Le devenu de l’autonomie : le néo-opéraïsme

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)


Ces réflexions constituent un ajout au texte « De l’autonomie aux autonomies »


Pour le Negri des années quatre-vingt et pour certains néo-opéraïstes (cf. divers numéros de la revue Futur antérieur), le « refus du travail »1 se maintiendrait même dans le retournement contre-révolutionnaire du cycle de luttes entamé dans les années 60-70. Le développement de l’économie souterraine, la multiplication des expériences productives constitueraient la nouvelle base pour une alternative. Alternative à l’exploitation dans la grande usine capitaliste, alternative au déclin de la figure traditionnelle de classe. Ces expériences coopératives au sein de nouvelles formes d’entreprises artisanales ne constitueraient pas essentiellement une réponse du capital à sa crise et donc un élément de sa restructuration. Elles seraient la forme que prennent les nouvelles subjectivités ouvrières à l’intérieur du nouvel ordre productif. C’est ce que Negri nomme « l’entrepreneuriat politique ». L’autonomie du politique se formerait donc conjointement comme autonomisation d’une sphère micro socio-économique, et d’un refus de l’État en tant que totalité. En effet, cette totalité ne peut-être que la totalité bourgeoise (cf. la célèbre citation d’Adorno : « Le Tout est le non vrai »), à laquelle il faut opposer la richesse et la diversité des particularités qui s’expriment justement dans les pratiques alternatives et les micro-conflictualités2. L’évolution de l’opéraïsme est caractéristique de son ancrage historico-politique. À cheval sur l’ancien (le sujet révolutionnaire qu’il faut réactiver ou retrouver) et le nouveau (le déclin du caractère antagoniste des classes et de leur rôle révolutionnaire), il est contraint de chercher sans cesse la figure d’un ou de nouveaux sujets afin de rendre compte d’une situation dans laquelle ce n’est plus la contradiction entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production qui est dominante, mais celle entre valorisation productive par la « force de travail social » et commandement capitaliste.

Cette figure n’est plus celle de l’ouvrier conscient de la grande entreprise industrielle (cf. Panzieri et l’époque des Quaderni Rossi des années 60-65), ni celle de « l’ouvrier-masse » des années 65-70 (Tronti et Negri), ni celle de « l’ouvrier social » de la fin des années 70 (Negri). Aujourd’hui, Negri ne fait plus reposer ses espoirs sur les travailleurs manuels des entreprises manufacturières qui sont les plus exposés au chômage et donc les plus affaiblis et les moins à même de lutter pour l’avenir, à l’intérieur d’un système où la circulation l’emporte sur la production elle-même. Il reporte ses espoirs sur les ouvriers et employés des services et surtout sur ceux des nouveaux services privés de l’information, de la communication et de la culture3.

Une faiblesse importante apparaît ici. Si le sujet de la subjectivité, chez Negri et les néo-opéraïstes, change sans cesse, il n’y a jamais d’allusion à ce qui pourrait finalement être analysé comme une crise du sujet révolutionnaire (le prolétariat) et de son expression historique (le mouvement ouvrier). C’est un peu comme si la tertiarisation généralisée produisant une « force de travail social » de plus en plus puissante, constituait un élément suffisant de subversion potentielle du système, réglant par là-même la question politique. Toutefois, implicitement, les développements de Negri constituent bien une manifestation de la crise du programme prolétarien, puisqu’en une dizaine d’années il est passé de la théorie de l’avant-garde léniniste (« l’Autonomie organisée ») à celle d’un sujet immédiatement révolutionnaire dans le mouvement même de sa constitution. D’où l’ambiguïté des termes opéraïstes de « nouvelle composition de classe », « recomposition de classe », qui se substituent à une analyse de classe dans les termes de Marx. On a par exemple l’impression que l’importante distinction entre « classe en soi » et « classe pour soi » n’a plus lieu d’être.

La révolution technologique produirait, quant à elle, un « travail en général », qui rendrait caduques les anciennes distinctions entre travail concret et travail abstrait, entre travail simple et travail complexe, entre travail productif et travail improductif. La subjectivité immédiate de ce travail en général permettrait de supprimer le hiatus entre mouvement et but et la question jamais résolue des rapports de l’individuel et du collectif. Les termes de « masse » ou de « multitude » (au sens de Spinoza) permettraient de dépasser à la fois la vision d’une individualisation réduite à son procès bourgeois et celle d’une dimension collective symbolisée mais caricaturée dans la dictature du prolétariat. On voit donc ici que l’idée de communauté n’est pas absente de l’analyse, mais la perspective n’est que celle d’une substitution de la communauté (Gemeinschaft) à la société (Gesellschaft). Negri ne fait que reprendre la distinction de Tönnies, en la gauchisant mais sans approfondir la nature de cette communauté et ce que pourrait être son devenir et son avenir. Les questions aujourd’hui essentielles de « l’être ensemble » des individus (Gemeinwesen)4, et de la tension individu-communauté ne sont pas posées.

