Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France
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VII. Les leçons de Mai

 

La puissance de l’événement contre tous les liquidateurs

Le no 12 de l’IS fut intégralement consacré à l’interprétation de Mai, mais dans une optique résolument optimiste qui tranchait à la fois avec le bilan gauchiste, style LCR, visant à capitaliser ce qui pouvait l’être en période dite de reflux (Mai-68 comme « répétition générale ») et avec l’analyse et la pratique des groupes traditionnels de la gauche communiste qui soit retournaient à leur splendide isolement (les groupes liés à la gauche italienne), soit se lançaient dans des bilans avec redécouverte de textes fondamentaux négligés (Invariance exhumant des textes des années vingt en rupture avec la Troisième Internationale et le groupe informel autour de la librairie La Vieille taupe mettant en circulation les anciens numéros invendus de SoB ou des Cahiers Spartacus), soit encore éclataient et allaient se recomposer avec d’autres apports nouveaux issus du mouvement de mai (ce fut le cas des Cahiers du Communisme de Conseils actifs à Marseille bien avant 68 qui vont se joindre à l’Organisation conseilliste de Clermont-Ferrand et à un groupe de Toulouse tous deux nés du mouvement pour former Révolution internationale).

L’intérêt de la position de l’IS à ce moment-là, c’est de maintenir l’importance de l’événement Mai-68 sans chercher à le brader au profit de tâches plus urgentes, sans chercher à passer à autre chose. Il s’agissait donc de constituer « une documentation précieuse pour comprendre Mai, et principalement pour ceux qui auront à agir dans les futures crises du même type […]. Que cette expérience apparaisse à certains utilisable, et à d’autres négligeable, c’est affaire de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils sont effectivement318 ». Cette position clairvoyante sur l’importance de 68 l’était moins sur l’analyse des forces en présence, car l’IS chercha à se venger de sa déception quant à la tournure prise par ce qui était maintenant, à l’évidence, une queue de mouvement, sur les activistes étudiants plutôt que sur les grévistes ouvriers. Elle eut tendance à traiter les premiers comme une arrière-garde qui n’avait décidément pas été au niveau, alors que les ouvriers se voyaient décerner un satisfecit pour leur mouvement des occupations. Tout en ayant la volonté de saisir le nouveau dans le mouvement, l’IS était irrésistiblement tirée en arrière par son allégeance au mythe prolétarien.

Chaque fois que l’IS cherchait à établir la différence entre mouvement ouvrier et mouvement étudiant, elle se fourvoyait. Ainsi, quand elle mettait en avant la différence d’approche sur la société de consommation, elle distinguait les étudiants qui, s’ils sont critiques de cette société de consommation, y sont quand même plongés, et les ouvriers qui ne la critiquent pas, mais ne se font pas d’illusion319. Mais si c’est le cas, on peut dire que c’est encore pire dans la mesure où les ouvriers l’acceptent alors sur le mode du cynisme et non pas de la révolte. L’IS reprend les éléments théoriques de la brochure De la misère en milieu étudiant et, en amoureux éconduits de Mai, ils font de l’étudiant un parfait bouc émissaire : « (l’étudiant) joue sur les deux tableaux : il escompte gérer quelque fragment de la société en tant que cadre du capitalisme, par le simple résultat de ses études […] Et dans le cas où son rêve se réaliserait, il se voit là gérant plus glorieusement […] en tant que cadre politique scientifiquement garanti320 ». La révolte étudiante serait restée sur le mode spectaculaire. Cette condamnation finale est assez osée car ce sont surtout les situationnistes qui forcèrent ce trait par leurs provocations et leur sens des formules.

En fait, l’IS ne peut pas tenir fermement cette position : « Un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi-siècle d’écrasement et, normalement dépossédé de tout », ne pouvait que se déplacer « sur le terrain éminemment défavorable d’une révolte d’étudiants ». Un déplacement analysé en ces termes : « Au lieu de s’attarder sur la parodie historique, effectivement risible, des étudiants léninistes ou staliniens-chinois, qui se déguisaient en prolétaires et du coup en avant-garde dirigeante du prolétariat, il faut voir que c’est au contraire la fraction la plus avancée des travailleurs, inorganisés, et séparés par toutes les formes de répression, qui s’est vue déguisée en étudiants, dans l’imagerie rassurante des syndicats et de l’information spectaculaire. Le mouvement de mai ne fut pas une quelconque théorie politique qui cherchait ses exécutants ouvriers : ce fut le prolétariat agissant qui cherchait sa conscience théorique 321 ».

Il est à noter que l’IS a le jeu facile en ne s’attaquant ici qu’aux groupes gauchistes, alors qu’une analyse du pourquoi de sa séparation d’avec le M22 se serait révélée intéressante. À notre connaissance, ce point ne fut jamais abordé.

Il aurait été également intéressant, aussi bien pour l’IS que pour le M22, après avoir donné tout leur poids à l’événement, de chercher à en sortir, car la révolution ne peut être qu’une explosion. L’événement est nécessaire, mais comme point de départ pour autre chose.

Il n’empêche que l’IS sera le seul groupe (le M22 dissout ne se reconstituant pas), dans l’immédiat après 68, à donner toute sa puissance à l’événement et à ne pas se dédouaner sur l’absence de conditions objectives ou subjectives, sur la trahison des syndicats, etc. Il aurait en effet suffi que : « dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale (se fût) constituée en conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution, chassant les bureaucrates, organisant son autodéfense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. […] Une telle assemblée eût pu alors proclamer l’expropriation de tout le capital, y compris étatique ; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe ; et en appeler directement — par exemple en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications — aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution322 ».

On ne peut mieux théoriser la révolution comme transcroissance des luttes. Mais l’IS ne sut pas tirer les conclusions du fait que cela ne s’était pas produit et qu’il fallait en tenir compte et non pas simplement dire, comme le laisse entendre le titre d’un article de leur dernier numéro, que c’est « Le commencement d’une époque » et que le prolétariat saura tirer les leçons et utiliser les acquis de 1968.

Si l’IS anticipe que rien ne sera jamais plus comme avant, elle l’envisage encore dans les termes de l’histoire du mouvement prolétarien révolutionnaire et non pas comme l’annonce d’une rupture du fil historique et d’une remise en cause de la théorie du prolétariat. Il s’ensuit qu’elle s’est enferrée dans un néo-ouvriérisme qui poussa Debord et Vaneigem vers l’idée de la révolution non comme prise du Palais d’Hiver à la bolchévique, mais comme un autre « coup de Strasbourg des usines323 ».

Le livre La véritable scission dans l’Internationale. Circulaire publique de l’Inter­nationale situationniste324, peut être considéré comme un testament de l’IS sur 1968, avant sa dissolution. Les deux rescapés de l’épuration (parce qu’ils en sont les auteurs) refusent l’idée d’un reflux révolutionnaire, position qu’ils maintiendront au moins jusqu’à la révolution portugaise de 1975 en parlant d’extension du processus révolutionnaire et d’une situation où ceux d’en bas ne peuvent plus et ne veulent plus continuer comme avant, reprenant par là une vieille formule de Marx sur les conditions préalables à une situation révolutionnaire. « Le respect de l’aliénation s’est perdu […], la jeunesse, les ouvriers, les gens de couleur, les homosexuels, les femmes et les enfants s’avisent de vouloir tout ce qui leur était défendu ; en même temps qu’ils refusent la majeure partie des misérables résultats que l’ancienne organisation de la société de classe permettait d’obtenir et de supporter. Ils ne veulent plus de chefs, plus de famille, plus d’État […] et en se dressant contre cent oppressions particulières, ils contestent en fait le travail aliéné. Ce qui vient maintenant à l’ordre du jour, c’est l’abolition du salariat325 ».

Il y a là un élément nouveau par rapport au no 12 qui est que la révolution ne semble plus le fait exclusif du prolétariat, mais que toutes les particularisations de la classe se posent comme sujets de luttes contre leurs oppresseurs spécifiques. La critique de l’économie politique doit maintenant se faire à partir de deux pôles : la pollution et le prolétariat, car tout le mal de cette société est devenu économique. Les nuisances s’attaquent à toutes les conditions de vie326. On remarquera au passage le changement d’intonation. Dans la théorie originelle, la vie n’est qu’une fausse vie, une « survie327 », dans sa version aboutie elle redevient une vie qui doit être défendue contre un système qui n’est plus seulement capitaliste et pour le profit, mais destructeur et inhumain. Que cette charge écologiste soit incompatible avec la théorie du prolétariat ne semble pas préoccuper nos auteurs et il faudra attendre leurs épigones de L’Encyclopédie des nuisances, puis les « primitivistes » à la Zerzan pour que cette incompatibilité amène à rompre délibérément le fil historique de l’histoire progressiste et productiviste des luttes de classes.

En dehors du courant situationniste, certains protagonistes importants du mouvement s’opposent sous différentes formes à cette liquidation. Ainsi, Jean-Franklin Narodetzki, ex-membre du M22 qui dans sa préface à Mai 68 à l’usage des moins de 20 ans (Actes sud, coll. « Babel », 1998) cherche à transmettre la fécondité critique de ces journées. Avec le « Camarades vous enculez les mouches », il montre que le mouvement de subversion de l’époque ne craignait ni les accusations actuelles d’homophobie ni le non-respect de la liberté animale. Il souligne aussi plus loin : « Vigilance ! Les récupérateurs sont parmi nous328 » quand il pointe l’ex-dirigeant JCR Henri Weber devenu sénateur PS, qui ose écrire Que reste-t-il de mai 68 ? (Seuil, 1988). C’est que Weber pense 1968 comme Furet pense 1789, c’est tout dire. Dans la préface à la réédition en 1998 de son livre Penser la Révolution française, Furet signale, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, un bon 68 et un mauvais 68, le bon aurait débouché sur les conquêtes sociales et le mauvais sur un anti-capitalisme devenu parfaitement obsolète. Mais comme le rappelle Narodetzki, la vieille culture révolutionnaire qui révulse aujourd’hui Weber et encore plus semble-t-il Romain Goupil, était celle de leur trotsko-léninisme autoritaire de Mai au sein d’un mouvement qui les tolérait en son sein parce qu’il était leur opposé, celui de l’auto-organisation, de la libre expression. La méthode de Weber consiste à chercher la vérité de Mai dans le devenir de Mai et non dans le factuel de Mai (pratique, discours). C’est d’autant plus tentant qu’une figure comme celle de Cohn-Bendit, moins grotesque et caricaturale que celle de Weber, fait le lien entre Mai et le devenu de Mai. En effet, il exprime les tendances libérales/libertaires, présentes dans le mouvement, mais enfouies sous un mouvement collectif de lutte sociale dont on peut dire qu’il tient en laisse cette dimension libérale qui va éclater dans les mouvements d’émancipation des années soixante-dix et surtout, plus tard, dans une société capitalisée où le collectif est sorti du social pour n’être plus qu’agrégation d’individus isolés et au mieux “intersectionnés”.

C’est maintenant le capital qui émancipe comme le dit Jacques Camatte.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas eu trahison de la part de certains individus. Les individus n’ont pas changé de camp comme le croient encore les gauchistes, car cela signifierait qu’il y a encore des frontières de classes, ce que reprennent peu ou prou toutes les analyses en termes classistes. Or, la révolution du capital (cf. la revue Temps critiques) a balayé tout cela.

En tout cas, ce n’est pas l’utopie totale/globale de Mai-68 qui a été ainsi détournée ou « récupérée » et c’est pour cette raison que l’événement garde encore aujourd’hui un pouvoir de fascination que n’ont pas d’autres.

La survie du capitalisme et la reproduction des rapports sociaux 

Henri Lefebvre revient sur Mai-68 dans La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production329 qui inclut L’irruption de Nanterre au sommet, un texte d’abord publié en juin 68 dans la revue L’homme et la société.

Son analyse générale est surdéterminée par la question politique (et celle de l’État). Pour lui, l’usine, le rapport salarial et les luttes contre l’exploitation masquent une domination politique. De fait, il inverse le rapport traditionnel du marxisme entre infrastructure (forces productives/rapports de production) et superstructure (l’État, les institutions). L’autogestion lui apparaît comme la solution pour lier les composantes du milieu urbain et y intégrer ceux qui sont dans ses marges comme la jeunesse des banlieues. Elle représenterait aussi une alternative à une stratégie d’avant-garde et à une conception putschiste de la prise de pouvoir au niveau de l’État. Il ne s’agit donc pas de répéter Lénine, mais de faire confiance à la spontanéité créatrice des protagonistes. Pour lui, la concrétisation de cette idée générale se trouve dans le phénomène de la « contestation ». Elle devient le maître mot qui comble le vide créé par un « pouvoir à l’état pur, le pur pouvoir d’État » (p.120). Cette contestation se dresse contre tout ce qui est institutionnel, les institutions d’abord, mais aussi les personnes qui s’y sont identifiées. La contestation surgit pour relier ce qui est partiel (la revendication) avec ce qui est général (le niveau de l’État). Contrairement à l’hypothèse classique du réformisme révolutionnaire qui est de s’appuyer sur les maillons forts du rapport de classes (les usines, les ouvriers qualifiés, les techniciens en nombre croissant et les étudiants scientifiques330), le mouvement s’est développé dans le vide social que représentent les facultés des Lettres qui abritent les étudiants en sciences humaines et sociales. Bien sûr ces facultés sont celles qui procurent le moins de débouchés, mais la contestation ne s’explique pas par cela, bien qu’elle intègre cet élément, comme elle intègre d’ailleurs celui de la sélection. La contestation est un refus du modèle d’intégration que propose la société parce qu’elle porte un autre rapport au monde. La contestation naît d’une crise latente des institutions et la mène à une crise ouverte mettant en cause pouvoir, hiérarchie, bureaucratie. D’où qu’elle s’exerce, elle remonte du particulier pour atteindre le global. C’est bien ce qui distingue cet Événement majuscule, des événements minuscules d’aujourd’hui qui, pour la plupart, n’arrivent pas à remonter au global.

Cette contestation radicale ne peut qu’assumer ses tâches négatives en s’attaquant à la masse colossale du « positif », du « réel », de l’établi (p. 122). Sortant de la revendication elle atteint son propre style politique qui est une critique de la politique instituée. Et « dans un mouvement dialectique, (elle mêle) contestation critique et théorique, praxis contestante, réflexion théorique sur ce mouvement » (p. 123). La contestation naît spontanément s’il n’y a jamais de spontanéité absolue. Cette contestation débouche sur une pratique intervenante propre au mouvement étudiant, même si d’autres catégories ou individus s’y rallieront. Cette pratique, grosse de spontanéité, se répand dans la rue parce que la rue devient le lieu politique général qui indique le vide politique des lieux spécialisés de la politique. Cet aspect n’est pas sans danger quand poussé jusqu’à ses extrêmes limites (par exemple le 24 mai), il prend le sens de « le pouvoir est dans la rue », faisant ainsi l’économie d’une réelle analyse du pouvoir et rompant avec la subtile dialectique unissant les différents lieux de la contestation. On ne saurait mieux dire encore aujourd’hui. Ce texte n’a pas pris une ride, même si le terme de contestation comme terme central peut lui-même être contesté.

Jean-Franklin Narodetzki, dans son article d’avril 2008 « Contre la commémoration » (Courant alternatif, op. cit., p. 49) est justement plus critique vis-à-vis de ce terme de contestation. Il le définit de façon abrupte comme « ce qui peut être reconnu par les détenteurs du pouvoir, ce qui les tient pour des interlocuteurs, et qui pose ce qui est (contesté) comme quelque chose dont la transformation est négociable avec eux. » Ce n’est pas faux, mais le terme avait son utilité à l’époque, pour poser pratiquement le champ immense de l’intervention politique en mai-juin en dehors de celui de la revendication et sans s’embarrasser d’avoir à définir si on était dans une première phase insurrectionnelle ou dans une véritable révolution. C’est plutôt dans un second temps, quand il est apparu clairement que ce mouvement restait bloqué sur la contestation sans dépassement que le mot a ouvert le champ au réformisme du capital, à la modernisation des structures et des valeurs de l’ancienne société bourgeoise lesquelles résistent bien après que cette forme bourgeoise a cédé le pas à la forme capitaliste.

Il faut reconnaître aussi que la spontanéité ne peut pas toujours remplir le vide qu’elle tente de combler et que le vertige la prend ou plutôt que ses protagonistes sont pris de vertige. On en a eu des exemples au moment de la préparation de la journée du 24, à Paris quand il s’est agi de fixer des objectifs précis à la manifestation. C’est aussi dans ces moments-là que surgit la question de la violence. Contestation, spontanéité et violence entretiennent un rapport étroit. Et si Lefebvre reconnaît que l’on n’a jamais entendu en mai 68 de Viva la muerte331 et que c’est à l’honneur des anarchistes : « L’honneur des hommes qui suivent le drapeau noir, c’est qu’ils n’ont jamais engagé la vie des autres, amis ou ennemis, sans risquer la leur et sans réserve. » (p. 126). Il insiste néanmoins, sur les limites d’une spontanéité qui ne trouverait pas sa théorie. Mais, à l’inverse d’Adorno, il le fait, pour garantir l’avenir et non pour préserver le présent.

À ce stade, une parenthèse s’impose en ce qui concerne Adorno et sa position par rapport au mouvement extra-parlementaire allemand des années soixante, car si cela dépasse le cadre géopolitique de cet ouvrage cela reste dans son cadre politique et théorique. En effet, dans « Notes sur la théorie et la pratique »332, Adorno fait remarquer qu’aujourd’hui, on utilise, une fois de plus, l’antithèse théorie/pratique pour dénoncer la théorie. Il y aurait un refus d’interpréter le monde avant de le changer, ce qui conduirait le mouvement à occulter les contraintes objectives au profit d’un déchaînement de la volonté et des subjectivités. Cette fétichisation du moment subjectif de la spontanéité amènerait le mouvement à des gesticulations, à donner des coups dans tous les sens sans analyser le contenu de ce qui est attaqué. Or, par exemple le contenu de la société moderne, surtout après Auschwitz, c’est la barbarie et la répression totalitaire qui ont conduit à un aveuglement qu’une contre violence ne peut venir compenser au risque de devoir aligner la perspective communiste sur la politique fasciste. Le choix est d’autant plus biaisé, que celui qui n’est pas prêt à passer à la violence — forcément irrationnelle pour Adorno — est refoulé dans le marais du réformisme, alors que celui qui y est prêt ne peut que construire des barricades ou agiter un p38, forcément dérisoire, contre ceux qui administrent la bombe.

