Interventions #17
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Réfugiés politiques italiens : Quelques réflexions sur amnistie et violence politique

, par Temps critiques

L’arrestation les 28 et 29 avril derniers de neuf réfugiés politiques italiens, couverts pourtant par la « doctrine Mitterrand1 » marque une inflexion supplémentaire vers une coopération juridique et policière entre États, au moins au niveau européen. Son absence de toute connaissance et référence politique au contexte italien des années 1970 et 1980 ainsi qu’à la législation encore quasiment fasciste de ce pays (cf. le Code pénal Rocco de 1930, sous Mussolini, toujours en vigueur à l’époque) ne lui pose apparemment aucun problème de principe, comme le dit crûment Dupont-Moretti (il est « sans états d’âme »). Des médias comme Libération, dont le soutien aux réfugiés italiens avait été d’autant plus sans faille jusque-là qu’ils en employaient certains comme journalistes pour couvrir les événements concernant l’Italie, se mettent aujourd’hui à décrire la chose de façon « objective ». Ils mettent en avant, par exemple, que les aveux récents de Cesare Battisti, quant aux quatre meurtres qui lui sont attribués, montreraient bien que ses soutiens dans le milieu intellectuel et artistique français se sont laissé abuser. Aucun mot dans Libération du 29 avril sur les conditions dans lesquelles ces aveux ont été soutirés et l’état psychologique de Battisti. Le Monde, le 30 avril avec un peu plus de hauteur, signale quand même ces conditions imposées à Battisti qui sont identiques à celles des plus grands criminels de la mafia2. Ceci pouvant expliquer cela.

Depuis longtemps déjà, les exilés politiques italiens (et leurs soutiens en Italie) ont défendu la position de l’amnistie quelles que soient les charges et même les opinions politiques des « combattants » de l’époque, une façon de dépasser les pièges de la division, fluctuante dans le temps, entre « irréductibles », « dissociés » et « repentis », une façon de lutter contre tous les « bricoleurs de la mémoire3 ». Une position unique commune sur l’amnistie, à tenir face à un État et des rapports sociaux qui continuent à mettre en avant les notions chrétiennes de culpabilité, et donc de repentir, qui deviennent l’alpha et l’oméga d’une politique judiciaire où il s’agit d’abord de se venger de la peur qui a imprégné tous les pouvoirs en place à l’époque ; ensuite de faire expier leurs fautes aux combattants (sauf s’ils appartenaient à l’extrême droite pourtant plus meurtrière et plus aveugle avec de véritables attentats et non pas une lutte armée, les deux bords opposés étant ici constamment confondus sous le vocable commun de « terrorisme ») ; enfin de répondre aux associations de victimes dans un contexte général où la victimisation de sa propre situation devient une sorte de pratique militante de compensation en l’absence de pratiques objectives de critiques du capital. On assiste, plus généralement, à une véritable régression du droit et à la remise en cause de toute idée de prescription alors que dans les théories modernes du droit, depuis le XVIIIe siècle et l’effort de Beccaria de mettre en adéquation les délits et les peines, se fait jour l’idée que seuls les crimes qui portent atteinte à l’humanité seraient imprescriptibles.

La position politique de la demande et de l’octroi d’une amnistie, dont la reconnaissance historique nous est donnée, en France, par celle reconnue in fine aux participants à la Commune de Paris, est devenue dans le contexte actuel quelque chose d’incompréhensible. En effet, dans la demande d’extradition qui concerne à l’origine 200 personnes, il ne s’agit plus de juger un mouvement, ses erreurs éventuelles, mais de condamner tel ou tel, en séparant chaque cas, parfois sur des témoignages nébuleux de repentis torturés dans les prisons ou cherchant à sauver leur futur à ce prix. C’est d’ailleurs pour cette raison et sur cette base que les juges français ont été amenés à faire leur propre tri entre les différents types de délits ou crimes invoqués pour finalement s’en tenir, pour le moment, à dix super-coupables. En conséquence, au lieu de l’unité que recréerait l’amnistie, les accusés se retrouvent individualisés comme s’il s’était agi à l’époque d’actes dont ils seraient personnellement responsables et non pas de pratiques collectives assumées comme telles. Le soutien qui peut leur être apporté va alors avoir tendance à suivre le même cheminement où tout à coup certains vont être moins dignes de soutien que d’autres et où on va faire intervenir des critères moraux plus que politiques transformant certains protagonistes de la lutte en « victimes » de second rang du fait de leur âge, de leur état civil de grands-parents, ou de leur situation de personnes « bien intégrées ». Si la violence de la répression touche d’abord les corps (extradition, privation de liberté, exécution de peine), la décision législative d’une loi d’amnistie a aussi une portée symbolique. Elle peut, de ce fait être perçue comme violence libératrice par requalification des crimes et des acteurs qui les ont commis sans pourtant porter préjudice aux victimes, du fait du temps écoulé entre l’incrimination, le jugement et l’amnistie4.