Depuis les années 90, pour certains néo-opéraïstes (Lazzarato, Ansaldi), il n’y a même plus à se poser la question d’un nouveau sujet puisque le capital n’est plus seulement parasite d’un point de vue éthique et politique (position classique du moralisme opéraïste), mais aussi d’un point de vue objectif parce qu’il a été dépossédé de la maîtrise des forces productives qui se sont diffusées dans tout le corps social. Le capital serait nu puisque c’est ce corps social qui maintenant détiendrait la vraie souveraineté. On retrouve ici ce qui est devenu le credo immédiat de la société capitalisée : la fausse opposition entre l’économie et le social (cf. le no 9 de Temps critiques). Si nous définissons cette société capitalisée comme subsomption de la société par le capital5, parler alors de « capital parasitaire » et de « puissance du travail social », c’est ne pas comprendre l’étendue et l’intensité de la domination ; c’est réduire le capital à sa dimension économique, à une capacité d’organiser la production et la croissance des forces productives, capacité qu’il aurait perdue face à la coordination spontanée des éléments du corps social. Le capital ne conserverait qu’une fausse souveraineté : un pouvoir de commandement qui lui viendrait de la captation d’une puissance qui existerait en dehors de lui.

Ainsi, à partir d’une métaphysique spinoziste « toilettée » par Negri, Ansaldi (no 33-34 de Futur antérieur), à propos des mouvements de grève de l’automne 95, invoque la force de l’immanence ; immanence qui est celle de la société en tant que multitude. La multitude tiendrait sa puissance de ce qu’elle est déjà riche de tout le « General intellect » accumulé dans le développement des forces productives devenues sociales. La puissance est donc séparée du pouvoir et peut se suffire à elle même. C’est la même incompréhension du capitalisme en tant que rapport social (d’abord entre les classes puis plus généralement entre un pôle travail et un pôle capital) qui produit cet étrange retournement. Dans les années soixante-dix, « l’Autonomie organisée » voulait libérer le travail de la domination capitaliste de l’État et du patronat, par l’action conjuguée des comités ouvriers de base et de la lutte armée, oubliant par là le poids des rapports sociaux et leur complexité. Cela a conduit à une survalorisation du politique qui s’est manifestée par une fixation sur la question du pouvoir et une pratique de guerre contre l’État. Dans les années 80-90, on en arrive au contraire à une sous-évaluation ou même à un rejet de la dimension politique puisque la puissance est sociale et que : « La politique est dans la vie, est un flux naturel »6. Si la dimension politique n’est plus nécessaire, pour Ansaldi, c’est aussi parce que la spécificité du capitalisme serait de lier indissociablement économie et politique. La négligence de Marx quant à la question politique s’expliquerait par le fait qu’il n’y a pas de sphère politique et donc pas d’autonomie possible du politique. Le travail serait à la fois un rapport économique d’exploitation et un rapport politique de domination. Nous pouvons être d’accord avec cette dernière assertion, mais pour comprendre la logique de l’argumentation globale, il nous faut revenir à l’analyse qui est faite des transformations les plus récentes du capitalisme. M. Lazzarato, par exemple, dans le même numéro, affirme la primauté du capital circulant par rapport au capital fixe et donc une référence plus marquée au livre II du Capital de Marx alors qu’en règle générale c’est plutôt le livre I qui inspire les marxistes. Lazzarato en tire deux conclusions :

— Dans les nouvelles formes de travail, la part prescrite, ou contrainte diminue au profit de la part de choix. L’activité n’étant presque plus standardisée, elle devient moins apparente et peu mesurable. Ce n’est plus une activité de travail mais une activité sur l’activité et plus précisément la capacité d’intervention sur les conditions de travail qui prédomine. Le travail doit puiser dans ce qu’il y a de plus individuel chez le sujet (!). Cela manifesterait la centralité du travail immatériel dans les nouveaux processus de production. Ce travail immatériel implique la participation de la subjectivité des travailleurs et manifeste l’entière dimension symbolique de l’activité. Cette première conclusion peut-être critiquée à plusieurs niveaux. Tout d’abord, Lazzarato néglige l’utilisation dérisoire... et patronale qui est faite de cette puissance subjective ; ensuite, il confond constamment travail et activité à l’intérieur d’une nouvelle configuration productive qui résoudrait dès maintenant, c’est-à-dire dans le capitalisme, les contradictions de l’activité humaine dans ses différentes formes historiques. Il ne sert à rien de reprocher à Gorz sa distinction artificielle entre activité autonome et travail hétéronome si c’est pour supprimer tout aussi artificiellement une contradiction bien plus ancienne que le capitalisme lui-même7. Mais la critique la plus importante qui puisse lui être faite porte sur son incapacité à envisager le processus de développement de la techno-science comme principal moteur de la domination du capitalisme moderne. L’accent porté sur le capital circulant fait oublier le rôle joué par le capital fixe dans ce même processus : innovations, massive substitution capital/travail, inessentialisation de la force de travail, et l’impossibilité de se réapproprier, en l’état, cette gigantesque accumulation de savoir et de puissance, ce « General intellect » comme disent les néo-opéraïstes. Ils ne retiennent que l’aspect informationnel et communicationnel du processus (capital circulant). Mais quand la parole circule, ce n’est pas du capital circulant mais du travail (côté producteur) et de la marchandise immatérielle (côté produit) qui circulent, par l’intermédiaire de capital fixe8. Le rapport au capital fixe n’est pas une question d’intensité capitalistique, effectivement celle-ci est plus forte dans les hauts fourneaux de la sidérurgie que dans l’industrie informatique, c’est une question de pouvoir et de domination. Cette domination s’exerce non seulement dans les rapports de travail, mais aussi sur toute l’organisation infrastructurelle de la vie (transports et communications, découpage de l’espace, extension de l’urbain). Bien entendu, le fait que le « General intellect » soit intégré au capital fixe ou au capital circulant n’a pas les mêmes implications politiques. Il ne s’agit donc pas ici d’une discussion d’école entre économistes. Le choix de la prédominance du capital fixe conduit à poser les forces du capital face à celles du travail, fût-il celui de toute la société et non plus seulement celui de la classe du travail (la classe ouvrière). Ce choix conduit à mettre l’accent sur la dépossession et l’aliénation. Le choix de la prédominance du capital circulant met l’accent, lui, sur la force productive et créatrice du travail quand celui-ci atteint le caractère de « travail général » (Negri) ou celui de travail immatériel (Lazzarato). Dans ces hypothèses, il n’y a plus de contradiction et on a l’impression qu’il suffirait de rendre la société transparente à elle-même pour qu’elle affirme son autonomie et la fin de la domination. D’un point de vue philosophique, ce sont Spinoza, Deleuze et Guattari qui enterrent Hegel et Marx.

