Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)

VI. Le mouvement de 1977

 

1968 n’a pas été comme 1977. 1968 a été contestataire, 1977 a été radicalement alternatif. Pour cette raison, la version officielle présente 68 comme le bon et 77 comme le méchant ; en fait, 68 a été récupéré alors que 77 a été anéanti. Pour cette raison, 77 ne pourra jamais, à la différence de 68, être un objet de célébration facile721.

Les racines de 1977

La rupture avec le mouvement ouvrier traditionnel et ses organisations

1968-1969 d’une part et 1977 de l’autre constituent les deux extrémités d’un processus de lutte subversif en Italie. Mais alors que nous y voyons principalement une continuité, dans la mesure où le mouvement de 1977 en Italie est venu clore un processus détaché dans le temps jusqu’à distendre la double nature de ces mouvements722, d’autres, comme on le voit avec la citation mise en exergue, établissent une séparation entre deux mouvements qui auraient été de nature très différente. Le mouvement de 1977 constituerait une véritable rupture avec le mouvement ouvrier et ses organisations, une rupture avec le programme prolétarien et une rupture aussi avec tout programme comme, avec toute utopie d’un monde futur et d’un devenir autre, au profit d’un communisme de l’ici et maintenant, immédiatement réalisable à travers l’expérimentation de nouvelles formes de lutte et de vie. Nous laisserons ces aspects de côté, car cela mériterait des développements spécifiques importants. Néanmoins, nous en aborderons un aspect important à partir du mouvement des femmes en Italie, qui porte, de façon au moins implicite, l’exigence de la révolution à titre humain, mais encore dans le cadre de la problématique prolétarienne. Cela va donner lieu à des heurts à l’intérieur mouvement général, alors que les femmes en sont pourtant partie prenante, en tant qu’individus, étudiantes ou prolétaires. Comme ce n’est pas le sujet de ce livre, nous ne donnerons que deux exemples.

Tout d’abord, laissons la parole à Anna Orsini et Sylvia Schiassi qui, dans un article : « Où étions nous, où en étions-nous ? » du numéro spécial de Recherches, Les Untorelli (1979), écrivent à propos de leur participation à la grande manifestation de Bologne du 11 mars 1977, qui peut être considérée comme l’acmé du mouvement : « Il n’y avait pas lieu d’avoir une banderole avec “mouvement des femmes” dessus, parce que la pratique que nous avons eue en tant qu’individus était une pratique réelle et spontanée du communisme. Il n’y avait plus de différence possible entre les sexes et les luttes. C’était un état exceptionnel, très difficile à analyser. […] C’était comme une commune qui occupait la ville. Le combat n’avait pas de sexe, comme un mouvement suspendu, privilégié de l’histoire. » (p. 141).

Barbara Balzerani, ex-dirigeante des BR, s’en explique longuement dans Camarade Lune (Cambourakis, 2017), dans un langage (de 1999) qui n’est pas encore passé à la moulinette des théories du genre.

Elle y fait parler ainsi son personnage principal qui n’est autre qu’elle-même dans une vision romancée : « Comment a-t-il été possible que tant de camarades abandonnent la politique révolutionnaire pour un mouvement interclasses, élitiste, aux idées d’émancipation dépassées ? Le refus de la “politique des hommes”, l’auto-conscience, la parité lui apparaissent à la fois comme une dérobade vers des rivages plus tranquilles et, paradoxalement, comme l’aberrante reconnaissance d’une supériorité masculine qu’il faudrait égaler » (p. 46). Le personnage principal critique aussi la position de victimes choisie par la plupart des féministes, alors que leur présence au sein du mouvement communiste s’expliquait aussi par une révolte initiale contre le manque de liberté qui leur était accordée en tant que femme. Or, le fait qu’elle soit communiste s’était heurté à la conception féministe d’être femme. « Pour les nouvelles femmes, il n’était plus question de sacrifier leurs espaces de liberté “ici et maintenant”, pour une révolution qui renvoyait à après leur libération » (ibidem). Le personnage conclut par « Comment leur donner tort ? ». Balzarani n’ignore donc pas la difficulté, mais elle pointe le fait que c’est une erreur de concevoir deux mondes séparés, celui où s’exprimerait la liberté des femmes et celui où s’exprimerait une liberté générale. Cela réintroduisait la coupure public/privé que pourtant, beaucoup de protagonistes du mouvement, y compris des femmes, voulaient supprimer.

