Temps critiques #14

Vers une domination non systémique

, par Jacques Guigou

Tu vois que cette exploration de la pertinence de la notion de système pour caractériser le moment actuel ne manque pas d'intérêt et même se révèle problématique pour l'avenir… de la critique, du moins de la notre…

Bien sûr que les mots-valise que j'ai avancés (univers-capital, nature-valeur) ne constituent pas des notions suffisamment élaborées, mais ils signalent une visée et le sens d'une exploration. Exploration mal engagée à mes yeux si l'on prend pour boussole les notions de bureaucratie et pire, celle d'oligarchie. Il s'agit là, en effet, de reliquats de la revue Socialisme ou Barbarie pour qui la domination serait le produit d'une caste de dirigeants. Castoriadis a ensuite, à la fin de sa vie, utilisé plus explicitement la notion d'oligarchie qui pouvait, certes grosso modo, rendre compte de l'exercice du pouvoir dans les systèmes bureaucratiques hiérarchisés et autoritaires du fordisme et du stalinisme. Ces deux variantes de la même organisation du travail et du même commandement du capital dans l'entreprise, managers d'un côté, bureaucrates planificateurs de l'autre, nouvelle caste de dirigeants n'ayant que peu de points commun avec la figure du bourgeois-propriétaire, serviront de modèle à tous les tiers-mondismes à la dérive. Je me souviens encore du « Gloire à nos dirigeants » hurlé dans l'Algérie1 stalinienne de 1968 qui venait de liquider les collectifs de production autogérés …en les étatisant et en les caporalisant par le Parti et l'ugta. Cette période historique qui permettait d'entrevoir des perspectives de luttes pour l'autonomie, en tout cas dans la perspective de Castoriadis (revendication autogestionnaire pour des conseils dans tous les secteurs de la vie) est aujourd'hui révolue. Elle a été balayée d'un côté par la dynamique egogestionnaire et particulariste de l'après 68 et de l'autre, par la globalisation financière et les nouvelles formes actionnariales du capitalisme patrimonial. C'est d'ailleurs ce que reconnaît Castoriadis lui-même quand il dit2 que la division dirigeants-dirigés perd de sa pertinence dans un système où il y a de moins en moins de fonctions pures, de division pure vu la complexité de la pyramide sociale. Le projet originel de l'autonomie se perd dans les différentes formes de l'autonomisation et particulièrement celle du procès de production, à travers la domination de la techno-science et d'une hiérarchie de plus en plus arbitraire. Celle-ci est définie3 comme un moyen au service d'appareils de pouvoir…qui ne dirigent vraiment plus rien ! La maîtrise se veut de plus en plus rationnelle et donc impersonnelle, mais cela relève en fait de la non maîtrise (cf. la tendance à l'automatisation des décisions par les « systèmes experts ») et de l'illusion de la toute puissance. Mais alors on peut se demander quelle cohérence pousse Castoriadis à définir les démocraties occidentales comme des « oligarchies libérales4 » ?

Où sont aujourd'hui les oligarchies ? C'est au contraire, avec le plus grand nombre d'individus que « le système » opère. Ce qui a été écrit dans Temps critiques sur les relais de pouvoir que constituent les associations et lobbies étatico-collaborationnistes (Attac, Act up, tous les sos machins et les Sansfrontières trucs), sur l'institution résorbée, les réseaux et les caractères particularistes de la société capitalisée implique que nous ne sommes pas dans une oligarchie et que nous n'avons pas à faire à des bureaucraties. Ou bien alors il faut les décrire, montrer leurs fonctionnements et leurs effets réels et ne pas se contenter d'avancer un mot.

Je ne souhaite pas occulter la notion de système, mais en montrer les limites et avancer dans nos explicitations de l'existant. Déjà, ajouter « et son État » à l'expression « la société capitalisée » est intéressant. Quant à affirmer comme tu le fais un peu trop vite à mes yeux que « la domination et l'État pré-existent au capital » (et donc, historiquement, au mouvement de la valeur), cela est loin d'être établi. Dans les sociétés mésopotamiennes (celle des Empires-États naissants) du tournant du 1er millénaire avant notre ère, puis tout particulièrement dans les Cités-États du Moyen-Orient (en Lydie dès le 8e siècle), l'autonomisation de l'État (sous sa forme despotique et aux mains d'une classe dominante, l'aristocratie), l'exploitation d'une classe de producteurs (les esclaves) et le mouvement de la valeur qui englobe toute la société urbaine (les palais, les temples, les capitales…et le capital) sont des phénomènes non seulement contemporains, mais nécessairement interdépendants. Il n'y a donc pas « pré-existence ».

