Temps critiques #18

Technologisation et transformations du travail, l’exemple des bibliothèques

, par Gzavier

Innovations

Au même titre que toute la Fonction publique, les bibliothèques, établissements recevant du public et soumises à différentes tutelles, sont devenues des espaces d’expérimentations pour l’État dans sa restructuration progressive sous sa forme réseau. Ceci se passe à l’heure où il réduit, petit à petit, ce qui constituait le cœur de son ancienne forme d’État-nation, à savoir des règles claires et prescriptives. Pourtant la société n’a jamais été autant administrée. Par exemple ce qui relevait de la mission de service public est toujours plus flou et se transforme en objectif quantifiable1 à court terme ou, au mieux, à moyen terme et délégué à un niveau local.

Les BU (Bibliothèques universitaires) sont liées financièrement aux Universités, mais avec en arrière plan le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR). Les BM (Bibliothèques municipales) sont sous tutelle des municipalités et donc de la fonction publique territoriale tout comme les BDP (Bibliothèques départementales de prêt) dépendantes du Conseil général. Il est souvent constaté comment ces différences engendrent des aléas, notamment au changement de législatures. On pourrait penser qu’à partir d’une diversité des profils existe de la marge quant à l’application des outils techno-scientifiques et de management étatisés, mais dans les faits, ce n’est pas si vrai et nous allons en voir certains aspects. La structure de la profession, avec ses associations et organismes divers, appuie quelques tendances lourdes qui s’ancrent dans des bibliothèques faisant office de têtes de pont de par leur caractère prétendument « innovant ».

Le terme d’innovation est comme une certification administrative et donc collective donnée à l’inventivité des équipes de bibliothécaires2 lorsqu’il leur est laissé la possibilité de mettre en place des projets ou procédures qu’ils ont initiés sur leur lieu de travail. De l’animation pour des enfants, à la présentation d’incunables notables dans les collections, tout peut être innovant si l’on sait le valoriser. Mais derrière l’innovation se profile, de plus en plus, la mise en avant des performances obtenues par le biais du numérique et de l’architecture. Les initiatives innovantes sont principalement jugées au niveau de leur efficacité quantitative et en fonction de leur degré de « technicité ». Le souci « créatif » du professionnel est transmuté en innovation qui permet d’entériner le présent technologique comme le nouvel horizon de la bibliothèque post-moderne. C’est une fuite en avant à laquelle s’adonnent des établissements moteurs qui s’appuient sur une techno-science envahissante. Projetant les personnels dans un avenir prédéterminé et incontestable ils pourront s’atteler à trouver du nouveau à cette aune-là et ce, pour leur établissement, dans les fameux groupes de travail. Les méthodes de gestion revues et corrigées pour le service public sont ici en action et permettent de casser toute résistance puisque toute initiative nouvelle ne pourra plus naître qu’au sein du paradigme du numérique.

Les trois étapes du processus

Il nous faut, avant de continuer plus avant notre questionnement distinguer les trois temps de la technique3, ceci dans le but de lever tout doute quant à notre approche de la question :

– premier stade technique : celui « organique » (Moscovici) ou traditionnel dans lequel le travail est habilité et effort et l’outil ne sert que d’instrument de reproduction de cette activité. L’homme se soumet à la nature de la chose et participe de la puissance de la nature. Par exemple : le paysan surtout et aussi l’artisan.

– deuxième stade, « mécanique » qui voit se développer l’interchangeabilité des moyens de production. Hommes et machines deviennent substituables. Cette unité possible change la catégorie de travail et son niveau de division. Cette objectivation systématique de l’activité constitue la « technique » en une catégorie quasi autonome et donc détachable, par exemple des anciens savoir-faire et a fortiori des techniques immanentes des pratiques communes libres.

– troisième stade, le technologisme contemporain fondé sur l’idée d’une transformabilité indéfinie de la nature par l’homme et donc la possibilité d’un monde artificiel (une seconde nature). Cette dimension implique la caducité de la division entre la science d’une part comprise comme connaissance objective du monde tel qu’il est en lui-même (une connaissance contemplative en quelque sorte) et la technique d’autre part, comprise comme adaptation de pratiques particulières à visées instrumentales. La visée d’objectivité qui faisait primer la première sur la seconde s’efface au profit d’une visée quasi idéologique de maîtrise et de contrôle comme le montre, par exemple, la façon de traiter le réchauffement climatique aujourd’hui.

De ces trois phases de technologisation de l’activité, on peut mieux distinguer la seconde de la troisième et notre position critique par rapport à celle du marxisme orthodoxe si on précise que c’est dès la seconde phase que la science devient « force productive du capital » au sein de sa domination réelle, avec des analyses qui remontent au début des années 1960 (Richta et sa Civilisation au carrefour [Anthropos, 1966] comme apologie de la révolution technique et scientifique d’un côté, Panzieri et sa critique de la neutralité de la technique de l’autre) mais où on reste de fait encore dans l’ancien paradigme du fait des séparations qui continuent à opérer. En effet, ce processus de technologisation n’est encore vu à une époque qui est celle des Trente glorieuses, que comme un extérieur de l’activité4. Certains y voient une « libération » par le capital dans l’automation (L’Internationale Situationniste, Lefebvre, Marcuse), d’autres au contraire, un « despotisme du capital » (les opéraïstes et nous-mêmes). En fait il aurait fallu pouvoir tenir les deux bouts de la critique pour éviter leur unilatéralisme, mais pour résumer on peut dire que les mouvements de critique du travail dans ces années-là se sont appuyés sur ces deux options, la première dominante aux États-Unis et en France, la seconde en Italie.

De toute façon les années 1968, la défaite puis la révolution du capital vont chambouler tout ça en faisant de quelque chose d’extérieur un intérieur et même le cœur de cette révolution du capital5.

