Au-delà de la guerre et de la paix

par Temps critiques

Dans la “gouvernance mondiale” que cherche à organiser le capital aujourd’hui, le moment de la guerre et celui de la paix tendent à se confondre. La “guerre préventive” que mène en Irak le pôle dominant du système, manifeste une reprise d’initiative du capital pour généraliser une “sécurisation” déjà commencée avec la première guerre du Golfe et poursuivie avec l’intervention en Afghanistan. Pour lui, il s’agit de faire sauter les derniers verrous à son développement. Cette offensive vise à obtenir l’intégration de la région sur de nouvelles bases : le passage de la forme rentière à la forme marché, l’affaiblissement des anciennes puissances régionales (Irak, Arabie saoudite), la création d’une zone ouverte à la circulation des ressources naturelles et des flux de valeur.

La destruction des rapports sociaux qui se réalise au niveau mondial, comme à l’intérieur de chaque pays à travers les restructurations, engendre une situation d’instabilité, de précarisation et de violence. D’ordinaire le système capitaliste ne parvient que partiellement à produire de nouveaux rapports sociaux quand il déstructure ceux des pays dominés, mais maintenant cette désarticulation touche aussi les pays dominants. D’où la nécessité de sécuriser ces territoires par des actions dites préventives mais, de fait, à portée répressive. Au niveau intérieur ces actions s’écartent du mode de régulation fordiste qui visait à englober les antagonismes de classes. Dans l’État-providence l’organisation des institutions et leurs fonctions étaient clairement définies. Or, dans la crise de ce mode de régulation et la restructuration qui l’accompagne, les institutions se résorbent dans des dispositifs de gestion dans lesquels les intervenants deviennent polyvalents. Les anciennes frontières entre éducation, prévention, répression, police et gendarmerie, légalité et illégalité deviennent floues et flexibles. Au niveau extérieur, également, les interventions ne correspondent plus aux critères de la guerre traditionnelle entre les États-nations, mais prennent la forme de l’intervention humanitaire1, du droit d’ingérence, de la pacification2. C’est une gestion par défaut d’un nouvel ordre mondial resté inaccompli car il n’y a pas eu depuis la première guerre du Golfe, de projet ni de perspective du capital pour dépasser un règlement des conflits au cas par cas (après l’Irak l’Afghanistan, après l’Afghanistan l’Irak, après l’Irak… la Corée ?)

On peut justement comprendre l’offensive des neo-conservateurs américains comme la volonté de dégager une perspective plus globale et à plus long terme. Il s’agirait pour eux, de développer une sorte de messianisme3 du capital visant à humaniser son processus de totalisation, à donner un aspect “civilisé” à l’action barbare des restructurations. Le capital n’est pas qu’une pure abstraction, il est aussi un rapport social humain et il a donc besoin de se référer au bien, à la démocratie, à la citoyenneté.

Le mouvement anti-guerre s’inscrit dans le cadre déterminé par ces transformations du capital. Dans la nouvelle unité du processus guerre-paix, ce mouvement représente le pôle pacifiste et les États-Unis le pôle guerrier. Cela lui fixe immédiatement ses limites.

1– En 1991, pratiquement tous les États condamnent le régime irakien, ce qui donne au mouvement anti-guerre d’alors une certaine force. En effet celui-ci n’est pas exclusivement pacifiste, il peut encore manier la rhétorique de la guerre de classe ou de la lutte contre l’État, puisque son État est engagé dans la guerre. Toutefois on y trouve encore des reliquats anti-impérialistes de la période des années 60-70 qui font que l’invasion irakienne du Koweït est passée sous silence, comme autrefois l’étaient les agressions soviétiques contre les États de son aire d’influence. Seule la guerre des États-Unis était considérée comme impérialiste4.

L’intervention alliée n’est pas perçue dans sa spécificité : celle d’une expédition punitive contre un gendarme régional qui a outrepassé sa mission, mais aussi opération de sécurisation et de pacification des zones kurdes et chiites en ébullition que l’Irak et les États-Unis doivent conjointement assurer. Cela passe par le maintien d’un régime fort. Saddam reste au pouvoir mais sous contrôle.