Pour conclure, Adorno condamne l’activisme (c’est le nom qu’il donne à la praxis du mouvement extra-parlementaire allemand. NDLR) comme régressif car il refuse de faire réflexion sur sa propre impuissance, alors que les mêmes activistes condamnent la théorie comme répressive. Marcuse contre Adorno en quelque sorte ! Adorno anticipe d’ailleurs le débouché possible du mouvement dans le recours à la lutte armée quand il soutient que c’est le désespoir et finalement l’assurance de la défaite qui produisent les attitudes et les actes les plus désespérés. Par rapport à ce que disait Lefebvre, sur le vitalisme anarchiste, Adorno pense qu’il n’y a pas besoin de crier Viva la muerte pour marcher vers la défaite et la mort.

Ce qu’Adorno critique, c’est quelque chose que tous les mouvements étudiants européens de l’époque ont essayé de reproduire avec plus ou moins de réussite, à savoir, le modèle de l’unité, la praxis.

Or, le rapport entre théorie et praxis est celui de la discontinuité. La praxis n’est donc pas le critère de vérité de la théorie (ce que Marx a pourtant énoncé) et la théorie ne dicte pas sa loi à la praxis sauf à tomber dans le programme (ce dont Marx fut assez conscient, lui qui se refusa à lancer des plans sur la comète). Peut-être que l’idée de Marx d’une unité théorie-praxis ne fut qu’un moment qui se réalisa en 1848 ? En tout cas, dès la Commune de 1870 cette dimension unitaire disparut pour ne réapparaître que fugacement dans la période des années vingt avec les révolutions allemandes et les conseils ouvriers.

Revenons maintenant à Lefebvre. Le problème qu’il pose est celui du passage du négatif au positif. La contestation, la spontanéité, la rue ont ébranlé la société en rendant visible sa crise institutionnelle profonde, en précipitant sa décomposition sociale. Ce ne sont pas les centres de pouvoir qui ont été occupés ou attaqués, mais plutôt ce qui est autour, produisant ainsi leur isolement. Ils continuent à exister, mais ils ne fonctionnent plus ou plus guère. Il n’y a donc pas eu vraiment de vacance de pouvoir comme certains commentateurs l’ont énoncé, ni de dualité du pouvoir, pour répondre à un schéma classique du marxisme, mais plutôt un vide autour du pouvoir tendant à prouver que l’on peut s’en passer. Le mouvement a cherché à transgresser les bornes imposées et à s’affranchir du vieux dilemme du tout ou rien. En cela, le mouvement, en France du moins, n’a pas posé véritablement la question du niveau de violence adéquat car il s’est retrouvé devant ce vide de pouvoir que de toute façon il ne voulait pas prendre, mais qu’il aurait peut être fallu remplir.

Cette force du mouvement qui, de négative au départ est devenue positive de par sa puissance, comment peut-elle s’instituer ? C’est une question que s’est aussi posée au même moment Castoriadis. Si le mouvement n’y arrive pas, on aura eu une situation révolutionnaire sans révolution.

Un tel mouvement, réponse paradoxale de la spontanéité politique à la politique absolue du pouvoir, ne peut que monter en intensité. Dans cette ascension, ses limites et contradictions restent contenues dans sa puissance et en font sa richesse, mais dès qu’il retombe en intensité, en dimension qualitative, son amplification quantitative ne peut masquer son déclin. Et ce qui faisait sa force devient faiblesse : l’occupation massive des lieux de production, les revendications qualitatives ne peuvent faire oublier que la machine se remet lentement en route, que tout va fonctionner à nouveau. Le mouvement libère alors ses contradictions qui n’apparaissent plus que comme des tares (pathos, inflation verbale, manque de perspective théorique), car elles sortent de la dynamique de lutte. Lorsque l’Événement s’éloigne, il ne semble plus être qu’un simple événement qui s’évanouit sans laisser de traces.

Lefebvre se livre ensuite à une analyse des transformations d’ensemble en cours au sein du système capitaliste.

Il affirme que la reproduction du rapport social joue un rôle essentiel dans la société actuelle, mais que dans cette reproduction des rapports sociaux de production, de nouveaux groupes sont particularisés de manière périphérique et notamment les jeunes, les femmes, les étrangers et les banlieusards. Il en découle une nouvelle contradiction entre les processus d’intégration et d’exclusion qui cohabitent, mais sous tension. Pour Lefebvre cela ne correspond pas à une logique sociale du capital, mais à une stratégie orchestrée par l’État. Ainsi, il n’y a pas de « système urbain » (p. 23) mais au contraire l’éclatement de l’espace. En fait, il condamne toute analyse systémique au profit d’une analyse politique des rapports de force. De façon sous-jacente, embryonnaire, il développe l’idée d’une domination non systémique333.

Lefebvre indique ensuite une globalité nouvelle à l’œuvre qui a pour sens et fin (consciemment ou non) la reproduction des rapports sociaux plus que le profit et la croissance de la production. C’est alors de puissance qu’il s’agit et les rapports de domination qui sous-tendaient les rapports d’exploitation deviennent centraux. Ces rapports de domination ne concernent pas que le champ de la production. Il s’ensuit que la classe ouvrière ne peut avoir la pensée de la nouvelle totalité contrairement à ce que Lukács a cherché à démontrer, car elle est à la fois le lieu de reproduction des rapports sociaux et le lieu de leur décomposition. Cela forme une contradiction dont ne rend pas compte la perspective « unidimensionnelle » de Marcuse. Lefebvre marque donc les limites des anciens programmes prolétariens, limites qui nécessitent un projet révolutionnaire pour la production de nouveaux rapports sociaux. Portés par qui ? On n’en saura pas davantage, mais ce n’est déjà pas si mal.

Lefebvre amorce aussi une réflexion sur les transformations du capital. En effet, l’accumulation n’est plus seulement accumulation quantitative de richesse et de moyens de production, mais accumulation de techniques, d’informations, de connaissances en général, littéralement capitalisées via l’action de l’État à travers le financement de la recherche et l’intégration de la production d’armement à la croissance et à la valorisation, condamnant ainsi les thèses sur l’impérialisme et la nécessité de la dévalorisation par la production d’armes de guerre et, in fine, de guerres elles-mêmes.

Enfin, il pose une nouvelle articulation entre global et local, centre et périphérie, qui cherche à éviter les raccourcis gauchistes qui débouchent sur l’apologie des luttes particularistes ou partielles et une défiance vis-à-vis de la totalité (cf. « Les révolutions moléculaires » de Guattari). Mais s’il voit poindre les risques d’éclatement de l’espace capitaliste, de destruction de la nature et de la planète qui découlent des stratégies de la puissance et qu’il en déduit une crise globale, il n’anticipe pas une restructuration possible à partir de cette crise, dans la capacité du capital à assurer une nouvelle organisation entre centre et périphérie, une organisation en réseau. Là où il voit de nouvelles possibilités pour le projet révolutionnaire, c’est le capital qui s’y engouffre, sur la défaite du mouvement, pour faire “sa” révolution, la révolution du capital. La plus belle illustration nous est offerte par le rapport du think tank Terra Nova : « Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 » qui fixait les grandes lignes du programme de François Hollande : « Mai 68 a entraîné la gauche politique vers le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle… Ce mouvement sur les questions de société se renforce avec le temps pour s’incarner aujourd’hui dans la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’Islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis. En parallèle, les ouvriers font le chemin inverse. […] Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socio-économiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. C’est tout particulièrement vrai pour les diplômés, les jeunes, les minorités. Elle s’oppose à un électorat qui défend le présent et le passé contre le changement, qui considère que “la France est de moins en moins la France”, que “c’était mieux avant”, un électorat inquiet de l’avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif334 ».

Rien d’étonnant alors à ce que les “succès” du quinquennat de François Hollande se résument au mariage pour tous, à des “avancées” modestes sur la procréation assistée, la tentation d’imposer l’étude des genres dès l’école primaire avec les « ABCD de l’égalité »335.

La pensée de la déconstruction (Foucault, Derrida, Deleuze et Guattari, Bourdieu sur la fin de son œuvre) n’est certes pas la « pensée anti-1968 » que Castoriadis attaquait derrière les intellectuels structuralistes de la mort du sujet, mais elle n’est pas non plus la pensée de la révolution. Elle rompt avec le fil rouge des luttes de classes et leur dimension universaliste et exalte le multiculturalisme, les particularismes à condition qu’ils se radicalisent, qu’ils « performent » comme disent les Anglo-saxons à la suite de Judith Butler.

Les revues issues de Mai

Les Cahiers de Mai

La pratique des comités d’action va déboucher sur de nouveaux rapports avec la classe ouvrière. Sans se réclamer précisément du texte de Mao, De l’enquête, ni de l’opéraïsme italien malgré la traduction en 68 de la compilation des textes des Quaderni Rossi qui, tous deux, ont mis en avant la pratique de l’enquête ouvrière, les Cahiers de Mai, nés pendant le mouvement de Mai et à l’origine militante très composite dans la mesure où certains de ses membres proviennent du PCF (Anselme membre du Comité central jusqu’à la rupture de 1956), de la CGT (amenés par le menuisier H. Fournié), de l’ancienne gauche syndicale (Bouguereau, Kravetz, Péninou), du PSU (Fromentin, Lichtenberger), du communisme libertaire (Daniel Colson et J.Wajnsztejn), du maoïsme bien tempéré (Lindenberg, Queysanne)336 vont reprendre à leur compte cette méthode et vont essayer de la mettre en pratique d’une manière spécifique. Elle se distingue de celle entreprise de l’autre côté des Alpes avec les Quaderni Rossi, par le fait que l’enquête est menée directement à partir du mouvement social et non à partir d’une analyse des transformations du capital parce qu’elle est l’un des fruits immédiats du mouvement. « Le rôle politique de l’enquête », article publié en juillet 1970 dans le no 22, propose une analyse synthétique de la conception des Cahiers de Mai. Elle se définit en opposition avec l’enquête de la sociologie industrielle qui est alors en plein développement. Il s’agit de placer l’enquête sous la direction ou au moins le contrôle des travailleurs. L’enquête doit rendre compte de l’expérience ouvrière tout en faisant apparaître les idées nouvelles qui ressortent des transformations structurelles du procès de production et en conséquence du procès de travail. Elle joue le rôle politique de refondation de la classe ouvrière en tant que classe antagoniste et œuvre à la réalisation de l’unité de la classe337. Cette unité est lente à se faire et Les Cahiers de Mai auront tendance à encourager des regroupements par secteurs qui donneront lieu à des groupes et journaux comme Action-Cheminot et Action-ptt. À la « communication verticale » des syndicats qui laisse peu d’autonomie aux ouvriers, Les Cahiers de Mai opposent une liaison horizontale, à la base comme ils tenteront de la mettre en place, par exemple, pendant les grèves d’OS à Berliet-Vénissieux avec la rédaction d’un texte par les travailleurs des ateliers en grève338 et au cours de la grève de Penarroya-Lyon Gerland de 1972, entre les différentes usines du groupe339, toutes plus ou moins en grève ou en solidarité active avec l’usine de Gerland.

Un autre point de l’intervention du groupe est directement lié à un des échecs du mouvement de Mai avec la difficulté qu’il y a eu à relier la lutte de ceux qui étaient à l’intérieur des entreprises et ceux qui étaient à l’extérieur. Les comités étudiants-travailleurs ont représenté une tentative de réponse à chaud à ce problème, mais ils ont eu une efficacité limitée et surtout, ils ont disparu ou sont en sommeil. Quant à « l’établissement » en usine de militants extérieurs, Les Cahiers de Mai s’y refusent car ils trouvent cette pratique en vogue au sein des groupes maoïstes, artificielle. Une autre différence avec les maoïstes réside dans le fait de privilégier presque exclusivement la lutte d’usine y compris quand il s’agit de luttes de travailleurs immigrés alors que les maoïstes agissent surtout dans les foyers, car ils ont plus de mal à pénétrer les usines. Cette position des Cahiers de Mai est exprimée clairement le 4 décembre 1971 au cours d’une réunion à Oyonnax avec des travailleurs algériens et espagnols qui ont mené une grève quelques semaines auparavant : « La force des ouvriers, elle est dans l’usine. Quand vous avez fait grève vous [les algériens] vous n’avez pas fait grève dans le foyer […] Vous avez fait grève dans l’usine, c’est bien ça que le patron redoute » (BDIC, Fonds C de M, Fdelta Rés. 578/8). On retrouvera la même insistance sur la centralité de l’usine au cours de la grande grève de Penarroya.

La pratique de l’enquête ne va pas de soi et les débats sont vifs au sein du groupe, entre ceux, majoritaires, qui voient dans l’enquête la base de la dynamique, à condition que l’enquête soit réussie évidemment, c’est-à-dire que son utilisation dans l’usine fasse bouger les choses, et ceux, minoritaires, qui parlent en termes de formation politique qui seule pourra permettre aux ouvriers les plus combatifs de résister et aux pressions patronales et aux récupérations syndicales ou gauchistes340. En fait, la revue mène une sévère critique contre la théorie de l’avant-garde et de la conscience de classe importée de l’extérieur. Les groupes extérieurs sont critiqués parce qu’ils cherchent à apporter une dimension politique qui n’existerait pas dans la lutte elle-même. La revue essaie de s’en tenir à une ligne claire de démarcation de classe : « Qui parle et au nom de qui ? »341 Mais cette ligne qui relève d’une vision de la pure autonomie de la classe en lutte bute sur le fait que le capitalisme est un rapport social de dépendance entre deux classes certes antagonistes, mais aussi en situation de dépendance réciproque. D’où le rôle des syndicats, d’où l’ambiguïté de la revue à leur égard : admiration refoulée pour la force de la CGT et sympathie concrète pour les cadres de base de la CFDT, bref une position assez proche de celle du Manifesto en Italie avec qui d’ailleurs le groupe entretient des relations au sommet (Daniel Anselme est un ami proche de Rossana Rossanda). C’est d’ailleurs cette ambiguïté qui s’étale au grand jour pendant la grève de Penarroya, puis ensuite avec une réorganisation du fonctionnement de groupe qui copiait de fait la division syndicale par branches, ce qui fait que nous nous transformions de plus en plus en auxiliaires de l’aile gauche de la CFDT342. Toute opposition à cette nouvelle ligne se trouvait en fait éliminée parce que nous étions renvoyés chacun à notre secteur.

Le groupe a eu une attitude similaire par rapport aux luttes chez Fiat en Italie. Alors que celles-ci étaient principalement animées par les assemblées étudiants/ouvriers sur des mots d’ordre ou consignes du groupe Lotta Continua (LC), les Cahiers de Mai ont surtout mis en exergue les actions du PSIup (sans d’ailleurs le nommer expressément) visant à gagner les élections aux conseils de délégués de façon à exercer un « contrôle ouvrier » sur les syndicats. Néanmoins, la revue reprend le slogan des ouvriers de Fiat et Pirelli : La salute non si paga (supplément au no 33 d’octobre 1971) pour le réinjecter dans les luttes en France comme pendant la grève de Pennaroya où les ouvriers souffrent du saturnisme, alors non reconnu comme maladie professionnelle. La lutte à Lyon-Gerland en lien avec les travailleurs et des cadres de l’Institut Pasteur, dont un ingénieur qui milite aux Cahiers de Mai, mènera à cette reconnaissance pour des travailleurs immigrés jusque-là non organisés, mais à qui la CFDT a apporté son soutien. Ils créeront une section syndicale CFDT au cours d’un mouvement de grève exemplaire dans sa forme (assemblées générales avec toujours un pourcentage très élevé de présents).

La discussion sur les formes de lutte et l’organisation syndicale n’en avance pas moins, en tant qu’hypothèse de travail pour la préparation de la grève : « Au niveau des formes de lutte, expérience après expérience, naissent des assemblées d’atelier où tous les ouvriers se retrouvent pour discuter de leurs revendications. Comités de lutte, comités de base, comités de grève élus par des assemblées de gréviste se développent. Petit à petit se forme une nouvelle conception du délégué. Non plus le PDG de la classe ouvrière, mais l’instrument à travers lequel s’expriment tous les travailleurs en lutte » (Fonds Cahiers de Mai, BDIC, F. delta Rés, 578/68).

D’une manière générale, ce que posent les travailleurs, c’est la question : « Qui représente les travailleurs ? ». Une discussion qui avance aussi quand les salariés sont en plein dans la lutte ou bien encore dans le riche résidu de la lutte. Par exemple à l’usine des Batignolles de Nantes, à la suite de leur grève de 1971, les ouvriers font la différence entre les temps faibles de la lutte de classes, pendant lesquels le syndicat est indispensable dans la mesure où il fait un peu fonction d’assistance sociale des travailleurs, « où il fait son travail » comme disent les ouvriers et les moments de lutte intense où se fait jour l’opposition entre ceux qui veulent prendre en mains leurs affaires et ceux qui continuent à vouloir décider à la place des autres343. Ce que ces ouvriers reconnaissent donc, mieux que les gauchistes qui ne parlent qu’en termes de trahison de la classe par les syndicats, c’est qu’il ne faut pas demander aux syndicats d’être révolutionnaires puisque leur fonction est de défendre la force de travail dans le capitalisme. Et ce rôle, un syndicat comme la CGT le défend de façon historique ce qui fait qu’on a parfois l’impression qu’il est Le Syndicat, quand la CFDT fait preuve de plus de dynamisme et actualise en quelque sorte la fonction syndicale pour les temps présents. D’une manière générale, les ouvriers critiquent l’image que donnent les syndicats, leur manque d’unité, leurs polémiques de chapelles, mais c’est aussi qu’ils entretiennent une référence quelque peu idéalisée, car peu l’ont connu concrètement, de l’unité syndicale que beaucoup désirent profondément. C’est qu’ils ont conscience de l’inanité de l’existence de plusieurs syndicats puisqu’à partir du moment où la fonction syndicale est définie comme défense de la condition ouvrière, tout ce qui la divise est perçu comme négatif, magouille politicarde, lutte de pouvoir. Donc, être au syndicat en temps normal est logique, c’est même une nécessité et une force, mais il y en a pas besoin de plusieurs. Et en période de conflictualité aiguë, là où les ouvriers comme en mai-juin-68, ne veulent pas principalement se défendre, mais attaquer, transformer les rapports sociaux de production et lutter contre le salariat, le syndicat n’est plus alors une médiation adéquate comme le disent des travailleurs en lutte de Caterpillar-Grenoble344.