La valeur sans le travail et le processus d’inessentialisation de la force de travail

Après cette digression, nous nous concentrerons sur ce qui est au centre de ce livre, à savoir la rupture progressive du fil historique des luttes de classes dans le passage de témoin de la révolution prolétarienne à la révolution à titre humain, à la lumière du Mouvement de 77 et aussi de l’évolution théorique de l’opéraïsme.

La base théorique de ce processus se trouve dans certains textes de Marx comme les Grundrisse et le chapitre vI inédit du Capital, textes réactualisés en Italie, par Negri et aussi Berardi. Le point de départ, c’est que le temps de travail direct n’est plus à la base de la valorisation et donc ne peut plus être la mesure de la valeur. C’est alors de plus en plus le temps de tous les êtres humains qui devient productif. De cela découle la mise en avant de la critique du travail dans une phase historique qui est celle de la fin du travail comme activité centrale de la vie et fondement des rapports sociaux. Cette ligne de pensée sous-entend que le communisme consisterait en la production virtuellement illimitée, car automatisée, d’une richesse disponible pour la libre appropriation et la jouissance. Chez Negri comme chez Berardi, cette confiance inconditionnelle repose sur l’idée d’une toute-puissance du travail intellectuel social (le general intellect, notion déjà utilisée par Marx).

Si cette position constitue une avancée dans la perspective d’une révolution à titre humain, elle constitue par contre un recul par rapport aux théorisations de l’époque des Quaderni Rossi et particulièrement par rapport aux textes de Panzieri critiquant la soi-disant neutralité de la technique et des forces productives dans le procès de production capitaliste. Une critique plus concrète est aussi faite par Oreste Scalzone qui pointe le risque d’une surenchère sur la question des besoins sans mise en perspective avec un « Système des besoins » propre à la société du capital et sans critique des valeurs d’usage produites qui sont aujourd’hui, pour la plupart des valeurs d’usage pour le capital, sans lien particulier avec une « utilité sociale » au sens politique du terme.

Scalzone met en garde contre un lobbying consumériste prolétarien : « En effet, c’est ce qui s’est en partie passé dans l’expérience des mouvements sociaux : dans le cas italien des années soixante-dix, par exemple, le binôme refus du travail/ réappropriation de la richesse sociale a pu être, par la suite, en partie capté, puis détourné et récupéré par la révolution par le haut réalisée par le système en termes de restructuration productive et de modernisation sociale723 ». En fait, l’erreur du mouvement a été de chercher à construire artificiellement un nouveau sujet en la personne du prolétariat juvénile, fruit d’une abstraction sociologique construite dans des buts politiques. Bien sûr, cette abstraction sociologique correspondait à une situation italienne dans laquelle l’avancement du processus de précarisation était beaucoup plus fort qu’en France et touchait de nombreux étudiants-travailleurs, mais de cette tendance objective ne découlait pas automatiquement une conscience d’intérêts communs et quand il s’en dégageait une, elle ne trouvait pas sa conjonction avec l’ancien mouvement ouvrier. Ceci est d’ailleurs apparu de façon évidente à Bologne en 77.

De ce fait, le mouvement, malgré sa force, est resté en territoire hostile. L’analyse à chaud a été trop rapide et partielle, trop optimiste aussi. Parce que le concept de « refus du travail », qui avait traversé le mouvement à la fin des années soixante et la première moitié des années soixante-dix, semblait trouver tout à coup un sujet antagoniste plus complet que l’ouvrier-masse en la personne d’une nouvelle génération qui faisait de ce concept de refus du travail le principal élément de son identité culturelle, sociale et politique, il en fut déduit hâtivement qu’il n’y avait plus de problème. La restructuration en cours n’était pas analysée comme contre offensive, mais comme confirmation du rôle central qu’allaient jouer les jeunes prolétaires précaires, les emarginati, les disoccupati. Tout cela n’était pas vu comme retournement d’un cycle de luttes, mais comme confirmation des théorisations opéraïstes sur le refus du travail et la nouvelle composition de classe. Pourtant, certains protagonistes n’étaient pas dupes ; ainsi, Lucia Martini et O. Scalzone dénonçaient clairement le mouvement de contre-révolution amorcé avec la crise pétrolière, une contre-révolution qui opérait aussi à la Fiat avec le passage à l’automation et au post-fordisme. Une analyse qui différait donc grandement de celle de Negri ou de Virno.

