Mai 1968 et le Mai rampant italien
Mai 1968 et le Mai rampant italien : notes liminaires

Mai 1968 et le Mai rampant italien : notes liminaires

 

Les raisons d’une nouvelle édition

La première édition de ce livre a été publiée en mai 2008. Nous avons jugé nécessaire de la compléter dans une version revue et augmentée. Cette édition comprend de nouvelles informations sur les luttes, en France comme en Italie, mais aussi un affinement de l’analyse que la distance temporelle à l’événement non seulement permet, mais impose ; et enfin une réorganisation de l’architecture générale du livre afin de lui donner une plus grande cohésion1.

Ce livre se situe donc dans la perspective d’un combat afin de restituer une mémoire des théories et pratiques qui entourent et situent cet événement, une mémoire qui est en grande partie une mémoire des vaincus cherchant néanmoins à participer aux conditions générales de nouvelles mobilisations pour un devenir autre vers la communauté humaine.

Mémoire active donc et non pas mémoire rétroactive aboutissant à projeter sur le passé une interprétation de celui-ci avec des clés empruntées au présent.

Une mémoire aussi de l’événement qui, comme pour tous les grands événements, ne se laisse pas prévoir parce qu’il procède de la liberté plus que de la nécessité. En ce sens, un grand événement est celui qui résiste à toute lecture en termes de sens de l’histoire. Ce qui arrive peut se faire contre l’histoire et contre la logique des causes et des effets. La Commune de Paris nous en fournit peut-être le meilleur exemple avec la difficulté rencontrée par Marx pour faire entrer cet événement dans son déterminisme historique.

Comme tout événement, Mai-68 est daté. Si nous le faisons précéder de ses prémisses théoriques dans les années soixante et de ses prémisses pratiques (les grèves ouvrières de 1967) et suivre de quelques éléments de base sur les luttes ouvrières du début des années soixante-dix, c’est dans le but de contextualiser l’événement et non de le diluer dans ces « années 68 » qui sont la tarte à la crème de nombreuses recherches universitaires tendant à gommer et le caractère d’événement et le caractère politique de Mai-68 de façon à le rendre digérable, commémorable.

Or, cette nouvelle version, pas plus que la précédente, ne se situe dans la perspective d’une commémoration de l’événement Mai-68. Ce livre n’entre pas dans les reconstitutions historiques et culturelles qui visent à insérer cet événement dans un air du temps qu’il faudrait restituer, si possible à l’aide de témoignages exprimant des « ressentis » comme s’il s’agissait effectivement de conditions climatiques à évaluer, conditions qui peuvent se passer de la parole des protagonistes, c’est-à-dire de ceux qui l’ont porté si ce n’est représenté ; ni enfin dans une perspective sociologique et universitaire en termes de témoins.

Que cette mémoire soit centrée sur l’importance de l’événement imprévisible ne dispense toutefois pas d’en ausculter rétrospectivement les prémisses. Comme l’écrit Reinhard Koselleck, « il existe dans le sens de la succession des temps historiques un “seuil de morcellement” (Simmel) en dessous duquel tout événement se dissout. Il faut un minimum d’avant et d’après pour constituer l’unité de sens qui fait de quelque chose qui se passe un événement2. »

L’unité de Mai-68 en tant qu’événement

Il n’y a pas deux Mai-68. D’un côté, un Mai étudiant « petit-bourgeois » pour l’idéologie prolétarienne ou bien « hédoniste et libertaire », matrice de la libération des désirs de l’individu et de sa quête effrénée de satisfactions dans la société de consommation et de communication pour l’imagerie médiatique ; et de l’autre un Mai ouvrier qui serait la manifestation de la puissance de la classe ouvrière dans « la plus grande grève de son histoire. ».

Cette représentation, active dès les lendemains de l’événement, n’a fait que se renforcer jusqu’à constituer aujourd’hui le « socle du savoir » commun sur Mai-68, celui qui est diffusé dans les manuels scolaires et occupe les conversations courantes.