La culture constituée en cible

À partir de l’après-guerre, la place de l’ordinateur et d’autres outils de quantification, de classement et globalement de rationalisation, est devenue très conséquente, à tel point que beaucoup d’employés se transforment en de simples appendices des machines numériques. Si l’emploi industriel a été touché en premier dès les années 1960 puis massivement à partir des restructurations des années 1980, c’est que cela constituait une riposte patronale à la critique en acte du travail par les OS de l’époque d’une part et d’autre part que le niveau technologique atteint était déjà potentiellement utilisable sans qu’il soit réellement mis en place à 100 % des possibilités6. Le résultat en est que sur les chaînes les plus automatisées, l’opérateur ne fait plus que contrôler un flux de production sur l’écran de pilotage de la machine… et que la productivité globale a fortement augmenté. Ce processus n’avait pas de raison de ne pas s’étendre aux secteurs anciennement considérés comme non productifs sous prétexte qu’ils ne rentreraient pas dans le processus de valorisation. Certes il faut diminuer les faux frais du capital, mais cela ne signifie plus grand-chose quand tout le capital devient productif pour le capitalisme dans son procès de totalisation qui implique vitesse de circulation et flexibilité.

Les activités culturelles n’y échappent donc pas à partir du moment où, elles aussi, sont restructurées en « entreprises culturelles ». À ce titre, les bibliothèques tendent elles aussi à intégrer une part de techno-science dans leurs activités. Tout d’abord lorsque le bibliothécaire est en salle de consultation avec son ordinateur, ou encore avec ceux des usagers qui ont affaire à Internet et autres bornes d’impressions et photocopieuses. C’est encore vrai ensuite lorsque ce bibliothécaire travaille en back-office pour le catalogage et tout le circuit du livre ou presque. Nous disons « ou presque » car il reste la présence matérielle des collections de livres qu’il faut encore ranger et soumettre à « désherbage » et « équipement » si nécessaire. Mais ces dernières tâches matérielles sont de plus en plus perçues comme accessoires et ne sont tout simplement plus reconnues et légitimées en tant que telles. C’est comme si la créativité du travail vivant perdait de sa substance et était mise hors valorisation.

Le changement est là, le travail mort domine en bibliothèque comme dans tout le cycle productif actuel et s’en trouve dévalorisé ce qui reste attaché à du travail vivant. Et c’est un fait, toute la chaîne du livre n’existe qu’au travers des nouveaux outils issus de la domination du numérique. L’achat se fait à partir de fournisseur avec portail web spécialisé pour être enregistré, confirmé, envoyé, etc. Le tout peut être suivi à la trace quand ce n’est pas directement le livre qui n’a plus de matérialité devenu e-book.

Avec cela, la bureaucratie via des procédures dictées par les NTIC n’est pas près de s’arrêter7. Et c’est là que le plus usant pour l’employé de bibliothèque se développe sous la forme d’une hyper réglementation de tout le quotidien du travail. Cela détruit parfaitement toute notion d’autonomie dans le travail et l’appel à l’expert, qu’il soit informatique ou autre, devient ou est rendu indispensable à la moindre peccadille.

Il est notable et paradoxal que, finalement, en bout de course aujourd’hui ce soient les emplois de service qui deviennent obsolètes par et pour le capital au travers de la mise en place de ce tout numérique alors qu’ils ont eux-mêmes vu leur nombre augmenter massivement au moment où le processus s’est vraiment mis en place (développement de l’électronique grand public, dématérialisation de la monnaie et croissance des banques, développement du crédit et des systèmes d’assurances, augmentation du niveau de vie et de consommation avec ouverture massive d’hypermarchés structurés comme des firmes), permettant ainsi un déversement de main-d’œuvre du secteur secondaire vers le tertiaire. Cela renvoie à une seule réalité : le processus d’intégration de la techno-science au cycle productif général constitue l’opérateur le plus puissant de l’inessentialisation de la force de travail, processus qu’il ne faut pas confondre avec l’idée de fin du travail8. Il permet, en outre, le développement de tout ce que la société capitalisée porte de combinatoire innovante et connexionniste.

Pour exemple, on pensera à ces usagers qui vous tendent leur téléphone portable à dix centimètres du visage montrant la photo d’un livre en vous disant « je cherche ce livre ». Les catalogues et la formation des usagers ont été dans le sens d’une plus grande autonomie de ces derniers mais la relation usagers/personnels finit par en pâtir comme notre exemple le suggère. Cela peut paraître paradoxal mais un usager parfaitement au fait du numérique se passera donc, ou presque, du bibliothécaire. Quel sens donner à un emploi quand l’ancienne professionnalité et son savoir spécifique est réduit à quelques gestes sur un outil que tout un chacun peut maîtriser en quelques instants ? Le bibliothécaire nouveau se transformera-t-il en gardien de musée ou même en vigile ? Le risque du bullshit job9 (« travail à la con ») est alors grand !

Tentant de sauver le navire et de continuer à exister au-delà de l’institution classique, les bibliothèques parlent de la nécessaire « médiation numérique », médiation qui serait l’apport, non plus prescriptif, mais de valorisation et d’orientation dans les services numériques comme la bibliothèque numérique Gallica. On ne serait plus professionnel de la documentation mais de l’information et donc, dans l’esprit de certains, de véritables journalistes des collections.

On nous permettra de douter, à partir de notre stade de perfectionnement technologique, de la nécessité d’un bibliothécaire « médiateur » quand l’intermédiaire, le médiateur, n’est plus que le support numérique. Il est tout à fait possible de se passer de bibliothèques et de ces personnels via un site qui mettrait en lien pourvoyeur de livres et demandeurs de prêt de l’autre10. Ce secteur de l’économie dite « collaborative », dont Uber est l’archétype, est en plein développement et n’a montré qu’une infime partie de sa puissance de mise en relation des individus en dehors de toute relation antérieure. Aux réseaux interpersonnels se substitue le réseau tout court, celui que permet Internet et les applications mobiles.