L’extrémisme ouvrier engagea une lutte à mort contre cette restructuration, mais il fut stratégiquement perdant, car le fétichisme des formes d’action radicales cachait en fait le contenu stérilement défensif de la lutte724. Lucia Martini et Oreste Scalzone pensaient qu’il était possible de forger une organisation ouvrière révolutionnaire qui, en quelque sorte, requalifie ce contenu. C’était le but des Comitati Comunisti per il potere operaio à travers la lutte à la Magneti-Marelli.

L’extrémisme ouvrier

En 1976, dans l’entreprise Marelli, une lutte dure contre la restructuration conduit à l’envahissement du bureau de la direction par quatre membres du Comité ouvrier qui venaient d’être licenciés. Chaque matin, les quatre licenciés venaient à la porte d’entrée de Marelli où se formait un cortège. Mais ils furent arrêtés peu après en train de s’exercer au tir au pistolet dans la montagne. Le comité de défense mis en place à cette occasion distribua des tracts en indiquant que si les commerçants avaient le droit de s’armer, que les patrons avaient leur propre milice privée armée, et bien il était légitime que les ouvriers s’arment aussi. Pendant ce temps, des cortèges ouvriers envahissaient régulièrement le palais de justice et s’y affrontaient aux carabiniers. L’un des quatre finit par être élu au Conseil de délégués et la direction de l’entreprise qui ne voulait pas payer d’indemnisation aux licenciés fut condamnée à verser une forte somme de dommages et intérêts. Pour Martini et Scalzone,, cette expérience montrait la capacité d’un réseau d’avant-garde révolutionnaire de classe, à imposer son contre-pouvoir sur une partie du territoire. La réduction du temps de travail, le salaire social, le revenu garanti pour tous comme droit à la vie, oui c’était du domaine du possible.

Il s’agissait d’intégrer ces axes de lutte dans les formes de combat contre la discipline de fabrique, l’augmentation de la productivité, la hausse des prix. D’en faire quelque chose de plus dur et de plus acerbe que le Vogliamo tutto de 1969, d’affirmer une nouvelle conception de la citoyenneté, d’introduire des modifications irréversibles dans l’état actuel du social. Quand un groupe armé fit irruption à la porte de la fabrique pour jambiser le chef des vigiles, le Comité écrivit : « pas une larme, pas une minute de grève pour le chef des vigiles ». Nos deux auteurs voyaient dans ce 77 milanais l’expression d’un nouveau spartakisme qui s’attaquait à l’immeuble de la Marelli comme à l’hacienda Bassani Ticino qui faisait travailler les détenus de la prison San Vittore. Par ces actions, c’est la figure de l’ouvrier social qui prenait figure et corps, regroupant les quatre de la Marelli qui s’auto-licenciaient, les chômeurs, les mis en cassa integrazione, etc. Ce ne fut qu’un feu de paille.

À partir de cette date, les organisations formelles de l’Autonomie organisée vont commencer à se déliter pour laisser place à de micro-organisations affinitaires « d’auto-conscience combattante » qui perdent la dimension politique de l’intervention au profit d’une pratique d’auto-valorisation immédiate. Un processus qui atteindra son plus haut point à la fin des années soixante-dix.

L’étudiant : un intermittent du travail

La mobilisation étudiante commence à Palerme et Naples dès 1976 avec d’un côté un axe de lutte antifasciste et de l’autre un axe de lutte universitaire contre la réforme Malfati, avec des assemblées à l’initiative des precari de l’enseignement (non titulaires de l’université) contre le développement de la sélection dans l’université et pour l’amélioration de leur propre statut d’enseignant. Un contre-projet de réforme présenté par le PCI est repoussé et les militants du PCI peuvent de moins en moins intervenir dans l’université.