Nous avançons ici l’unité de Mai-68. Unité de l’événement partout où il s’est exprimé ; unité du mouvement réel qui s’est manifestée sous ses habillages gauchistes, conseillistes ou anarchistes. Unité que nous percevions « à chaud », malgré tout, dans les moments intenses des actions les plus inédites : le surgissement soudain et imprévu d’un refus des conditions existantes mêlé à une aspiration collective pour un devenir tout autre.

Mais si notre relecture de l’événement, de ses prémisses et de ses suites immédiates ainsi que des analyses — recevables — qui s’y rapportent, nous conduit à poser cette unité de Mai malgré la diversité de ses composantes, elle n’implique pas pour autant une conception unitaire et unifiée de ce printemps bouleversant. Bien au contraire. Nous mettons en évidence la double nature de Mai-68 ; sa double dimension politique et historique : la fin du cycle des révolutions prolétariennes et la perspective d’une révolution à titre humain.

Comme en France, mais étalé sur la décennie 1968-78, le « Mai rampant » italien a présenté cette double dimension. Dans les deux pays s’est révélée la fin du cycle historique des révolutions prolétariennes. Un seuil critique est franchi qui marque une rupture avec le fil rouge des luttes du mouvement ouvrier. Rupture en germe en France parce que le mouvement s’arrête trop vite, rupture consommée en Italie, après 1977. En effet, les mouvements de ces années-là ont parcouru et reparcouru toute l’histoire du mouvement ouvrier et ils en ont réactivé les riches expériences, mais aussi les impasses. Cycle de l’affirmation de la classe du travail, du pouvoir ouvrier, de l’autonomie ouvrière, de la souveraineté des conseils ouvriers, de l’autogestion, de l’action directe ; mais aussi cycle de la négation et de l’auto-négation du prolétariat comme classe en soi dans le communisme, le refus du travail, le dépassement du classisme, la tension vers la communauté humaine, la révolution à titre humain.

Si, dans la vaste littérature produite sur les « contestations » l’on ne trouve guère de traces explicites de cette double nature de Mai, cela n’est pas seulement dû à son caractère d’écriture immédiate qui aurait empêché une telle perception. La raison de cette absence est d’abord et surtout à rechercher dans la prégnance du modèle révolutionnaire des classes qui occupait encore massivement l’horizon social et l’imaginaire des participants.

Mai-68 n’est pas la « révolution imaginaire » à laquelle certains commentateurs s’efforcent de l’identifier ; une espèce de happening combinant sexe et drogue et emportant de doux utopistes dans son tourbillon nihiliste. Mai-68 est une révolution qui fait advenir du réel, qui rend possible certaines idées lorsqu’elles irriguent toutes les têtes. L’appel à placer « l’imagination au pouvoir » a certes été, çà et là, entendu — et pas seulement dans les ateliers des Beaux-arts —, mais sa réalisation ne pouvait suivre puisque le mouvement ne cherchait pas à manipuler du pouvoir et surtout pas celui qui s’exerce sur les imaginations.

Les pages qui suivent ne se veulent pas une histoire de plus de Mai-68 et des « années de plomb » en Italie, ce à quoi ces dernières ont été trop facilement réduites. Elles relatent cependant nombre de faits marquants, ne serait-ce que pour y déceler une autre signification que celle qui est donnée pour véridique par les imageries qui virtualisent Mai-68. Donc une attention portée aux faits et à ce qui est de l’ordre de la vérité, mais sans en faire le but essentiel qui est de dégager ce qui a été significatif pour en faire éventuellement usage dans le temps présent.

Nous n’avons pas cherché non plus à faire une histoire des organisations politiques impliquées dans le mouvement. Cette orientation apparaît nettement en ce qui concerne la France, mais moins distinctement pour l’Italie, car, inscrivant leurs interventions sur plusieurs années, les groupes révolutionnaires italiens ont été traversés par le mouvement autant qu’ils l’ont engendré. Ces organisations sont à la fois dans et en dehors du mouvement réel. Comme le Mouvement du 22 Mars (M22), elles font partie du mouvement et comme les organisations gauchistes hexagonales elles lui sont en partie extérieures.