Quand s’agiter domine

Comme nous espérons l’avoir montré, les nouveaux outils technologiques imprègnent les nouvelles formes de l’emploi en en changeant profondément les caractéristiques de telle manière que se produit une distanciation entre emploi salarié et travail professionnel. Une situation qui, dans un premier temps, n’a pas fait l’objet, en France, d’une grande attention de la part des syndicats parce que leur clientèle traditionnelle n’était pas la première touchée et parce que le progressisme industrialiste fait partie des gènes de la classe ouvrière, française, en tout cas, parce qu’elle conserve l’ancienne tradition du métier même si le discours du capital l’a transformée en idéologie. Les « jobs à la con » ne sont donc pas considérés comme un vrai travail et les salariés « ancienne école » comme leurs représentants résistent à ces transformations bien mieux acceptées dans les pays anglo-saxons où le « job » fait partie de l’ambiance en dehors même du milieu professionnel « faire le job ! ». Par ailleurs, les « avant-gardes » ouvrières comme étudiantes, hormis en Italie où dès le milieu des années 1960, les thèses opéraïstes11 ont fait le constat de la non-neutralité des techniques capitalistes sans que les luttes ouvrières du cycle 1968-1973 ne portent centralement sur ce point-là12, n’ont jamais vu d’un mauvais œil le remplacement de certaines tâches par des robots, ce qui importait était la critique du travail et de la société capitaliste en général avec en filigrane l’idée développée par Marcuse puis les situationnistes que révolution rimait maintenant avec automation généralisée digne pendant de l’autogestion généralisée. Il y a bien eu, par exemple, des sabotages, mais ils correspondaient plus à une pratique défensive, ralentir les cadences et contester les « cols blancs » qu’à une critique. C’est aussi dire que les pratiques attribuées aux luddites n’ont guère essaimé à travers le temps.

Actuellement se repose la question dans un contexte différent car il n’y a plus de contestation du travail en général et du procès de production capitaliste en particulier quand le travail n’est plus au centre de la « question sociale » comme le travail vivant n’est plus au centre de la valorisation.

Dorénavant le travail est rare même s’il subsiste encore sous forme d’emplois dont la fictivité relative se mesure aux simulations renouvelées des différents experts sur ce qui se produirait si on décidait d’en supprimer la moitié du jour au lendemain. La plupart concluent par : aucune conséquence économique, seulement des conséquences sociales et politiques13 ! Cette extension des formes de l’OST14 en dehors du secteur industriel au sens strict concerne nombre de postes qualifiés et garantis statutairement au sein du secteur tertiaire des services et ce sont déjà certains d’entre eux qui se trouvent menacés par l’introduction des nouvelles technologies, alors que jusqu’à peu, les licenciements concernaient surtout le secteur secondaire industriel. Alors que dire du devenir et du contenu des postes de travail peu qualifiés et souvent précaires qui, par exemple en bibliothèque, ne donnent le droit qu’à un joli écran devant soi toute la journée ?

Il faut le constater, l’agitation remplace tout contenu réel de travail qui engendrait un certain ethos professionnel propre aux bibliothécaires. Deux mouvements d’apparence contraire semblent coexister parce qu’ils ne se produisent pas dans la même temporalité. Tout d’abord, à la mise en place, une sorte d’activisme de l’activité de la part de la force de travail vivante, non seulement afin de répondre à la place prépondérante prise par le travail mort des machines, mais aussi parce que ces machines « intelligentes » ne sont plus un simple prolongement passif de la main mais quelque chose d’actif et finalement de vivant. Puis quand le routinier reprend le dessus le résultat n’est pas forcément une augmentation de l’intensité du travail et de la productivité, ce qui est pourtant un des buts initiaux avec la rationalisation, mais souvent une baisse de l’activité réelle qui renvoie à notre idée d’inessentialisation de la force de travail sans toutefois conduire à des compressions de personnel, pour des raisons sociales ou politiques. Ce phénomène peu analysé en France est reconnu à l’étranger sous le terme de bore out (cf. aussi les bullshit jobs déjà mentionnés), équivalent inversé du burn out plus connu.

Les services de l’État réseau

Rien aujourd’hui n’empêche donc le développement de services à la personne ou à des groupes précis d’utilisateurs de la bibliothèque sans que l’on sache combien de temps ils perdureront à cause de la nécessaire réactivité au marché. En bibliothèque les nouveaux services peuvent découler autant d’un sondage mené à la hâte auprès des usagers15, de groupes de travail internes ou simplement d’un petit chef doué de prérogatives même si l’aval d’une direction éclairée subsiste. Ainsi, si l’un de ces usagers a la riche idée de vouloir un lieu pour un hobby quelconque, ou presque, dans une bibliothèque, il aura, n’en doutons pas, un lieu pour lui et ses amis. Les bibliothèques se doivent d’être accueillantes n’est-ce pas ? Mais quel sens ou avantage cela a-t-il par rapport à l’expérience séculaire de consultation de livres et d’études ? Les bibliothèques ne démissionnent-elles pas ici de ce qui a toujours été leur rôle : assurer le plaisir d’apprendre, le temps de l’apprentissage, la concentration et tout simplement la lecture ?

En réalité il n’y a plus de lieu précis affecté à la lecture (on ne lit plus guère à l’école), mais à la limite on peut lire partout avec les possibilités ouvertes par la liseuse. Cela va d’ailleurs de pair avec l’effacement progressif des lieux où on pouvait apprendre d’autrui en personne, c’est-à-dire dans la richesse de l’échange ou dans un rapport à l’autorité au sens de ce qui fait autorité (transmissions familiales, scolaires, formation syndicale) car tout se trouve déjà sur Internet dans l’équivalence générale des sources et des savoirs. D’une manière générale, les NTIC favorisent le mouvement et la fluidité et brouillent les frontières qui n’ont aucun sens dans un monde ayant ingéré les anciennes contradictions pour mieux les capitaliser, par exemple entre travail et non-travail comme pour ces cadres sans cesse connectés à leur entreprise au travers de leur smartphone.

Ce qui est étrange c’est qu’on fasse comme si être bibliothécaire était encore un métier avec un fort lien au livre. Ainsi, le livre Le métier de bibliothécaire16 perdure comme référence pour la préparation des concours de la Fonction publique. Or que restera-t-il des bibliothèques une fois totalement développées des tendances plutôt inquiétantes d’externalisation de nombres d’activités effectuées encore maintenant en interne ?

Et si l’on s’imagine une résistance des personnels, c’est qu’on verse dans l’optimisme car disons-le clairement : elle est de faible importance pour ne pas dire plus, car comme partout la formule : vous avez peur du changement frappe fort et semble paralyser ce même personnel.

