Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France

I. La double nature du dernier cycle d’assaut prolétarien

 

Le contexte : un soulèvement international de la jeunesse

Mai-68 en France fut la figure de proue d’un mouvement plus vaste commencé à Berkeley en 1964, qui se poursuit avec la révolte des ghettos noirs aux États-Unis en 1965 (Watts), la lutte contre la guerre du Vietnam (1967–68, le Biennio rosso italien de 68–69 et son point d’orgue à la Fiat-Turin, Gdansk 70–71, le Portugal 74. Une séquence qui atteint son acmé à Bologne en 1977.

Jeunesse et spontanéité ont présidé à ces événements, jeunesse et spontanéité qui ne sont pas réductibles à ce qui s’est passé dans les universités parce qu’elles caractérisaient aussi les jeunes des usines, des quartiers, des maisons de jeunes.

Le mouvement de Mai-68 fut un mouvement “jeune” au sens du jeune temps dans la vie humaine, celui qui contient toutes les potentialités d’un devenir-autre parce qu’il est “en avant” car il n’a pas été rattrapé par les pesanteurs du vieux monde. Au cours de ces moments révolutionnaires, il n’était d’ailleurs pas rare de rencontrer des individus âgés qui parlaient et agissaient en étant libérés des pesanteurs ordinaires de leur âge. Ce ne fut pas un « soulèvement de la jeunesse » comme avait voulu l’anticiper Isidore Isou7 en faisant de « la jeunesse » une sorte de classe sociale, celle des « externes », qui combattraient les positions des « internes », des « assis » ; une quasi-classe qui serait porteuse des valeurs de la future « société des créateurs » chère aux vœux des lettristes, qui influencèrent l’Internationale Situationniste. Mais par cet énoncé, il s’agissait d’une première tentative de dépasser les classes d’âge et la séparation entre générations militantes au moment où la société capitaliste s’y attaquait, mais sur ses bases propres, à travers l’imposition progressive d’un comportement “jeune” comme garant de son dynamisme. Pendant un temps réduit, celui qui sépare le temps de la révolte du temps de la mode, furent “jeunes” ceux qui, quel que fût leur âge, bousculaient l’ordre établi.

Laissons la parole à Lucien Laugier, un militant historique de la gauche dite italienne ou bordiguiste : « Le phénomène est édifiant pour toute conviction non totalement sclérosée par le dogmatisme souverain chez les révolutionnaires de tradition […]. Qu’une nouvelle génération, par sa seule et propre expérience, soit parvenue à démystifier l’imposture endurée et dénoncée en vain durant plusieurs décennies par l’avant-garde traditionnelle, voilà qui constituait la preuve irréfutable d’un changement historique désormais acquis. Du bond théorique que cette perception a permis, on s’est cependant un peu trop bercé dans les délices de Capoue des lendemains pas encore ruinés de Mai-68. Nous n’en ferons pas ici l’inventaire et partirons du résultat ultime de la démarche. La seule véritable notion du prolétariat révolutionnaire — classe se niant en tant que simple catégorie du capital — n’a été retrouvée que par l’exhumation d’un concept mort, que par la résurrection, poignante mais illusoire, d’une éventualité historique perdue. […]. La radicalité étant à nouveau expulsée de la scène sociale, […] il faut revenir à la substance la plus intime de la conviction des jours fastes, retrouver la tension de l’époque où il semblait que l’ébranlement de tous les conformismes marchait du même pas que la reconquête théorique du devenir de la société. Quelle fut, sous cet aspect, la véritable substance de l’événement Mai-68 ? Plus que l’explosion de violence sociale qui contrastait avec les années de résignation conformiste ; plus que l’insolent défi au sinistre socialisme de marque lénino-staliniste et plus que la prétention d’obtenir “tout, tout de suite”, le signe essentiel de la période de Mai fut la légitimation, et donc la résurrection, des aspirations jusque-là refoulées au nom de la rationalité révolutionnaire. Après des décennies de mortification léniniste vécue de façon monacale dans l’impuissance et l’isolement, face à la submersion des vertus mythiques d’un prolétariat par une trop réelle psychologie sociale de jouisseurs, l’idée de la Révolution retrouvait le mouvement de pensée de son origine, projetait ses nouveaux partisans dans ce qu’on appela alors — sans que personne ne s’en crût autorisé à la dérision — la revanche du rêve8. »

Pourquoi Mai-68 et non pas mai-juin 68 ?