Sans nous priver de quelques mises en perspectives critiques à propos de tels ou tels épisodes, nous n’avons pas voulu ici faire œuvre théorique. Le recours à d’abondantes citations permet de laisser la parole aux protagonistes de l’époque dont nous fûmes, d’ailleurs.

Si, en outre, nous débutons chaque partie par des prémisses théoriques ce n’est pas pour nier l’événement qu’au contraire nous cherchons à mettre en évidence, mais pour indiquer qu’un tel bouleversement aussi imprévu fût-il, ne naît cependant pas sans référence au passé, références historiques bien sûr, mais références théoriques aussi. La conjecture unique de Mai-68 se réalise comme un accomplissement historique dont on peut trouver les signes annonciateurs dans des secousses antérieures comme dans les avancées théoriques d’une nouvelle époque qui cherche à émerger3. En cela, Mai-68 constitue aussi un dévoilement.

Pourquoi la France et l’Italie ?

Il y a d’abord entre ces deux pays une situation qui présente un certain nombre de points communs

– la présence de partis communistes forts (PCF et PCI), surtout à l’époque, partis qui s’appuient sur un syndicat ouvrier dominant (CGT pour la France, CGIL pour l’Italie) lui-même largement inféodé à ces partis selon la célèbre théorie léniniste de la courroie de transmission. Une contradiction les habite : celle d’être exclus de toute participation au pouvoir politique central depuis 1947 et la guerre froide, tout en proférant une ligne politique légaliste et électoraliste. Il s’ensuit qu’il ne semble pas y avoir de débouché politique crédible pour eux. Cela va d’ailleurs amener le PCI, plus novateur ou un peu moins stalinien, à initier une nouvelle ligne de compromis historique avec l’autre parti dominant italien que constitue la démocratie chrétienne (DC).

– un grippage du fonctionnement démocratique avec d’un côté l’autoritarisme de l’État gaulliste et de l’autre un parti-gouvernement associant Vatican, Mafia et clientélisme politique autour de la DC et des petits partis qui gravitent autour et rajoutent à l’instabilité gouvernementale en profitant du système de scrutin proportionnel auquel le gaullisme de son côté a mis fin avec l’avènement de la Ve République.

– une restructuration de l’université rendue nécessaire par les débuts d’une massification (plus qu’une réelle démocratisation) de l’université qui provoque une réforme de chaque côté des Alpes (Fouchet pour la France et Gui pour l’Italie) visant à une meilleure adaptation aux besoins du capitalisme en professions intermédiaires, cadres et techniciens. Elles provoqueront une révolte par rapport à ce qui est ressenti comme une tentative de mettre en place une sélection de classe qui jusque-là, n’avait pas de raison d’être puisque peu de jeunes et encore moins de filles poursuivaient des études jusqu’au baccalauréat et a fortiori après.

Les différences sont également nombreuses :

– En Italie, une présence beaucoup plus grande de la composante fasciste avec une extrême droite organisée en parti, le Mouvement social italien (MSI), qui entretient des liens avec le pouvoir par services secrets interposés. Elle pénètre aussi les forces de répression qui ont été plus épurées de leurs anciens partisans que de leurs anciens fascistes et elle essaime à l’extérieur dans de nombreux petits groupes squadristes.

– En France, la critique de la gauche officielle, des organisations ouvrières et du marxisme orthodoxe ne provient pas principalement de l’intérieur de ces organisations ou alors sous la forme de l’entrisme gauchiste avec une implantation trotskiste ancienne, mais d’une opposition externe, principielle et fondamentale anti-parlementaire, anti-syndicale et dénonçant le régime soviétique qu’il soit caractérisé comme capitalisme d’État ou comme socialisme bureaucratique. Elle trouve son origine d’un côté, dans le groupe Socialisme ou Barbarie qui inclut des courants de la gauche communisme (« germano-hollandaise » dite conseilliste ou « italienne » dite bordiguiste, cette dernière à travers la tendance Vega qui intègre SoB à l’été 1950 et participera ensuite à la scission à la base de la création de Pouvoir ouvrier) et étend son influence sur certains membres de l’Internationale situationniste ; d’un autre côté dans le développement récent d’un anarchisme rénové, à travers un groupe comme Noir et Rouge (Duteuil et Cohn-Bendit) et une influence libertaire plus diffuse que les travaux de Daniel Guérin par exemple, ou encore de Maximilien Rubel ont facilitée en brouillant positivement les frontières entre marxisme et anarchisme.

