Temps critiques #4

A propos d’une révision récente de l’histoire : la guerre du Golfe et les intellectuels allemands

, par Monika Noll

Nul doute que les écoliers manifestant contre la guerre dans le Golfe ne se soient trompés. Ils n'ont pas vu que la guerre n'est pas seulement là où il y a des guerres déclarées et appelées telles. Ils n'ont pas compris que les Allemands se trouvent du côté de la menace, et non point du côté des menacés. Mais ils pourront peut-être en tirer la leçon. Ils pourront par exemple se demander pourquoi, en fin de compte, ils ont été laissés seuls avec leur peur panique et hystérique, avec leur peur de la catastrophe et de la guerre mondiale, peur stimulée au début de la guerre par les hommes politiques et les médias. Ils se demanderont peut-être pourquoi leurs manifestations contre la guerre ont finalement été assimilées à celles du mouvement pacifiste allemand et qualifiées d'anti-américaines, voire de néofascistes et d'antisémites.

Si l'État et la majorité de la population ont abandonné les jeunes manifestants, dont les médias s'étaient d'abord emparés, qu'ils avaient même applaudis, contents de les savoir aux antipodes de la jeunesse belliciste du « Troisième Reich » séduite par le nazisme, et heureux de pouvoir saluer en eux les représentants d'une Allemagne « purifiée », — si les jeunes ont donc été lâchés par la majorité des Allemands et leur État, c'est que ceux-ci cherchaient, à l'aide du deutschemark cette fois, à se ranger promptement du côté des vainqueurs connus au bout de quelques jours de guerre et d'ailleurs peu soucieux du besoin de purification des Allemands. En revanche, la raison pour laquelle les intellectuels allemands qui demandaient une protection militaire d'Israël ont fait des manifestants — explicitement ou non — une bande de jeunes antisémites et fascistes, est moins évidente. Ces intellectuels ont reproché aux écoliers contestataires, souvent héritiers des idées de 68 et trompés par la « mise en scène » de la guerre, de soutenir la dictature irakienne, brûlant de la voir accomplir enfin l'extermination des juifs à l'aide du gaz que certains de leurs concitoyens lui avaient vendu. Ils ont ramené l'opposition de la nouvelle génération au fait que les Allemands, qui soi-disant continuaient de se sentir humiliés par la Libération, désiraient poursuivre le massacre des juifs interrompu par les Alliés de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont fait de l'État d'Israël disposant de l'arme atomique le camp d'Auschwitz, de ses habitants une masse de victimes sans défense. Ils ont transformé les États arabes en général et la dictature irakienne en particulier en exécuteurs de la « solution finale » des nazis et attribué à la population arabe une affinité élective avec la population allemande. Bref, ils ont commencé à réviser, à réécrire l'histoire — non seulement celle du fascisme allemand, de la Deuxième guerre mondiale et de la rfa postfasciste, non seulement celle du conflit sioniste-arabe d'abord, israélo-arabe ensuite, mais l'histoire en général. Et pour ce faire, ils ont bien pu se servir des écoliers.

Pourquoi ? Parce que les jeunes qui n'en sont qu'au début de leurs expériences et de leurs connaissances — libres d'apprendre, en s'opposant par exemple au mouvement néo-nazi et à la politique impérialiste, ce que c'est que le capitalisme —, représentent en toute innocence la notion existentialiste de l'histoire que les intellectuels reprennent maintenant à leur compte, dans un but contraire, bie,i sûr. Mais tandis que les écoliers — quoi qu'on pense de leur position politique — se situent au commencement certes fragile, même menacé, d'un processus d'apprentissage social et ont droit à l'essai, les intellectuels adultes, eux, en sont arrivés à une fin définitive et à des actes symptomatiques. En opposant à l'existentialisme des jeunes un existentialisme d'adultes ; en leur demandant d'abandonner les « slogans politiques désuets, d'hier », de se convertir et de se confesser publiquement ; en les incitant — soit par l'occultation systématique des causes sociales de la guerre, soit par l'idée qu'à l'heure actuelle les juifs se trouvent à nouveau menacés par le gaz des Allemands tout comme dans les chambres à gaz nazies — à prendre fait et cause pour Israël, donc pour la guerre des Alliés, ils ont banni et empêché une connaissance que les écoliers, au contraire, étaient — et sont toujours — appelés à s'approprier.

Puisque les adultes qui regardent d'un œil de vampire les émotions des jeunes sont souvent leurs parents, il est évident que le champ d'expérience laissé à la nouvelle génération est bien restreint. C'est précisément pour cette raison que celle-ci a non seulement le droit d'être protégée tant des besoins d'identification de leurs aînés que de leur idiosyncrasie, mais qu'elle a aussi droit à la solidarité et au soutien théorique. D'autant plus que la déformation existentialiste de l'histoire s'exprimant dans les instigations et les condamnations dont les adultes accablent les jeunes, témoigne de la difficulté à devenir grand que rencontrent dans notre société les adolescents qui ont donc tout intérêt à y voir clair.