Notre parti-pris est risqué, mais nous l’estimons justifié. Pourquoi risqué ? Tout d’abord parce que c’est sous cette dénomination que l’événement 68 est historicisé et surtout médiatisé. Ensuite, parce que le réduire au mois de mai a fait dire à certains que c’était réduire le mouvement à sa dimension étudiante et en oublier une dimension ouvrière qui représente le plus grand mouvement de grève de l’histoire moderne du mouvement ouvrier ; mouvement qui donne l’impression de se radicaliser fin mai avec le rejet des propositions de Grenelle et dans la première partie du mois de juin avec le refus violent de la reprise du travail, symbolisé par les affrontements de Flins et Sochaux. Or, nous pensons que ce qu’il y a de plus intéressant dans les luttes ouvrières du mouvement se déroule à la mi-mai avec des mouvements d’insubordination ouvrière défiants les organisations syndicales comme à Renault-Cléon qui sont en parfaite adéquation avec le mouvement parallèle de critique de toutes les institutions dans les universités. Alors que le refus des propositions de Grenelle ne constitue pas le point de démarrage d’un niveau plus élevé de la lutte, mais simplement le début de la résistance d’un mouvement qui n’a pas vaincu, mais qui ne se sent pas encore battu. Nous pouvons dater, rétrospectivement bien sûr, ce qui constitue la phase ascendante du mouvement qui court du 3 au 24 mai. Les émeutes du 24 constituent le même hallali pour le mouvement des étudiants et jeunes prolétaires que le refus des accords à Renault-Billancourt pour le mouvement ouvrier les 27-28 mai. Juin 68, ce sont encore les luttes, mais celles contre la reprise, contre la contre-offensive du pouvoir à Flins et Sochaux. Le mouvement a perdu l’initiative et ne cherche plus qu’à résister. Une résistance qui peut s’étirer jusqu’au 20 juin, mais dans un climat social qui devient de plus en plus délétère avec les premières reprises du travail dès la fin de la première semaine de juin, le refus ambigu des accords de Grenelle puisque les ouvriers ne font que renvoyer les syndicats à de nouvelles négociations) et un contexte politique de plus en plus défavorable avec la faillite de l’opération Charléty du PSU et de la CFDT, suivi d’un discours de De Gaulle, qui constitue de fait une préparation plus ou moins ouverte des futures élections législatives.

Si nous insistons sur cette phase ascendante, c’est aussi parce que c’est elle qui porte toute cette révolte, qu’on retrouve dans tous les pays capitalistes développés. Une révolte qui exprime une rupture avec le vieux monde à travers des luttes anti-autoritaires, anti-hiérarchiques, anti-bureaucratiques qui ne se préoccupent pas de passer sous les fourches caudines du programme anti-capitaliste classique défendu par les organisations de la classe ouvrière et les groupes gauchistes. C’est cette révolte qui met en crise le système par l’intermédiaire d’un événement qui ne correspond pas à une crise économique (baisse du taux de profit, crise de surproduction, chômage élevé), mais qui fonctionne comme dévoilement des contradictions du rapport social capitaliste. C’est aussi cette révolte qui confirme les anticipations théoriques d’auteurs tels Castoriadis ou Marcuse, remettant en cause, avant les événements, la capacité de la classe ouvrière à jouer encore son rôle de moteur de la révolution. Aussi bien en France qu’en Italie, ce n’est qu’une frange limitée de la classe qui va être active soit pour montrer qu’elle n’a plus rien à affirmer en tant que classe (en France), soit en manifestant une autonomie ouvrière (en Italie entre 1968 et 1973) qui devient vite impossible comme le montre le déroulé du passage de l’autonomie ouvrière à l’autonomie ou plus encore, aux autonomies (Italie : 1975-77).

