervisait les activités des communautés sans y intervenir techniquement (comme l’Église avec les corporations, qui firent les cathédrales selon leur génie propre). Rien n’indique que ces activités fussent calculées en temps. De plus, l’État est déjà un résultat de l’échange pré-marchand entre communes (guerre, esclavage, troc) et son existence même indique qu’elles sont en voie de dissolution. Quand le Pharaon exige des Hébreux qu’ils fabriquent des briques “sans paille”, c’est là une arrogance inouïe pour l’époque puisqu’il intervient dans le savoir-faire des communautés de maçons. De toute façon, l’esclavagisme de masse fut, historiquement, une forme d’accumulation primitive de capital.
13 – Raoul et Laura Makarius, L’Origine de l’exogamie et du totémisme.
14 – La lutte de classe travail/capital est devenue un moment actif de l’échappement de ce couple, qu’elle précipite, et de la désintégration des classes et de la vie sociale (cela est fort visible en Angleterre). Donc un double mouvement, qui peut d’ailleurs avoir lieu simultanément chez les mêmes gens :
– Inter-destruction des catégories et des individus pour s’assurer une place autour des pôles de reconstruction, autour des bunkers de la valeur travail, qui se rétrécissent ;
– Formation de l’individu social, ou communauté humaine, au-delà de ce couple.
Le second mouvement est encore immergé dans le premier parce qu’il s’effectue encore sur la base de l’échappement du cycle valeur-travail qui détruit la vie humaine, et aboutit encore à des paliers de recomposition barbare (communautés, quotidiennisme, théorie autiste, folie, insertion à une catégorie du travail, adhésion à des rackets…).
15 – Activité des sorciers modernes, qui prétendent “soigner des maladies” sans même savoir ce qu’est l’être global conscient.
16 – Mais il y aussi perte des dimensions spirituelles, cosmogoniques, du communisme antique.
17 – Cette potentialité est générique-sociale. Un prolétaire né dans un ghetto industriel possède une capacité génétique d’activité créatrice (trois millions d’années d’hominisation) du simple fait qu’il est né du croisement de deux êtres humains — et d’autre part, il ne peut réaliser ce potentiel que socialement, grâce, par et avec les autres.
18 – Moscovici, La Société contre nature.
19 – Il y eut peut-être élimination de certaines branches, et tendance à la formation d’espèces différentes qui ont disparu (homme de Neandertal ?). Il reste qu’à travers les mélanges, impasses, éliminations, etc., c’est la capacité d’assimilation qui fut le moment décisif de la production de la lignée Sapiens.
20 – Cf. note p. 19.
21 – Laura et Raoul Makarius, op. cit.
22 – L’échange, en ce sens, sépare les contractants en les renvoyant inexorablement a leur isolement dès la fin de l’acte marchand.
23 – Dans les Grundrisse, la danse est interrompue par le métabolisme ouvriers/moyens de production qui est une véritable dévalorisation, disparition pure et simple de la valeur, négation de l’échange. Cependant, cette négation de la valeur est encore un moment de son cycle, l’acte du travail ne nie la valeur que pour la recréer. Rosa Luxembourg, dans l’Accumulation du Capital, est bien près de découvrir le pot aux roses quand elle se rend compte que le travail gratuit (qui constitue la plus-value) est un apport ex nihilo du point de vue de l’échange. Mais la profondeur de cette intuition est occultée parce qu’elle ne l’envisage que du point de vue de la valeur (non-réalisation de la plus-value sur le marché).
24 – D’où l’importance de la production de luxe, de guerre, etc. qui furent les centres du travail industriel jusqu’au XIXe siècle, le surplus en argent des communautés étant entre les mains de castes somptueuses, religieuses, militaires.
25 – Non seulement les autres travaux, mais toutes les activités qui ne sont pas du travail.
26 – La fameuse séparation entre la méthode de recherche et d’exposition, que tout le monde trouve si géniale, est en fait une illusion nécessaire à la production de toute marchandise idéologique. Séparer l’expression publique du mouvement réel de recherche signifie simplement que ce mouvement ne peut plus se comprendre et se critiquer en tant que praxis. Quand Marx commence Le Capital par sa lamentable scolastique sur la marchandise, derrière la façade de l’exposition se profile une méthode de recherche pour le mouvement ouvrier des conditions de son affirmation dans la valeur, comme valeur. Même si la cohérence entre cette recherche et la méthode empiriste, acritique, d’exposition n’est pas consciente, elle n’en est pas moins à l’œuvre !
27 – Et… quelques travaux de plus à la sécurité sociale, dans les banques, chez les flics, etc. Aujourd’hui, les morceaux d’activité drainés dans le travail sont submergés sous le “temps” des travaux nécessaires au maintien du travail — à tel point que, tendanciellement, il devient impossible de distinguer le temps “productif” du temps “improductif”.
28 – Ou plutôt, avec la tendance à la domination réelle intégrale et la destruction des êtres humains, ceux-ci ressuscitent des communautés partielles comme bases de survie, les “organisant” en tant que “valeurs” — ce qui dégraderait ces derniers bastions d’activité vitale en activités marchandes.