Dans tous les cas, il s’agit de faire un procès à la cruauté déployée par les précédents maîtres du pouvoir exécutif et de déplacer la violence légitime du côté de la puissance législative de manière à bien faire savoir qu’une nouvelle ère historique commence.

Il s’agit aussi de montrer que les actes incriminés ne ressortissent pas à la monstruosité invoquée par les juges. Ainsi, à l’égard de Cesare Battisti où ont fini par s’opposer vainement accusation d’inhumanité d’un côté (les juges) et défense sous l’angle de « l’innocentisme » de l’autre5. Les crimes jugés pour lesquels l’amnistie est réclamée appartiennent au registre des crimes politiques et non à celui du droit commun et il convient donc d’abord d’en examiner le sens afin de redonner une signification à la catégorie de « crime politique » puisque cette notion a de fait disparu du paysage du droit pénal tant au niveau de l’Union que de ses États membres.

Reconnaître dans le cadre d’une amnistie un crime comme politique conduit d’une manière récurrente à lui accorder un style de légitimité ou d’illégitimité que ne peut avoir un crime terroriste ou encore a fortiori un crime de droit commun. Quand dans l’histoire, il a été considéré que les vaincus avaient mené un combat capable de promouvoir, ou qui visait à promouvoir des valeurs de justice, d’égalité, de dignité contre des acteurs qui agissaient d’une manière contraire, les crimes politiques induits par leur combat ont pu être amnistiés. Les hommes du XVIIIe siècle quand il s’agit de crimes politiques en faveur de l’humanisation des sociétés auraient parlé en termes de résistance à l’oppression. Robespierre interrogeait : « Comment peut-on soumettre à un jugement certain les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions ? Qui peut marquer après-coup le point précis où doivent se briser les flots de l’insurrection populaire ? À ce prix, quel peuple pourrait secouer jamais le joug du despotisme ? Car s’il est vrai qu’une grande nation ne peut se lever par un mouvement simultané, et que la tyrannie ne peut être frappée que par la portion des citoyens qui est plus près d’elle, comment ceux-ci oseront-ils l’attaquer si après la victoire, des délégués arrivés des parties éloignées peuvent les rendre responsables de la durée ou de la violence de la tourmente politique qui a sauvé la patrie ? » A fortiori lorsque l’insurrection est vaincue, ou plus simplement encore, qu’elle a échoué ou dérivée.

Quand au contraire ces crimes ont été considérés comme une errance déshumanisante et qualifiés de crime de « policide » dans l’antiquité de « crime de lèse humanité » au XVIIIe siècle, de « crime contre l’humanité » aujourd’hui, il y a de l’imprescriptible et la clémence serait jugée coupable.

Qualifier un crime de politique c’est donc lui reconnaître une position dans ce champ et le soumettre à évaluation de son sens historique de situation, sans pour autant considérer que la fin justifie les moyens. Il ne suffit pas de défendre un juste combat pour passer à la lutte armée. Il faut évaluer le sens de cette lutte. Des débats s’ouvrent régulièrement à ce sujet, non les résistants n’étaient pas des terroristes, non les porteurs de valise n’étaient pas des criminels, mais le passage à la lutte armée ne justifie pas tous les assassinats qu’ils soient ou non ciblés et il y a donc une évaluation à avoir avec un point limite de non-recevoir.