La question de l’événement

Nous pouvons faire le rapport entre trois termes : une pensée de la situation, une théorie critique et un événement. Et il peut se produire une conjonction efficace entre ces termes. « La pensée de la situation, c’est cette articulation incertaine et mouvante entre la théorie critique et les événements qui fait la force d’un mouvement. Les révoltes sont imprévisibles dans leurs formes, leurs lieux, leurs dates9 » et tout le monde, des politiques aux sociologues en passant par les médias, de s’interroger sur ce qui transforme l’amorphe quotidien en orgasme de l’histoire. Pourtant comme nous allons essayer de le montrer plus loin dans les prémisses théoriques, la pensée de la situation s’élaborait progressivement depuis le début des années soixante. Si elle est restée très marginale pendant une dizaine d’années, on a pu assister quand même à un grand brassage d’idées. Il ne suffisait plus que d’un incident de parcours dans le processus souterrain de modernisation capitaliste pour que des éclairs se produisent, pour que la conscience de l’insupportable poids hiérarchique, pesant aussi bien sur les étudiants-lycéens (dans les familles comme dans les établissements scolaires) que sur les jeunes prolétaires (dans les foyers et les usines), viennent se heurter à une évolution libérale des mœurs que la télévision, le cinéma, la mode et la culture en général mettaient en avant. Faire exploser ce carcan imposé par la vieille société bourgeoise venait paradoxalement à l’ordre du jour, aussi bien pour les fractions les plus modernistes du capital que pour une jeunesse en « rage de vivre » et prête à se révolter, ce qui fit que certains n’y virent qu’une passade générationnelle.

C’est à l’université que la pensée de la situation s’est transformée en théorie critique sous la forme de « l’université critique » qui transforme la pensée de la situation développée et transmise par certains militants révolutionnaires, en critique de masse contre la discipline de caserne (règlements obsolètes des cités-U et des lycées, esclavage salarié des OS), la sélection à l’université, la hiérarchie des salaires.

Cette approche critique permettait d’appréhender la lutte non pas sous l’angle de la promesse ou du sacrifice à une Cause, forcément extérieure, mais comme un engagement vital où l’individu peut advenir a-delà de sa particularité (sociale) en exprimant sa singularité, mais dans une forte tension vers la communauté humaine et à travers l’expérience d’une communauté de lutte, plutôt que dans des pratiques individualistes. C’est aussi en intervenant “en situation” que l’événement ne devient pas le simple terrain de la propagation de théories que l’on plaque artificiellement et de façon sectaire sur lui. Dans cette mesure, nous pouvons dire que c’est le Mouvement du 22 Mars qui a le mieux “collé” à la situation et ce n’est pas pour rien qu’il est devenu le symbole et l’expression du mouvement, au moins dans la sphère étudiante. Le danger de l’action en situation est toutefois qu’elle ne permette plus de s’élever au niveau d’une perspective. Le risque d’immédiatisme n’est alors jamais vraiment loin, une critique qu’Adorno, par exemple, fera au mouvement extra-parlementaire allemand, nous y reviendrons. Le Mai français comme le Mai rampant italien n’y ont pas totalement échappé.

Au-delà des discussions et interprétations, ce qui reste irréductible à l’événement ce sont les petits riens qui en font sa richesse. Les passions qui se déchaînent, les petites phrases, les actions spontanées, les rencontres, les sit-in, les discussions sans fin toute la nuit entre personnes qui n’auraient jamais eu la moindre chance de se côtoyer autrement. À première vue, les rôles semblaient pouvoir se renverser comme dans ces vieilles légendes germaniques où pendant une nuit les maîtres devenaient les valets et les valets les maîtres. Mais là finit l’analogie car dans les sociétés traditionnelles, ces rituels étaient institués pour renforcer périodiquement le pouvoir traditionnel en place qui était alors soit un pouvoir théocratique soit un pouvoir supérieur de chefs ou de Grands hommes, alors que là s’exprimait un mouvement essentiellement anti-autoritaire et anti-institutionnel.

Pour Mai-68, l’analogie est à double tranchant : elle indique certes un bouleversement des rôles institués de l’ancienne société bourgeoise, mais elle tend à donner raison à ceux qui pensent que Mai-68 n’a été qu’un moment de purge, de catharsis sociale, de vaste fête pour le capitalisme de l’époque ; un capitalisme qui aurait trouvé un nouveau souffle dans l’événement.