En Italie, la tendance récurrente consiste plutôt à reformer « l’album de famille » comme le dit la formule italienne. En effet, les thèses des Quaderni Rossi qui vont avoir une importance décisive dans l’élaboration et la diffusion des stratégies opéraïstes dès les années soixante, proviennent d’anciens membres du PCI ou du PSI (Parti socialiste italien) et ces transfuges n’opéreront pas tous une rupture définitive avec la maison mère, c’est le moins qu’on puisse dire si on pense à la figure marquante de Mario Tronti qui gardait toujours une carte du parti dans sa poche revolver, fut-elle celle de son village d’origine, quand il était en disgrâce ou en rupture avec les instances dirigeantes comme en 1956. Cette attitude partagée par d’autres, Panzieri et Negri gardant longtemps des fonctions importantes au sein de la fraction de gauche du PSI, aura des conséquences importantes sur le mouvement et ses rapports avec les organisations traditionnelles de la classe ouvrière.

– Le mai-juin 68 français a une dimension d’événement que ne possède pas le mouvement italien qui s’étale sur dix ans, même si on peut considérer que ce qui se passe à Bologne en 1977 constitue aussi un événement en lui-même de par l’importance de l’affrontement entre le mouvement d’insubordination d’un côté et le PCI et la CGIL de l’autre, dans un des fiefs de ces derniers. Néanmoins, nous préférons dire qu’il s’agit plutôt d’une séquence particulière au sein de cette décennie de luttes.

– Si les groupes gauchistes sont présents en France en 1968, c’est plus à travers le combat anti-impérialiste avec les comités Vietnam nationaux (CVN) de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et du parti socialiste unifié (PSU) et les comités Vietnam de base (CVB) des prochinois ; ou tiers-mondiste avec les « pablistes », un autre petit groupe trotskiste. Mais en tant que groupes prolétariens, les groupes gauchistes sont hors jeu. Voix Ouvrière est certes présent dans les usines avec sa « feuille d’usine », mais comme les lambertistes de l’OCI et les maoïstes de l’UJC(ml), ils ne comprennent pas un mouvement qui ne part pas de la classe ouvrière, de « leur » classe ouvrière pourrait-on dire car, à l’époque, comme la CGT d’ailleurs, ils en ont une vision très traditionnelle, très syndicaliste finalement.

Il faudrait aussi distinguer le gauchisme au sens organisationnel qui reste faible et les mouvances gauchistes ou gauchisantes beaucoup plus nombreuses, formant une sorte de « culture gauchiste4 ». L’organisation qui y fait le plus référence est la JCR qui publie le journal Avant-garde jeunesse, mais nombre de ses militants se fondent dans le M22 comme à Paris ou bien se détachent de l’organisation dès le début de l’année 68, comme à Lyon

Cette critique de l’avant-garde qui provient en France des prémisses théoriques du mouvement ne se retrouve pas en Italie où, en dehors de l’anarchisme, il n’existe pas de critique du léninisme et où le courant communiste de gauche n’est composé que de groupes se réclamant de la gauche communiste italienne de Bordiga et d’un petit noyau conseilliste dont nous reparlerons.

