Quatrième de couverture des numéros 12 & 13

, par Temps critiques

La société actuelle n’a plus qu’un lointain rapport avec la société bourgeoise qui s’est pleinement développée pendant les deux premières révolutions industrielles. Les révolutions des années 20 (mais cela inclut aussi la Russie de 1905-1917 et l’Espagne de 1936), leur défaite et les restructurations qui ont suivi (État-providence, fascisme et guerre, fordisme et « société de consommation ») marquent l’avènement d’un système qu’on ne peut plus appeler capitaliste si ce n’est qu’il tient encore sa puissance du processus de capitalisation antérieur ; processus qu’il tente de gérer au mieux afin de se reproduire, de reproduire aussi les rapports sociaux qui le constituent. Pour ce faire, il tend à contrôler tout l’espace-temps des êtres humains dans la mesure où il a réalisé l’unification de ses formes de domination : institutionnalisation d’un marché potentiellement mondial, dissolution des classes en tant que forces antagoniques et sujets historiques, généralisation des formes politiques de la démocratie, mais en tant que formes vides puisque les forces censées la vivifier ont été liquidées.

Au sein de cette société capitalisée, l’État, représentant du capital global est à la fois puissant et faible.

Il est puissant parte qu’il est total (et non pas totalitaire) au sens où il continue d’assurer tout ou partie de ses anciennes fonctions (régaliennes, administratives) qui couvraient la société civile. Avec la fin des antagonismes de classes, la puissance normalisatrice des institutions étatiques s’est notablement affaiblie. Cela a conduit l’État, lui aussi fragmenté et particularisé, à se « mettre en réseau » pour cogérer le social au niveau de micro-activités nouvelles (politiques de la ville, actions locales, financement de diverses associations) qui se diffusent dans les rapports sociaux, mais laissent des individus atomisés et incapables de reformer justement une société civile qui se distinguerait de l’État et pourrait éventuellement s’y opposer. L’exemple actuel des revendications pour une taxe Tobin et contre la « malbouffe » montre bien cette absence d’opposition réelle et la propension de ces actions « citoyennes » à se situer immédiatement dans la gestion-participation et non dans l’intervention politique contre l’État.

Il est faible dans sa dimension politique d’État-nation puisqu’il doit conjuguer la déstructuration de rapports sociaux que les « contraintes extérieures » lui désignent comme archaïques (les réformes obligatoires) que les médias demandent à corps et cri comme on a pu s’en rendre compte en 1995 !) et la reproduction de ces même rapports sociaux dont il est lui-même une composante (l’impossible reforme de l’État !).

La crise de la politique, des institutions et des médiations (syndicats, partis, sociétés mutuelles, cercles) conduit aux « affaires », au clientélisme, à un système de reproduction dont la représentation en perpétuelle dissolution apparait sous la forme de réseaux toujours plus avides de « brancher » de nouveaux individus. Le nihilisme du capital le pousse alors à ne concevoir de communauté que désincarnée et virtualisée, dans laquelle les individus ne seraient plus que des automates ou des « ressources ».

Parler de système pour notre monde revient à lui supposer une cohérence qu’il est bien loin d’atteindre. En effet, il ne tend vers l’unité que par des processus complexes de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. Une certaine méfiance vis-à-vis du discours du capital (« la pensée unique »), un certain refus de la fuite en avant (actions contre les OGM), certaines actions menées par les « sans » face à la précarisation des conditions de vie dans une société capitalisée qui cherche de plus en plus sa valorisation en dehors de la sphère productive et dans l’inessentialisation de la force de travail, sont des signes avant-coureurs de ces luttes, même si elles restent pour le moment au stade de jacqueries modernes. Mais la théorie critique qui anticiperait le développement de ces mouvements se trouve momentanément désemparée devant une situation qui conjugue la disparition de classes antagoniques, support traditionnel de la révolution et la persistance de questions qu’elle croyait avoir dépassées : question des « classes moyennes », question agraire, question nationale et plus généralement la question des particularités. L’analyse politique de ces nouvelles conditions peut encore nous conduire à des conclusions révolutionnaires, mais à condition :

— de distinguer absolument cette « révolution politique » à venir, de la « révolution structurelle » engendrée par les luttes de classes et désormais achevée dans la généralisation de la société du capital ;

— de reposer la question de cette révolution en rapport avec la question de l’alternative, mais peut-être plus sur le mode du lien que sur celui de l’opposition entre les deux termes. Dans cette mesure, bien des thèmes utopiques des révolutions antérieures peuvent s’inscrire dans les conditions présentes (par exemple ceux, indissociables, de l’égalité et de la liberté) si on prend bien garde de ne pas les réduire à leurs contenus historiques de classes et de les inscrire dans la perspective des nouvelles formes de tension des individus vers la communauté humaine.