— Le « General intellect » pourrait être la base d’une nouvelle subjectivité antagonique à une époque où le savoir est devenu la principale force productive, à condition de le dégager de la connotation objectiviste que lui donne Marx dans le « fragment sur les machines », dans lequel il l’assimile au travail mort et donc finalement au capital fixe. Comme le dit P. Virno, il peut aussi se présenter comme travail vivant sous les formes conjuguées du « travail intellectuel » de Marx et des communications sociales9. Ce qui est négligé, dans cette perspective, c’est que ce savoir, en se développant, en se complexifiant, en devenant toujours plus abstrait, s’est finalement objectivé à un niveau encore plus élevé que ce que Marx anticipait et que cette objectivation fournit un nouveau cadre et de nouvelles ressources à la domination. Si Marx peut ici être « critiqué », c’est dans la mesure où il ne pouvait prévoir que tout ce développement se réaliserait au sein du capitalisme et serait l’œuvre du capitalisme lui-même. C’est ce savoir objectivé qui se réalise aussi en tant que domination. Il n’est pas neutre. C’est cette domination que nous avons pointée et critiquée dans nos concepts de « système de reproduction capitaliste » (Wajnsztejn) et de « parachèvement du capital » (Guigou)10.

Toutes ces critiques ne doivent pas faire oublier que le courant opéraïste constitue une des seules entreprises cohérentes au niveau théorique, de critique globale du capital, qui tienne compte des transformations de ces dernières années.

Jacques Wajnsztejn, 1997

Notes

1 – Cette notion de « refus du travail » doit être prise ici dans le sens de refus du commandement capitaliste sur le travail ouvrier et non au sens d’une critique du travail en tant que tel.

2 – Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980. Guattari et Negri, Les nouveaux espaces de liberté, Dominique Bedou, 1985.

3 – Futur antérieur, no 35-36, 1996.

4 – cf. le VIe chapitre inédit du Capital de Marx et l’interprétation qu’en a fait Jacques Camatte dans Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1978.

5 – Et non seulement du travail sous le capital comme le suggère Marx dans le VIe Chapitre inédit, avec sa définition de la « domination réelle du capital » et comme le reprend Negri dans son interprétation des Grundrisse (cf. Marx au delà de Marx, Bourgois, 1979).

6 – Plus intéressante bien qu’aussi unilatérale, est la position de Giorgio Agamben : « La vie nue détient, dans la politique occidentale, un privilège singulier : elle est ce qui fonde, de par sa propre exclusion, la cité des hommes », in Homo sacer. Il potere sovran e la nuda vida, Einaudi, 1995. Pour lui ce sont la dépossession et l’aliénation qui fonderaient la nécessité de la communauté, nécessité en quelque sorte politique, malgré l’absence de dimension politique spécifique.

7 – cf. Temps critiques, Anthologie II, première partie : « Crise et critique du travail » et particulièrement les articles : « Activité humaine et travail » et « À propos de l’aliénation initiale ».

8 – C’est la notion même de capital circulant qui apparaît inadéquate. Tantôt c’est du travail, tantôt ce sont des marchandises, tantôt des formes immatérielles de capital, qui circulent.

9 – Cf. Paolo Virno « Quelques notes à propos du “General intellect” », Futur antérieur, no 10. Pour une critique de cette notion se reporter au no 8 de Temps critiques, p. 24.

10 – Cf. Temps critiques, no 9 (Automne 1996) et Anthologie II, L’Harmattan, 1998, Première partie.

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