Une Union des comités de lutte et d’atelier verra le jour à l’initiative du comité de lutte des chantiers navals de Saint-Nazaire dirigé par Gabriel Ceroni, un ouvrier déjà expérimenté, passé par le stalinisme ouvrier du PCF et de la CGT, mais pour qui « la lutte de classes ça voulait dire aussi se retrouver soi-même. Changer tout en essayant de changer les choses autour de nous ». Pour qui « l’usine est quelque chose d’aliénant, qui tue toute personnalité, mais c’est justement pour ça qu’il faut que nous, les gens de l’usine, nous voulions la liberté. Nous devons créer notre propre univers d’évasion, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’usine ».

C’est là que les comités de base ou de lutte peuvent avoir leur intérêt s’ils ne perdurent pas au-delà de la lutte. Cela peut aussi fonctionner avec des comités de grève, à condition qu’ils soient ouverts au niveau des candidatures et élus par les assemblées générales. Tous ces organes sont des organes d’intervention politique, mais ils sont anti-politiques… tant qu’ils ne sont pas manipulés par des groupes politiques345. Ce sont des médiations pour l’autonomie, pour l’appropriation. Mais Ceroni n’est pas dupe, quand il dit qu’aux chantiers navals de Saint-Nazaire il n’y a que « deux types d’évolution sociale possibles : ou tu deviens délégué syndical ou tu passes agent de maîtrise346 ». Et finalement son lien avec la GP après 68 a été une troisième voie de cette évolution, même si elle s’est révélée plus symbolique que concrète.

L’échec final des Cahiers de Mai va paradoxalement correspondre à son « succès » à Lip. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus puisqu’elle s’est construite sur la ligne de la fraction de gauche de la CFDT et dans le passage de « l’information directe » (partie intégrante du projet originel) à l’information tout court avec en suite logique la fin peu glorieuse de certains de ses éléments clés partis épauler July à la direction nationale (Bouguereau, Kravetz, Péninou) ou régionale (Fromentin) du journal Libération.

Les Révoltes logiques

Pour cette revue, il s’agit de prolonger la révolte de Mai en s’opposant à ce qu’elle perçoit comme une récupération du mouvement à travers une interprétation sociologique devenue dominante. Le groupe est aussi en résonance avec le « On a raison de se révolter » de la Gauche prolétarienne (GP). L’objectif est fixé dans le premier numéro ; il s’agira « d’interroger l’histoire commençant par la révolte et la révolte commençant par l’histoire ». Cette révolte n’est pas essentiellement classiste ; elle est celle du Peuple ou plus concrètement celle des gens d’en bas. Le groupe est donc très loin de la perspective des Cahiers de Mai qui parlent encore en termes de classe et encore plus des groupes issus des gauches communistes qui ont tendance à dire : « Quand j’entends le mot peuple, c’est la contre-révolution qui parle ».

Le groupe autour des Révoltes logiques se démarque du strict déterminisme historique marxiste en revendiquant la singularité des événements. Il ne fait pas de doute que Mai-68 a ici produit son effet347. Jacques Rancière, un des fondateurs de la revue, pousse la rupture plus loin en mettant en avant la nécessaire coupure avec l’être de classe : « […] Car c’est sans doute à partir de ses lignes de fuite qu’une classe devient dangereuse, à partir des lignes de fuite des minorités qui ne supportent plus le travail, mais aussi les mœurs et les propos de l’atelier, bref, qui ne supportent plus l’être ouvrier348 ». Cette vision la différenciait de toutes les autres publications d’histoire populaire, comme la revue Le Peuple français, issue elle aussi de 68 et plus précisément du comité d’action de Nanterre et qui assumera pleinement un populisme dans lequel s’affirme une identité sociale.

 

Retour sur ICO

Très rapidement, pour ICO, il s’avère nécessaire et même urgent de produire une analyse de ce qui est en train de se passer et de ce qui venait de se passer, ce qui revenait au même tellement le temps semblait raccourci. C’est un peu la même problématique que Les Cahiers de mai puisque cette exigence se fait jour pendant le mouvement. Pour ICO cela se matérialisa par la publication de deux brochures qui marquaient une division parmi tous ceux qui gravitaient autour d’ICO. La brochure, La grève généralisée en France, mai-juin 1968, fut à la fois un amalgame assez incohérent de textes disparates et une tentative d’analyse historique se référant au mouvement communiste de conseils. S’il y eut une amorce d’élaboration collective, ce fut plutôt une collection de textes individuels dont la liaison fut faite par quelques-uns. En particulier, le texte sur le mouvement étudiant y avait été introduit tel quel, élaboré entièrement en dehors d’ICO et sans qu’une tentative de discussion, de critique et de rapprochement avec le reste du texte eut été faite (op. cit., p. 5-6). Ce premier bilan qui ne satisfaisait personne entraîna la publication d’un second texte composé en majeure partie de textes de Noir et Rouge et intitulé : L’autogestion, l’État et la révolution qui ne fut pas davantage discuté dans ICO. Finalement, aucune véritable synthèse critique n’eut lieu.

Henri Simon essaie de faire porter le chapeau de cet échec aux étudiants et autres « déclassés » (p. 6-7) qui auraient revivifié des théories avant-gardistes disparues dans la vague contre-révolutionnaire des années trente-cinquante, ce qui revient à faire des oppositions apparues une simple question de forme et de conception organisationnelle. Cette dimension n’était certes pas absente puisque certains groupes nés de 68 (particulièrement Révolution Internationale) tentaient de contrôler ou de phagocyter ce qui apparaissait à l’époque comme un groupe ouvrier aux multiples contacts et suffisamment ouvert et informel pour ne pas mettre en place des moyens de résistance à ces tentatives de noyautage. Mais ce que Simon néglige, c’est que ces oppositions reflétaient aussi les contradictions objectives du mouvement et sa double nature. Simon ne peut alors voir les tentatives de critique du même programme prolétarien comme une ouverture/dépassement vers une vision plus large du communisme s’appuyant sur les œuvres de jeunesse de Marx, mais que comme un avant-gardisme de donneurs de leçons, d’individus faisant fi d’une analyse en profondeur de ce qu’avait été le mouvement (et surtout de ce qu’il n’avait pas été) pour ne retenir du mouvement que ce qui confirmait leurs théories. Simon visait là le groupe Archinoir et Jean-Yves Bériou, certains ex-membres du Mouvement du 22 Mars ou des éléments inorganisés comme Alain Ajax à Valence.

Il ne leur oppose qu’une analyse de ce qui s’est passé. Cela consistait à refuser tout activisme, toute tentative de « recommencer mai »… mais sans aller jusqu’à dire que la classe ouvrière avait manqué un rendez-vous avec l’histoire. À partir de ce moment, le rôle des anciens d’ICO maintenu (les autres désertèrent une revue jugée tout d’un coup ossifiée) fut de camper sur la position selon laquelle le mouvement de mai 68 n’avait pas été qu’un mouvement étudiant suivi d’une grève généralisée, mais un des plus hauts points de la lutte des classes. C’était gommer toute réflexion sur l’événement même, en l’inscrivant comme une sorte de péripétie dans le temps long de la lutte des classes.

Sur cette base, la tâche d’ICO, en tant que groupe de réflexion, est de se limiter à communiquer des informations entre travailleurs à qui il appartient de défendre leurs intérêts et de lutter pour leur émancipation à travers l’auto-organisation et l’autonomie de la classe pour la gestion directe des entreprises et de la société. Les conseils ouvriers ne sont donc que « la transformation des comités de grève par l’influence de la situation elle-même et en réponse aux nécessités de la lutte349 ». Et donc « Toute tentative de formuler, en un moment de la lutte, la nécessité de créer des conseils ouvriers trahit une idéologie conseilliste telle qu’on peut la voir, sous diverses formes, dans quelques syndicats, dans le PSU ou chez les situationnistes. Le concept de conseil exclut toute idéologie350 ».

 

Révolte ou Révolution ?

Si la notion « d’événements d’Algérie » marquait la difficulté pour l’État et les médias à nommer « la sale guerre », l’emploi du terme d’événement pour Mai-68 marque la difficulté à faire entrer le nouveau dans l’ancien et à replacer le phénomène par rapport à la notion classique de phase révolutionnaire. De la même façon et malgré l’emploi qu’en feront des groupes plus ou moins informels issus des gauches communistes, il s’avère difficile de qualifier la phase suivante de phase contre-révolutionnaire. Contrairement à d’autres événements de l’histoire française, Mai-68 ne constitue pas un trauma du même type que celui que la révolution de 1789 causa pour le siècle suivant ou celui de la collaboration avec les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale ou enfin, celui de la guerre d’Algérie avec l’impensé colonial et l’usage de la torture.

Sur 68, on se dispute plus qu’on ne se bat et souvent la dispute ne porte pas sur l’événement, mais sur ses conséquences supposées. Comme nous l’avons déjà mentionné, jusqu’en 1988, l’événement est l’objet d’une commémoration, mais à la manière post-moderne, c’est-à-dire en dehors de son “grand récit”. Il s’agit, tout en commémorant en façade l’événement, de le banaliser en n’en faisant qu’un épiphénomène qui aurait très bien pu ne jamais arriver sans que les choses en soient changées. Il n’aurait été qu’un accélérateur d’une histoire déjà déterminée… à bouter les gaullistes hors du pouvoir. On voit que c’est le même procédé que François Furet fit subir à la Révolution française en 1989.

Giscard, le bon apôtre de la modernisation et la plupart des marxistes déterministes sont à peu près d’accord là-dessus, certains, particulièrement étrangers à l’événement comme le courant autour de « l’école critique de la valeur », ne parlent même que de « révolution de rattrapage », pour bien montrer l’inanité de toute lutte dans une histoire écrite à l’avance parce qu’inscrite dans la structure du capital-automate et le sens de l’histoire.

Ce n’est que depuis 2005, les déclarations du pouvoir en place et particulièrement celles de Sarkozy, qu’on assiste à la confection arbitraire d’un trauma pour signifier une nouvelle démarcation politique et éthique, nouvelle stratégie d’une Droite à la fois néo-libérale et réactionnaire au sens propre du terme, dans la ligne de la révolution conservatrice américaine. Il s’agit, à partir de là, de prendre le contre-pied exact de tout ce qu’était 68, aussi bien au niveau de la position par rapport au travail que de la vie quotidienne et des mœurs, un exercice hautement périlleux du point de vue politique puisqu’il s’inscrit aujourd’hui contre le mouvement du capital, contre sa dynamique.

Il est de toute façon difficile de parler de révolution quand le mouvement n’a pas évoqué directement sa possibilité sauf verbalement dans des formules qui lui venaient du siècle précédent et qui marquaient son attachement au fil rouge des luttes de classes. Mais si on regarde, par exemple, les slogans et affiches d’inspiration situationnistes, ils n’en restaient justement pas à cette question de la révolution.

En tout cas, la situation a été très différente de celle de 1936 qui avait vu la classe ouvrière, et elle seule, se mobiliser, mais derrière les organisations du mouvement ouvrier officiel et les réformes qu’elles proposaient. Le « tout est possible » (Daniel Guérin dans Front populaire, révolution manquée, Maspéro1970 et Jean Rabaut : Tout est possible, Denoël, 1974) que portaient certaines fractions ouvrières, derrière la tendance Marceau Pivert de la SFIO et quelques groupes de la gauche communiste est restée très minoritaire et ce qui est restée du Front populaire est devenu très consensuel et une sorte d’évidence sur laquelle personne ne revient. Les 40 heures et surtout les congés payés furent considérés comme des victoires. Ces conquêtes furent imposées et devinrent des acquis sociaux. Rien de tel en 1968, où on a un soulèvement qui n’est pas lancé par le mouvement ouvrier officiel, mais par de nouvelles catégories (jeunes, force de travail en formation, femmes) qui ne s’expriment pas directement dans un cadre classiste, même si des luttes ouvrières, dès 1967, serviront de ferment au futur mouvement général.

Le Mouvement ne revendique pas non plus de réforme face à un gouvernement qui s’est braqué en avril et début Mai en se drapant dans une rigidité gaullienne, mais qui change de position dès la deuxième quinzaine de mai. Sous la férule de Georges Pompidou qui prend langue avec Georges Séguy afin de lui faire condamner les séquestrations et le 20 mai envoie Chirac auprès des syndicats préparer les réformes et les augmentations de salaire, l’État fourbit sa riposte, mais en douceur, pour ne pas dire en catimini, alors pourtant que la pagaille, pour ne pas dire la panique, gagne les ministères où on commence à brûler des dossiers comme le révèlera plus tard Michel Jobert qui sait de quoi il parle.

Le Mouvement exprime seulement le paradoxe d’une classe ouvrière qui passe de la plus grande passivité à la révolte, mais qui, dans tous les cas, se signale par une attitude non constructive351 face aux quelques carottes proposées par le pouvoir comme la participation gaulliste ou la cogestion syndicale.

Malheureusement, l’indifférence ou la passivité par rapport aux appels du pied du pouvoir en place ne fait pas l’action. La marge de manœuvre de l’État français est suffisamment importante pour donner du grain à moudre aux salariés et distraire les étudiants avec la réforme Edgar Faure et l’Université de Vincennes.

La situation n’est pas la même en Italie où il n’y a pratiquement pas de marge de manœuvre pour un capitalisme qui est encore loin d’avoir amorcé sa phase de société de consommation. En France il y a la possibilité, sur la base du mode de régulation fordiste et de l’intervention de l’État-providence, de lancer une seconde phase de la société de consommation par l’augmentation du SMIG et sa transformation en SMIC, la mensualisation des salaires sous le gouvernement Chaban-Delors, la participation, l’actionnariat ouvrier, mais ce sera tout. La parenthèse réformiste sociale se referme et Giscard entame les réformes de structure qui aligneront la France sur les pays capitalistes les plus « avancés ».

Si le mouvement n’a pas posé directement la question du pouvoir, il a encore moins posé celle d’une direction politique, même si certaines de ses composantes, par exemple au sein de la JCR, ont essayé de surpolitiser ce qu’ils percevaient comme insuffisamment politique, alors que le mouvement se caractérisait comme « un mouvement anti-politique de nature politique » (J-F. Narotdetzki, Courant alternatif, op. cit. p. 49). Pourtant, si on peut dire que le mouvement a eu tendance à ignorer le capital, il n’a pas ignoré les rapports sociaux et a développé une contestation de toutes les hiérarchies existantes, rejoignant par là les analyses antérieures d’un groupe comme Socialisme ou Barbarie. Sa critique du rapport dirigeants/dirigés comme plus fondamentale que celle entre exploiteurs/exploités se retrouvait à tous les niveaux, dans les rapports enseignants/étudiants ; dans les rapports mandarins/assistants… et dans les rapports entre jeunes ouvriers et bureaucraties syndicales, dans les rapports adolescents/adultes, dans les rapports hommes/femmes. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une lutte contre l’exploitation et pour la réappropriation de l’appareil de production, d’une lutte typiquement classiste, mais d’une lutte contre toutes les séparations et divisions hiérarchiques.

Le mouvement n’avait pas de projet révolutionnaire, mais c’est cela qui l’empêchait d’être réformiste, d’être raisonnable. S’il n’avait pas de projet, cela ne l’empêchait pas d’exprimer l’exigence d’une société nouvelle, exigence qui passait par les formes multiples du plus simple « Dix ans ça suffit » au plus complexe « l’autogestion généralisée », en passant par la plus impalpable tension vers la communauté humaine qui s’est exprimée émotionnellement en mai-juin-68 comme dans le mouvement de 77 en Italie. Une émotion qui s’est d’ailleurs davantage développée dans la rue que dans les usines, au moins en ce qui concerne la France.

En effet, les grèves avec occupation ne donnent pas lieu à une ambiance de fête comme en 1936. Là, en 1968, alors que la joie règne dans les universités et dans la rue, dans les usines nous avons plutôt une certaine gravité de la part des grévistes qui se double d’un ressentiment contre les syndicats plus que d’une opposition franche. C’est que le choix des luttes n’est pas indépendant de la « composition de classe ». Les luttes et occupations de 1936 ont surtout été le fait des OP ; car occuper, c’est renforcer l’idée qu’on se fait de la production, de « son » travail, c’est investir ce lieu d’une valeur qui n’est pas réductible à la revendication économique sur le salaire. S’y exprime donc une identité ouvrière au sein de la communauté du travail qui inclut aussi le travail mort (les machines) dans cette communauté. Mais l’OS de 68 dont l’origine est paysanne (cf. le nombre important de grèves dans l’ouest de la France après 1968) ou immigrée, n’a pas cette fierté ouvrière et il n’a rien de plus à défendre que le prix de sa force de travail, même si, comme on l’a dit, il n’a pas que ses chaînes à perdre. On assiste donc parfois au paradoxe suivant : ce sont les ouvriers les plus combatifs pendant les heures de travail qui le sont le moins pendant l’occupation352.

Si cette émotion s’est le mieux exprimée dans la rue, disions-nous, c’est que la rue n’est pas le lieu de la production, qu’elle est déjà la marque du territoire, de la vie quotidienne au grand jour, de ce que Lefebvre353 appelle la « reproduction354 ». Ainsi, pendant Mai-68, le Quartier latin a été transformé et détourné de son utilisation habituelle par la fête estudiantine, certes, mais aussi par la présence active de jeunes prolétaires qui, eux aussi, ont investi les lieux publics en se mêlant enfin aux étudiants après s’être parfois identifiés à leurs méthodes dans leurs luttes d’usine. Des étudiants qui, au quartier et dans la rue, sont alors perçus comme de jeunes révoltés et non pas comme des dépositaires du savoir révolutionnaire.

Nous retrouvons ici un élément que nous avons abordé en début de livre. Le mouvement de 1968 est un gigantesque soulèvement de la jeunesse qui se produit dans pratiquement tous les pays capitalistes à cette époque, mais ce n’est qu’en France et en Italie, de par les spécificités que nous avons déjà signalées, qu’il y a eu mélange entre l’ancien (la tradition ouvrière révolutionnaire, le fil rouge des luttes de classes) et le nouveau (l’expression des nouveaux désirs, le refus de la domination, l’aspiration à un autre mode de vie). C’est ce mélange qui fait aussi que la catégorie « jeune » est opérante sans qu’elle débouche sur un concept sociologique, ni sur un jeunisme simpliste ou sur le sempiternel « conflit de générations ». En effet, dans l’hypothèse du conflit intergénérationnel, le jeune veut vieillir le plus rapidement possible pour participer à la « lutte des places », alors qu’en Mai, dans le mouvement, les jeunes affirment leur refus de vieillir dans la mesure où ils assimilent l’âge mûr à la soumission, aux compromis.