Néanmoins, ce qui importe, c’est de voir qu’au-delà des points communs et des différences entre les deux mouvements, il se produit une véritable résonance de l’un à l’autre, de l’un dans l’autre. L’impact du Mai français à l’origine est d’ailleurs tel que l’année 1968 sert de référence générique pour désigner tous les mouvements de la révolte étudiante en Europe, même si Berkeley, c’est 1965 et que le mouvement extra-parlementaire allemand prend de l’ampleur dès 1967. Concrètement cela apparaît dans certaines prises de position de leaders étudiants comme celle d’Oreste Scalzone, figure du mouvement romain début mai, dans son article des Temps Modernes (nous y reviendrons) où il dit qu’à ce moment-là tous les yeux étaient tournés vers la France ; ou encore comme celle de Mario Capanna du Movimento studentesco milanais (MS), pour qui « Les faits de France démontrent, par l’exemple, au-delà des débouchés concrets, que la révolution en Europe est possible ». À ce propos, mais sur une position inverse, un ancien militant de Lotta Continua déclare : « J’ai une grande animosité envers le Mai parisien, car selon moi, il a contribué à remettre le 68 mondial dans une logique insurrectionnelle qui était complètement fausse. Après Paris, nous commençons tous à théoriser la révolution avec un R majuscule5 ».

C’est d’ailleurs un sacré paradoxe qui s’exprime ici. Le Mai français tant décrié comme le Mai pas sérieux, quand on l’isole en tant que mouvement étudiant, en tant que mouvement de la fête, du « vivre sans temps mort et jouir sans entrave », est pourtant le Mai de la révolution, qui ne dure que le temps d’un événement, d’une insurrection de la pensée et de la pratique. Une révolution qui ne dure que le temps de son éclosion et de sa défaite. Un Mai politique, quoiqu’on en dise. Alors que le Mai italien est un Mai social qui a poussé l’insubordination plus loin, aussi bien à Turin avec les luttes à Fiat en 69 qu’à Bologne en 77, mais sans la même ampleur du point de vue du blocage de l’activité économique et politique du pays.

Le paradoxe se redouble ici avec un Mai français plus politique alors qu’il est le mouvement de la critique de la politique et du pouvoir face à un Mai italien plus social, mais à un tel point surdéterminé par la politique au sens léniniste du terme qu’il reste englué dans des jeux de pouvoir (rencontre de Scalzone avec Longo début mai 68, soutien de Lotta Continua au PCI pour les élections de 1976, tractations des BR pendant la détention de Moro afin d’obtenir une recon­naissance politique).

Il est évident qu’il y a une ambiguïté sur le mot et le sens de Révolution. Quand nous disons que le Mai français symbolise un retour de l’idée de révolution, ce n’est pas du tout au sens ou Geismar et July l’entendent : « Mai, néanmoins a remis la société française sur ses pieds. Il a donné à voir crûment la réalité des contradictions de classes qui fondent cette société. Il a remis la révolution et la lutte de classes au centre de toute stratégie. Sans vouloir jouer aux prophètes : l’horizon 70 ou 72 de la France, c’est la révolution […]. Voici les premiers jours de la guerre populaire contre les expropriateurs, les premiers jours de la guerre civile6. » On est ici aux antipodes du Mai du Mouvement du 22 Mars comme des luttes ouvrières radicales ; on est dans un hyper-gauchisme qui ferait apparaître Potere Operaio (PotOp) comme une organisation modérée. Le langage est complètement extérieur à celui de mai-juin et préfigure la dérive des maoïstes vers le résistancialisme et le populisme.