C’est que tous ces procédés sont soutenus et légitimés par un arsenal statistique dont les résultats sont imparables et comparables à une fatalité. Plus encore que la maxime sur la peur du changement c’est la stagnation ou la baisse de fréquentation qui fait office d’argument massue pour changer les pratiques des bibliothécaires. Et comme ce n’est pas la qualité qui compte mais la quantité, il faut tout faire pour avoir le plus de monde possible. Il faut voir l’obsession quantificatrice de certains cadres sur la fréquentation de leur établissement et comment cela génère de l’activité « aux ordres ». Le même phénomène se produit dans d’autres secteurs de la culture, comme les musées et les expositions où même les journées du patrimoine sont mises à profit pour faire du chiffre à travers la gratuité.

Au-delà des cadres obsédés par le chiffre nous avons affaire à l’État qui se fait réseau, un État qui veut coller à une demande hypothétique ou virtuelle qui par décisionnisme créerait du réel. Il s’agit d’être prêt au changement permanent, mimant le secteur privé car il n’y a pas d’autre horizon. Dès lors le marketing des bibliothèques à parfaitement sa place, marketing étatisé, source incessante de nouveaux agencements au détriment, si nécessaire, du lieu de travail des bibliothécaires et de beaucoup des usagers « traditionnels »17. Incidemment il s’agit aussi de gérer des flux de « consommateurs » sur un temps continu comme s’il fallait rentabiliser les importantes immobilisations en capital fixe que représentent ces infrastructures culturelles. À ce propos la volonté d’extension des horaires doit se comprendre dans le sens d’une forme d’amortissement de ce coût fixe qu’est une bibliothèque qui prendrait la forme d’une sorte de 2/8. Évidemment cela engendrera une plus grande flexibilité des horaires de travail mais aussi un meilleur accès à tous au lieu.

Aussi, le marketing des bibliothèques existe pour connaître les besoins au travers d’enquêtes (quantitatives, mais aussi parfois qualitatives) comme Libqual+, l’enquête standardisée venue du Canada, et par la suite développer des services pour un usager dont on croit connaître les qualités. On devrait, en réalité, parler de « l’usager roi » qui est, selon les responsables de bibliothèques, le réel porteur de ce qui advient. On peut pourtant souligner que cette déstructuration provient de ces mêmes cadres de la Fonction publique, mais ne sont-ils pas devenus de simples e-responsables ? En dehors des boutades, certains de ces responsables en bibliothèque sont tout à fait prêts à se montrer innovants si cela accélère leur carrière.

Profil d’avenir pour le bibliothécaire

Loin d’être les derniers touchés par les nouvelles orientations de l’État-réseau, les bibliothécaires vont traverser à l’avenir une refonte de leurs emplois. Le rapport de l’IGB (Inspection Générale des Bibliothèques) sur l’emploi en bibliothèque18 parle de la disparition pure et simple de tout un corps, les magasiniers des bibliothèques, car considéré comme obsolète. Il y a en réalité un déplacement de fond entre chaque degré de la pyramide des fonctions. La remise en cause est profonde mais d’autant plus marquée pour les magasiniers dont les fonctions disparaissent sous les effets conjugués de l’intronisation des NTIC et de l’évolution de l’État dans sa forme d’État réseau.

Toute cette agitation autour du passage au numérique n’est pas sans conséquence sur la nature des emplois et le statut afférant. C’est ce que révèle le recours à la vacation et le monitorat étudiant, une forme de sous-traitance bien en vogue dans la Fonction publique. Ainsi, on peut constater dans certaines bibliothèques, le recours à des cohortes d’étudiants fraîchement formés pour remplacer les titulaires à certaines heures. Ils ne sont certes pas mis en concurrence directe avec le personnel titulaire puisqu’ils servent de complément ou pour des remplacements, mais une concurrence indirecte ou à terme se fait jour dans le fait que leur simple présence « casse le métier ». En effet, les compétences générales demandées aux étudiants paraissent aussi valables que celles des professionnels en place. Car si tout un dimanche, un étudiant vacataire peut faire le même boulot qu’un titulaire, le second ne verra-t-il pas ses fonctions être dévalorisées par un niveau de qualification qui pourra alors être revu à la baisse ? Mais ce n’est pas une fatalité. Historiquement, les auxiliaires de la Fonction publique ont souvent été titularisés ensuite par la petite porte, dans l’enseignement particulièrement. Les syndicats s’y opposent généralement dans un premier temps, car ils sont pour le système du concours, mais c’est alors aux auxiliaires de s’organiser, faire pression, lutter. Le problème est plutôt de savoir si un bibliothécaire, titulaire ou non est plus aisément remplaçable par la technologisation des procédures qu’un enseignant.

En BU, par exemple, un bibliothécaire doit savoir consulter et orienter l’usager dans la panoplie des (coûteuses) bases de données (Bdd) à la recherche d’articles scientifique mais aussi, mettre en avant les e-books. Les revues scientifiques sont particulièrement touchées avec la doctrine du e-only qui signifie que ces revues n’ont plus leur place dans un rayonnage. Elles sont dorénavant transférées par les éditeurs eux-mêmes dans des Bdd en « streaming », c’est à dire hébergées sur un serveur distant et payé au prix fort par les bibliothèques. Aussi, il est indéniable que désormais le monde scientifique et aussi celui de la recherche en général ne peuvent plus se passer du numérique19.

Il faut aborder cette évolution sous l’angle de la conservation des documents. Auparavant, une revue papier était un support à part entière, il pouvait être détruit, mais a priori un exemplaire devait survivre dans le magasin d’une bibliothèque quelque part sur le territoire. Aujourd’hui les revues sont juste dématérialisées et si le robinet est coupé la bibliothèque n’a plus la revue cible. On comprend à quel point les bibliothèques deviennent dépendantes non seulement de l’accès à Internet mais aussi des éditeurs. La question de la conservation pérenne devient donc une question de technique informatique. Il y a des évolutions dans le domaine pour le moins inquiétantes. Par exemple le dépôt légal imprimeur à la BNF20 est, désormais, à 40 % un dépôt électronique. Mais quid de cette conservation à long terme quand les standards informatiques évolueront comme ils évoluent sans cesse aujourd’hui, ceci, sans parler du matériel informatique lui-même ? Quels rapports entre la sauvegarde de livres et la nécessité de « data-center » nécessitant de l’électricité ad vitam aeternam ?

La nécessaire employabilité du service au public ?