Il n’y a donc pas plus de « génération 68 » au xxe siècle qu’il n’y a eu de « génération 48 au XIXe siècle355, d’autant plus que le mouvement de 1968 mêle vieux étudiants de l’époque de la guerre d’Algérie, jeunes étudiants militants, lycéens et jeunes ouvriers dans une fourchette assez large (18-40 ans) qui n’est, à l’évidence, pas générationnelle.

En bref, le problème n’est pas entre révolte ou révolution, mais celui de savoir comment passer de l’une à l’autre dans de nouvelles conditions. La révolte n’est plus celle de Spartacus, des canuts ou des luddites et la révolution n’est plus celle des années vingt en Allemagne qui, pour nous à l’époque, au sein du mouvement du 22 mars, représente une référence plus importante que celle de la révolution russe d’octobre 1917. Pour tenir les deux bouts, révolte et révolution, il aurait fallu déjà que le processus révolutionnaire se développe. Il aurait fallu durer. La nécessité d’un lien entre un événement fort et le processus révolutionnaire qu’il enclenche, c’est ce que la CGT ne veut pas reconnaître quand elle fait mine de croire que le problème se trouvait entre le choix abstrait de l’insurrection et le choix concret de la responsabilité et des négociations, ceci après avoir torpillé toutes les tentatives qui allaient vers le développement du processus révolutionnaire. Bien sûr, ce n’est pas elle qui a fait que le mouvement n’est pas allé plus loin, mais elle a contribué à isoler ceux qui allaient dans ce sens ; que ce soit par l’utilisation de l’occupation comme grève passive et close sur elle-même ou dans ses pratiques lors de la reprise du travail dans les secteurs stratégiques, comme à la RATP.

Une rupture dans la théorie de la révolution ?

À nouveau sur l’organisation et la classe

Pour approfondir cette question de l’organisation, mais cette fois, après le mouvement et donc à froid, on peut se reporter à une discussion qui aurait dû s’ouvrir dans ICO à partir du texte d’orientation d’Henri Simon : « Organisation et mouvement ouvrier356 » et qui ne reçut finalement qu’une seule réponse, celle de Serge Bricianer qui commençait à s’éloigner des positions du groupe. Henri Simon y développait plusieurs points à partir de sa propre expérience de salarié en lutte aux AGF :

– la révolte de Mai exprimait pour toute une catégorie de contestataires qui se trouvaient dans l’entreprise à l’avant-garde du mouvement (militants syndicaux ou groupusculaires, éléments jeunes actifs, cadres dans le mouvement, etc.) la défense d’intérêts différents de ceux des travailleurs à la base. Une sorte de nouvelle classe finalement peu différente du mouvement étudiant.

– l’affirmation d’une absolue différence entre « agir pour les travailleurs » et « agir avec les travailleurs » avec une critique cinglante du substituisme et une revendication de l’autonomie de lutte et d’organisation des ouvriers.

Bricianer répond :

– qu’il ne faut pas confondre « meneurs » et avant-garde, que les intellectuels ne représentent pas un danger, car ils subissent eux-mêmes un processus de déclassement qui les amène à envisager sans trop de problèmes une unité avec les travailleurs manuels.

– que la question de la conscience ne se résout pas à une simple défense de ses intérêts, qu’une conscience pratique est la base du développement d’une conscience théorique. Mais dans les circonstances actuelles, elle ne peut être qu’activité séparée, activité abstraite. À partir de là, il y a peu d’intérêt à savoir si cette conscience est intérieure ou extérieure à la classe. Cela nous semble ici un point fondamental parce qu’il tient compte de la situation nouvelle produite par ce dernier assaut révolutionnaire.

L’intérêt de l’analyse de Bricianer est double. D’abord, elle actualise les questions théoriques en posant le fait qu’aujourd’hui le débat ne peut plus être celui entre Lénine et les « gauchistes » des années vingt parce que la classe ouvrière n’est plus immédiatement classe antagonique porteuse de sa théorie adéquate. C’est cette absence de pratique antagoniste quotidienne (alors qu’ICO soutient sa permanence) et les transformations de la classe qui font que la théorie est séparée. Elle n’est donc pas séparée entre extérieur et intérieur, mais parce que la conscience théorique est coupée de la conscience pratique.

Ensuite, elle rompt avec les jugements moraux à l’emporte-pièce de l’époque selon lesquels tout militant ne serait qu’un manipulateur au service de son organisation ou alors un intellectuel cherchant à conserver ou prendre du pouvoir sur la classe ouvrière. À ce qu’on sait, Staline n’était pas un intellectuel malgré ses écrits de linguistique ! Certes, cela a pu amener Bricianer à voir d’un bon œil l’activité de certains groupes maoïstes, mais il a remis aussi au centre la question de l’intervention politique et la nécessité de références politiques, qu’il ne s’agit pas d’occulter.

Sa position souffre toutefois d’être inscrite dans son époque, ce qu’on ne peut évidemment lui reprocher. En effet, s’il anticipe la dévalorisation de la force de travail intellectuel — ce qui lui évite la position anti-intellectuelle traditionnelle de la classe ouvrière française depuis Sorel — il ne voit pas encore que, parallèlement, la restructuration capitaliste va produire le déclin de la force de travail manuel à partir du processus de substitution capital/travail. Ce processus qui voit s’affirmer une domination de plus en plus grande du travail mort sur le travail vivant et ce que nous avons depuis, théorisé comme la tendance à la valeur sans le travail357 (vivant).

Ce qu’on peut retenir de cette discussion polémique, c’est que le besoin de théorie existait bel et bien en mai, même si la force de l’événement débordait constamment cette exigence et semblait la prendre de court. Besoin de théorie, mais pas besoin d’une ligne politique, d’une ligne de classe, contrairement à ce qu’affirmaient certains à l’époque.

À ce propos, un Comité pour la révolution permanente animé par deux américains à Censier, s’exprime : « Le sous-développement de la théorie révolutionnaire par rapport à l’activité des journées de Mai est d’une vérité à faire pleurer358 ». Pour ce Comité, il faut rajeunir Marx : la contestation de la société ne se fait pas seulement par ceux qui travaillent, mais aussi par ceux qui refusent de travailler. La commission de Censier « Nous sommes en marche », au-delà d’une simple critique dénonciatrice, aboutit à une synthèse intéressante des ambitions du mouvement (13-20 mai359). Elle procède par thèses que nous pouvons ainsi résumer :

– Il n’y a plus de problème étudiant. L’étudiant est une notion périmée, car il fait maintenant partie d’une trop grande minorité non assimilable, mais gardant le statut de l’ancienne minorité de l’université de classe. Nous ne sommes plus assurés de notre futur rôle d’exploiteur. Telle est l’origine de notre force révolutionnaire ;

– Nous sommes dorénavant des travailleurs comme les autres. Nous sommes un « capital » immédiat et futur pour la société et non une promesse de relève pour la classe dirigeante ;

– Production et consommation ne doivent pas être séparées par la distribution ou la division technique du travail. Il ne s’agit donc pas d’être contre la société de consommation, mais de savoir ce que les travailleurs veulent consommer pour savoir ce qu’ils veulent produire ;

Ce dernier point est à la fois intéressant et original car les critiques de la société de consommation sont souvent des critiques empreintes de religiosité qui, implicitement ou explicitement, s’expriment en termes d’opposition entre être et avoir, ce que les situationnistes ont déjà fait remarquer en soulignant leur préférence pour le pillage redistributif et « potlatchien », par rapport à la destruction des marchandises capitalistes. De plus, la plupart des critiques de la société de consommation proviennent d’intellectuels et portent sur le fait que c’est le conformisme des masses qui ferait la société de consommation, alors que c’est plutôt l’anti-conformisme qui pousse à se différencier et à consommer, conduite qui, finalement, dynamise le système d’ensemble comme tous les sociologues ont pu le montrer depuis les années cinquante avec les analyses sur le désir, la consommation ostentatoire, la mode, le processus dialectique entre distinction et mimétisme. Alors que dans cette critique perce souvent le mépris des intellectuels pour « ces cons de pauvres », il est remarquable qu’un texte écrit en pleine euphorie révolutionnaire et utopique, ait pu produire une pensée si douée de raison. Cette critique annonce d’ailleurs les interrogations écologistes qui allaient suivre quelques années plus tard.

– Refusons le bonheur scandaleux des heures supplémentaires, du marchandage de la force de travail, de notre force vitale. Refusons l’idéologie du rendement et du progrès. Le progrès sera ce que nous voulons qu’il soit ;

– Il nous faut abolir tous les privilèges, toutes les barrières cachées ;

– Notre but est de nous supprimer en tant que classe et avec nous toutes les classes.

La question de l’avant-garde

Pour le M22, il ne faut pas confondre minorités révolutionnaires et direction révolutionnaire sinon on jette le bébé avec l’eau du bain. Les minorités révolutionnaires regroupent des individus d’origine sociale différente, unis par certaines convictions politiques, afin de favoriser le développement des luttes et dissiper les mystifications entretenues, aussi bien de la part de la classe dominante que par les bureaucraties ouvrières. Elles agissent donc dans la direction d’une autonomie des luttes. Ainsi, le M22 n’a existé, au moins jusqu’au 13 mai, que par le contenu radical de ses contestations et sa capacité à trouver des objectifs unificateurs et mobilisateurs à partir desquels diverses catégories sociales pouvaient s’exprimer en tant que groupes insérés dans la dynamique générale. Ce fut aussi le cas des paysans-travailleurs de l’ouest de la France et des grévistes de l’ORTF. Cette capacité est toutefois restée insuffisante à partir de la seconde moitié du mois de mai quand il s’est agi de dépasser la simple expression d’un refus. Bien sûr, il ne tenait pas qu’au M22 de débloquer la situation, mais on a vu à ce moment-là un groupe limité dans ses initiatives qui réagit davantage qu’il n’agit parce qu’il devient dépendant des ripostes de l’État. L’interdiction de séjour de Cohn-Bendit l’orientera vers l’action spectaculaire dans la rue, mais sans qu’il ait les moyens de l’encadrer par des actions offensives ailleurs, par exemple dans les entreprises.

On peut faire le point sur cette question, à froid, à partir de deux articles parus dans le numéro 44 de la revue Noir et Rouge (1969). Dans le premier, intitulé « Théorie des chapelles », est abordée la question des minorités révolutionnaires. Il s’agit de les traiter comme un tout malgré leurs différences, parce qu’elles représenteraient un mouvement à la gauche du mouvement ouvrier officiel constituant de fait un « milieu », ce qui les fait être perçues, par l’extérieur, comme identiques. À l’inverse, la revue pointe des « chapelles » qui se considèrent toutes comme originales. Toute action proposée par une chapelle est alors assimilée à la politique de cette chapelle. La revue cherche ici à distinguer le fonctionnement du M22, au moins dans son fonctionnement d’origine, en tant que minorité révolutionnaire donc, du fonctionnement des groupes gauchistes et particulièrement de la JCR. L’exercice est difficile puisqu’à Nanterre, la JCR est quasi intégrée organiquement au M22, alors que par la suite, à Paris, elle aura un petit pied dedans et un grand pied dehors !

L’article intitulé « Chers camarades » répond au premier article en soulignant que les « avant-gardes » ne sont pas suspendues à leurs principes théoriques ou animées par des intentions machiavéliques. Elles sont le produit de l’histoire, du développement du capital et de sa domination. Il est reproché au premier article de voir tout à travers le prisme du léninisme ou de l’anti-léninisme, mais est-ce que cela supprime la question de l’avant-garde ?

Ce qu’il faut distinguer, c’est l’avant-garde au sens d’état major, mais alors pourquoi parler encore d’avant-garde, et l’avant-garde que représentent, de fait, les minorités révolutionnaires. Car autrement : « On en arrive (et c’est ce qui vous arrive) à ne vouloir agir et penser que dans un mouvement de masse. Si bien que lorsqu’un mouvement se produit, on ne fait que le suivre, sans critique ». Pour l’auteur, il faut donc se résoudre à avoir une position de minorité à la fois dans le mouvement et à ses côtés et cela demande une vision historique. Il s’attaque ensuite au rôle que certains font jouer à « l’expérience » dans la critique du concept d’avant-garde. Dans cette perspective,, tout ce qui n’est pas relation vécue ou au moins fondée sur cette expérience ne serait que de l’idéologie, du verbiage de professionnel de la révolution. Le problème c’est que si l’expérience peut s’avérer nécessaire (comme dans la démarche des débuts de SoB ou dans celle des Quaderni Rossi, NDLR), elle n’induit pas que la révolution soit une question de conscience et de pédagogie. Sinon, on ne va plus comprendre l’action que comme un moyen de faire comprendre quelque chose, comme action exemplaire. C’est alors tout rapporter au niveau de la conscience et d’une conscience apportée de l’extérieur.

On voit ici apparaître et se développer une opposition interne à Noir et rouge qui est assez proche de celle dont nous venons de parler entre Simon et Bricianer, Simon étant plus proche de la première, Bricianer de la seconde.

En outre, cette référence à l’expérience risque aussi de conduire à positiver des choses qui n’ont pas à l’être. Ainsi, ceux qui parlent sans cesse de l’expérience sont souvent ceux qui parlent le moins de l’événement en tant qu’événement et donc qui n’en parlent ensuite ni en termes de victoire ni en termes de défaite. À la limite il n’y a jamais de défaite puisque tout combat est riche d’expériences. « La révolution n’est qu’un long processus et le mois de mai n’est qu’un pas de plus » (p. 96). Ainsi, par exemple : « le tract préconisant l’autogestion des Assurances Générales (reproduit dans la brochure d’ICO sur la grève généralisée), vise à faire vivre une expérience d’autogestion. D’autogestion comme ça, en général. Mais il ne pose pas le problème pourtant concret et révolutionnaire, il nous semble, de la situation d’une compagnie d’assurances dans un régime capitaliste et son devenir dans une société socialiste. Et c’est finalement comme ça qu’il finit par mal poser aussi le problème de l’autogestion : « la gestion doit être assurée par ceux qui travaillent actuellement et les représentants et les responsables seront choisis suivant leurs capacités humaines et leurs compétences » (comment les incompétents — puisqu’il y en aura forcément — jugeront-ils la compétence des compétents ? Enfin, on s’engage à défendre le bien commun contre toute attaque de l’extérieur (si c’est contre les flics, bravo ; mais si c’était contre les blousons noirs enragés de voir ces beaux bureaux inutiles ? » (ibidem, p. 97).

En fait, les critiques de l’avant-gardisme confondraient organisation des luttes de classes et organisation de la société future, comme le critiquait déjà Marx dans Les luttes de classes en France. « Une classe qui concentre en elle les intérêts de la société, dès qu’elle s’est soulevée, trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte ; et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent en avant. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche » (UGE, 10/18, p. 79).

Cette phrase a constitué un véritable credo pour toute la mouvance se rattachant peu ou prou aux gauches communistes des années vingt. Notre auteur critique, justement, à notre avis, ce messianisme du prolétariat qui n’est en fait que le messianisme du capital si on complète cette citation par d’autres, comme le fait l’auteur de l’article et particulièrement des citations dans lesquelles Marx insiste sur l’appropriation, par le prolétariat, de la totalité des forces productives développées jusqu’à leur stade ultime. Nous verrons que c’est la critique de cette conception qui va être au point de départ des premiers numéros des Quaderni Rossi et surtout de Panzieri sur la prétendue neutralité des forces productives.

La position du GLAT et de la revue Lutte de classes

En février 69, d’ex-membres du Comité inter-entreprises (CI) proposent un autre texte, plus étoffé sur l’avant-garde et l’organisation : « Pour un regroupement révolutionnaire ». Il émet des idées parfois justes mais très générales sur le capitalisme et l’organisation révolutionnaire. Des idées qui semblent indiquer une cohérence révolutionnaire et théorique que le groupe veut pourtant mettre en discussion devant des contradicteurs qui avancent qu’il ne se passe plus rien dans les entreprises et pour qui le schéma déjà très organisé et fermé émanant du texte apparaît sans utilité, extérieur à ce qui s’est passé et il est finalement plus producteur de méfiance que de discussions. Le texte présenté ne fut donc que le premier pas du lancement d’un nouveau groupe séparé : le GLAT (Groupe de liaison pour l’action des travailleurs). Sa position est très différente de celle d’ICO puisqu’il attribue l’échec de Mai, non à des conditions objectives ou aux insuffisances de la lutte des classes, mais finalement à l’insuffisance des révolutionnaires. Ceux-ci ne sont pas à considérer comme une avant-garde, mais seulement comme ceux qui peuvent promouvoir et accélérer le mouvement autonome des travailleurs. Voici les passages du texte concernant l’organisation :

« … en dehors de ces périodes (de lutte, NDLR), les éléments d’avant-garde n’ont le choix qu’entre l’inaction ou la formation de regroupements qui, n’étant pas représentatifs de la classe, ne peuvent être que des organisations politiques. Condamner en bloc ce genre de regroupement comme étant de nature bureaucratique, c’est se refuser toute possibilité d’accélérer l’évolution historique, et de réduire éventuellement le risque d’une rechute de la société dans la barbarie ».

« … la quasi-totalité des groupes ou organisations qui se réclament aujourd’hui de la révolution sont en fait des courroies de transmission de l’idéologie et des rapports sociaux capitalistes au sein du prolétariat et des couches qui gravitent autour de lui. Cette transmission s’opère selon deux axes apparemment opposés, mais complémentaires :

– les groupes directivistes se réclamant pour la plupart de la tradition bolchévique veulent se substituer au prolétariat ;

– pour être moins évidente, l’influence capitaliste qui s’exerce par l’intermédiaire des groupes et tendances confusionnistes ou platement spontanéistes n’en est pas moins réelle. Refusant en général de se reconnaître pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des groupes politiques, ces regroupements, munis ou non d’une étiquette, opposent une obstruction systématique à toute tentative de clarification des positions et à plus forte raison à toute initiative en vue d’un regroupement organisé des révolutionnaires. Suscitant chez ceux qu’ils arrivent à influencer un quiétisme démoralisateur ou une agitation brouillonne et sans perspectives, ils répandent sous sa forme primaire — le mythe de la toute-puissance de l’individu isolé — l’individualisme bourgeois que les directivistes diffusent sous la forme plus élaborée du culte du chef. Prenant le contre-pied de la thèse bolchévique, les spontanéistes soutiennent que le prolétariat fera la révolution sans l’intervention d’aucune organisation ; ils sont dès lors bien en peine de justifier leur propre activité — qui n’est certes pas celle du prolétariat tout entier — de même qu’ils sont incapables de faire servir cette activité à autre chose qu’à la stérilisation de quelques militants potentiels ».