29 – Ici il n’est plus possible de parler, a propos du travail privé/social (comme dans le cas du travail concret/abstrait) de “double nature” s’exprimant l’un clans la valeur d’usage, l’autre dans la valeur d’échange. En effet, si l’on disait que le travail privé s’exprime dans la valeur d’usage, et le travail social dans la valeur d’échange — l’affirmation de la valeur d’usage contre la valeur d’échange deviendrait celle du travail privé ! Mais si l’on disait que le travail privé s’exprime dans la valeur d’échange, et le travail social dans la valeur d’usage, on obtiendrait le résultat que le travail est directement social déjà clans le travail producteur de valeur d’usage, et donc plus besoin de marché, ni même de temps !
30 – Cette nécessité se retrouve aujourd’hui dans les aires où la domination réelle est la plus approfondie : avec le rétrécissement du travail vivant industriel, la seule possibilité de valorisation ultérieure est la généralisation du travail à la vie quotidienne. D’où les slogans ultra-capitalistes de l’Internationale Situationniste : autogestion généralisée, et de Potere Operaio : salaire politique.
31 – La seule façon de conserver le postulat selon lequel le travail crée la valeur serait alors l’hypothèse de Rosa Luxembourg dans L’Accumulation du Capital. Le surtravail concret est produit comme plus-value substantielle, mais n’est réalisée comme plus-value formelle que par la création de nouveaux liens échangistes. Néanmoins, si Rosa Luxembourg saisit la discontinuité entre l’abstraction travail et la production de la représentation valeur élargie, elle rétablit la fausse continuité de la “substance” à réaliser — et réels parce qu’elle doit défendre le rôle primordial du travail comme immuable au sein du cycle. Cependant, elle perçoit ce que Marx avait entrevu : c’est l’activité gratuite (en langage ouvrier : “le temps de travail non payé”) qui nourrit la bête et la fait mourir. Cette formidable intuition proclame que l’accumulation n’est pas un cycle clos et indéfini, que la valeur-capital est a un bout transformation d’activités humaines (“précapitalistes”) en travail — et a l’autre bout une représentation évanescente et illusoire de ce processus, et que les deux pôles s’effondrent ensemble.
32 – À y bien songer, cela est évident dans le salaire qui paie une “capacité de travailler un certain temps” et non le travail lui-même. Et c’est caricatural dans le salariat généralisé d’aujourd’hui : le temps de fabrication proprement dit est enseveli sous l’amas des temps de circulation, de distribution, de vente, de pub, de faux-frais, de surveillance, de gestion et de bien d’autres encore.
33 – Même le temps dit universel (journée de 24 heures, année de 365 jours) mesure seulement l’activité particulière terre/soleil, perçue du point de vue terrestre. C’est pourquoi, l’appliquer a l’univers tout entier, et dire qu’un “big-bang” ou tout autre événement hypothétique serait survenu il y a x milliards d’années terrestres (a une époque où ni le soleil, ni la terre n’auraient existé) est d’un ridicule achevé, qui en dit long sur la science.
34 – C’est un pas de plus dans la dissolution de la communauté familiale. Au bout de ce mouvement, la famille serait un lieu de travail, ou chacun produirait l’autre comme marchandise : la femme produirait le mari, elle-même et les enfants comme forces de travail. Mais les enfants, par leur simple existence, produiraient leur mère comme salariée de l’État (allocations familiales). La famille, comme toutes les communautés archaïques non complètement dissoutes, résiste obstinément à l’échange. Elle est doublement en crise, car elle n’est plus une communauté soumise seulement formellement au capital mais elle n’est pas encore dominée réellement par le capital, elle refuse d’être un simple moment de la communauté matérielle du capital.
35 – Je mets des guillemets car ce que l’on entend par là, c’est une crise conjoncturelle, susceptible d’être surmontée (précisément par cette radicalisation qui exprime en partie les tentatives d’exclus de devenir marchandise humaine en généralisant le salariat a toute la vie humaine ; en même temps, ces groupes en expriment l’impossibilité par le caractère ouvertement utopique de leurs revendications — comme les situationnistes avec leur autogestion généralisée, ils sont au bord de l’au-delà du capital). En revanche, la crise humaine historique serait aggravée par une telle “revalorisation”, même partielle.
36 – À l’autre pôle, la même contradiction se manifeste à propos du “capital fixe”. Le travail “reproduit la valeur” des machines, mais cela peut avoir deux sens : soit que la valeur contenue dans les machines est transmise aux marchandises, grâce au travail présent de l’ouvrier, qui la “réactive” en quelque sorte : soit que le temps nécessaire a leur reproduction, le temps déployé dans leur production se transforme en leur valeur automatiquement (c’est ce que la capitaliste appelle l’amortissement). Cet antagonisme éclate dans les crises. Mais c’est un tort de parler de capital fictif pour designer la valeur en trop (1ère, conception : il y une plus-value, un travail gratuit ajouté) par rapport a la valeur de départ (2ème conception : la valeur amortie est égale à la valeur de départ), car en quoi le “temps général” forgé de toutes pièces par l’idéologie économique est-il plus réel que la représentation que le capitaliste se fait de la valeur de ses machines ?
37 – Qu’il s’agisse des mêmes ou pas, peu importe ici. Dans le théâtre de l’économie, comme l’a bien vu Marx, les hommes ne sont que des personnifications des choses, et tel acteur peut changer de costume entre deux scènes.
38 – Encore et à nouveau, percée géniale de Rosa Luxembourg qui montre l’impossibilité des schémas de la reproduction du capital.