Le point limite est celui de crime imprescriptible. Quand des crimes dénués de sens ou dont le sens est barbare sont amnistiés, les juristes parlent de « dévoiement de l’amnistie » comme procédure d’humanisation et non pas de déshumanisation. Ainsi celle des collaborateurs, des tortionnaires pendant la guerre d’Algérie pour ne prendre que deux cas exemplaires pour la France, mais on pourrait évoquer aussi l’amnistie Togliatti par rapport aux militants, administrateurs et tortionnaires de la République de Salo, alors qu’en 1968 on dénombrait encore une quarantaine de résistants au fascisme en prison. Une Italie qui, de 1946 à 1997, a connu près de cent cinquante mesures d’amnistie, petites ou grandes, la dernière, prévue à l’avance datant de 2002. Depuis l’amnistie y est devenue quelque chose d’impensable.

Longtemps en France ce genre de crimes étaient jugés par la Cour de sûreté de l’État, la reconnaissance du caractère politique des faits se faisait donc par le choix de la cour et ne permettait pas d’ambiguïté en théorie. La question était bien d’abord politique. Il n’empêche que le caractère d’exception que représentait cette Cour de sûreté de l’État — créée en 1963 par le régime gaulliste pour lutter contre l’ennemi intérieur (OAS) — va être étendu à certains actes de résistance à la domination capitaliste dans les années 1970 qui sont élevés à tort au rang de crime politique et des actions contre cette même Cour ont alors été menées sur la base de mettre fin à cette juridiction d’exception6. En tout cas, avec sa suppression sous le premier gouvernement Mauroy en août 1981, la notion même de crime politique s’efface au profit d’une confusion entre crime de droit commun et crime politique, entre crime politique et terrorisme et la normalisation de mesures d’exception au sein de la justice ordinaire avec la domination de l’exécutif sur tout le processus de pénalisation7.

Que les crimes proviennent de ceux qui affirment lutter contre l’oppression ou de ceux des acteurs qui affirment lutter contre les conceptions démocratiques qui animent leur société, leur effacement empêche de produire un débat sur la nature de la société souhaitée par ses membres au risque de la vie physique d’individus, mais au profit de la vie justement de formes de vie sociale. Cela a été très net, en Italie, dans la différence de traitement qui a été infligée aux participants à la lutte armée pour la révolution prolétarienne par rapport à ceux qui ont commis des attentats de masse au nom de la (contre)révolution nationale.

Les attentats du 11-Septembre et les réactions essentiellement militaires de l’hyper-puissance étatsunienne ont grandement influencé l’Union européenne, notamment dans sa construction d’un Espace judiciaire pénal européen, qui demeure « captif du pouvoir intergouvernemental ». Les conséquences de ces processus sont la dépolitisation du crime et l’hyper-criminalisation de ce qui est considéré comme terrorisme. Ainsi, les attentats djihadistes ont quasiment recouvert, du point de vue de la représentation, l’ensemble des actions relevant aujourd’hui, pour les pouvoirs en place, de l’appellation de « terrorisme ». Cela permet tous les amalgames entre combats passés et situation d’aujourd’hui8 et agit comme révulsif, par rapport à tout ce qui rappelle des violences politiques où/et sociales.

Du point de vue de la justice en découle une limitation drastique des droits des accusés (exemple : la suppression du droit d’asile pour les citoyens de l’Union en son sein) et des populations de l’UE en général). La décision-cadre du 18 juillet 2002 relative au mandat d’arrêt européen étend la définition d’« acte terroriste » et alloue davantage de moyens à la lutte antiterroriste, vise une plus grande coopération entre les États membres dans cette perspective.

Contre ces amalgames et l’absence d’historisation des jugements de valeur, il s’agit d’affirmer que ce serait particulièrement cruel et en outre inapproprié de prolonger ou d’exécuter des peines disproportionnées avec les faits9. Ainsi avec l’amnistie des Communards se joue une figure de l’amnistie qui donne des droits aux vaincus tout en reconnaissant partiellement le caractère patriotique et politique de leur combat. Avec cette amnistie, la république n’effaçait pas le passé, mais tentait de clore son grand cycle révolutionnaire. Pour ce qui est de l’Italie plus spécifiquement, les adversaires de l’amnistie affirmaient au moment de l’enlèvement de Paolo Persichetti que la séquence des « années de plomb » n’était pas achevée parce qu’ils cherchaient à établir un lien entre les anciennes et de nouvelles Brigades rouges. On en chercherait vainement les traces aujourd’hui, et les accusateurs n’ont plus d’arguments à mettre en avant sinon celui de la nécessaire expiation par une peine infinie. La position des partisans de l’amnistie qui affirment depuis longtemps que désormais cette séquence historique est achevée et que pour cette raison, il devient nécessaire de savoir solder le passé, au lieu d’en réactiver artificiellement et pour des raisons politiciennes les démons, s’en trouvent renforcée du point de vue théorique tout du moins.