L’ouverture des possibles opérée par le mouvement visait bien autre chose qu’une mise en question des rôles et des savoirs. Il s’agissait d’une avancée vers plus de réel, une visée de réalisation intégrale des potentialités de l’événement et ici l’expression « le mouvement réel » prend tout son sens. Ainsi les enseignants et tous les experts étaient questionnés sur la légitimité de leur savoir et pas seulement par des étudiants ; les étudiants l’étaient par les ouvriers qui mesuraient l’écart entre les discours et les pratiques, l’écart entre les connaissances et la réalité. Les ouvriers étaient questionnés sur le rapport entre condition sociale, place dans les rapports de production et rôle dans le mouvement et par rapport à la révolution. C’est la caractéristique de ces grands événements révolutionnaires de faire perdre un peu le sens du réel parce que dans l’excitation et la passion beaucoup de choses apparaissent possibles. Ceux qui semblaient soumis se réveillent et apparaissent parfois les plus radicaux, alors que certaines figures de la vieille militance se recroquevillent, dépassées qu’elles sont par un événement qui ne correspond à aucun modèle du passé. Il n’est que de penser au personnel politique de gauche pendant les événements pour être édifié, quand, la manifestation “étudiante” passant devant l’Assemblée nationale, seul parmi les autres députés, Claude Estier, appela les manifestants à rejoindre le combat politique de la gauche parlementaire, pendant que ses collègues se terraient à l’intérieur. Ou alors, à un autre niveau, Raoul Vaneigem surprit en pleines vacances par le mouvement de Mai et qui devant un tel événement, se posa quand même par deux fois la question de son retour.

Cette question de l’événement est aujourd’hui en partie occultée parce qu’elle gêne beaucoup de monde. C’est d’ailleurs pour cela que l’événement n’apparaît plus que dans sa forme réifiée et ritualisée de la commémoration, un peu comme pour la Révolution française. Pour les points de vue les plus extrêmes, il n’y a pas eu d’événement, c’est sa négation pure et simple. Pour Raymond Aron, tout d’abord, Mai-68 est un non-événement, bien qu’il lui ait consacré un livre10. Pour Pierre Goldman, l’un des chefs du service d’ordre étudiants depuis la guerre d’Algérie : « La révolte étudiante prit de l’ampleur. Au mouvement qui avait surgi des facultés s’ajoutait maintenant la présence déterminante des ouvriers. Ils s’étaient mis en grève générale. Je fus excité, mais je ne peux dissimuler que je respirais dans cette révolte des effluves obscènes. Il me semblait que les étudiants répandaient dans les rues, à la Sorbonne, le flot malsain d’un symptôme hystérique. […]. À l’action ils substituaient le verbe. Je fus choqué qu’ils mettent l’imagination au pouvoir. Cette prise de pouvoir était une prise de pouvoir imaginaire11 qui s’est tout à coup retrouvée face à la vraie force de l’État quand de Gaulle est revenu d’Allemagne, celle qui est capable de faire les guerres et l’histoire. » En fait, Goldman est complètement prisonnier des schémas léninistes de la prise du Palais d’Hiver et des nouveaux schémas guévaristes utilisés du foco en Amérique latine. Il est aussi un signe de la difficulté pour certains des “vieux” militants du milieu étudiant formé pendant la guerre d’Algérie, à se fondre dans la nouveauté de l’événement. Enfin, la revue Le Débat qui se voulait un nouveau pôle de référence alternatif par rapport à la revue de l’engagement sartrien, Les Temps Modernes, proclame que « Rien ne s’était passé en 1968 ; rien de tangible et de palpable12 ».

La plupart du temps, ce qui domine, c’est l’enfouissement de l’événement dans la continuité produite par une succession des cycles révolutionnaires et contre révolutionnaires dans laquelle il ne conserve que le rôle d’accélérateur du passage d’un cycle à l’autre (« la modernisation de rattrapage » comme le dit la revue allemande Krisis). À la limite, l’événement n’aurait pas eu lieu que cela n’aurait rien changé sur l’évolution sur un temps long. On reconnaît ici la position que François Furet a soutenue par rapport à la Révolution française pour en désamorcer le côté révolutionnaire et en faire un accident de l’Histoire inutile et aux effets nuisibles.