L’année 1977 commence par des révoltes de prison (un mort le 1er janvier à Pescara) et des évasions (559 détenus s’évaderont durant l’année, souvent avec l’appui de commandos extérieurs). Pendant ce temps, la restructuration à la hussarde des entreprises entraîne le développement massif du travail au noir et du chômage. Le 8 février, les syndicats renoncent à la grève générale de protestation contre les augmentations devant le climat qui règne en Italie. C’est un signal clair de soutien à l’État face aux troubles provoqués par l’extrême droite comme par l’extrême gauche. Le 25 janvier, un accord est conclu entre la Confindustria et les syndicats, sur la réduction du coût du travail, la mobilité de la main-d’œuvre et la lutte contre l’absentéisme. Le 2 février le gouvernement déclare qu’il y aura, au cours de ce seul mois 600 000 chômeurs de plus. Les jeunes, les étudiants et les chômeurs descendent dans la rue. C’est le début du mouvement de 1977. Le 8 février, de nombreuses universités sont occupées pour protester contre la réforme universitaire de Malfatti. Nombreuses manifestations, mais ce qui s’affirme, c’est une autonomie du mouvement sans véritable revendication d’ordre universitaire. En fait, on est très loin de 1968 et du refus étudiant d’être les futurs cadres du patronat, car l’étudiant Italie de 77 a peu de chance de le devenir. Il faut reconnaître aussi qu’il y a un écart de date d’une décennie et ce qui est resté distendu en Italie « doit » maintenant se compresser avec la plus grande violence, aussi bien de la part du patronat que de la part de l’État.

Face à cette offensive des autorités, il ne s’agit donc plus, pour le mouvement, de défendre l’ancienne conception libérale d’une université où se dispensait un enseignement autonome, ni de défendre des avantages et ce qu’on pourrait appeler une position étudiante. Les étudiants italiens se définissent d’ailleurs maintenant comme des chômeurs ou précaires et ils n’ont pas cette culpabilité confuse et ambiguë des étudiants français quant à leur origine majoritairement petite bourgeoise, pour reprendre une vieille expression consacrée, mais qui perd de plus en plus de sa pertinence. Le discours revendicatif, celui des objectifs intermédiaires, que tenait encore le mouvement de 1968 en Italie n’est plus possible neuf ans plus tard. En effet, on ne peut appeler à une plus grande démocratisation de l’université, quand celle-ci ne signifie plus, visiblement pour tous, qu’une massification vide de sens conduisant à son pourrissement. Ce qui est en jeu, ce n’est plus que la défense d’un espace vide, sans fonction sociale qui anticipe un peu les occupations de territoires par les jeunes des banlieues-ghettos des grandes métropoles. On assiste alors à des pratiques de retrait, de rupture, des pratiques communautaires aussi. La grande majorité des étudiants n’assiste plus aux cours, la recherche universitaire est quasi inexistante, les chances de promotion des enseignants précaires quasi nulles, alors qu’ils représentent 45 000 postes contre seulement 8500 d’enseignants titulaires (baroni). Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont participé au mouvement de 1968 en tant qu’étudiants et ils préfèrent se mêler directement à la contestation de 1977, plutôt que d’essayer de la rejoindre à partir d’une révolte contre leurs propres conditions et une remise en cause du fonctionnement de l’université. Il n’y a pas de Vincennes italien et la culture et le savoir ne sont pas des enjeux premiers pour le mouvement. Ce qui peut apparaître positif dans un premier temps, le fait que de nombreux enseignants rejoignent les étudiants, peut s’avérer plus dangereux dans un second temps au cours duquel on verra une majorité des precari enseignants tomber dans l’indifférence vis-à-vis du mouvement, parce qu’ils ne s’y reconnaîtront plus.

Le pouvoir a laissé l’université face à elle-même. L’étudiant est une sorte de chômeur ou plutôt un salarié intermittent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mouvement de 77 est parti du Sud où le diplôme est le passeport obligé pour un devenir éventuel de fonctionnaire qui représente à peu près l’unique débouché potentiel sur un marché du travail fictif, alors que le mouvement de 68-69 était parti du Nord.