Ces rapports étroits, de part et d’autre des Alpes, malgré les différences de situation et de pratiques, ne se retrouvent pas dans les autres pays qui sont pourtant traversés par des mouvements de remise en cause de l’ordre établi qui courent de Mexico jusqu’à Shanghai. Si l’on prend par exemple l’Allemagne (en fait la RFA), l’influence pèse par l’expérience de l’Université critique de Berlin, la manifestation du 2 juin 1967 et la mort de l’étudiant Benno Ohnesorg, puis l’attentat contre Rudi Dutschke en avril 1968. Mais le mouvement de solidarité qui en découle ne fait pas tache d’huile, cette solidarité reste éclatée et ne joue pas un rôle moteur ou dynamique comme en France quand on voit l’enchaînement 3 mai-10 mai-13 mai. Il n’y aura pas de 13 mai 68 en Allemagne, mais deux manifestations séparées le 11 mai 1968, l’une étudiante et l’autre syndicale et ouvrière. La lutte contre les lois d’urgence ne conduit pas à une lutte commune ni à une perspective de transformation sociale (la cogestion des syndicats allemands n’est ni l’autogestion de la CFDT ni la gestion ouvrière de la CGT). Devant ce manque d’opportunité de transformation/révolution, le mouvement extra-parlementaire allemand, essentiellement étudiant bien que de jeunes ouvriers ou apprentis y participent comme Bommi Baumann et Hans-Joachim Klein, se trouvait alors comme acculé à provoquer l’État afin qu’il dévoile sa nature autoritaire. C’est cette stratégie que suivront, dans différentes variantes, la Fraction armée rouge (RAF), le Mouvement du 2 juin et les Cellules révolutionnaires (RZ). La lutte anti-hiérarchique, présente aussi en France et en Italie, prend en Allemagne un tour spécifique, plus antifasciste eu égard au passé nazi et l’absence de perspective révolutionnaire ouvre la voie à deux expériences de nature très différente entre elles, d’un côté celle de la lutte armée clandestine qui doit servir de révélateur de la vraie nature de l’État, de l’autre celle du mouvement alternatif afin de sortir de la « cage de fer de la domination » (Max Weber), ce dernier étant sévèrement critiqué en France et en Italie comme réformiste ou utopiste (« on ne peut réaliser un îlot de socialisme dans un océan de capitalisme »).

Notes

1 – En outre, le fait que Jacques Wajnsztejn publie parallèlement à cette nouvelle version un livre plus spécifique sur le mouvement à Lyon (Mai-68 à Lyon, retour sur un mouvement d’insubordination, Lyon, À plus d’un titre, février 2018) nous a conduits à revoir toute la partie lyonnaise, en replaçant les grèves ouvrières de Rhodiacéta et de Berliet dans le mouvement général de grève et en allégeant la partie sur le mouvement étudiant en la réduisant au plus près de l’événement et du factuel notable comme pour les autres villes de province, à savoir la manifestation du 24 mai, l’attaque de la faculté de lettres par les fascistes le 4 juin et enfin le rôle des trimards dans le mouvement.

2 – Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000, p. 134. [Traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock]

3 – La réaffirmation du lien entre passé, présent et futur est d’autant plus essentielle que le fil rouge des luttes de classes a été rompu et que ce qui tend à s’y substituer est transporté dans un champ post-moderne qui nie histoire et grands récits, même si le recours à la longue durée est parfois utilisé pour noyer les séquences historiques spécifiques dans des invariances de la domination. Un exemple a contrario de cette nécessité du lien historique et théorique nous est fourni par le cinéaste Olivier Assayas à propos de son film Après mai qui déclare au magazine Marianne du 10 novembre 2012 : « J’ai dû renoncer à des choses qui me tenaient à cœur pour que le film ne soit pas caricatural aux yeux des jeunes d’aujourd’hui. Notamment tout ce qui concerne les débats théoriques qui divisaient les groupes gauchistes. C’était impossible à reproduire. […] les jeunes acteurs n’arrivent pas à le jouer. J’avais écrit un dialogue entre Gilles, qui représente la tendance libertaire, et Jean-Pierre, son copain trotskiste, qui portait sur la révolution russe et les marins de Cronstadt. À l’époque, ce n’était pas la moitié d’un enjeu ! J’aurais aimé filmer cet échange comme une scène de comédie, avec des répliques qui claquent et qui vont très vite… Mais les jeunes acteurs n’arrivaient pas à croire que deux jeunes aient pu s’engueuler sur un sujet pareil. Je ne l’ai finalement pas tournée. »

4 – Cf. le titre du livre des frères Cohn-Bendit, Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, 1968, en référence à la réponse de Lénine (Le gauchisme, maladie infantile du communisme) à la critique du communiste de gauche hollandais Gorter.

5 – Interview de Peppino dans Isabelle Sommier, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, PUR, 1998, p. 38.

6 – Alain Geismar, Serge July, Erlyne Morane, Vers la guerre civile, Éditions et publications premières, 1969, p. 16-17.