C’est aussi le fait de certains courants issus de l’ultra gauche qui établissent un découplage strict entre mouvement étudiant et mouvement ouvrier afin d’isoler le premier, conjoncturel, au nom de la continuité des luttes de classes qui caractériserait le second. Mai-68 ne serait donc pas un des rares moments d’orgasme de l’histoire, mais la suite de toute une histoire, seulement troublée ici par sa divine coalescence avec le mouvement étudiant. Quant aux gauchistes de la LCR, ils réduisent l’événement à une « répétition générale » pour la révolution future (position exprimée à chaud dans le livre éponyme de Bensaïd et Krivine). Enfin, il est enfoui par les historiens et les sociologues dans l’histoire culturelle ce qui est apparu clairement en 2008 avec les innombrables parutions d’essais sur « les années 68 ». Historiens et sociologues y ont développé une méthode privilégiant les témoignages anonymes de simples individus traversés par l’événement de façon à exprimer au mieux des « ressentis » et « l’air du temps », plutôt que les entretiens avec des protagonistes du mouvement assumant pleinement leurs actions de l’époque. Bien sûr, il pouvait y avoir là-dedans l’idée de rompre avec les personnalités médiatiques qui ont souvent et de façon abusive été présentées comme les représentants types de la catégorie des soixante-huitards, mais tous les anciens du mouvement n’ont pas été médiatisés, loin de là ! Il semblerait aussi que nos nouveaux “experts” aient voulu, toujours par souci de méthode, éviter les biais idéologiques et mémoriels de protagonistes forcément tentés de réécrire l’histoire. Bref, le ressenti de la personne lambda d’accord, la subjectivité politique du protagoniste de l’événement pas question !

Nous y voyons une façon, pour la société capitalisée, de s’approprier l’événement en lui ôtant sa force politique subversive ce qui fait qu’il devient alors difficile de se la réapproprier. C’est un signe de ce temps, celui où le relativisme culturel et démocratique crée partout de l’équivalence entre diverses paroles, entre divers « témoignages ».

Dans tous les cas, il y a du refoulé de ce dont Mai-68 a été le dévoilement13. Ce qui gêne aujourd’hui, c’est que puisse se transmettre encore l’exemple de la révolte et de l’ouverture des possibles. « Soyons réalistes, demandons l’impossible » reste un slogan profondément subversif quand les médias et le pouvoir nous assomment aujourd’hui de leur fatalisme politique (la politique comme art du possible, définition à laquelle se rallient aujourd’hui tous les anciens dirigeants gauchistes, tous les Cohn-Bendit, Fischer et Kouchner de la terre), de leur fatalisme économique (qui va payer les retraites et rembourser la dette ?), de leur fatalisme écologique (le réchauffement climatique). Quand on nous adjoint sans cesse de moins boire, de moins fumer, de mettre sa ceinture de sécurité, de rouler moins vite, faire le tri des déchets, quand il faut demander la permission pour faire grève, quand l’action directe et autonome est déclarée illégale avant qu’elle ne commence.

Les avancées pratiques et théoriques du mouvement de Mai-68 : critique de la politique et du parlementarisme, critique du travail et de la domination, critique du syndicalisme (et non pas d’un ou plusieurs syndicats particuliers), critique des séparations sont oubliées où alors elles ne sont pas mises à distance et réexaminées dans le cours de l’expérience historique pour être appréciées en fonction de ce que nous appelons la révolution du capital14. La rupture du fil historique que celle-ci produit n’est pas utilisée pour essayer de se projeter vers le futur, mais pour retourner vers le passé : la lutte de classe redécouverte quand on ne parle plus que de « grève par procuration », que c’est FO qui nous vend encore de la grève générale bureaucratique (récurrent depuis 2003) comme s’il s’agissait d’une grève générale insurrectionnelle (les petits drapeaux rouges brandis par chacun de leurs militants dans les manifestations ne font pas illusion !)

C’est pourquoi faire revivre l’événement 68 dans toute sa dimension de rupture et sa force subversive, constitue, pour nous, une tâche importante aujourd’hui.

Notes

7 – Cf. Isidore Isou, Traité d’économie nucléaire, Tome 1, Le soulèvement de la jeunesse. Problème du bicaténage et de l’externité, Aux escaliers de Lausanne, 1949.