Lorsque l’amnistie comme après-coup de la violence politique démocratique est accordée, cela indique que le caractère non maîtrisable et parfois tragique de l’histoire des désirs de liberté est symboliquement reconnu comme assumable ; que les acteurs de la tragédie peuvent de ce fait retrouver une place légitime dans la société et son devenir collectif. Qu’une telle amnistie soit alors jugée possible et réalisable constitue un signe (ou une indication) de la légitimité d’une aspiration collective à la liberté.

Aujourd’hui, la conception de l’amnistie en tant qu’acte politique, liée à la souveraineté de l’État législateur (le pouvoir de clémence des vainqueurs), est vouée à la disparition du fait même d’une souveraineté nationale affaiblie au profit du pouvoir européen ou du pouvoir des juges. Les faits sont particulièrement patents dans le cas de la France et de l’Italie. L’Italie particulièrement où, au cours du grand procès de 1979 et ensuite lors de l’opération mani pulite, les juges ont pesé de tout leur poids et mis à mal le reste de pouvoir que possédaient la Démocratie chrétienne et le PCI. La place a alors été laissée libre pour une vengeance d’État (l’État italien) où la puissance était du côté du pouvoir judiciaire et les sordides calculs de donnant-donnant dans le cadre de l’espace Schengen (l’État français).

La question de l’amnistie est aussi à resituer dans l’ensemble des débats actuels autour de la question de la violence légitime telle qu’elle s’est posée très concrètement au cours du mouvement des Gilets jaunes d’abord, puis ensuite d’une manière plus globale et théorique dans l’analyse du rôle des forces de l’ordre à l’heure des transformations de l’État.

Cette question de la violence légitime ne se pose pas aujourd’hui de la même façon qu’à l’époque des luttes des années 1960-70. Alors que la légitimité de l’usage de la violence apparaissait comme une évidence à tous, aujourd’hui elle est constamment questionnée. Les moins engagés dans la lutte ou les moins « politisés » ne supportent aucune violence et délégitiment à l’avance toute action qui en fait usage. Seule la réponse à un usage illégitime de la violence par l’État apparaît alors légitime à la plupart des protagonistes lorsqu’ils sont agressés, nassés, gazés. Cette violence étatique policière est l’objet d’une critique précise où chaque arme mérite une analyse ajustée à la situation vécue ; un travail que certains journalistes et photographes ou médecins indépendants ont réalisé ces dernières années, à l’occasion, par exemple du mouvement des Gilets jaunes et des graves blessures enregistrées par les manifestants. La disproportion des armes d’État face à des armes de peu, permet de se penser non violents même lorsqu’on assume d’en découdre. C’est le cas des Gilets jaunes et même des acteurs de la tactique en Black Blocs parfois. Mais « violent » ou « non-violent » chacun accepte alors que la question de la violence soit posée et éventuellement assumée par d’autres sachant que les véritables violents ne peuvent être, dans cette perspective, que les forces de répression. Enfin ceux qui pensent la violence comme structure du capitalisme n’ont pas besoin de subir le feu des forces de l’ordre pour se sentir légitimes à casser, briser les symboles du capitalisme. Sont alors remises sur la scène les questions d’intérêt tactique et stratégique de ces actes au regard de l’ensemble des manifestants d’abord, des rapports de force ensuite, de la finalité des actions et pratiques. On vient encore d’en avoir l’illustration dans les polémiques nées autour des manifestations du Premier mai 2021, que ce soit à Paris ou à Lyon.

