La critique, à elle seule, ne résoudra pas l’aporie du sujet révolutionnaire
Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)
Il est juste de parler de l’inanité d’un débat théorique sur l’existence ou non du prolétariat, prolétariat qui n’existerait que s’il agit, bien que, à la réflexion, pour agir il soit obligé d’avoir une matérialité préalable ; et c’est bien cette difficulté que Marx avait essayé de résoudre avec sa distinction entre classe « en soi » et classe « pour soi ». Mais si, aussi bien dans sa conception que dans la tienne, cela présente l’intérêt d’échapper à une redéfinition de la classe en termes économiques ou sociologiques, cela ne fait que reporter la difficulté au niveau théorique et plus précisément au niveau des rapports entre les concepts de classe ouvrière et de prolétariat ; il s’en suit une difficulté « philosophique » : la nécessité de faire intervenir « l’être » du prolétariat qui permet de le distinguer à la fois de la classe productive, du capital variable et aussi d’en faire la classe du négatif, classe qui est une classe sans en être vraiment une... (Marx a buté là-dessus et nous aussi avec des concepts tels que ceux du « communisme négatif », et surtout « d’auto-négation du prolétariat »).
De plus, si le problème de l’existence du prolétariat a pu se poser, c’est que jusqu’à récemment, la matérialité du concept ne faisait aucun doute, du moins pour la théorie communiste et que finalement ce qui a été discuté de façon principale, c’est de la détermination révolutionnaire du prolétariat, ce qui n’est pas la même chose car alors la classe est toujours définie dans son unilatéralité (elle est soit révolutionnaire, soit intégrée), et non pas en tant que pôle du rapport social contradictoire qui unit classe du travail et classe du non-travail. On s’interdit par là même de comprendre que les classes puissent être définies, puis niées en tant que forces sociales reproduisant le rapport social par et dans leurs luttes (et non pas seulement dans la disparition de l’un de leur caractère historique : « progressiste » pour la bourgeoisie, révolutionnaire pour le prolétariat).
C’est justement une des faiblesses de l’I.S. (qui s’explique d’un côté par son époque, de l’autre par son extériorité à la théorie communiste), de n’avoir pas « pensé » le prolétariat et donc de s’être retrouvé obligé de le chercher dans les moindres soubresauts de la classe (Mai 68, Portugal, Pologne, etc., mouvements sociaux qui tous, mais pas au même titre, représentaient déjà une critique des vieilles problématiques de la théorie du prolétariat).
L’ultra-gauche traditionnelle avait au moins pensé le prolétariat dans sa distinction d’avec la classe ouvrière, mais sans voir « le nouveau » à l’œuvre, « nouveau » que par contre l’I.S. avait commencé à saisir à un niveau très général : schématiquement on pourrait dire que les textes de l’I.S. décrivent la fin des classes et de la théorie du prolétariat, mais que cela est sous-tendu par une véritable mythification de la classe et des organes de sa future prise de pouvoir (Conseils ouvriers).
À la limite, le prolétariat, dans ces termes, n’est qu’une notion politique. À l’inverse, Marx met l’accent plus sur le prolétariat que sur les termes de classe, ou de classe ouvrière, en fait bien une réalité, mais le statut particulier du prolétariat (classe qui est la dernière classe, mais qui n’est pas vraiment une classe car elle n’a pas d’intérêts particuliers à défendre), lui conférerait une essence distincte de son existence.
Poser le débat en ces termes, c’est encore le situer dans une problématique de la théorie du prolétariat, et ce n’est pas un hasard si, comme Bodo Schulze en fait tant référence à l’aporie du sujet révolutionnaire. Ce qui est alors nié, c’est que les mouvements de la fin des années 60, et particulièrement Mai 68, aient pu constituer une véritable critique en acte malgré son double caractère archaïque et moderne.
Il n’y a pas eu dissolution de l’aporie, mais prise de conscience de l’aporie, par exemple dans la conscience du hiatus existant entre mouvement et but.
La difficulté provient du fait qu’on ne peut résoudre l’aporie ni par l’activisme, ni pas la contemplation théorique. Le peut-on plus à partir d’une critique qui serait définie comme « destruction de son objet » (Bodo Schulze) ? Je ne le pense pas ; car la critique n’est pas la seule possibilité de s’attaquer à l’état actuel du monde. Notre activité n’est pas que critique, et la critique n’est pas toute l’activité.
De la même façon, il faut arrêter d’apprécier les idées et les événements uniquement en fonction de ce qu’ils sont devenus, sinon on risque d’opter pour une vision simpliste de la « récupération », des trahisons, du mensonge, c’est-à-dire une appréciation de l’Histoire dépourvue de toute objectivité, quasi-policière.
C’est aussi refuser toute dynamique aux luttes, comme si toute radicalité, théorique et pratique, devait y être incluse dès l’origine. À ce compte-là, on peut dire qu’aucune lutte ou révolution jugée aussi abstraitement et de l’extérieur ne pourra satisfaire le professionnel de la critique.
Jacques Wajnsztejn, février 1990