Or, « La continuité nécessaire de l’action révolutionnaire suppose un minimum d’organisation. Les conditions d’existence dans la société de classe font que les révolutionnaires seront forcément très peu nombreux et très dispersés, et que beaucoup d’entre eux ne feront pas partie du prolétariat. Si on prend au sérieux le travail révolutionnaire, il est inconcevable de refuser les mesures pratiques qui seules permettent de le développer, en employant au mieux le temps et l’énergie dont on dispose, mais la nature du projet révolutionnaire exclut une organisation hiérarchisée. Le principe de base de l’organisation révolutionnaire est que les décisions doivent être prises par l’ensemble des militants sans que puisse exister un organe de direction spécialisé360 ».

Ce texte ne fut jamais commenté, car la dernière réunion du comité eut lieu sans que la moindre remarque ne soit faite de la part de la vingtaine de participants.

Les quelques partisans de la continuation d’un bulletin centré sur les informations inter-entreprises fondèrent Interluttes. Il y eut aussi des amorces de discussions plus approfondies à partir de faits concrets : sur les techniciens et l’automation, le militantisme d’entreprise lors du licenciement d’un délégué de Citroën, sur les méthodes de grève lors d’une grève aux NMPP.

Le GLAT reconnaît quand même que « l’action réelle du prolétariat n’est pas animée en règle générale, par le désir de transformer la société, mais par la nécessité de se défendre contre l’exploitation361 ». En cela, on peut dire qu’il est sur la position d’ICO, d’autant qu’il est amené à défendre une position qui privilégie la forme au contenu. « Si la forme et le contenu de la lutte de classe ne sont de toute évidence pas indépendants, la liaison principale va, selon nous de la forme au contenu. En d’autres termes, de “bonnes” revendications défendues de manière bureaucratique sont en réalité dénuées de valeur, alors qu’un mouvement ouvrier démocratique ne défendra pas éternellement la hiérarchie des salaires. » C’est surtout son « interventionnisme » qui le distingue d’ICO.

Castoriadis et l’analyse du mouvement de Mai-68

L’article de Castoriadis, sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, « La révolution anticipée » qui sera publié un peu plus tard dans le livre collectif avec Lefort et Morin La Brèche, va être beaucoup commenté et aura son influence au sein du mouvement, car sa première partie circule de façon ronéotée avec une diffusion militante, à Paris comme en province, du 20 au 30 mai. Castoriadis y critique l’ouvriérisme comme idéologie auto-justificatrice de la lutte culturelle et anti-sélection des étudiants. La référence au concept de classe ouvrière, répétée à satiété, escamoterait les contradictions du mouvement en masquant ce qui est pourtant fondamental, à savoir qu’il est le fruit de l’irruption de la jeunesse dans un nouveau 1789 où celle-ci monterait à la conquête du ciel comme les Sans-culottes ont pris La Bastille. Il s’oppose aux interprétations qui présentent le mouvement étudiant comme un simple détonateur et ce faisant reproduisent le schéma dominant et tranquillisant de la lutte des classes. Pour lui, le mouvement ne part pas d’une crise économique que la période de croissance des Trente glorieuses semble avoir reléguée au rayon des vieilles lunes. D’ailleurs le mot n’a pas encore été utilisé en ce sens économique et il faudra attendre le milieu des années soixante-dix pour qu’il resurgisse. Si le nombre de chômeurs monte à 600 000, si se fait jour une contradiction entre massification de l’université et rendement attendu du diplôme sur le marché de l’emploi, nous sommes d’accord pour dire que cela n’est pas à l’origine de ce que Castoriadis appelle « une insurrection contre l’autorité » et les comportements de soumission. Il convoque La Boétie, Marcuse et SoB pour comprendre un mouvement dirigé contre les dirigeants du monde entier. Loin des lois de l’histoire et des crises économiques finales, il perçoit l’existence de rapports de force non inéluctables. La révolution est un événement contingent et ce sont les étudiants qui, sans programme, produisent des principes d’une portée universelle. Il y a d’abord un refus de la domination dans une crise d’autorité généralisée qui touche aussi bien la famille étouffante et rigide que l’école-caserne. Il n’y avait aucune raison que ce mouvement n’essaime pas aussi vers l’usine et sa discipline taylorienne de la chaîne de production. Les OS (l’ouvrier-masse) vont réactiver une critique et des pratiques de refus du travail tombées dans l’oubli depuis l’époque des « irréguliers » du tournant du siècle. Le lien aurait pu alors se faire avec les étudiants animés eux par le refus de la séparation en général (particulièrement théorisé par l’IS) et en particulier le besoin profond de surmonter la division entre travail manuel et intellectuel. Ces principes de révolte vont au-delà d’un rattachement artificiel à L’Internationale362 et au pouvoir des travailleurs. Castoriadis cite alors librement Marx, pour qui le poids de toutes les générations mortes pèse très lourd sur le cerveau des vivants.

Castoriadis exprime deux choses. Tout d’abord, que la révolution est une conjonction d’archaïsme et de modernité ; nous y reviendrons largement dans notre caractérisation de 68 comme dernier assaut prolétarien. Ensuite, que des objectifs politiques peuvent avoir un contenu radical même s’ils concernent un domaine restreint comme la critique de l’institution scolaire. La brochure du Mouvement du 22 mars est donc politiquement radicale parce qu’elle pose la question du pouvoir et des institutions, bref de l’État, même si elle ne pose pas la question du capital.

Le bilan d’ICO : La grève généralisée en France (juin-juillet 1968)

ICO met tout d’abord en avant la jeunesse, tant estudiantine qu’ouvrière, comme maillon faible du capitalisme français, mais la situation n’a jamais vraiment été révolutionnaire. Elle n’a jamais totalement échappé à la classe dominante qui a su réprimer sans tirer et tuer à grande échelle. Mais elle n’a pu empêcher la levée d’un verrou, la discussion et la circulation d’idées sur les nouvelles formes d’organisation et de vie. Pourtant, une fois dit cela, l’éditorial de présentation s’oriente vers une conception très gestionnaire de la lutte parce que les ouvriers auraient exprimé « la volonté explicite de responsabilités dans la production, d’exercice d’un contrôle sur la production » et « La grève généralisée aurait dû déboucher sur l’organisation de la production par les producteurs ». Mais la brochure reconnaît ensuite qu’il existe peu d’exemples de cela et que dans l’ensemble les travailleurs ne croient pas ça possible.

Pour notre part, nous ne pensons pas que les jeunes ouvriers qui ont séquestré les patrons et cadres à Cléon et ailleurs, ceux qui se sont battus avec les étudiants dans les rues de Paris, mais ont aussi peu participé aux occupations démobilisatrices des syndicats, aient eu envie d’organiser la production. Si c’était le cas on en aurait eu des manifestations visibles. Nous pensons qu’ils ont plutôt déserté les lieux de production. ICO pense-t-il vraiment que les OS voulaient prendre la direction de leurs chaînes de travail ou simplement en contrôler le rythme ?

Le fait que les formes d’organisation différentes et le souci de la réorganisation soient surtout venus de techniciens et cadres, comme le reconnaît la fin de l’éditorial, nous fournit déjà un élément de réponse… négatif à cette question.

Il n’est pas non plus anodin que la brochure utilise plusieurs fois le terme de « producteurs » et non pas d’ouvriers, de prolétaires ou de salariés comme si tous les salariés en grève avaient été des « producteurs », alors que dans les grands exemples de grèves qui seront donnés plus loin dans la brochure, plus de deux pages sont consacrées à la grève aux Assurances générales de France ! Drôles de « producteurs » que ces salariés que les « producteurs » du XIXe siècle auraient appelés « ronds de cuir » !

Une reformulation de la théorie communiste

La révolution à titre humain ?

Dès le début de 1970, nous sommes nombreux à nous mettre à une lecture approfondie et commentée des Manuscrits de 1844 de Marx. C’est sûrement l’œuvre de Marx la plus lue de l’époque avec les Grundrisse. Elle est la plus à même de rendre compte de la double nature de mai-juin. C’est parce que le capital, dans sa période de domination réelle, est en passe de soumettre toute la vie que la révolte embrasse et embrase la totalité (la notion d’autogestion généralisée de l’IS), dépasse les simples critères de classe (la révolte de la jeunesse) et les particularismes (de sexe, d’âge, de nationalité car le Mouvement touche de nombreux pays et des régimes politiques profondément différents), remet en question les rôles sociaux, etc.

Cette révolte est alors analysée comme débordant la contradiction capital/travail dans l’exploitation du travail. La référence classiste perd progressivement sa primauté au profit d’une référence à l’universalité de l’aliénation et à une théorie révolutionnaire au-delà du programme prolétarien. Plus ou moins nettement, ce qui est affirmé c’est que la théorie communiste ne peut être réduite à une théorie du prolétariat. Mais on reste dans la problématique générale de l’Aufhebung hégélienne revisitée par Marx.

Castoriadis revient sur ce difficile passage du programme prolétarien à son dépassement : « Les propositions de travailler sur des thèmes comme la société de consommation, l’éducation, la crise de la jeunesse, les femmes, la famille, la sexualité, la culture étaient accueillies par des ricanements ensevelis sous des amas de platitudes “économiques” et “politiques”. On refusait de prendre en compte la signification du relatif afflux d’étudiants vers le groupe [SoB, NDLR] à partir de 1959 […] On ne considérait ceux-ci que comme du matos pour fabriquer des militants en général à envoyer aux portes des usines et nullement dans la spécificité de leurs motivations et problèmes363. » Mais cette sagacité de certains à l’époque ne portait pas au renforcement d’un groupe révolutionnaire, mais plutôt à la dissolution des avant-gardes. La décision de dissolution de SoB en est le premier exemple, mais d’autres allaient suivre. Ou encore, elle conduisait au repli sur la sphère privée, à l’individualisme, au retrait de l’intervention politique et a fortiori du militantisme.

Mai-68 comme le Mai rampant italien marquent une rupture avec la théorie de la révolution telle qu’elle s’était exprimée dans le précédent cycle de lutte qui court de 1905 à 1923 (soviets russes, conseils ouvriers allemands) et qui sera réactivée dans certains pays, sur les mêmes bases, mais avec un décalage temporel (le collectivisme libertaire en Espagne en 1936-37, les conseils en Hongrie 1956, l’autogestion en Algérie en 1962) et dans des conditions changées, celles d’un cycle de contre-révolution. Si cette histoire des luttes de classes et de leurs formes sert encore de référence, surtout en France, c’est que la double nature du Mouvement lui demande de la revisiter entièrement sans vraiment s’attacher à une forme particulière.

L’auto-organisation balbutiante (France) ou déjà bien affirmée (Italie) ne débouche sur aucune revendication gestionnaire, aucun désir d’appropriation de l’appareil productif et finalement aucun désir d’affirmation de la classe du travail, même si en Italie, la présence active d’un groupe comme Potere Operaio et du courant de « l’autonomie ouvrière » donne l’impression que l’affirmation de la classe est encore possible dans ce que Negri appelle « l’auto-valorisation prolétaire ». Il faudra attendre les théories sur « l’ouvrier social » et la critique de la théorie de la valeur-travail de Marx par Negri364 pour que se produise vraiment une rupture. Mais en France, celle-ci est plus précoce. Déjà, comme nous l’avons évoqué dans nos prémisses, les thèses de SoB et de l’IS remettent en cause certains aspects de la théorie du prolétariat, même si l’IS se rattache encore à la théorie des conseils ouvriers. En effet, le nouvel ouvrier de cette époque de la fin des années soixante–début soixante-dix, c’est l’OS et comment pourrait-il avoir une « conscience de classe » avec tout ce que ce mot comporte de dimension sociale-historique ? Il est donc vain d’en attendre un comportement cohérent et continu. Là où celui qui a la conscience de classe est le plus souvent réduit à des pratiques réformistes (ce que le groupe Échanges et Mouvement issu d’ICO appelle aujourd’hui pudiquement : « le cours habituel des luttes de classes »), celui qui n’a qu’une « conscience de soi » de l’exploitation et surtout de la subordination passe sans cesse d’une résignation teintée de fatalité à une insubordination sociale produite par son dégoût du travail et l’insatisfaction de ses désirs. Il est davantage individu-prolétaire dans la société du capital que prolétaire-individu au sein de sa classe. Quelqu’un comme Serge Mallet qui a bâti toute son analyse, dans la phase antérieure à 1968, sur le fait que la nouvelle classe ouvrière serait qualifiée et technicienne reconnaît, qu’à partir de 1968, cette nouvelle classe ouvrière, en France, mais aussi en Italie, pourrait être composée des « jeunes OS365 ». C’est qu’en fait, il y a eu deux mouvements de sens inverse qui vérifient les thèses de Braverman et Freyssenet dont nous avons déjà parlés. Un mouvement de surqualification d’un côté, mais qui touche un nombre croissant, mais relativement restreint de salariés et de l’autre un mouvement massif de déqualification de la force de travail.

Certains des textes les plus importants de l’époque ont été réunis dans le livre Rupture dans la théorie de la révolution366 et constituent le fond commun de ce qu’on pourrait appeler « le mouvement communiste » (d’ailleurs, une revue va prendre ce titre-là) qui se détache de sa stricte définition prolétarienne assimilant traditionnellement théorie du prolétariat et théorie communiste.

Dans ces textes, à la lumière des événements de la fin des années soixante–début des années soixante-dix, une reformulation de la théorie communiste va être tentée en insistant sur certains concepts : valorisation/dévalorisation (Le Mouvement Communiste), cycle de lutte (Intervention Communiste puis Théorie Communiste), cycles historiques (J.-Y. Bériou367), auto-négation du prolétariat par les pratiques anti-travail (Négation puis Crise Communiste et Une tendance Communiste), communauté matérielle du capital, échappement du capital, capital fictif, parti historique/parti formel, « racket », révolution à titre humain (Invariance), critique de la démocratie et de la politique (tous ces groupes368), périodisation historique en termes de domination formelle et domination réelle du capital (tous ces groupes).

En fait, toutes ces tentatives proviennent d’une démarche syncrétique initiée par la revue Invariance à partir de sa série II, au début des années soixante-dix, un syncrétisme qui essaie de faire le lien entre des théories issues de la filiation prolétarienne (les gauches communistes allemande et italienne) et d’autres qui lui sont extérieures (Internationale Situationniste et divers apports d’auteurs inclassables ou transcourants). Or ce n’était pas là forcément l’essentiel, car hormis l’analyse de la « société du spectacle », le reste n’était souvent que reprise de textes ou de références des gauches communistes historiques avec quelques actualisations comme celle de Jean Barrot (Dauvé) et son livre référence Le Mouvement communiste (Champ Libre, 1972) ou sa brochure « Contribution à la critique de l’idéologie ultra gauche », reprise dans le livre Communisme et question russe, La Tête de feuilles, 1972 ; p. 138-178.

Par contre, certains points, comme l’exigence d’une immédiateté qui ne soit pas toujours immédiatisme, par exemple dans la proclamation du refus d’une séparation entre vie quotidienne et vie militante, la nécessité d’une cohérence vitale et unitaire étaient un peu négligés ou alors ne ressortaient que sous la forme déjà dégénérescente et « pro-situ » de l’éloge du cynisme, du détachement, de la dureté, de l’insensibilité et de l’égoïsme, puisé à la source des grands conseillers critiques du Prince (Castiglione, Machiavel, Gracian, Retz).

En dehors de ce recueil de textes, un article nous paraît important, celui de Lucien Laugier : « Une énigme : la question de Bordiga » dont je tire ce passage : « Ce que Bordiga scrutait avec la plus exigeante attention c’était avant tout la manifestation des premiers symptômes de la nouvelle crise en gestation dans l’économie capitaliste — crise dont il attendait qu’elle mette définitivement un terme à la prostration semi-séculaire du prolétariat. Mais il ne pouvait pas ou ne voulait pas analyser l’effet des profondes transformations survenues dans la condition ouvrière et qui pouvaient avoir vidé le “prolétariat”, tant dans la réalité que dans le concept, de sa traditionnelle charge subversive. Chez les révolutionnaires de la génération de Bordiga [on voit ici que Laugier n’hésite pas à faire intervenir une donnée que Bordiga refuserait, NDLR], la prise en compte de ces transformations avait toujours été le fait de personnalités renonçant à la perspective révolutionnaire. Elle était donc suspecte a priori. Peut-être aussi Bordiga n’avait jamais nourri aucune illusion quant aux caractéristiques subversives trop généreusement prêtées aux ouvriers de toutes les époques. Aussi n’était-il pas impressionné outre mesure par “quelques degrés de plus” atteints par l’effacement de ces caractéristiques. À ses yeux, la crise révolutionnaire était un phénomène si violent et si impétueux que comptait peu, face à elle, le degré d’apathie sociale réalisé jusque-là par la précédente phase de prospérité capitaliste. Pourtant, toujours aux yeux de Bordiga, le rôle essentiel du parti prolétarien consistait non seulement à découvrir les signes précurseurs d’une telle crise, mais aussi la façon dont y réagissaient les fractions les plus combatives de la classe ouvrière […] En d’autres termes, il fallait surtout que, par delà les vicissitudes de la pratique politique et syndicale du stalinisme, ait survécu chez les ouvriers ce que, faute de terme plus précis, nous avons longtemps appelé “l’instinct de classe”. Durant les années soixante, qui connurent maints symptômes annonciateurs de crise sociale, cet “instinct” ne s’est nullement manifesté. Bien au contraire, les ouvriers de mai 68, prompts à accepter le marchandage proposé par leurs syndicats — quelques pour cent d’augmentation de salaire — contre l’indifférence sinon le désaveu, à l’égard de l’agitation étudiante, ils n’eurent envers le climat idéologique révolutionnaire de cette agitation que répulsion et dégoût. Aussi longtemps que rien ne venait troubler le rituel revendicatif, que les partis et syndicats enfermaient dans un réformisme constitutionnaliste aussi inefficace que soporifique pour l’ordre social, on pouvait imputer à une sorte d’apathie historique l’obéissance servile que la plus grande partie des ouvriers témoignait à ces partis et syndicats. Mais dès lors que toute la vie économique et politique était perturbée, que des centaines de milliers de jeunes se mobilisaient dans une contestation active, que la grève généralisée paralysait tout le pays, et, que les sphères dirigeantes commençaient à donner des signes de panique, il n’était plus possible d’ignorer ce que signifiait le maintien par la totalité des travailleurs de leur “discipline ouvrière” à l’égard de l’action éminemment contre-révolutionnaire du PCF et de la CGT : l’ajournement, pour de longues années, sinon des décennies, des possibilités du “réveil prolétarien” que nous avions si longtemps attendu. Mai-68 n’était pas et ne pouvait pas être la révolution. Dans le PCI [bordiguiste, NDLR] nous en donnâmes des raisons que je ne désavoue pas aujourd’hui […] Malgré cela — et peut-être à cause de cela — l’événement fut un grand exemple — et peut être aussi le dernier — d’une situation où les catégories sociales sont contraintes de se prononcer sans équivoque pour ou contre la révolution. La “classe ouvrière” de 1968 s’est rangée dans le second camp et ce fut bien, pour nous, la négation en actes de toute survivance “d’instinct prolétarien”369 ». La force de ce texte nous semble toujours admirable.