Mais pour le moment, force est de constater que si l’État demeure chargé de sécuriser contre le terrorisme et de protéger contre le virus, sa critique devient difficile. Dans ces conditions particulières qui nous enlèvent bien des marges de manœuvre, il devient difficile d’obtenir une amnistie. Pourtant elle apparaît comme nécessaire par-delà le regard et l’appréciation qu’on peut entretenir sur le bien-fondé ou non de la lutte armée dans ces années-là, mais comme enjeu pour une mémoire et une histoire qui ne soit laissée ni aux juges, ni aux historiens, ni aux médias. En effet, la plupart du temps, ceux-ci adoptent une lecture rétroactive de la période et de ces événements visant à les caractériser comme appartenant aux « années de plomb » et ce faisant, à les réduire à cela. La révolte étudiante de 1968 qui précède celle en France, le Biennio rosso10 de 1968-69 et son « automne chaud » avec le mouvement de l’auto­nomie ouvrière, passent ainsi à la trappe masquant le lien entre la violence de masse dans les usines et les manifestations et, qu’on le veuille ou non, l’action des groupes armés.

Ainsi aujourd’hui, en Italie surtout, mais aussi en France, on entend des appels à la vérité qui s’appuient sur ce qui auraient été les confessions de Cesare Battisti, alors que l’expression d’une mémoire active et collective des protagonistes de la lutte pour un bilan reste à faire. En attendant et comme pis-aller, on peut se tourner vers la recherche d’une vérité historique telle que la définit Paolo Persichetti dans le texte : « Le marché des vérités » du 30 avril 2021 où il déclare : « Qui demande la vérité de cette façon ne promeut en aucune façon un parcours de connaissance, mais cherche une confirmation de ses propres préjugés, par addition autoritaire. Une vérité préconçue dont les présumés coupables devraient s’accommoder. Soit l’exact inverse de la vérité historique, qui est, au contraire, un processus libéré des conditionnements, où l’on creuse à la recherche de sources nouvelles, et où se réélaborent et se confrontent dans l’espace public les sources les plus dignes d’intérêt. Ce qui est en revanche proposé par les milices de la vérité punitive est un marché des vérités, le marché des vérités opposables, vérités qui changent avec les changements de majorités électorales et de couleurs politiques.11 »

Alors que Mario Draghi veut atteindre enfin la stature d’homme politique d’État, anticipant sa future nomination au poste de président de la République, en obtenant ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’a obtenu auparavant, le gouvernement Macron assure une cohérence entre son visage globalement sécuritaire et une stratégie politique et électorale qui a abandonné toute perspective de chasser sur les terres de la gauche.

Pour asseoir un pouvoir peu assuré, imposer une politique de la mémoire leur apparaît effectivement opportun par rapport à laisser se développer les mémoires politiques autour des luttes de l’époque. Le devoir d’affronter le passé12 est alors pris dans deux acceptations complètement opposées.

Le 14 mai 2021

Notes

1 – « Les réfugiés italiens […] qui ont participé à l’action terroriste avant 1981 […] ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française […]. J’ai dit au gouvernement italien qu’ils étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition. » François Mitterrand, 21 avril 1985. Il y avait toutefois une condition, à l’époque négligée, qui était que ce statut protecteur ne concernait pas les crimes de sang. C’est aujourd’hui ce qui permet au gouvernement Macron de pouvoir se réclamer de l’entièreté de la « doctrine » de son prédécesseur en procédant à des extraditions ciblées.

2 – « Il a été exhibé lors de son arrestation, il est enfermé dans un “aquarium” et soumis à un traitement inhumain, très proche du “41 bis” réservé aux mafieux… » déclare Enrico Porsia, ex-membre des BR, sur Battisti (Le Monde, le 26 mars 2019).

3 – Cf. Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La révolution et l’État, Dagorno, 2000, p. 163. Il faut noter que cette « doctrine » n’a jamais fait l’objet d’une loi écrite et quoiqu’on en pense (et nos camarades en ont effectivement bénéficié), relève du fait du Prince… et peut donc être remise en cause quand on change de président. Une situation assez proche finalement de celle qui a présidé à « l’amnistie » des Communards, en réalité une grâce amnistiante qui n’a pas reconnu le caractère légitime de l’insurrection.

4 – Ce n’est pas une position impossible à tenir à condition qu’elle ne soit pas accompagnée d’une sorte de chantage comme lorsque le fils et la femme du commissaire Calabresi disent pouvoir pardonner en échange d’aveux absolus.