8 – Lucien Laugier, p. 2 de la postface au texte, À Stettin et à Dantzig comme à Détroit, 1985. Disponible chez F. Bochet, revue (Dis)continuité, Le Moulin des Chapelles 87800 Janailhac. C’est à l’inverse cet aspect que Bordiga sera incapable de reconnaître : « Les mouvements étudiants ne peuvent présenter une histoire ou une tradition historique. À l’époque des révolutions bourgeoises libérales, qu’elles soient républicaines ou seulement constitutionnelles, les agitations ou les organismes étudiants n’eurent pas d’actions ou d’objectifs autonomes […] Aujourd’hui, en ce 1968 pourrissant, la défense de l’autonomie d’un mouvement étudiant par les faux communistes successeurs de Staline [où prenait-il ses informations ? NDLR], n’est rien d’autre qu’une nouvelle confirmation de leur enlisement dans les sables mouvants de la trahison et du reniement […] Selon Marx, le prolétariat est une classe non seulement parce que sans son travail il n’est pas possible de produire ces marchandises dont le total forme la gigantesque richesse de la société capitaliste […], mais parce que le prolétariat, en plus de produire tout, se reproduit aussi lui-même […] En poursuivant la comparaison entre le prolétariat fécond qui devrait aujourd’hui démissionner de l’histoire face aux étudiants qui s’agitent pour prendre sa place, il serait facile ici de faire de l’humour à la lecture des informations sur les campus français où des collèges américains pour qui la principale revendication révolutionnaire semble être la liberté sexuelle. Les ouvriers des deux sexes peuvent en s’accouplant engendrer de nouveaux ouvriers pour les armées du travail du futur, alors que jusqu’à preuve du contraire les étudiants n’engendrent pas automatiquement de nouveaux étudiants [Bordiga en est encore à confondre faire l’amour et accouplement reproductif, NDLR]. Les classes stériles ne peuvent rien demander à l’histoire […] Aujourd’hui, dans cette société humaine toujours plus dissolue, et surtout dans la conscience impuissante qu’elle a d’elle-même, on voit non seulement des théorisations qui font des étudiants une classe sociale, mais on entend même parler de lutte de générations comme si la société était divisée en deux camps : les adultes et les jeunes… » (« Notes élémentaires sur les étudiants et le marxisme de gauche authentique » in Le Prolétaire no 488. De même, son alter ego de Battaglia comunista, Onorato Damen déclarera en juillet 1968 à Chirik et Bitot du groupe Révolution internationale qui débarquaient chez lui pour connaître l’avis d’un gardien de l’invariance de la théorie du prolétariat : « Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? » et à la conférence de Milan de 1977, il conclut : « … Il a manqué à l’échelle internationale, un examen critique du mouvement de 68. Nous ne nous attendions pas à ce que ce soient les camarades français qui assument cette critique des événements, mais nous ne pensions pas que ceux qui avaient le devoir de faire cette critique se placeraient derrière les forces dirigeantes de 68. » La revue Révolution internationale fera une réponse outragée, mais sur la base fausse ici d’un lien indiscutable entre crise économique et luttes de classes (cf. Jean-Louis Roche, Histoire du maximalisme, du Pavé, 2009, p. 286-7).

9 – Philippe Coutant, Temps critiques, no 8, automne 1994, p. 106. Cette pensée de la situation est à rapprocher de la pensée de l’événement chez Alain Badiou qui définit ce dernier comme quelque chose d’excessif et d’imprévisible, qui déplace les personnes et les lieux et offre ainsi, un cadre totalement neuf à la pensée (in « Penser le surgissement de l’événement », numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré au cinéma 68, mai 98, p. 10.) Malheureusement, notre maître-penseur, pro-chinois à l’époque, est très mal placé pour parler de l’événement 68, lui dont l’organisation en dénonçait le caractère « petit-bourgeois » et qui dans son ouvrage de circonstance, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007), nous donne, comme perspective, le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais pour oublier l’Albanie d’Enver Hoxha. Ah, puissance toujours renouvelée de l’exotisme !

10 – Raymond Aron, La Révolution introuvable, Paris, Fayard, 1968, p. 36.

11 – Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Seuil, 1975, p. 70.

12 – Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 3, Paris, Gallimard, 1997.

13 – Selon la belle formule de la revue Invariance, série III-no 5-6, 1980.

14 – Cf. le livre de J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007.