Toujours issue du courant de la gauche italienne dite bordiguiste, c’est la revue Invariance qui va progressivement aboutir à l’idée de la révolution à titre humain dans le no 1 de sa série III. Dans un premier temps elle va critiquer la conception particulariste de la classe révolutionnaire qui est au cœur de la théorie du prolétariat. Puis, elle va avancer la notion de classe universelle reprise de Hegel. Enfin, elle va remettre en avant le concept de Gemeinwesen (communauté humaine) qui s’oppose à la fois à la Gesellschaft (société) bourgeoise et à la Gemeinschaft (communauté Blut und Boden) nazie. Pour cette nouvelle perspective, Mai-68 représente un véritable « dévoilement » (cf. le titre de son no 5-6, série III, 1979) et manifeste une discontinuité avec le cycle historique des luttes de classes. La force d’attraction et en même temps la haine que provoque cet événement, alors qu’il n’y avait pas de risque de révolution, confirme cette discontinuité que la revue explique par la peur de l’inconnu.

Ni victoire ni défaite donc, autre chose.

Pour ne pas alourdir plus encore ce livre, nous ne développerons que trois exemples de cette critique communiste de gauche, appliquée à trois groupes dont nous avons abondamment parlé : le GLAT en France ; Potere Operaio et Lotta Continua en Italie mais ces deux derniers exemples seront traités dans la partie italienne.

La critique du GLAT est l’œuvre du groupe Le Mouvement Communiste (LMC) dans le cadre du no 1 de sa revue éponyme, intitulé : « En quoi la perspective communiste réapparaît » (1973). Nous résumons ici cet article.

Pour le GLAT, ce qui est essentiel, dans la définition du capital, c’est le rapport prix/salaires et c’est donc la résistance ouvrière à l’exploitation qui détermine les crises du capital. (On a là une analyse très proche de celle développée par les opéraïstes italiens, cf. infra, NDLR). Cette analyse n’est pas fausse mais elle est partielle, car il y a des crises économiques sans luttes ouvrières et d’autre part, il est difficile de concevoir des luttes ouvrières sans un contexte favorable de crise économique370. La combativité ouvrière n’est donc ni un effet ni une cause ou alors il faut supposer la classe ouvrière toujours mobilisable, d’où la conception léniniste (organiser la lutte) ou ultra-gauche (aider à son organisation).

Le GLAT répond à cela371 en reprochant à LMC son fatalisme et son économisme, son hypostase de la valeur. Le LMC rétorque à son tour en disant que la révolution n’est pas une question de forme d’organisation, ni de gestion, que la production n’est que le centre stratégique de la révolution, mais non son centre social qui est le salariat et l’échange372. La révolution est donc une question de contenu social373 et l’organisation n’est que celle des tâches. Toute autre perspective est taxée de racket politique374. Ce qui compte, c’est la permanence des liens, mais pas celle de l’organisation instituée, syndicale ou autre. Des formes anciennes comme les Iww aux États-Unis ou l’aau allemande, pourtant très différentes des formes syndicales classiques ne sont donc plus opératoires.

Les critiques du LMC contre ICO vont encore être plus fortes et surtout plus acerbes que celles contre le GLAT. En effet, quel est l’usage qu’ICO fait de son réseau de relations interroge le LMC ? « On rassemble pour ne pas agir, en décourageant les ouvriers de participer aux regroupements existants, sous prétexte qu’ils ne sont pas représentatifs. ICO fait payer au mouvement révolutionnaire son apport dans les périodes calmes, par son rôle de frein quand il se passe quelque chose […]. Par contre, dès la fin du mouvement, ICO prépara une étude sur La grève généralisée. Inaction collective dans le mouvement, puis expression collective375. »

ICO et des groupes comme Pouvoir Ouvrier, issu de SoB, opposaient les comités de grève et la démocratie ouvrière aux regroupements minoritaires. Pouvoir Ouvrier lança l’idée de comités de grève démocratiquement élus et révocables à tout moment, mais ce n’était qu’une idée ou une perspective qui ne correspondait pas à une réalité de terrain.

Dans un tract du 19 mai, le GLAT affirmait, « Les assemblées d’usine devront donc élire des délégués qui se réuniront sur le plan régional ou par branche professionnelle et pourront élire des délégués à un comité de grève central376. » Mais le contenu était oublié et finalement étaient privilégiées les questions de forme pour se distinguer des syndicats. Toute la tactique tournait autour de la question de l’auto-organisation et plus platement de la démocratie ou plutôt de la « vraie démocratie ». Or, en devenant un moment particulier qui pose problème, le moment de la décision rompt la continuité de l’action. Bien sûr, le rapport de forces défavorable, dans le mouvement ouvrier, entre une minorité agissante et une majorité suiviste jusqu’à un certain point, rendait improbable, pour ne pas dire impossible, un appel à un « comité de grève national » qui n’aurait été, en l’état, qu’une extension de celui de Nantes, un paravent syndical. Mais alors, pourquoi ne pas lancer un mot d’ordre tout aussi décalé : « Abolition du salariat » (ou alors le Vogliamo tutto du mouvement ouvrier chez Fiat en 68-69) qui aurait eu au moins l’avantage d’orienter le mouvement sur son vrai terrain, celui qui coupait court à tout vote pour ou contre la reprise et à toute négociation sur des revendications-prétextes.

Les limites de notre critique du travail

Le mouvement de critique du travail qui s’exprime dès 1968, mais encore de façon marginale va prendre de l’ampleur après 68 avec les luttes d’OS des années soixante-dix. Elles viennent se heurter au retournement du cycle des luttes précédent, qu’amorcent des restructurations en cours qui n’atteindront leur plein effet qu’à partir de la décennie suivante. Plus concrètement, les actions de refus du travail qui se manifestent à ce moment-là, sous la forme d’une flexibilité prolétaire (absentéisme, turn-over, travail intérimaire privilégié, coulage de la production) viennent se briser sur les premières grandes vagues de licenciements. Et quand le travail parcellisé de la chaîne est critiqué, il ne l’est pas au nom de ce qui pourrait être un autre type de travail d’usine, ce qui était encore le cas dans les hypothèses de gestion ouvrière ou de gestion des producteurs, mais en tant que travail d’usine, de travail industriel. Le refus individuel avant tout individuel, dans un premier temps s’il peut se transformer en lutte collective dans un second, ne s’inscrit plus dans une perspective prolétarienne de « pouvoir ouvrier », mais dans une volonté de fuir l’usine, volonté d’autant plus forte si la grève s’est conclue par un échec. Cette contradiction existe au plus haut point en Italie, dans la mesure où la continuité du mouvement sur une dizaine d’années permet de dérouler tous les possibles qui permettraient de sortir de la contradiction, alors qu’en France la densité et le côté extrêmement ramassé du mouvement ont créé une dissociation entre les potentialités qui sont restées le plus souvent à l’état de potentialités de mai-juin et des pratiques critiques qui se sont produites par la suite, mais en dehors des conditions qui auraient permis ce dépassement. On passe de l’ancienne affirmation de classes des luttes antérieures à l’impossible affirmation d’une identité ouvrière. C’est aussi pour cela que nous avons parlé de rupture du fil historique des luttes de classes à partir des années quatre-vingt. Mais ce vécu critique n’est pas vécu de manière identique par les différentes fractions ouvrières en raison d’une organisation ethnique de la division du travail par le patronat privé de l’automobile (hors Renault donc) qui fait que cette origine vient parfois surdéterminer la division technique du travail. Ainsi, au sein des catégories les plus basses de la hiérarchie d’usine, s’instaure une division entre français/ non français, immigrés d’origine européenne ou non, sans parler de la division par sexe. Derrière cette division technique ethnicisée, il n’y a pas seulement du racisme et une volonté de division politique de la classe ouvrière, mais une certaine conception de la professionnalité autour de la figure de l’OP et de son savoir-faire légitimé, un savoir-faire dénié aux différentes catégories d’OS. Cette éthique du travail se retrouve parfois dans l’attitude vis-à-vis de la police qui n’est pas forcément attaquée comme gardienne de l’ordre, comme « flic », un ressenti que les jeunes prolétaires ont manifesté de façon virulente pendant le mouvement de Mai, mais sur la base de son inutilité fondamentale du point de vue économique, de son improductivité. Ainsi, pendant la grande grève du Joint français à Saint-Brieuc au printemps 1972, les CRS sont traités de « fainéants » par des grévistes et manifestants qui appartiennent plutôt aux anciennes fractions qualifiées de la classe ouvrière. Les caractéristiques des luttes de ces années sont donc loin d’être homogènes.

Pour en revenir aux mouvements de refus du travail qui sont principalement le fait des ouvriers peu qualifiés et des OS, ils vont participer d’une désagrégation du collectif de travail dans la mesure où ils ne seront pas suivis d’une recomposition de classe permettant de reprendre l’offensive à partir d’une nouvelle unité autour de cette fraction ouvrière des OS qui s’affirmait alors comme la plus combative. C’est au contraire le capital qui va lancer son offensive en automatisant les chaînes de travail où on rencontrait la plus grande pénibilité, en externalisant certaines fonctions, en délocalisant des pans entiers de la production, bref en détruisant les forteresses ouvrières pour les redéployer sous forme de réseaux d’entreprises.

Le cycle de lutte se retournant, ce qui était flexibilité ouvrière, « autonomie » disaient les italiens, devient progressivement flexibilité patronale, précarité.

Vérité et mensonges sur Mai-68

À l’époque contemporaine, les activités critiques, politiques et révolutionnaires de la ou des classes dominées n’ont pas dépassé, dans ou par la démocratie, les limites qui dans l’ordre féodal puis royal, les maintenaient comme des sortes de spasmes sans lendemain (La Fronde, la « Guerre des paysans », la Révolution française, 1848, la Commune). Il ne semble pas exister de continuité entre le temps plat et cyclique du retour du même et les périodes de fondation engendrées par une accélération du temps. C’est alors la théorie qui est obligée d’expliquer la chose en faisant appel à des notions comme « la ruse de la Raison » (Hegel), « le sens de l’histoire » (Engels). Ces notions forment et entretiennent le fil rouge des luttes de classes ou des révoltes quotidiennes, mais servent aussi à inscrire les grands « orgasmes de l’histoire377 » dans quelque chose qui les dépasse. Ces moments n’ont pas seulement en commun d’être des luttes contre les dominations et des assauts contre le ciel, ils sont aussi reliés entre eux par leurs échecs qui ne sont jamais des échecs complets, car ils ont toujours laissé des traces matérielles et idéologiques.

Ces traces, on les retrouve, encore aujourd’hui, non seulement inscrites dans des rapports sociaux qui ont été modernisés, mais dans les références que tout mouvement nouveau, se sent « obligé » de faire par rapport à ces événements passés, que ce soit pour s’en réclamer ou s’en démarquer. Ces événements, au sens fort, font aussi l’objet d’attaques récurrentes proférées à leur encontre par des journalistes, sociologues ou hommes politiques.

L’analyse de Mai-68 fait justement l’objet d’une attention particulière accompagnée d’une abondante littérature dont une grande part relève de la falsification et où les principaux adversaires du mouvement réel passent pour ses principaux représentants. Ainsi, les Lévy, Glucksmann378, Finkielkraut et autres sont-ils présentés par les médias comme des anciens soixante-huitards, le livre Génération de Hamon et Rotman (Seuil, 1987) en constituant la caricature par sa galerie de portraits vénérables. Pourtant, la plupart des individus qui y sont présentés n’ont eu qu’une participation très limitée au Mouvement puisque le point de vue des deux auteurs les amène à surtout considérer des individus passés par le moule ulmien puis maoïste ou alors par celui de l’UNEF. Cela les conduit à une première absurdité qui est de parler en fait de la génération précédente, celle de la guerre d’Algérie. Certains de ses membres ont certes servi de passerelle entre générations, mais les composantes du mouvement sont suffisamment diverses pour justement ne pas être définies comme relevant d’une seule génération, ce qu’indique pourtant l’emploi du singulier pour le titre de l’ouvrage en question. La seconde absurdité consiste à présenter ces individus comme des meneurs de Mai-68 alors que leur organisation gauchiste de l’époque leur empêchait toute manifestation de sympathie pour le mouvement et qu’ils étaient censés être consignés chez eux379. Ce sont souvent les mêmes qui développeront plus tard une haine vis-à-vis de toute référence à une révolution sociale et une nouvelle « philosophie » confondant le tout ou la totalité avec le totalitaire. Les anciens adorateurs de Staline et de Mao faisant la leçon !

L’opération de falsification consiste alors, pour ce genre d’essayiste, à chercher la “vérité” de Mai-68 dans le devenu de Mai-68 par exemple les Lipovetsky, Maffesoli et autres Yonnet qui décèlent dans le mouvement les prémisses de l’individualisme triomphant d’aujourd’hui. Dans le même style de réécriture de l’histoire des idées, mais cette fois en procédant rétrospectivement, Althusser, Bourdieu, Foucault, Lacan sont présentés comme les inventeurs de la « pensée 68 » ainsi qu’ont osé le dire Ferry et Renaut dans leur livre éponyme (Gallimard, 1985) qui s’inspire des thèses de Gilles Lipovetsky380. Ces thèses voient dans le mouvement de 1968 les germes de l’hédonisme des années quatre-vingt, du retour à soi, de ce qu’on appelle aujourd’hui le discours libéral-libertaire381, alors qu’au contraire le mouvement signalait un haut niveau de tension entre individu et communauté, tension entre liberté de l’individu et action collective, un haut niveau de fraternisation, de solidarité et de générosité.

Comme le dit avec justesse Castoriadis dans « Les mouvements des années soixante382 », le coup de bluff consiste à faire passer ces auteurs pour inspirateurs du mouvement alors qu’ils n’ont dû leurs succès qu’à sa défaite. Le cas d’Althusser est parlant qui, dès 1964, face aux premières formes de contestation étudiante, s’écriait que personne ne saurait remettre en question des contenus et des formes traditionnelles d’enseignement comme le type de relation maître-élève en vigueur dans la philosophie académique, puisqu’il s’agit d’un savoir scientifique et objectif que l’on découvrira dans Lire le capital le livre recette qui permet, avec l’aide des lunettes de la science, de tracer la fameuse coupure épistémologique entre le Marx scientifique et le Marx hégélien et humaniste. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait développé autour de lui toute une cour de disciples disciplinés, bien en peine de comprendre par eux-mêmes l’événement 68 ! Pas étonnant que le jeu de mots « Altu-sers-à-rien » ait connu un tel succès en mai-juin. Plus étonnant par contre, son retour en grâce plus implicite qu’explicite aujourd’hui à travers des groupes comme Théorie Communiste et Krisis qui utilisent les concepts de détermination/ surdétermination, structure et tout ce qui permet de renforcer l’idée d’un « capital-automate » et celle de la fin du sujet.

Quant à Foucault, il critiquait toute politique comme stratégie de pouvoir ou de contre-pouvoir dans une rhétorique de la structure combinée à du nihilisme esthétisant. Tous ces auteurs qui se rattachaient finalement au courant structuraliste avaient déjà été critiqués de façon exhaustive par des auteurs comme Cardan (Castoriadis) dans les numéros 39 et 40 de SoB et par Henri Lefebvre dans de nombreux ouvrages383. Or, comme nous l’avons dit dans nos prémisses théoriques, ce sont ces mêmes Castoriadis et Lefebvre qui ont nourri le mouvement de mai et non les « anti-humanistes » de la structure et des combinatoires (spécialistes des « systèmes de signes », de « l’algèbre du signifiant », de « la logique des modes de production » et de « la rupture épistémologique »). Tous ces penseurs qui niaient l’histoire et l’individu ne pouvaient reconnaître en Mai-68 un événement qui rompait avec la répétition du même comme expression de la domination de la Loi.

À les en croire tous, il y aurait deux tendances dans Mai-68, une bonne et une mauvaise384. La bonne a débouché sur de nouvelles conquêtes sociales et une dynamisation de la société capitaliste, le triomphe du moléculaire sur le molaire, du nomadisme sur l’enracinement ; et la mauvaise à un anti-capitalisme de principe, une profonde crise des institutions et de l’autorité en général. Dans toutes leurs gesticulations il y a la volonté de chercher la vérité de Mai dans le devenir de l’après-Mai et aussi dans ce que sont devenus les protagonistes du mouvement. Dans le meilleur des cas, comme chez Le Goff, ce n’est pas de la faute des protagonistes, mais les meilleures intentions se sont trouvées détournées de leur sens originel par la ruse de l’histoire.

Une spécificité française ?

Une expérience historique et politique, celle des luttes anti-coloniales (Indochine et surtout Algérie) a grandement contribué à la formation des militants de la génération pré-68 dont certains joueront un rôle important, particulièrement ceux issus de la Gauche syndicale ou ceux ayant suivi ou participé aux expériences d’autogestion en Algérie. On ne retrouve pas cet aspect en Italie où il n’existe pas de tradition de lutte anti-colonialiste ni l’équivalent d’un syndicalisme étudiant. Le cas de l’Allemagne et des États-Unis est également différent, puisque dans ces deux pays le SDS a la lourde tâche de pallier l’absence de réelles forces d’opposition syndicale et politique, mais la lutte anti-impérialiste y jouera un rôle certain.