Depuis la mise en place de l’entretien professionnel et du droit individuel à la formation en 2004 (Dif21), étendu à la Fonction publique, celle-ci est à l’heure de l’employabilité. Disponibilité générique à l’emploi par l’actualisation des connaissances « professionnelles » l’employabilité est la base de la promotion du service.

En bibliothèque la formation est devenue naturelle, voire indispensable dans la mesure où elle permet d’être au fait de la dernière mode en matière de management et surtout d’utilisation des NTIC. En effet, il faut bien être correctement formé à la dernière Bdd en vogue dans son établissement et aussi aux tendances innovantes propres à la profession. Tout ceci crée un fond de connaissances souvent peu consistantes et le résultat sur la pratique réelle du renseignement bibliographique est souvent douteux. Mais cela permet d’unir les personnels22 derrière un impératif de connaissances et de savoir être qui n’a plus rien à voir avec ce qu’était la mission de service public. Celle-ci disparaît pour laisser la place à un service au public comme le livre L’avenir des bibliothèques : l’exemple des bibliothèques universitaires le propose. Le glissement sémantique est là largement exploité et va bien finir par remplacer ce que l’État ne promeut plus, c’est-à-dire un service public de masse pour, plutôt, passer à un service individuel de masse supposé être plus proche des besoins de l’usager. Un étudiant est un usager qu’il faut savoir caresser dans le sens du poil là où auparavant, il est vrai, on se souciait peu des conséquences auprès des publics des choix propres à la marche d’une bibliothèque (les horaires d’ouverture, la lisibilité de la cotation, etc.)

Lieu de vie ou branchement de plus ?

Nous sommes dans une ère ou le branchement entre individus est essentiel car renouvelant le lien social dans un rapport social général qui se délite. L’informatique et plus généralement les NTIC en font intimement partie et donnent la forme générale des interactions humaines par leur mise en réseau, un processus tout à fait différent des anciennes constructions du collectif. Elles se substituent au symbolique et réalisent la synthèse de ce qu’Habermas considérait comme caractéristique de la société post-moderne, à savoir la séparation entre « monde de la vie » (dans le monde de la vie on a des rapports à la nature) et « système » (il ne sera plus question de rapports à la nature mais d’environnement et de développement durable ou de réchauffement climatique). Elle tend aussi à abolir toutes les séparations entre connaître et faire (la production théorique de systèmes devient dans le même mouvement une application technique), entre nature et culture, entre objet et sujet. Le médium est le message disait déjà Mac Luhan dans la phase précédente d’accouchement du processus, mais aujourd’hui le message est déjà lui-même un opérateur.

Dans un état d’esprit lui aussi de branchement des individus, défaisant tout autant les anciennes séparations, les bibliothèques sont envisagées comme troisième lieu, un lieu au-delà du travail et du foyer. C’est ce type de lieu potentiel qui est au principe de beaucoup des bibliothèques nouvellement construites ou en réfection. Il s’appuie là sur des modèles venant des pays du nord de l’Europe ou Anglo-saxons qui n’ont que peu de lieux ouverts non marchands à de rares exceptions près. Ces pays sont aussi plus en pointe dans la prise en compte de la difficulté globale liée à la reproduction des rapports sociaux du capitalisme contemporain (par exemple la « flexisécurité » s’y développe plus rapidement).

Le troisième lieu dans les pays méditerranéens c’est, et ce depuis longtemps : la place et la rue, lieux d’échanges, de vie et espaces de convergence comme en témoigne les occupations des Nuits Debout, après le 15M des indignés. Mais dans les projets actuels il s’agirait de lui adjoindre les bibliothèques. Mais qu’est-ce qu’une bibliothèque aurait comme atout ? On peut se poser la question car la nécessaire utilité de la bibliothèque semble poser comme un a priori indiscutable. Cela permet certes de justifier, auprès des politiques à l’esprit étroit, le budget annuel des établissements, peut-être plus rentable politiquement qu’un centre commercial. Mais proposer ce type d’établissement n’est-ce pas proposer un non-lieu de plus, une projection où tout doit se côtoyer ? Car on y trouve un réel fractionnement des espaces qui offre une présence à tout et son contraire, tant que cela prend la forme convergente du cocooning et des outils technologiques, d’où le développement d’espaces de jeux vidéo par exemple. On a donc affaire à une somme des possibles dans l’esprit post-moderne comme le « geste architectural » du Rolex Learning Center de Lausanne nous en fournit un exemple.

Tout ce que nous venons d’évoquer pose des questions quant à la manière de prendre en compte ces transformations liées à l’utilisation massive des NTIC dans des lieux qui a priori ne s’y prêtaient pas parce qu’ils étaient considérés comme des temples de la culture, que celle-ci y était appréhendée sous un angle essentiellement classique même si ces lieux s’avéraient capables d’intégrer des formes contemporaines et des œuvres d’avant-garde. Cette introduction des NTIC, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, n’a, dans un premier temps, consisté qu’à se doter d’outils nouveaux, là où on restait dans le cadre organisationnel ancien. C’est ce qui change aujourd’hui quand toute l’organisation de la « production » culturelle et sa circulation est réfléchie et préparée sur la base de ce qui n’est plus un média mais est devenu un véritable imperium et que tout cela informe une nouvelle organisation du travail bouleversant les pratiques personnelles et collectives.

Insertion dans les flux

L’Internet et plus généralement les procédés connexionnistes deviennent incontournables et la vie quotidienne s’en trouve soudain modifiée parce que leur usage tend à devenir obligatoire par suppression des autres possibilités. De la suppression des cabines téléphoniques aux centres d’appels et plates-formes avec qui on peut être en contact mais avec qui on ne peut pas discuter, la liste serait longue à établir. Internet propose une utopie concrète qui vient, si ce n’est remplacer, tout du moins succéder aux anciennes utopies politiques abstraites. Une utopie de l’accès universel à l’information23. Mais qu’ont à voir les bibliothèques avec l’information ? Et bien il faudrait les comprendre comme un relais, un médium de ce qui se présente comme une société de l’information justement. Les organismes comme l’IFLA24 ne disent pas le contraire comme le prouve l’appel proposé lors du congrès à Lyon en 201425. Ce dont la cybernétique a rêvé, les lobbys des bibliothèques sont prêts à le réaliser. Mais Internet ne se réduit pas à un terminal d’informations à sens unique, car cela la télévision le faisait très bien avant lui. Ce qui est nouveau ici, c’est que ce nouveau média agit aussi comme un moyen d’insertion dans les flux. Il n’est pas qu’un réceptacle-émetteur. Il est actif.

