Le développement des « pratiques critiques »

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)

On peut définir les pratiques critiques comme étant des formes de contestation de l’existant qui ne se réfèrent pas directement aux classes sociales et plus précisément au mouvement prolétarien. Soit elles n’en reprennent ni les valeurs, ni les méthodes, comme c’est le cas des mouvements qui s’apparentent à un refus du travail, soit elles concernent les rapports sociaux en général et elles manifestent la crise de la centralité de la lutte des classes dans le processus de lutte contre le capitalisme (mouvements féministes et écologistes, « quotidiennisme », etc.)

Ces pratiques se distinguent des pratiques traditionnelles de classe par plusieurs aspects. Au niveau théorique, le concept de totalité, défini comme saisie et vision du monde (Marx, Lukács, Korsch), est critiqué ou même abandonné au profit de formes de consciences immédiates qui collent aux particularités des individus en lutte. La totalité n’est alors vue que comme addition des particularités. Au niveau pratique, le regroupement s’effectue sur des bases précises et réduites, à partir de la critique d’une domination spécifique. La critique à partir de cette spécificité apparaît comme le gage de l’autonomie et de la radicalité des pratiques en question. Cette exigence est présentée comme la seule façon d’échapper au mode de développement, au mode d’être du capital, car le procès d’individuation n’est ressenti que comme désocialisation ou dénaturalisation de l’humanité dans l’aliénation.

Si avec ces pratiques on a bien une perte d’universalité des luttes, on a aussi une nouvelle façon de poser la question du rapport conscience théorique/conscience immédiate. Tout d’abord on peut dire qu’elles posent un nouvel immédiat, fruit d’un rattachement positif à des déterminations naturelles (la nature, le sexe) dont les formes sociales sont critiquées en tant que formes de domination (de l’humain sur la nature, de l’homme sur la femme, de l’homme sur l’homme) non réductibles au mode de production capitaliste. Il s’ensuit que les luttes contre ces dominations ne peuvent être englobées dans les mouvements de classe. Ensuite, on peut voir que de ce nouvel immédiat, se dégage un nouveau type de rapport entre les formes de conscience. S’il y a bien toujours un hiatus entre mouvement et but, ce hiatus ne peut être comblé artificiellement par la référence au programme (prolétarien), comme cela était le cas dans la théorie communiste. Les pratiques critiques doivent s’approprier le sens ultime de leur mouvement si elles ne veulent aboutir à deux écueils qui les guettent. Le premier écueil réside dans le fait de positiver des pratiques ce qui conduit à leur fixation à l’intérieur même du système critiqué, mais sur une base rénovée (« la journée de la femme », la reconnaissance des mariages homosexuels, l’industrie écologiques fournissent des exemples caricaturaux de cette fixation). Le second écueil consiste à développer une pratique spécifique, exclusive des autres, qui au mieux ira s’agréger à d’autres au cours de quelques grandes messes spectaculaires et médiatiques.

Dans la situation actuelle, en l’absence de radicalisation de ces pratiques, on se trouve bien dans une phase de fixation sur leurs limites. La conscience théorique doit justement pointer ces limites et essayer de pousser à l’approfondissement des contradictions qui en sont à la source.

Cette analyse peut être rapportée à la situation des différents pays dominants sur la base du schéma suivant :

— En France et en Italie, le développement de la conscience théorique est important à partir des années soixante, et il repose sur l’approfondissement du programme prolétarien dans le cadre d’une situation où prédomine encore la contradiction capital/travail ; car si ces pays se trouvent bien dans la zone des capitaux dominants, ils sont eux-mêmes des capitaux dominés de cette zone (en langage courant, on dit qu’ils sont « en retard » ou qu’ils subissent les évolutions en cours). La principale pratique critique qui s’y développe est la pratique anti-travail, particulièrement en Italie (sabotages à la Fiat, refus généralisé du travail manifesté par le fameux slogan : « Ce qui nous voulons ? : Tout »)

Plus précisément, en France, le système capitaliste est analysé comme un rapport social entre deux pôles : le capital et le travail. Or, dans la phase de domination réelle du capitalisme, le pôle travail est englobé, subsumé (Marx) par le capital. Il ne peut donc plus s’affirmer comme dans le programme ouvrier classique, mais il doit se nier en tant que classe. Cette analyse théorique est produite dans une séparation nette d’avec le mouvement pratique. En Italie par contre, la production théorique prend davantage la forme d’un approfondissement et d’un enrichissement que celle d’une critique du programme prolétarien. Le rapport au mouvement pratique y est donc nettement plus fort et de ce rapport naîtra le mouvement italien de l’autonomie ouvrière : « l’opéraïsme ».

— Aux États-Unis et en RFA, c’est-à-dire dans une situation de capitaux dominants à l’intérieur même de la zone dominante, on a le développement d’un mouvement pratique fort, mais qui ne se développe pas à partir du pôle travail, manifestant par là une tendance à la crise de la centralité de la contradiction capital/travail comme base de la révolution. Ce mouvement revêt dans ces deux pays différentes formes : une lutte contre la guerre et l’impérialisme américain, féminisme, écologisme. Les mouvements anti-travail n’y sont que secondaires et circonscrits (jeunes, ghettos). Ces mouvements pratiques prédominent nettement sur le mouvement théorique qui se développe dans le sens d’une recherche d’un nouveau sujet révolutionnaire qui remplacerait une classe ouvrière maintenant bien intégrée (influence de Marcuse). Ce rôle relativement subordonné de l’activité théorique est compréhensible dans la mesure où ces pratiques critiques apparaissent « plus avancées » que la conscience du moment. Mais ces mouvements butent sur la question de leur radicalisation, celle-ci nécessitant un saut qualitatif aussi bien pratique que théorique ; saut qui apparaît difficile ou même impossible (cf. Dutschke et Cohn-Bendit qui initieront une « longue marche au sein des institutions »). On va assister au contraire, sauf pour les tenants de la lutte armée, à une fixation sur les « besoins sociaux » qui conduit à une indifférence vis-à-vis de la politique (« Plutôt rouges que morts » disaient les « Alternatifs » allemands). Ces exemples expriment bien la contradiction radicalisation/fixation : il y a bien un pas en avant car les mouvements se développent sur la base de besoins propres qui sont contredits par la domination capitaliste, mais le sens de ces luttes n’est pas vu comme contradictoire, à la fois sens d’aliénation (modernisme, réformisme, nouveau conformisme) et sens de fin de la domination.

Jacques Wajnsztejn, 1987

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