5 – La ligne du « nous jamais » défendue par Bompressi, Pietrostefani et Sofri, les responsables de Lotta continua à propos de l’assassinat du commissaire Calabresi les « isolaient de nous tous » comme le dit Erri de Luca dans le Corriere della Sera du 14 mai 1996 dans une lettre en défense d’Ovidio Bompressi au titre sans ambiguïté : Nous pouvions tous tuer Calabresi. De Luca poursuit : « Cette défense-là te crucifiait […] Mon idée était qu’il fallait admettre l’évidence, que cette accusation était compatible avec chacun de nous, avec la fièvre d’insurgés que nous avions. Mais, à dire tout cela, beaucoup de ceux qui entre temps avaient domestiqué leur passé comme simple ivresse d’une saison, seraient devenus rouges de honte […] Tu es étranger à l’accusateur et à l’accusé, mais tu n’es pas innocent. Lorsque nous avons jeté la première pierre, nous avons cessé d’être innocents. »

6 – Alain Geismar, ancien leader de la Gauche prolétarienne, mouvement dissous par décret du 27 mai 1970, a comparu le 7 juillet 1971 pour la deuxième fois devant la Cour de sûreté de l’État. Le 30 mars 1971, en effet, la Chambre criminelle de la Cour de cassation avait cassé l’arrêt rendu le 24 novembre 1970 par la Cour de sûreté de l’État, le condamnant à deux ans de prison et 10 000 francs d’amende pour participation au maintien ou à la reconstitution du mouvement gauchiste dissous.

7 – Il s’agit plutôt d’un régime répressif aggravé, composé d’un ensemble de mesures dérogatoires (policières, judiciaires, administratives) et instauré pour traiter plus sévèrement une « population-cible ». D’autre part, la justice d’exception n’est plus tant judiciaire qu’administrative et policière. Dans un contexte où ce qui compte est de surveiller, de profiler, d’enquêter, d’instruire et d’arrêter, aujourd’hui d’assigner, ce ne sont plus les juges qui sont détenteurs de pouvoirs d’exception, mais la police, les services de renseignement et l’administration. L’état d’urgence mobilisé dès novembre 2015 en est l’aboutissement.

8 – Un point que nous avons mis en évidence dans le numéro I de la revue Interventions : « Passé, présent, devenir. Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d’aujourd’hui : un État d’exception permanent » dès 2002 à propos de l’enlèvement de Paolo Persichetti sur le territoire français par la police italienne.

9 – La trajectoire judiciaire de Paolo Persichetti est à ce titre exemplaire. Dans un contexte où la décision-cadre sur la lutte contre le terrorisme associée au mandat d’arrêt européen a fait disparaître les clauses humanitaires du droit extraditionnel, l’extradition de Paolo Persichetti a eu lieu sur inculpation d’un crime qu’il n’a pas commis. C’est ce qu’a démontré un processus de justice qui a été obligé de produire une ordonnance de non-lieu et de « reconnaître sans fondement l’hypothèse d’accusation » pour le meurtre de Marco Biagi, et « l’absence d’élément permettant d’impliquer le mis en examen ». Cependant l’extradition a été effectuée sur le motif du décret d’extradition pris par le Premier ministre Édouard Balladur au motif d’une condamnation ancienne pour « participation morale et psychique à assassinat » prononcée en appel le 16 février 1991. Remis à la justice italienne, il a été condamné à 22 ans de prison, du simple fait d’être accusé de faire symboliquement le lien entre les Brigades rouges du passé et celles du présent parce qu’il refuse les formes légales du repentir ou de la dissociation.

10 – Le Biennio rosso correspond traditionnellement en Italie aux deux années « rouges » de 1919-1920 avec, entre autres, les conseils ouvriers de Turin ; mais Oreste Scalzone, l’un des leaders du groupe Potere operaio a réutilisé cette appellation pour qualifier les années 1968-1969 (cf. Oreste Scalzone, Biennio rosso : Figure et passaggi di una stagione rivoluzionaria, Sugarco, 1988.

11 – Le marché de la vérité [https://insorgenze.net/2021/05/02/le-marche-de-la-verite/], trad. française de Sedira Boudjemaa

12 – Cf. Enzo Traverso, « Il dovere di fare i conti col passato », dans son entretien du 30 avril 2021 :La retata (la rafle) pour la revue Zapruder [http://storieinmovimento.org/2021/05/07/la-retata-intervista-con-enzo-traverso/].

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