Les flux sont de toutes sortes ; ils sont antérieurs aux Hommes, si l’on pense au vent ou à un cours d’eau, mais ils se présentent aujourd’hui sous les formes les plus variées : flux d’énergies, de marchandises, de personnes, etc. Ils sont le fruit de l’accélération de la domination du capital sur la production, le signe aussi d’une totalisation du capital qui non seulement intègre la circulation comme essentielle à son procès d’ensemble mais cherche à dépasser la séparation entre temps de la production et temps de la circulation. Le temps doit être le plus réduit possible et la flexibilité la plus poussée : c’est vrai pour l’emploi, c’est vrai pour toute la chaîne qui va de l’achat à la livraison. En bibliothèque l’insertion dans les flux devient là aussi une nécessité. Il faut fournir de la connexion : du WiFi, des revues numérisées, etc. Il faut aussi mettre le catalogue en ligne pour montrer que l’on n’est pas en présence d’immenses silos26 de livres qui seraient comme des immobilisations dommageables en coûts de capital fixe (locaux) et aussi des sortes de blocages techniques à la circulation. « L’ennemi » étant ce satané livre justement lorsqu’il fait « bouchon » sur les « autoroutes de l’information ».

La numérisation, quand on a affaire à une grande quantité de livres, a donc sa justification. Il faut en effet que les codex soient accessibles en tout lieu et en tout temps. Il faut alors mettre en valeur le livre qui circule, soit sous forme de fichier epub par exemple soit sous forme papier pour les livres et avec un bon taux de rotation si possible. Au passage, remarquons que la pratique du pilonnage à partir du taux de rotation est devenue impitoyable avec l’informatique. Les livres les moins lus sont très facilement repérés et signalés. Hormis les exceptions, en cas de livre rare, la sentence est sans pitié. Les normes de catalogage sont aussi revues pour enchâsser les catalogues propres à une bibliothèque, à Internet ou à de plus gros catalogues qui tendent, à terme, à être mieux référencés toujours dans l’esprit de plus de circulation et d’accès en tout lieu et tout moment.

Quant à la pratique quotidienne du bibliothécaire, elle doit devenir celle d’un « médiateur du numérique », c’est-à-dire un « orienteur » de l’individu en recherche d’autonomie vers les flux d’informations. On ne pourrait, en effet, naviguer à vue dans ces flux et ce serait donc le nouveau rôle des professionnels des bibliothèques que de permettre un branchement correct aux connexions numériques. Tant que ce branchement n’est pas immédiat et que pour le commun des mortels les connexions restent un maquis inextricable, les salariés de la bibliothèque garderont un rôle important même s’il sera dévalorisé, leur ancien savoir culturel se trouvant réduit à des pratiques procédurières techniques. Mais on peut supposer que la formation/formatage progressive des usagers, complétée par des progrès ergonomiques des outils eux-mêmes, ne leur laissera bientôt plus d’autre utilité que celle de gardiens de bibliothèque, comme il y a des gardiens de musée.

Ainsi, repenser à ce qu’étaient les meilleures bibliothèques et leurs agents comme lieu de savoir n’est pas un luxe de la critique27. On nous propose à la place un lieu de passage de l’information, quelle qu’elle soit ou presque. On ne saurait troubler les flux informationnels, ils règnent et l’autonomie de l’usager ne sera-t-elle plus qu’une question de connectivité ?

Le monde du capital

Il est clair que le livre a porté à bout de bras une grande part du monde tel que nous le connaissons. D’un enchevêtrement de papyrus, de vélin puis de papier, le livre ouvre des ponts entre le passé et le présent : anciens Grecs, Latins, Hébreux, etc. Un passé qui nous a été transmis en partie par lui, par un objet qui a montré sa valeur par-delà les siècles et leurs événements : guerres, épidémies, famines, etc. Les bibliothèques aussi s’inscrivent, pour une part, dans ce temps long. Des bibliothèques fameuses résonnent ici, celle d’Alexandrie, de Saint-Gall ou celle du Vatican. Et ce n’est pas pour rien qu’on appelait les directeurs de musées et de bibliothèque des « conservateurs ». Une échelle donc qui devait faire prendre du recul à tout agent et le renforcer dans l’idée de sa professionnalité, mais en même temps qui produisait une sorte de sanctification des lieux aux effets assez élitistes. Deux aspects qui apparaissent aujourd’hui comme des obstacles au développement d’une néo-modernité qui désacralise le livre et la lecture dans un esprit de masse si ce n’est démocratique, mais aussi dans un processus qui voit, après une certaine fin de l’art annoncée déjà depuis bientôt cent ans par Dada, et sa résorption dans la « culture », cette même culture être intégrée comme production et presque immédiatement comme production dématérialisée sous la forme de l’e-book. Vendu comme une grande avancée de notre époque, celle qui fait une si grande place aux objets dérivés de films et de séries, il en découle une autre des marchandises icône. Le résultat ? Une liseuse par exemple peut s’adjoindre une photo retravaillée « original » en enveloppe qui manifestera bien la distinction recherchée par des individus sacralisant le support qui a justement désacralisé son objet.

Sur un lieu de travail comme une bibliothèque on vous parlera de la (re) matérialisation de ce qui est dématérialisé (de l’e-book autant que des revues). Il faut rendre visible ce qui disparaît des travées, des casiers de revues : n’est-ce pas une géniale idée ou, plutôt, un triste constat par rapport à ce qui existait sans autre moyen technologique ? Ceci permettra d’installer à l’avenir des écrans de partout avec des agents pour expliquer comment cliquer sur une application tactile dans le but probable d’orienter les lecteurs vers une tablette ou une liseuse. On ne saurait dire si nous exagérons quand l’on voit les budgets qui se débloquent dès qu’il s’agit de nouvelles techniques du numérique.

À ce propos les bibliothèques seront peut-être un jour celles du tablettecaire et autre applitécaire pour un public de tablonautes. Les néologismes pourront allègrement fleurir et prouveront bien que les bibliothécaires se rendent, eux aussi, corps et âme aux nouveaux agencements permis par le numérique.