Cette détermination spécifique est encore renforcée par des références à la Révolution française (la constitution de 1793 sur le droit de se révolter), aux barricades de 1848 et à la Commune de 1871 qui perpétuent une symbolique révolutionnaire particulière. Perry Anderson, par exemple, parle de la Révolution française comme « tradition cumulée » : 1789-1848-1871-1968. Pour d’autres, au contraire, elle conduirait aujourd’hui à surestimer l’importance de l’événement 68 en France, et ce aussi bien dans la critique que dans le panégyrique. Ce qui est sûr, c’est que les potentialités initiales de la Révolution française sont restées inachevées et qu’elles n’ont pas été dépassées par les révolutions prolétariennes comme si elle n’avait été qu’une révolution bourgeoise. D’où l’intérêt de faire le rapport entre celle-ci et Mai-68, mais aussi de mettre en évidence que ceux qui font le procès de 1789 et des Lumières sont aussi souvent ceux qui veulent liquider l’importance ou l’héritage de Mai-68.

À la suite d’Henri Simon et de la revue Échanges, des positions assez nombreuses font part d’une spécificité française, mais qui n’aurait, contrairement à la position de Perry Anderson et à la nôtre, rien à voir avec son histoire révolutionnaire. Elle conduirait à surestimer l’événement Mai-68 et à en faire un modèle de révolution. Reprenons, en premier lieu, la position d’Henri Simon385. Pour lui, la France est un pays structurellement en retard du point de vue capitaliste, un pays colbertiste et protectionniste, d’où son immobilisme. Le gaullisme est venu remplacer la fraction rétrograde par la fraction moderne de la bourgeoisie et les classes moyennes françaises se retrouvent “à la rue” et leurs enfants dans les rues, car ils sont révoltés par le sort qui leur est fait et cela dès la guerre d’Algérie pendant laquelle on supprime « le privilège de classe » que constituait le sursis à partir des fortes mobilisations entre 1956 et 1959. C’est cela qui aurait donné aussi bien les luttes tiers-mondistes que le situationnisme et la critique de la société de consommation.

Le caractère international de la révolte de la jeunesse n’a pas l’air d’être pris en compte, pas plus que la réappropriation par toute une partie du mouvement, des expériences prolétariennes, par exemple celles des conseils ouvriers allemands ou de la révolution espagnole. De la même façon et nous avons déjà insisté là-dessus, ce n’est pas le fait d’être « à la rue » qui a poussé les étudiants en sociologie et en sciences humaines en 68, à refuser d’être les chiens de garde de la bourgeoisie. Inversement, les étudiants de 2018 dont un nombre effectivement très élevé risque de se retrouver « à la rue » ne semblent pas très pressés de rejouer un mai 68, puisque leur critique de la sélection à l’entrée de l’université ne s’accompagne nullement, en tout cas pour le moment, d’une remise en cause de l’institution et de la transmission du savoir, de la notion de savoir elle-même, etc. Quand on pense qu’en 1970, André Gorz écrivait un éditorial pour Les Temps modernes d’avril, intitulé : « Détruire l’université » !

En fait, Henri Simon est obsédé par la notion d’avant-garde. Alors que la plupart des étudiants et des militants en étaient encore à s’en remettre à l’initiative de la classe ouvrière, soit pour espérer une grève générale véritablement sauvage et les premiers conseils ouvriers, soit pour « servir le peuple », Henri Simon ne voit, comme la CGT d’ailleurs, que des donneurs de leçons. Il renverse la perspective pour faire de l’autonomie du mouvement de classe la cause de l’échec de la liaison étudiants-ouvriers. Au mieux, les ouvriers utilisent les étudiants et autres radicaux pour leurs propres intérêts, au pire ils les rejettent. Henri Simon pense-t-il que la CGT n’a eu aucune influence sur les conceptions de l’occupation et la fermeture des portes des usines ? Il ne s’agit d’ailleurs pas de crier à la trahison de syndicats bureaucratisés, mais où est l’autonomie là-dedans ? Ne la retrouve-t-on pas plutôt avant que la grève ne se généralise ? Avant qu’elle ne soit réinscrite dans sa dépendance au rapport salarial par des syndicats qui sont les garants de cette dépendance et qui vont pousser vers des revendications négociables ? Cette autonomie, ne la retrouve-t-on pas aussi quand les ouvriers ont emprunté certaines formes de luttes radicales qui s’apparentent à celles que mènent les étudiants (séquestrations, prises de paroles en assemblées générales, comités de grèves, etc.) ?

Si cet argument d’Henri Simon était pertinent, on ne comprendrait pas pourquoi, alors, il en aurait été différemment en Italie de 1968 à 1973. Le « retard » de l’Italie était encore plus grand, l’université encore davantage une université de classe et pourtant la théorie de l’autonomie ouvrière, l’operaismo386 et sa mise en pratique, par exemple à Fiat en 1969, n’a pas empêché la liaison avec les étudiants et les radicaux italiens.

Dans d’autres exemples cités, comme les grèves de mineurs en Angleterre, on voit que sa préoccupation majeure est celle de la forme, de l’auto-organisation de la classe comme affirmation de son autonomie387, une pédagogie de la lutte qui paraît d’ailleurs nécessaire si on se réfère à une conception des conseils comme organe de l’auto-émancipation des travailleurs. Mais cette pratique et cette expérience de la lutte ouvrière, mises en avant dans SoB d’ailleurs, à quoi sert-il de l’opposer à d’autres formes de lutte et à des embrasements plus généraux dans lesquels évidemment les schémas pré-établis, les hiérarchisations entre les luttes sautent comme des bouchons de champagne ?

Ce qui fait qu’Henri Simon juge sévèrement le mouvement de mai-juin 1968, c’est que pour lui, ce n’est qu’un événement qui ne remet pas en cause fondamentalement l’ordre social, même s’il l’ébranle. Mais pouvait-on le savoir à l’avance ? Henri Simon répond à peu près en ces termes : ce n’est qu’un mouvement qui menace l’ordre politique et donc qui ne pouvait remporter qu’une victoire politique (un changement de gouvernement par exemple, un Charléty réussi), alors que, par comparaison, la grève chez Lip menaçait l’ordre social. Ce qui est paradoxal, c’est de voir Henri Simon ranger le gaullisme dans la modernité politique et de ne pas voir que dans cette modernité, les distinctions entre ordre politique et ordre social ou économique s’estompent. Il voit seulement se mettre en place les nouvelles pratiques, comme le féminisme, qui lui apparaissent comme des particularisations secondaires de la classe et ne peuvent donc être subversives, elles ne peuvent que dynamiser le capital, le moderniser. C’est juste388, mais il ne faut pas réécrire l’histoire de 68 à partir de ce qui s’est passé après. En 1968, ces formes de particularisation n’existaient pas encore en tant que force contestataire séparée, même si la révolte concernait tous les aspects de la vie. C’était même cette dimension unitaire que la critique situationniste avait révélée et on peut simplement dire qu’elle s’exprimait mieux dans les milieux sociaux de brassage, dont le milieu étudiant que dans des milieux strictement définis par des critères de classe. C’est un fait récurrent, qu’Henri Simon signale à propos de 1830 et 1848 et qu’on pourrait étendre à des périodes plus récentes. Les plus grandes révoltes ou les grandes luttes ne sont jamais animées par des classes pures, mais par des combinaisons de classes. Sans culottes, bras nus, « enragés » et petits-bourgeois en 1789, artisans-ouvriers pour la révolte des canuts, 1848 et la Commune, ouvriers-paysans et immigrés pour les OS des années soixante–soixante-dix, jeunes prolétaires et enfants des classes moyennes pour 1968 ; ouvriers-salariés de la fonction publique-scolaires et jeunes des banlieues entre 1986 et 1995. Ce sont d’ailleurs ces alliages productifs de mouvements importants qui cessent à partir de 2005-2006 avec la coupure entre d’un côté, la révolte des banlieues et de l’autre le mouvement étudiant contre le cpe qui resteront étrangers l’un à l’autre.

Finalement, pour Henri Simon, l’autonomie n’est pas dans la révolte contre les conditions de travail et de vie, mais dans l’écart que la classe dresse toujours devant les transformations du capital qui tendent à la rendre conforme à cet état présent du capital. L’écart est donc une pratique toujours renouvelée, preuve que la classe n’est finalement jamais complètement conforme et que la lutte des classes existe donc dans sa continuité comme le souffle de celui qui est en vie. C’est à l’automaticité quasi programmatique de cet écart construit dans les luttes qu’il faut se fier et non à des événements liés à des révoltes qui ne remettent pas fondamentalement en cause l’ordre social. La conception d’Henri Simon n’est pas sans incidence sur son appréhension de la revue ICO et de la notion de groupe. En fait, les tâches d’ICO telles qu’elles sont définies dans sa plate-forme, c’est-à-dire, informations, correspondances, description des luttes et analyse des transformations du capitalisme, ne sont valables que dans les périodes de calme relatif, ce que le groupe définit comme le cours quotidien des luttes de classes. Mais dès qu’un événement d’importance vient troubler cela, le groupe ou certains de ses membres éprouvent la tentation de se substituer aux organisations défaillantes ou aux travailleurs qui n’iraient pas assez loin dans la lutte. La contradiction du groupe est d’y accueillir des individus qui ont un assez haut niveau de réflexion et qui ne peuvent guère l’utiliser puisque tout développement théorique sera considéré comme s’autonomisant du mouvement réel et que par ailleurs, ils sont souvent isolés dans leur propre entreprise.

Christian Charrier389, sur le site La Matérielle, insiste aussi beaucoup sur une spécificité qui produirait « l’exception française ». Il y voit d’abord le produit d’une interprétation qui considère Mai-68 comme une révolution ou plus précisément, comme une « révolution à la française », c’est-à-dire une révolution avant tout politique dans laquelle le prolétariat ne joue jamais que le rôle de supplétif ou de masse de manœuvre de la bourgeoisie dans le cadre de ses luttes contre d’autres fractions des classes dominantes. Mai-68 est donc réduit à une crise de régime du gaullisme, régime autoritaire et bloqué, bloqué parce qu’autoritaire, et la classe ouvrière française ne serait qu’une composante du bloc interclassiste progressiste et rénovateur qui va faire chuter le gaullisme et permettre une amorce technocratique et modernisatrice sous Giscard. Nous sommes dans un déterminisme absolu de la part d’un « théoricien » qui n’a visiblement eu qu’un rapport lointain avec Mai-68.

C’est Mai-68 réduit à juillet 89 ! La thèse avancée ici s’inspire de ce qui s’est passé dans les autres révolutions des deux siècles précédents, c’est-à-dire une alliance entre couches qui luttent pour éliminer le régime en place. Remarquons que c’est déjà une drôle de conception de la Révolution française, a fortiori de la Commune (Marx a mis du temps à reconnaître son importance, mais là, avec Charrier, on y réfléchit encore !). De toute façon, Charrier force le trait car il faut quand même que cette alliance entre bourgeoisie moderniste et classe ouvrière se réalise contre l’ordre établi. Or cet ordre établi n’étant pas défini comme la société capitaliste (il ne pourrait pas y avoir alliance entre les deux fractions), ce ne peut être que contre l’ordre du régime gaulliste. Or, comme pour Christian Charrier, ce régime n’est qu’un système politique qui a permis la modernisation du capital français à travers la décolonisation et la mise en place du marché commun, son raisonnement s’avère parfaitement circulaire et il ne semble pas y avoir d’échappatoire.

Dans cette lecture, la classe ouvrière n’aurait été en concordance avec le cours international des luttes ouvrières de l’époque, que dans le bref moment où elle refuse les premiers accords de Grenelle jusqu’à Flins et Sochaux, où elle livre bataille contre la reprise du travail390. Tout le reste du temps, il n’y aurait eu que crise politique et La Matérielle de s’appuyer sur quelques citations de l’époque : « En favorisant l’unité inter-syndicale, nous avons enfermé le mouvement dans un carcan qui va à l’encontre exacte de ce que veulent les masses mobilisées. Nous sommes tombés dans le piège de la politique, dans la routine de la droite et de la gauche. Résultat : nous devons abandonner ceux qui ne sont pas étudiants, qui sont l’indice que le mouvement commençait à sortir de son ghetto391 ». Mais, comme en 1936 avec la révolution espagnole, la fuite en avant dans la recherche du débouché politique ne signale pas une surdétermination politique, mais au contraire une insuffisance de la prise en compte de cette dimension, à l’intérieur de la lutte. C’est parce qu’elle n’est pas posée comme partie intégrante de la lutte qu’elle s’autonomise, aussi bien en Italie avec la gauche extra-parlementaire, qu’en France avec l’opération Charléty. Cette opération n’est d’ailleurs ni crédible en tant que politique de rechange, ce que le mouvement comprend intuitivement en ne lui donnant pas ses forces vives, ni une opération complètement politique et autonomisée392. Cela apparaît dans un propos tenu fin mai par l’ex-responsable du service économique de la CGT, André Barjonet, « Tout est possible grâce aux CA. Vous allez rentrer et discuter avec les gens, et constituer des CA de quartier393. » Il ne cite pas Mendès-France, ce qui montre le caractère composite de l’opération. Cette analyse de Charrier refuse de voir qu’il y a eu crise sociale, mais que cette crise ne s’est pas muée en révolution sociale parce que les deux protagonistes de la crise, les étudiants et la classe ouvrière n’ont pas réussi leur alliage. La classe ouvrière est restée, dans son ensemble, une lourde arrière-garde pour le mouvement, même si quelques dizaines de milliers d’ouvriers, en tant qu’individus et non en tant que classe, se sont mis, de fait, à l’avant-garde du mouvement. Quant aux activistes étudiants, ils se sont trouvés dans la contradiction de vouloir quitter ce monde (« Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ») tout en s’en remettant finalement trop rapidement (à partir du 13 mai) à certaines forces de ce vieux monde (les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier) sur lesquelles il a finalement décidé de s’appuyer.

Ensuite, qu’il y ait eu une « surdétermination » politique des événements de 68 en France comme le dit Charrier, est une évidence, mais quoi d’étonnant puisque Marx repéra cette particularité dès le milieu du XIXe siècle ? Cette « surdétermination » est d’ailleurs liée aux caractéristiques particulières de la Révolution française, chose trop souvent oubliée par les différents courants issus de la gauche communiste dont le principal souci fut toujours de cultiver l’absence de spécificité nationale par crainte de tomber dans l’esprit franchouillard, eux qui n’ont, pour la plupart, jamais critiqué le pangermanisme de Marx.

Que cette spécificité politique puisse prendre la forme d’une priorité accordée à la lutte des classes et à une interprétation subjectiviste du capital est aussi vraie historiquement, comme on peut le voir avec l’importance de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire en France jusqu’au début des années vingt, mais où peut-on repérer cela aujourd’hui ? C’est parce que les courants qui ont critiqué définitivement et avec raison, les théories sur une nécessaire phase de transition, en déduisent une critique absolue de toute dimension politique de la révolution, qu’ils en arrivent à enterrer l’idée de cette révolution, dans la notion de communisation394 ou alors dans l’opposition entre ce qui serait la bonne révolution : « la sociale » et la mauvaise : la « politique395 ».

À côté de cette caractérisation historique et politique de Mai-68, il ne faut pas oublier de parler d’une autre médiation, nouvelle celle-là, avec le rôle joué par les différents supports de communication, non seulement du fait qu’ils vont mettre en valeur le rôle public tenu par des leaders charismatiques comme Cohn-Bendit, mais parce que dans la situation française d’une main mise gaullienne sur l’ORTF, les journalistes et certaines radios périphériques indépendantes comme Radio Luxembourg ou Europe 1 ont cherché à s’émanciper du pouvoir politique et à jouer à l’américaine, au « quatrième pouvoir ». En privilégiant l’information in vivo, elles ont fait fonction de caisse de résonance du mouvement, ce qui a eu un effet amplificateur d’évidence en faveur de ce dernier, au moins dans un premier temps, celui de la mobilisation (il s’agissait de captiver l’auditoire en se laissant porter par l’air du temps), en sa défaveur dans un deuxième temps, grosso modo, à partir du déclin du mouvement dès le 28 mai et surtout après le discours et la manifestation gaullistes, période où il s’agit, pour les médias, d’en appeler à une opinion publique qui en aurait assez des troubles et qui serait prise de peur

 

Notes

318 – « Comment on ne comprend pas des livres situationnistes », IS, no 12, p. 52.

319 – Cf. « Le commencement d’une époque », IS, no 12, p. 10.

320 – Ibidem, p. 10.

321 – Ibidem, p. 7.

322 – Ibidem, p. 12.

323 – Vaneigem, « Notes sur l’orientation de l’IS » (mars 1970, doc. no 5, CRQS, 1974).

324 – G. Debord et G. Sanguinetti, Champ Libre, avril 1972.

325 – Ibidem, p. 20.

326 – Ibidem, p. 32.

327 – Cf. à la même époque, mais de l’autre côté des Alpes, le Manuel de survie de Giorgio Cesarano, Dérive 17, 1981.

328 – Il cite une chanson de juin 1968 : La Commune n’est pas morte, « […]Tous les partis, les syndicats,\Et leur bureaucratie,\Oppriment le prolétariat,\Autant qu’la bourgeoisie.\Contre l’État et ses alliés,\Formons des conseils ouvriers.\Tout ça a prouvé, Carmela,\Qu’ la Commune n’est pas morte\Le Conseil pour l’Occupation\Crachait sur les trotskistes,\Les maoïst’s et autres cons,\Exploiteurs de grévistes.\À la prochain’ ça va saigner\Pour les enn’mis d’la liberté.\Tout ça a prouvé, Carmela,\Qu’ la Commune n’est pas morte […] »

329 – Troisième édition, Anthropos, 2002, préface de Jacques Guigou.

330 – Cf. les analyses de Gorz et Mallet.

331 – Cri de certains fascistes pendant la révolution espagnole de 1936.