Le retour à un niveau pré-théorique où ne s'affrontent pas concepts et émotions, mais des émotions adverses — par exemple, deux manières de se sentir concerné — n'est en réalité que le passage foncièrement actuel à une attitude anti-théorique. Passage foncièrement actuel parce qu'il représente, parmi les « leçons de l'histoire » dont on parle tant ces derniers mois, la leçon par excellence des intellectuels allemands d'aujourd'hui, c'est-à-dire non pas celle tirée du passé, à savoir du national-socialisme et de la Deuxième Guerre mondiale, mais celle tirée du présent, à savoir de la défaite du socialisme d'État. Que cette dernière amenait le triomphe théorique du « concret immédiat », des hommes agissants et de leurs actes, la victoire idéologique sur le concept matérialiste de l'histoire qui rend compte de l'abstraction réelle du capital, personne ne l'a mieux mis au jour que les intellectuels complètement assommés par la réalité concrète de l'événement inattendu.

Certes, cet état d'esprit ne date pas d'hier : dès les années 70 et 80, les intellectuels avaient commencé à établir une dissociation conceptuelle entre les « actes concrets, existentiels » et le système de la production capitaliste — qui, abstrait par définition et hostile au concret, réduit sans cesse les « faits concrets » à leur caractère social abstrait et fallacieux —, condamnant ainsi la critique théorique du système à une existence tout à fait marginale. Mais depuis la « révolution » est-européenne, et plus encore est-allemande, il y a un élément nouveau : cette critique se trouve pour ainsi dire matériellement mise en question par les événements historiques. Car les masses qui, soit en quittant la rda, soit en défilant dans les rues de Berlin-Est, de Leipzig ou de Dresde, semblent avoir renversé le mur de Berlin, voire tout un système social, sans recourir à la violence, se sont présentées dans l'esprit des théoriciens comme une force historique rivalisant avec ce « système » dont ils avaient fait auparavant l'objet de leurs analyses. Or, personne ne s'attendait plus à ce que les hommes « concrets » aux mobiles et aux besoins immédiats, fassent preuve d'une telle force, d'une telle autonomie ! Que les hommes fussent autonomes et forts uniquement pour des raisons d'hétéronomie systématique ; que, loin d'être les rivaux du système s'affirmant dans son universalité, ils en fussent l'expression adéquate et foncièrement actuelle ; tout cela n'a pu empêcher la « révolution » de venir surprendre et troubler les esprits — et surtout les professionnels de la pensée qui « auraient dû savoir ». L'histoire n'avait-elle pas humilié, ou au moins remis à sa place, la pensée théorique et plus précisément le travail d'abstraction visant à établir la vérité du système capitaliste ? L'événement historique, à savoir l'état d'exception imprévu, donc irréductible, n'avait-il pas mis au jour une dynamique sociale différente de celle de la lutte des classes, voire de la contradiction entre capital et travail ? Ne fallait-il pas s'avouer que l'analyse de classes et les concepts de l'économie politique propres à la critique marxiste étaient incapables de faire comprendre cet événement dans sa totalité ?

Il n'y a eu pratiquement pas de résistance théorique à l'opinion publique qui, surtout en Allemagne, a fait de la disparition de la rda une réalité dépréciant et discréditant, par son apparition inattendue, la critique matérialiste du système social. Et il faut ajouter qu'il n'a pu y en avoir. Car c'est en renonçant à son emprise conceptuelle sur l'histoire que la théorie elle-même a transformé celle-ci en événement irréductible et tout-puissant qui, en tant que tel, tourne en ridicule l'analyse théorique. Avec l'écroulement silencieux de l'État est-allemand, la théorie n'a reçu que la monnaie de sa pièce : elle avait depuis longtemps abandonné la reconstruction matérialiste de l'histoire. Devant le présent indifférent, sans perspective et replié sur lui-même, de la société marchande et médiatique, les théoriciens, au lieu de reconstruire le processus de la fabrication de cette indifférence — fabrication cependant profondément intéressée puisqu'elle vise à maintenir la domination d'une classe —, s'étaient mis au contraire depuis bien des années à construire une histoire de substitution à l'aide d'intentions et d'intérêts de substitution, tels que les conçoit par exemple la psychologie sociale. En 1989, au moment où les Allemands de l'Est ont affirmé leur désir ardent de rejoindre le présent indifférent du capitalisme d'aujourd'hui, les théoriciens auraient pu se reprendre s'ils avaient entamé la critique de leur propre activité, de leur propre situation intellectuelle. Mais au lieu d'en finir avec l'histoire de substitution qu'ils avaient inventée en même temps que ses acteurs et ses mobiles « concrets », ils l'ont définitivement réaffirmée, liquidant par là toute opposition théorique au concret fallacieux des événements.