Alors qu’est-ce qui s’offre à nous dans ce qui devrait devenir des nouveaux « temples du savoir » ? Tout un monde qui fait sens au fur et à mesure qu’il s’enracine dans les comportements de l’individu égogéré. Un monde de l’instantané, où tout doit être disponible en tout temps et en tout lieu. Un monde d’écrans où l’on n’est plus sûr que les enfants sauront écrire autrement que par l’intermédiaire d’un clavier et le filtre d’un écran dont le rôle est loin d’être neutre car producteur d’une nouvelle aliénation28. Un monde dans lequel il s’agit de savoir se positionner dans des flux à commencer par ceux où l’on se met en scène soi-même. Un capital qui a su se faire monde, monde de forces multiples mais dont la dynamique est censée être fournis par une fuite en avant dans les nouvelles technologies qui laissent entrevoir une révolution anthropologique et un imaginaire propre. À quel point cet imaginaire n’est pas développé par un monstre qui nous enserrerait toujours plus dans ses griffes, mais est le fruit d’une transformation idéologique et culturelle d’un rapport social dont les bases restent fondamentalement les mêmes, c’est-à-dire capitalistes, se manifeste bien dans le lien étroit entretenu par les recherches actuelles en biotechnologies et en cybernétique et les nouveaux désirs d’identités multiples et nomades, de combinatoires visant à « l’amélioration de l’humain » ou de perspectives transhumanistes. La révolution anthropologique marche de pair avec la révolution du capital. Elle en est à la fois la conséquence et la condition. C’est peut-être cela la différence la plus importante avec l’époque classique de la modernité. Il ne s’agit pas d’une réversibilité à l’œuvre telle qu’a pu en développer l’idée un auteur comme Baudrillard, mais d’un alliage ou d’une symbiose entre deux processus.

Max Weber a abordé « l’esprit du capitalisme » comme une disposition à s’accomplir dans notre monde plutôt que d’attendre le paradis, disposition qui aurait trouvé un terrain favorable avec le protestantisme. Esprit qui est aussi une ascèse qui aurait trouvé son archétype dans la figure du capitaine d’industrie. Une figure qui s’est brouillée, comme le signalera plus tard Schumpeter, avec le développement de l’ère des managers de FMN et encore plus aujourd’hui avec le poids pris par l’actionnariat dans le contrôle des conseils d’administration. Mais par contre, suivant l’évolution des secteurs dans la dynamique du capital, ces « capitaines » se retrouvent dans les services et plus précisément au sein des NTIC. C’est là qu’on retrouve les grands promoteurs et maintenant tenanciers de l’informatique, de Steve Jobs à Bill Gates qui ont fait figure de pionniers, ont fait de nouveaux paris (ce sont eux qui sont à l’origine de la notion de « challenge ») pour tout réussir… Désormais ce sont eux qui nous fournissent des objets de rêve, qui fixent ce qui est « révolutionnaire », qui révèlent ou font apparaître de nouveaux désirs, créent les supports permettant leur transformation en besoins virtuels puis réels. Tout semble possible parce que virtualisé, dématérialisé et à portée de main si ce n’est de bourse. Tout ne serait qu’affaire de cognitif, de connexions et de réseaux.

Tous les possibles ?

Nous avons ici présenté les nombreuses transformations liées aux technologies dans leur capacité à transformer la nature extérieure notamment dans un secteur culturel comme celui des bibliothèques. Pourtant nous ne négligeons pas ces transformations comme instrument de contrôle de la reproduction des rapports sociaux. Au contraire, mais ce subtil écrin enserre chacun d’une manière à ce que cela n’éveille que peu de réactions explicites et discutées. En réalité, à ce stade, les NTIC touchent beaucoup plus aux procédures d’intégration des pratiques des hommes les unes par rapport aux autres (là encore avec tous les effets-réseau qui peuvent en résulter) et donc à la « nature intérieure » des hommes, qu’à l’intervention humaine sur la « nature extérieure ». L’homme ne s’en trouve donc pas libéré du travail, mais bien plutôt avec l’impression que toutes ses activités, y compris hors travail, sont devenues du travail. Cette tendance est en rupture avec l’idée qui associait le progrès tel qu’on pouvait le concevoir dans sa fonction d’émancipation, par l’accroissement de la productivité avec l’automatisation tendant à favoriser les conditions d’une activité libre ou une action au sens arendtien du terme. Contrairement à ce disent les néo-opéraïstes, ce qu’on perd d’un côté (le travail productif qualifié ancien) on ne le retrouve pas ailleurs dans le travail cognitif qui serait qualitatif. Simplement, si on en reste à l’analyse descriptive, on a l’activité de type gestionnaire (au sens large) qui supplante l’activité productive au sens classique du terme même si on sait qu’au niveau théorique tout le travail est aujourd’hui productif pour le capital.

L’objectif de maîtrise de la technoscience rompt avec la vision la plus courante d’une réduction de la science à la technique dans un fonctionnement qui ne serait qu’étroitement utilitariste ou capitaliste. Ce qui est essentiel c’est qu’avec la technoscience, l’exploitation de tous les possibles puis la maîtrise de ce qui est exploité remplacent la connaissance classique de la science et sa fonction de vérité. L’opérationnalité l’emporte.

Notes

1 – C’est la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) qui a la première introduit la quantification des activités comme moyen de pilotage et de management.

2 – Terme générique qu’on voudra bien nous excuser car il facilite la compréhension au détriment des différences de statuts.

3 – Définition faisant suite à des relectures de Dialectique et société, vol. 2 de M. Freitag, l’Âge d’homme, 1986 et L’oubli de la société, Presses universitaires de Rennes, 2002, du même auteur, agrémentée des notes et de quelques compléments propres à J. Wajnsztejn.

4 – La théorie économique néo-classique comprend le progrès technique comme quelque chose d’exogène à la croissance.

5 – La théorie économique néo-libérale dite « standard » développe alors la théorie de la croissance « endogène ».

6 – Ainsi, les pays européens suivaient-ils des rythmes différents de robotisation en fonction de stratégies d’entreprises ou de coût des facteurs. Par exemple, l’Italie et surtout la FIAT faisaient partie des pionniers de la robotisation, la France étant à la traîne.