332 – Cf. Adorno, in Modèles critiques. Payot. 1984, p. 276-296. H. Arendt aura un peu la même réaction quand elle déclare en 1970 : « La stérilité théorique de ce mouvement et la pesante monotonie de ses analyses est d’autant plus frappante et regrettable que sa joie dans l’action fait plaisir à voir […] Ce qui peut le plus fortement faire douter de ce mouvement en Amérique et en Europe occidentale, c’est une sorte de curieux désespoir qui en paraît inséparable, comme si tous les participants étaient d’avance convaincus que leur mouvement serait écrasé. »

333 – Conception explicitée par Jacques Guigou (cf. Temps critiques, hiver 2006, p. 105-113). Disponible ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article159

334 – Disponible à http://www.tnova.fr/essai/gauche-quelle-majorit-lectorale-pour-2012

335 – Sur tous ces points, on peut se reporter à, Jacques Wajnsztejn, Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014.

336 – Il est à noter que la gauche de Pouvoir ouvrier, composée des éléments les plus jeunes, se regroupe en 1970 au sein de Révolution communiste, tout en rejoignant comme la plupart des autres militants de Pouvoir ouvrier, la mouvance des Cahiers de Mai. Révolution communiste publiera deux cahiers notamment une critique de la politique des Cahiers de Mai (Cahiers Révolution communiste 2 : « Marxisme contre réformisme bureaucratique », juillet-août 1970)

À travers leur expérience commune négative dans les Cahiers de Mai, s’ébauche un nouvel espace de regroupement entre notamment les militants issus de Pouvoir ouvrier et ceux issus de la La voie communiste. Ce regroupement, dans lequel, comme les autres anciens de Pouvoir Ouvrier, Révolution communiste se fond, donne naissance, en 1971, au Groupe marxiste pour les conseils de travailleurs (GMPCT) à la durée de vie éphémère. Certains, comme Jean-Pierre Hébert, fondent alors la Gauche marxiste dont les contours militants épousent sensiblement ceux de Révolution communiste. La Gauche marxiste publie un journal intitulé Lutte continue et finit par se dissoudre en 1973.

Jean-Pierre Hébert et quelques membres de l’ex-Gauche marxiste renouent avec les éléments de la fraction qui avaient quitté le GMPCT et créent un cercle d’étude qui entreprend la critique des travaux de Rosa Luxemburg et de Henryk Grossmann. Ce nouveau regroupement ne survivra pas au départ, en 1975, des éléments qui rejoignent alors le Groupe communiste mondial qui passait pour être le continuateur d’Invariance (série I). Ils fonderont la revue Communisme ou civilisation (les informations de cette note ont pour source le site du Prolétariat Universel.)

337 – Un cheminot déclare (no 22, p. 14) : « L’enquête joue surtout un rôle d’auto-formation des noyaux qui ont participé au combat. Elle doit permettre à ces noyaux parfois informels, de se réunir, et à travers ce travail d’enquête, de voir ce qui se passe dans leur entreprise, de leur faire prendre conscience qu’ils existent, qu’une de leurs tâches est de s’organiser réellement, et qu’à partir de leur groupe (CA, section syndicale, etc., ça dépend des conditions) des liaisons soient entreprises ».

338 – La pratique est de fait très différente de celle de la feuille d’usine de Lutte Ouvrière ou de la pratique externe de l’enquête des maoïstes. Ici, cela débute par une réunion entre certains ouvriers en lutte qui contactent ou sont contactés par Les Cahiers de Mai, un texte est rédigé ensemble, puis les ouvriers le font circuler dans l’usine pour correction et enfin une dernière réunion met le point final au texte qui est diffusé ensuite dans l’usine, mais aussi parfois dans Les Cahiers de Mai. Une grosse limite réside dans le fait que les militants ne pouvant être partout, le contact à l’intérieur passe souvent par un membre de la CFDT, le plus souvent un délégué de la tendance gauchisante du syndicat. Il en ressort une ambiguïté de départ qui peut conduire à des dérives. C’est effectivement ce qui s’est passé après l’expérience de Penarroya, pourtant enrichissante, mais déjà prémonitoire des ambiguïtés et encore plus à Besançon avec Lip. Nous y reviendrons dans l’analyse du mouvement de Lip.

339 – À Lyon, à Saint-Denis, à Noyelles-Godault, à Largentière.

340 – Un militant de Lyon (Bernard Fromentin) donne sa position sur cette question de l’interventionnisme politique : « Ces groupes se présentent comme des sujets politiques qui auraient à stabiliser des noyaux plus ou moins amorphes sans tenir aucun compte du fait que le développement et l’existence de noyaux ne dépend pas d’actions volontaires de groupes extérieurs qui prendraient des mesures pour permettre à ces groupes d’exister, mais des luttes réelles qui se passent dans la boîte » (p. 16).

341 – Une anecdote racontée par Daniel Anselme permet de comprendre la différence entre l’optique des Cahiers de Mai et celle des groupes gauchistes. Dans une discussion en petit comité qui met en présence d’un côté, Anselme, principale figure (non médiatisée) des Cahiers et de l’autre Roland Castro de VLR (Vive la révolution) et Le Dantec de la Gauche Prolétarienne, ces deux derniers font assaut de révolutionnarisme et Anselme de leur poser la question qui tue : « mais qui vous a fait révolutionnaire ? ».

342 – Sur ce point on peut se reporter au texte de démission de Jean-Louis Jarrige et Jacques Wajnsztejn, « Bilan critique de l’activité des Cahiers de Mai », disponible sur le site de la revue Temps critiques : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article304

343 – « Des métallos s’expliquent », supplément au no 30 des Cahiers de Mai, mai 1971, BDIC, Rés 578/54).

344 – « Un essai d’autogestion des luttes par les travailleurs », in Courrier militant (un organe de discussion interne aux Cahiers de Mai), avril 1971, p. 21-22. Le comité de lutte y est animé par deux anciens délégués CGT exclus et deux autres encore dans le syndicat, plus un délégué CFDT. Cette gauche ouvrière est assez proche de celle qui anime les Comités unitaires de base (CUB) de Pirelli ou de SIT-Siemens à Milan. Néanmoins, les militants maoïstes hésitent entre une ligne syndicaliste révolutionnaire (celle de la « CGT rouge » pour les militants de l’UJC(ml) et une ligne comité de lutte pour la GP et surtout Vive la révolution (VLR), la tendance la plus spontanéiste qui anime la Base ouvrière à Flins.

345 – Si des groupes comme Lutte ouvrière et le journal les Cahiers de Mai arrivent à tenir le cap la plupart du temps, c’est beaucoup moins le cas des groupes maoïstes et surtout de la GP et son organe de presse La Cause du peuple qui a tendance à forger son propre imaginaire prolétarien fait de grossièretés viriles et de langage ordurier. Sans doute s’agit-il pour eux de se situer dans la filiation historique révolutionnaire du Père Duchesne de la Révolution française ou du Père peinard d’Émile Pouget et de l’anarcho-syndicalisme, quitte à y introduire, pour faire bon poids, les tics du langage stalino-bolchévique de la ligne classe contre classe du PCF dans l’entre-deux-guerres (« Pour un œil, les deux yeux, pour une dent, toute la gueule »).

346 – Les citations de Gabriel Ceroni sont tirées de son entretien avec D. Cohn-Bendit dans Nous l’avons tant aimé la révolution, Barrault, 1986, p. 93 et sq.

347 – La leçon de l’histoire consiste, au mieux, à « reconnaître le moment d’un choix, d’un imprévisible, bref, l’émergence d’une liberté ; à tirer de l’histoire non des leçons ni exactement une explication, mais le principe d’une vigilance à ce qu’il y a de singulier dans chaque appel de l’ordre et dans chaque affrontement » (Révoltes logiques, no 5, printemps-été 1977, p. 6). Ce qui doit être privilégié ce sont les ruptures plutôt que les continuités. C’est assez logique avec ce qui relève finalement d’une théorie de l’événement.

348 – Révoltes logiques, no 7, printemps-été 1978, p. 30. Dans cette critique, la revue rejoint, par des cheminements différents, ce qu’énonçaient un peu plus tôt des groupes-revues assez confidentielles comme Invariance, Intervention Communiste, Négation.

349 – ICO, no 84, août 1969.

350 – Ibidem.

351 – C’est encore bien plus le cas pour la classe ouvrière italienne.

352 – La situation s’éclaire mieux si on regarde ce qui s’est passé entre 1968 et 1973. S’il est arrivé que les OS occupent l’usine, c’est parce que l’usine devait fermer et donc l’occuper c’était compréhensible pour tous, car c’est la seule façon de continuer à la faire exister. Alors qu’occuper une usine que l’on considère comme le lieu d’enfermement au travail obligatoire ne pousse guère à l’occuper pendant une grève routinière ou même une grève générale. Pour illustrer cela, on peut prendre les exemples de deux usines dont nous reparlerons : Doux (où la grève a duré près de cent jours, d’octobre 73 à janvier 74) et Coframaille. Les salariés en grève n’y ont pas occupé l’usine, mais ils ont construit un baraquement d’information et de discussion à côté de l’usine.

353 – « La vie quotidienne c’est le lieu et le temps où l’humain s’accomplit, à moins qu’il n’échoue, parce que c’est le lieu et le temps que ne saisit pas complètement l’activité parcellaire, spécialisée, scindée, quels que soient sa grandeur et son mérite » (H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Tome II, p. 25).

354 – Cf. H. Lefebvre : La survie du capitalisme, la reproduction des rapports de production, Anthropos, 2002.

355 – Cf. Ingrid Gilcher-Holtey : « Eléments pour une histoire comparée de mai 68 en France et en Allemagne », op. cit.).

356 – Cf. op. cit. p. 56 à 69.

357 – cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn J (dir.), La valeur sans le travail. Anthologie de Temps critiques i, L’Harmattan, 1988.

358 – Cf. Baynac, op. cit., p. 146.

359 – Cf. Schnapp, Journal…, doc 286, p. 626-636.

360 – Liaisons, op. cit. p. 20.

361 – Bulletin de septembre 69, reproduit p. 21-29.

362 – Dans les manifestations, c’est surtout le refrain de L’Internationale qui est repris par les manifestants étudiants car leur connaissance du texte dépasse rarement le premier couplet. Cela leur permet de ne pas avoir à se poser de question sur la compatibilité entre leur idéologie, plutôt critique par rapport au travail et l’apologie du travail que contient aussi ce chant révolutionnaire dans certains de ses couplets.

363] – L’expérience du mouvement ouvrier, vol II, UGE, 1974, p. 374).

364 – Cf. ses articles sur la critique de la valeur-travail dans la revue Futur antérieur, no 7 (1991) et no 10 (1992)

365 – « Je dis bien : antagonismes au sein du mouvement ouvrier et non pas entre les ouvriers et les étudiants comme ont trop tendance à le croire beaucoup d’étudiants. […]. Si le conflit de mai avait scindé mouvement ouvrier et mouvement étudiant, celui-ci n’aurait pas pesé lourd et serait resté enfermé dans les ghettos universitaires, comme aux USA ou en RFA. […]. Il est d’ores et déjà établi que le fer de lance du mouvement, à Sud-Aviation comme chez Renault-Cléon, à la Saviem de Caen comme à Peugeot-Sochaux, à la Rhodiacéta de Besançon comme à Thomson-Lesquin a été constitué par les jeunes ouvriers, sortis depuis peu d’une école professionnelle […], cette jeunesse ouvrière avait été fortement traumatisée par l’échec répété des grèves classiques. C’est elle qui, déjà et bien avant les étudiants, a dressé des barricades et attaqué les CRS à Caen et au Mans en janvier et février 1968 » (Serge Mallet : Nouvelle classe ouvrière, Seuil, 1969, p. 15 et sq).

366 – Senonevero, 2003. Présentés par François Danel, ces textes proviennent des groupes ICO, Le Mouvement Communiste, Négation, Intervention Communiste, Invariance, La Guerre sociale, Une tendance communiste.

367 – Dans sa postface à Le socialisme en danger de F. D. Nieuwenhuis, Payot, 1975.

368 – Pour une synthèse autre que celle que constitue la longue préface de F. Danel, on peut se reporter aussi à la première partie de l’ouvrage de Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, Nautilus, 1987 (réédition l’Harmattan, 2010), qui est consacrée à « La crise du prolétariat et de sa théorie » (p. 7-52). J. Wajnsztejn participa à la tentative d’unification de ces divers groupes qui fut tentée dans la seconde moitié des années soixante-dix. Après les abandons successifs du Mouvement communiste, puis en dernière minute d’Invariance, la réunion finale entre ce qui restait des groupes de départ se déroula d’ailleurs, chez lui, à Lyon où très rapidement fut acté un constat d’échec, le groupe qui allait donner Théorie communiste sabordant, plus ou moins volontairement, la discussion qui devait porter sur deux textes présentés et préparés à l’avance, alors qu’ils en apportèrent un troisième dont personne n’avait jamais entendu parler et que tous les autres refusèrent de discuter au débotté.

369 – Cf. Roche, op. cit., p. 313-315.

370 – Cette position de LMC est très discutable puisque mai-juin 68 voit l’éclatement d’une lutte générale en dehors d’une crise économique directement repérable (il n’y a « que » 600 000 chômeurs et de courte durée et la productivité augmente encore contrairement aux USA). Elle est si discutable qu’aujourd’hui, Barrot (Dauvé), dans la revue Trop Loin, affirme que les conditions favorables au passage immédiat au communisme, sont une situation économique de croissance suffisante pour que les prolétaires ne soient pas amenés à se concentrer essentiellement sur les problèmes matériels. Soit une théorie à géométrie variable.

371 – Dans le numéro de Lutte de classes de juillet 1972.

372 – Tous ces points seront repris et développés par un des principaux animateurs de LMC, J. Barrot (G. Dauvé) dans Contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche (juin 1969) repris dans Rupture dans la théorie de la révolution, op. cit., p. 205-215. Mais Barrot effectue cette critique au nom d’un être du prolétariat qui n’a pas besoin d’une organisation et surtout pas sur son lieu de travail. Cet essentialisme projeté sur une classe forcément révolutionnaire, parce que ce sont ses conditions définitoires qui la posent comme telle, sera ensuite critiquée successivement par les revues Invariance, Théorie Communiste et Temps critiques.

373 – C’est ce sur quoi insiste encore aujourd’hui le courant « communisateur » regroupé autour de la revue Théorie communiste.

374 – Le terme est surtout utilisé par les groupes Invariance et Négation.

375 – LMC, no 1 : « Ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas, et où nous ne voulons pas en venir », p. 13.

376 – Contre le courant, op. cit. p. 10.

377 – Cf. Y. Frémion et Volny, Les orgasmes de l’histoire, Encre, 1980.

378 – On nous signale la ressemblance entre les horribles rictus que présentait le visage de Glucksmann après sa prise de position en faveur de Sarkozy pour la présidentielle de 2007 et ceux de Malraux pendant la manifestation gaulliste de juin 68.

379 – Roland Castro raconte ainsi comment il se promenait incognito dans les rues de Paris, du 6 au 11 mai, parce que son organisation (UJC(ml)) lui interdisait de manifester ouvertement, mais qu’il avait envie de humer l’air de la bombe lacrymogène.

380 – Cf. L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983.

381 – Ce qui dans la bouche d’un Sarkozy donne : « Mai-68 nous avait imposé le relativisme intellectuel et moral. Les héritiers de Mai-68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid. Ils avaient cherché à faire croire qu’il ne pouvait exister aucune hiérarchie des valeurs. D’ailleurs, il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. Il n’y avait plus rien du tout ». Rien de bien nouveau puisque c’est ce qui est justement reproché à Mai-68 aujourd’hui par la vox populi. Mais c’est la suite qui innove : « L’héritage de Mai 68 a introduit le cynisme dans la société et dans la politique. Voyez comment le culte de l’argent roi, du profit à court terme, de la spéculation, comment les dérives du capitalisme financier ont été portées par les valeurs de Mai 68 ». Dans le premier passage, on apprend donc que grâce à 68 il n’y a plus de valeurs, mais dans le second on apprend qu’il y a quand même des valeurs, celles, perverses, de 68 ! Mais attendons la fin : « Voyez comment la contestation de tous les repères éthiques a contribué à affaiblir la morale du capitalisme, comment elle a préparé le terrain au capitalisme sans scrupule des parachutes en or, des retraites chapeaux, des patrons voyous ». Que les émeutiers aient voulu mettre le feu à la Bourse et non jouer à la Bourse n’a semble-t-il pas atteint le cerveau de ce candidat à la présidence devenu depuis président ! Toutes ces citations sont extraites de son discours de Bercy du 29 avril 2007. Un florilège !

382 – Cf. La brèche, Complexe, 1988, p. 189.

383 – Notamment dans Au-delà du structuralisme, Anthropos, 1971.

384 – Cela apparaît bien dans l’ouvrage de J.-P. Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998.

385 – ICO, un point de vue, ronéoté, 1973, p. 10 et sq.

386 – Pour une analyse de ce courant, on se reportera à notre partie sur l’Italie.

387 – Et effectivement, cette affirmation de l’autonomie était encore possible à l’époque ; d’où la résurgence des théories conseillistes et des revendications autogestionnaires. Ce n’est plus le cas aujourd’hui quand il est devenu impossible d’affirmer la moindre identité ouvrière autre que négative, que l’on ne peut plus s’appuyer sur « l’expérience prolétarienne » chère à Lefort et SoB et que les classes, si elles existent encore en tant que catégories sociologiques, ne sont plus des sujets antagoniques. La révolution n’est plus possible qu’à titre humain. Pour de plus amples développements sur cette question, cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007.

388 – Cf. J. Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002.

389 – Ex-membre de Théorie Communiste.

390 – À l’inverse, La Matérielle cite les luttes italiennes comme en parfaite résonance avec le cours international des luttes de classe de l’époque. Nous sommes bien d’accord, mais pas pour les mêmes raisons. Pour nous, c’est parce qu’il n’y a pas eu de crise de la représentation politique en Italie, que les luttes italiennes, malgré une ampleur et une intensité inégalée, n’ont pas dépassé le niveau des autres luttes en Angleterre ou aux USA. C’est ainsi que le mouvement italien a réussi, bien malgré lui, à unifier contre lui toutes les forces politiques du pays, du MSI au PCI. Avec l’appui massif des patrons à la Agnelli et des juges à partir de 1977, l’État faible italien est devenu fort le temps de terrasser son ennemi.

391 – Geismar face au snesup, in Laurent Joffrin, Mai 68. Histoire des événements, Seuil, 1988.

392 – Une autonomisation qui ne deviendra possible qu’après la défaite consommée de mai 1981 et la présidence Mitterrand.

393 – Joffrin, op. cit. p. 253.

394 – Le courant autour de la revue Théorie communiste

395 – Le courant autour de revues comme Échanges, La question sociale, L’Oiseau-Tempête.