C'est environ quatorze mois après la chute du mur de Berlin, au cours de la guerre du Golfe, que l'autocensure de la critique théorique du système — autocensure considérée comme une manière de s'assurer l'emprise sur l'histoire — a publiquement fait ses preuves. Dans la Grande Allemagne « réunie », les professionnels de la pensée ont presque tous réussi à se débarrasser des scrupules intellectuels qui jusqu'alors n'avaient pas laissé de les tracasser puisque l'historiographie matérialiste, certes marginalisée, avait continué de leur fournir les critères de leur activité. Pour eux, la guerre du Golfe était l'état d'exception — comme ils l'affirmaient, se faisant ainsi l'écho de tous les convertis d'alors — qui mettait dans son tort l'effort théorique et exigeait l'engagement pratique et existentialiste de tous ceux qui se sentaient « concernés ». Après avoir tourné le dos à la critique de l'économie politique et, partant, renoncé à l'analyse capable de résoudre l'apparente autonomie des actes concrets, renoncé à la réflexion sur l'hétéronomie capitaliste qui frappe sans exception les membres de la société bourgeoise, ils ont transformé ce renoncement en action, ou plus précisément en action pulsionnelle. Du fond du désir impétueux et infiniment infantile du bourgeois d'aujourd'hui — ayant survécu à la lutte des classes à présent inexistante et avide de retrouver une nouvelle fois sa vie et sa vitalité de sujet de l'histoire, au lieu de reconnaître sa nullité historique — s'est levée l'image fantasmagorique d'un présent exempt de toute hétéronomie. Cette image vient se substituer à l'histoire réelle du capitalisme moderne dont la marche implacablement mécanique, ahistorique et hétéronome a congédié le sujet bourgeois de l'histoire, sans pour autant liquider le règne bourgeois. Or, c'est l'engagement littéralement « existentiel » — en tant que lutte pour recouvrer une existence perdue —, la manie du bourgeois de nos jours, d'imaginer une volonté, une activité humaine qu'aucune réflexion sur l'hétéronomie inhérente à la société bourgeoise ne viendrait mettre en cause, qu'il faut dénoncer comme étant un luxe scandaleux. Car cet engagement a son origine dans le privilège cynique de ceux qui sont libres de choisir, parmi la masse des souffrances créées sans arrêt et partout dans le monde par le processus totalement indifférent de l'accumulation du capital, celles dont ils ont besoin pour placer leur compassion et se débarrasser, en parfait accord avec le règlement des affaires bourgeoises, d'une autocritique radicale par le don de quelques sentiments humanitaires. Or, c'est précisément en prenant la défense existentialiste de telle ou telle victime, que les intellectuels du monde occidental, qui continue en toute tranquillité de profiter de sa dynamique économique abstraite et barbare, font des millions de victimes de l'affairisme bourgeois — dont les millions de juifs, d'Irakiens ou de Kurdes ne sont qu'une partie minime — un moyen de conservation et de réaffirmation du monopole historique de la bourgeoisie et de sa société dite « civile ».

Ne s'attaquant plus à l'histoire ahistorique du capitalisme moderne, rêvant d'une renaissance du sujet bourgeois de l'histoire, la théorie, avide de se ranger du côté des sentiments humanitaires, s'avère hostile à l'humanité. Elle a en effet abandonné cette solidarité avec les hommes, avec tous les hommes, dont le marxisme fait preuve en pratiquant une analyse « réductionniste » de la société de classes, en reconstruisant théoriquement l'hétéronomie matérielle en tant que violence faite sans arrêt au genre humain. Après les avoir doté d'une autonomie fantasmagorique, elle les soumet à un verdict arrogant qui voit en eux des malfaiteurs fascistes, racistes, nationalistes ou antisémites (selon le besoin), tandis que le capital, la puissance historique véritable, est réduit à un moindre mal. On ne s'étonnera donc pas que, ayant fait des malfaiteurs concrets et de leurs méfaits non moins concrets l'objet priviligié de sa critique, le théoricien vienne réclamer la punition bien « juste » et méritée, voire la « juste » liquidation de ces individus monstrueux, révélant par là non seulement son cynisme sans borne, mais aussi sa complicité avec la société qui fait valoir une telle « justice ». En affirmant que le forfait concret d'un homme est « pire » que les conditions sociales abstraites dont il découle, en fustigeant « les Allemands », « les Arabes », « les ennemis du genre humain », « la canaille » et autres malfaiteurs considérés indépendamment de l'objectivité économique, l'historien ne fait qu'acquitter et le bourgeois d'aujourd'hui qui se trouve du côté de ces conditions sociales, et la société qui porte son nom.

L'histoire comme acquittement de la bourgeoisie : voilà le type d'historiographie que les intellectuels allemands, grâce à leur désaveu de la critique marxiste du capitalisme, ont inventé au cours de cette guerre dans le Golfe et vont certainement reprendre et développer lors des événements à venir. Car depuis que le bourgeois du monde occidental, délivré du conflit avec son adversaire prolétarien et stupéfait devant un capitalisme mondial sans concurrent, a recommencé à s'aimer, il s'obstine dans son effort théorique (même quand il affirme le contraire, après coup) à méconnaître les conditions « civiles » — dont il est responsable — des actes « barbares » — dont il a horreur.

 

Notes

* – La version allemande de ce texte est parue dans le recueil Frauen 2 — Polemik und Politik (Freiburg, éd. ça ira, 1991), publié sous la direction d'Ilse Bindseil et Monika Noll.