7 – Un processus de bureaucratisation analysé par David Graeber dans son livre Bureaucratie (Les liens qui libèrent, 2015) : « Dans la théorie économique du capitalisme […] la dernière chose que le marché et l’entreprise sont censés faire, c’est de donner de l’argent à des travailleurs qui ne servent à rien. C’est pourtant bien ce qu’il se passe ! La plupart des gens travaillent efficacement pendant quinze heures par semaines environ, comme l’avait prédit Keynes, et le reste du temps ils le passent à critiquer l’organisation, organiser des séminaires de motivation, mettre à jour leur profil Facebook et télécharger des séries TV » (cité dans le dossier du journal Le Monde consacré aux « Jobs d’enfer » (24-25/04/2016). Dans le même dossier, Béatrice Hibou, directrice de recherche spécialisée en économie politique au CNRS, déclare : « Même nous, les chercheurs on passe plus de temps à remplir des formulaires, à se conformer à des procédures, à s’envoyer des e-mails dans tous les sens pour prendre des décisions, qu’à vraiment faire de la recherche ». On assiste à l’extension du domaine du management.

8 – Développée par Jeremy Rifkin dans son livre La Fin du travail, Paris, Éd. La Découverte, 1997.

9 – Le terme a été utilisé par le journal libéral britannique The Economist qui signale que toutes les époques ont connu ce type passager de jobs. En bon libéral il voit dans la future automatisation des emplois administratifs une solution. Et poussant le cynisme du capital toujours plus loin il conclut : « Il est assez probable que les bullshit jobs dans l’administration ne soient qu’une transition entre les bullshit jobs dans l’industrie (les postes d’OS) et pas de job du tout (source : dossier Le Monde, ibid.).

10 – En vérité ce type de site existe déjà comme Lenro.co.

11 – Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, anthologie des « Quaderni Rossi », trad. de l’italien par N. Rouzet, Maspero, 1968, Paris ; « À nouveau sur l’opéraïsme », J. Wajnsztejn : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article268

12 – Il y eut quand même une incidence dans le fait que les jeunes prolétaires issus du sud de l’Italie s’en prirent plus facilement aux machines, sans respect particulier pour le sacro-saint outil de travail des syndicats.

13 – La quatrième révolution industrielle qui se traduit par la numérisation ou l’impression 3D devrait entraîner la perte de 5 millions d’emplois en 5 ans dans les principales économies mondiales prévient un rapport diffusé le 2 mai 2016 par le World Economic Forum (WEF), organisateur du forum de Davos.

14 – Organisation scientifique du travail.

15 – Avec Libqual+ par exemple qui est une suite d’outils pour les établissements qui souhaitent en savoir plus sur leurs usagers avec notamment une enquête de type quantitative clés en main.

16 – Y. Alix (dir.), ABF, Éd. du Cercle de la librairie, 2003. Livre de référence pour la préparation des concours des bibliothèques réédité plusieurs fois. La 4e de couverture commence par : « Depuis trente ans, les bibliothèques ne cessent d’évoluer, pour s’adapter à la société contemporaine et améliorer leur efficacité. Aujourd’hui, la révolution numérique oblige à repenser en profondeur leurs missions. De quoi seront faites les bibliothèques demain ? Quelle sera leur place dans la société de l’information mondialisée ? À l’heure où une nouvelle génération de bibliothécaires “nés numériques” s’apprête à prendre le relais de celle qui a accompagné le développement de la lecture publique, la mue de la Bibliothèque nationale, le renouveau des bibliothèques universitaires, la réponse à ces questions passe par une approche complètement renouvelée… »

17 – L’extension des horaires souhaitée dans le plan « bibliothèques ouvertes » de février 2016 dessine une utilisation renouvelée des bibliothèques universitaires. Elles sont appelées à ouvrir le dimanche et aussi jusqu’à 22 h comme ce qui se profile pour la bibliothèque publique (avec ses horaires de type 10 h-19 h), car le temps libre est en augmentation globale et ne se satisfait plus de se fixer sur celui du travail. Pour les étudiants leur présence aux marges du monde du travail les porte à étudier autrement et à réclamer des extensions d’horaires par exemple.

18 – Rapport IGB n° 2012-020, Quels emplois dans les bibliothèques ?

19 – Le développement dans des communautés scientifiques des archives ouvertes (Open Archiv) avec des plates-formes comme HAL (Hyper Articles en Ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/) montre que le mouvement est bien engagé.

20 – L’article du Livre Hebdo no 1025 de janvier 2015, p. 35 en parle parfaitement.

21 – Il vient de changer de nom pour s’appeler : Compte Personnel de Formation (CPF)

22 – Peut-on encore parler d’agent ? Drôle de question qui renvoie à la fin de la mission de service public de par l’entretien professionnel et la formation mais aussi de par les nouvelles structures transversales propres à l’État-réseau comme les Communautés d’universités et d’établissements (COMUE).

23 – Cf. J. Rifkin, L’âge de l’accès. Une nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, Paris, 2005.

24 – L’International Federation of Library Associations est une des plus grosses associations internationales de bibliothécaires.

25 – La Déclaration de Lyon sur l’accès à l’Information et au Développement est disponible à cette adresse :
http://www.lyondeclaration.org/content/pages/lyon-declaration-fr.pdf

26 – Un silo à livres est un lieu de stockage de livres inaccessible au public pour des raisons autant de conservation que de place.

27 – Cf. la critique assez convaincante qu’en fait le livre Crépuscule des bibliothèques, Virgile Stark, Éd. Belles Lettres, Paris, 2015.

28 – Il se produit ici un changement de nature, d’ordre « qualitatif », de l’outil technique qui existait déjà depuis fort longtemps avec la machine à écrire mais qui n’était pas le concurrent de l’écriture manuscrite, plutôt un élément de spécialisation professionnelle, vers un processus technologique qui rend désuète et obsolète ce qui n’était pas encore de l’ordre d’une reproduction infini et immatérielle. Quand je dis processus technologique c’est que cela ne concerne pas simplement le remplacement d’un outil par un autre mais l’effet produit par l’enchaînement de combinatoires ou d’interfaces entre plusieurs outils sur nos pratiques.