Cela a son importance lorsque, comme nous cherchons à le faire, il s'agit de caractériser les rapports entre domination/système et capital. Formulons cette autre effectivité possible sous la forme d'une question. Ne pourrait-il pas y avoir aujourd'hui domination sans la prégnance d'un « système de domination » ? Et cela sans que disparaisse la réalité du rapport social. L'exercice de cette domination se réaliserait alors par cette « gestion des intermédiaires5« que j'ai mise en évidence dans l'affaiblissement des anciennes médiations institutionnelles.

Utiliser un langage organiciste et vitaliste, expliquer la recomposition « schizophrénique » du capitalisme comme l'on fait Deleuze et Guattari avec leur rhétorique entre les « machines désirantes » et les subjectivités en rhizomes revient à ne pas se distinguer du mouvement du capital, à verser dans l'immédiateté. Ta remarque prend toute sa portée à ce sujet. Mais utiliser un langage marxo-systémiste (comme l'a beaucoup fait Yves Barel6) n'est pas satisfaisant non plus puisqu'il évacue la négativité et la contradiction dans le devenir historique.

Addendum7

Depuis cette lettre, le développement de notre critique (y compris celles menées par J.W. sur la globalisation et la fluidité des formes du capital, l'évanescence de la valeur ou le refus de reconnaître dans les réformes sur l'école un « plan du capital ») semble confirmer la vision avancée par J.G., d'une « domination non systémique » et condamner l'emploi par J.W. de la notion de « système de reproduction capitaliste » qui a pourtant été à l'origine de nos développements sur « la valeur sans le travail ». En effet, c'est bien parce que les mécanismes capitalistes de domination ne forment pas système que la dynamique du capital se maintient malgré l'impression de simple reproduction en l'état qui semble prédominer. C'est aussi ce qui rend nécessaire la continuation de notre activité critique aujourd'hui, quand les théories révolutionnaires liées au mouvement prolétarien se sont toujours contentées de combattre un « système ». C'est aussi ce qui la rend difficile, puisqu'il lui faut se passer des habituels « il n'est donc pas étonnant », « il est dès lors logique que », « c'est le point de vue de la totalité qui prédomine » qui huilaient les rouages de la pensée dialectique basique au point d'en faire une nouvelle sophistique. Toutefois, ce qui pourrait permettre de vraiment trancher entre « système de reproduction capitaliste » ou « domination non systémique », ce n'est pas le contenu de vérité du débat théorique mais le fait de savoir si la restructuration entamée à partir de la fin des années 70 trouvera son mode d'achèvement et de consolidation. Pour le moment cela ne nous semble pas être le cas comme nous l'avons souvent fait remarquer (pas de nouveau mode de régulation des rapports sociaux qui viendrait relever le fordisme, difficultés à mettre en place un nouvel ordre politique mondial stable, politiques à courte vue, au cas par cas et manque de dimension stratégique8). Et c'est pour cela que pour le moment, nous privilégions la vision de la domination non systémique. Mais à moyen terme, la question reste ouverte. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à caractériser le moment actuel avec ce type de question. Dans la lettre qu'il nous a adressée, Y.Dupeux la formule en ces termes : « L'Empire » signale-t-il la fin de l'idée de souveraineté où une nouvelle forme de souveraineté ?

Ces questions ne nous semblent pas scholastiques dans la mesure où, de leurs réponses dépend aussi (la critique n'est pas extérieure à son objet ni aux luttes) la perspective générale de la lutte. Il n'est en effet pas identique d'affronter une forme de domination qui a suffisamment trouvé de cohérence interne pour tracer son chemin avec logique et donc avec force, mais une logique que la critique peut anticiper ; ou bien de se trouver dans une situation de domination diffuse dont on peine alors à distinguer le fil directeur, qui manque de force, mais laisse se développer toutes les fausses oppositions.

 

 

Notes

1 – Cf. Guigou J. « Lorsque l'Algérie lourde se formait » dans, Benguerna M (dir.), Une mémoire technologique pour demain. Témoignages sur des expériences de formation dans la sidérurgie algérienne, Alger, éditions El-Hikma, 1992, p. 65-71.

2 – Introduction à La société bureaucratique, uge, coll. « 10/18 », 1973. Pour lui, la prolétarisation des anciennes classes moyennes n'a pas donné lieu à une base prolétaire plus large (ce que prévoyait la théorie du prolétariat), mais à une réorganisation bureaucratique pyramidale.

3 – Les Carrefours du labyrinthe, vol 3. Le monde morcelé, Le Seuil, 1990.

4 – Les carrefours…, vol 4. La montée de l'insignifiance, Le Seuil, 1996.

5 – Cf. J. Guigou, « L'institution résorbée », Temps critiques no 12 (2001) et site de la revue.

6 – Notamment dans son ouvrage, La reproduction sociale (Anthropos, 1973).

7 – Temps critiques, décembre 2005.

8 – Le mouvement néo-conservateur américain représente une tentative collective et assez globale de renouer avec cette dimension stratégique… et de s'en donner les moyens.

 

 

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