Un peu plus de 10 ans plus tard, presque tous les États ont pris position contre une nouvelle intervention ou ont adopté des positions de neutralité prudente ce qui limite la marge de manœuvre du mouvement anti-guerre, par exemple dans un pays comme la France. Lutte contre la guerre et lutte contre l’État se trouvent dissociées lorsque son propre État se prononce contre la guerre. Il s’établit alors une sorte d’unanimisme national qui ratisse large, du Parti Socialiste aux prolétaires des banlieues et jusqu’aux sans-papiers. Chirac réalise ainsi une opération exemplaire de sécurisation, plus efficace que toutes les mesures répressives de Sarkozy. Il n’est plus nécessaire de condamner les brûleurs et conspueurs du drapeau français puisque toutes et tous peuvent se sentir désormais “fiers d’être français”.

2– Ce mouvement s’enferme dans une position qui, implicitement, souhaite la défaite militaire des États-Unis tout en revendiquant explicitement la fin des souffrances du peuple irakien. Il ne comprend pas l’unité du processus d’intégration guerre-paix qui pourtant apparaît bien dans cette souffrance qui elle, est continue depuis plusieurs décennies. En toute rationalité humaniste, le mouvement anti-guerre devrait souhaiter la défaite la plus rapide possible du régime baasiste.

En dehors de son double langage qui en dit long sur l’incapacité du mouvement a définir une position politique, il reste suspendu aux réactions aléatoires du peuple irakien : si celui-ci accueille les Américains en sauveurs, une fois de plus un peuple dans l’histoire aura failli, et le mouvement s’en trouvera en porte à faux ; s’il se rallie au régime par patriotisme et antiaméricanisme, le mouvement anti-guerre deviendra alors plus ouvertement pro-Saddam5. Seule une situation où une masse importante d’irakiens se soulèverait sans allégeance aux forces américaines, permettrait de valider le “ni Bush ni Saddam” des libertaires et de certains lycéens, slogan déjà bien minoritaire dans les manifestations. Nous ne trancherons d’ailleurs pas la question de savoir si les prolétaires chiites du sud de l’Irak travaillant pour les compagnies pétrolières et les prolétaires “lumpenisés” des quartiers pauvres de Bagdad se soulèveraient en tant que prolétaires ou en tant que khomeynistes.

3– La diversité du mouvement anti-guerre ne doit pas faire oublier que la plupart de ses composantes sont ramenées à un pacifisme bien tempéré et finalement “désarmé”. Ce pacifisme ne peut plus se référer aux puissants mouvements pacifistes des années 30, ni même au mouvement contre la guerre du Vietnam, puisqu’il n’est plus confronté à la guerre, mais à l’unité du procès guerre-paix. Ainsi la position anti-militariste, forme traditionnellement extrême de la position pacifiste, se trouve maintenant court-circuitée par la fin des armées de conscription dans les pays dominants. De la même manière le “défaitisme révolutionnaire” et son hypothèse d’un retournement de la guerre capitaliste en guerre sociale révolutionnaire s’en trouve invalidée.

Affirmer un au-delà de la guerre et de la paix implique une rupture avec trois formes d’opposition à la guerre : le pacifisme historique qui pose la guerre comme l’opposé de la paix ; le pacifisme anti-impérialiste qui implicitement ou explicitement choisit un camp contre un autre, et la lutte contre la guerre pour préparer la révolution sociale.

Ces positions font d’un événement historique, la guerre, au même titre qu’une grande crise économique, le point de départ d’un mouvement général de contestation de l’ordre établi. La dissolution d’un tel type d’événements (guerre ou crise) dans un continuum de restructuration et dans l’unité du procès guerre-paix, nous renvoie à la dure réalité des luttes quotidiennes contre le capital.

Notes

1. Dans l’armée de conscription, aujourd’hui supprimée dans les pays dominants, se sont des “amateurs” qui faisaient la guerre. Dans l’actuelle armée de métier de ces pays, se sont des professionnels de la guerre qui ne la font plus qu’occasionnellement et interviennent eux aussi de façon polyvalente en techniciens des systèmes militaires ou alors en militants de l’humanitaire, des droits de l’homme et de la démocratie.

2. Par rapport aux guerres israélo-arabes, qui ressortaient encore de la guerre classique, la confrontation directe entre israéliens et palestiniens est emblématique de la nouvelle configuration unitaire guerre/paix.

3. Ce messianisme qui viendrait prendre la place laissée vacante par le messianisme révolutionnaire (”l’ennemi de classe” est introuvable) est fortifié par l’existence du messianisme islamique lequel se veut à la fois antagonique au développement du capital et son concurrent dans la visée d’un universel despotique.

4. Cela perdure de façon marginale avec l’oubli, par les manifestants, de l’opération menée par les Russes en Tchètchénie.

5. On en a visiblement une tendance dans cette composante du mouvement qui dans ses cris de “Busharon assassin” oublie volontairement Saddam en route.

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