L’absence de débouchés économiques pour l’étudiant diplômé, le rend sourd au discours revendicatif de la classe ouvrière organisée et encadrée syndicalement. Il lui préfère un discours essentialiste sur les besoins, la vie quotidienne, les désirs. La critique est culturelle autant que politique, mais elle est extérieure à l’université et se développe comme contestation commune à toute la jeunesse définie par ses particularisations les plus actuelles (précaires, femmes, homosexuels, drogués, psychiatrisés). Tout cela produit un autre rapport à la politique qui ne pouvait produire qu’un conflit avec la ligne officielle des organisations de la classe ouvrière. Ce giovanilisme725 inclut la critique du militantisme traditionnel et accentue la crise des groupes extra-parlementaires. Il permet la création d’organismes spécifiques aux jeunes, comme les cercles de jeunes prolétaires qui occupent des dizaines et des dizaines d’appartements et réactivent des références underground anciennes pour chasser la passivité et produire créativité et félicité. La revue Re Nudo se fait le porte-parole de ce mouvement qui mêle politique et individualité, critique de la culture et expression contre-culturelle (risate rosse plutôt que brigate rosse !). Mais ce mouvement concerne surtout les jeunes prolétaires de sexe masculin, car beaucoup d’activités sont nocturnes et les filles des quartiers ou banlieues ont du mal à y participer. Ce sera un objet de friction supplémentaire au sein du mouvement, friction qui prendra un tour plus dramatique à la fête du Parc Lambro de Milan, à l’été 76 où 100 000 jeunes sont venus de toute l’Italie à l’appel d’une coordination comprenant Re Nudo, LC, des anarchistes et autonomes. Toutes les contradictions du giovanilisme vont y exploser et prendre la forme d’une violence interne au mouvement avec de jeunes prolétaires se livrant à des agressions contre des féministes et des homosexuels. Ce carnaval va signifier la fin de l’idéologie de la fête et de la vie « libérée » au sein du mouvement giovaniliste. C’est comme si faute de cerner un ennemi extérieur, le mouvement s’était tourné contre lui-même.

Les faits

Le 17 février, Luciano Lama, secrétaire général de la CGIL qui parade en haut d’un camion en critiquant « les étudiants qui ne veulent pas accepter la direction du mouvement des travailleurs », se fait expulser violemment de l’Université de Rome aux cris de Nessuno l’ama (personne ne l’aime) ou I Lama stanno nel Tibet (les lamas sont au Tibet) par les étudiants qui affrontent durement le service d’ordre du PCI et la police726. Il y a eu de la part du PCI une sottise tactique qui a été de mépriser la force militante et la capacité de violence défensive du mouvement, ce qui entraînera l’autocritique de sa fédération romaine, à propos de son service d’ordre jugé incompétent. Mais il y a eu aussi une volonté d’affrontement de la part de Lama et de Berlinguer. Une volonté d’en finir avec tout ce qui était sur sa gauche alors que des indices existent de germes d’opposition au sein du parti avec Pajetta qui essaie de saisir les aspirations du mouvement et de séparer le bon grain (les « indiens métropolitains » dont le slogan « Réapproprions-nous la vie » ne serait finalement qu’une petite dérive du primat de la politique vers « le personnel est politique »), de l’ivraie des « Autonomes ». Au sein du syndicat CGIL aussi, des dissensions apparaissent avec la fédération de la métallurgie qui invite des représentants étudiants à son congrès. Pour le PCI, il devient urgent de réagir.

La nouvelle ligne du PCI va être définie par Asor Rosa autour de la notion de « nouveau fascisme »727. Dans cette offensive anti-Autonomie qui apparaît nécessaire pour les organisations de gauche, le PCI va recevoir des renforts prévisibles comme ceux du Manifesto et particulièrement de Rossana Rossanda, qui va proposer ses bons offices pour rattraper des erreurs de la direction du parti, qui auraient conduit à « donner » le mouvement aux autonomes. Mais le PCI reçoit aussi des renforts inattendus de la part du PDUP, d’AO et de LC, groupes politiques complètement dépassés par la situation, mais qui gardent espoir de reprendre pied dans le mouvement au détriment de l’Autonomie. Pour eux qui ont choisi depuis plus ou moins longtemps la voie de l’institutionnalisation, la meilleure tactique va être de jouer la criminalisation de la frange extrême de l’Autonomie. Eux aussi veulent séparer le bon grain de l’ivraie et sur cette base, ils ne peuvent que rencontrer, explicitement ou non, la ligne du PCI sur le nouveau fascisme728.

La ligne est claire, mais le problème est complexe pour le PCI, car il n’a pas à faire à quelques dizaines de « provocateurs »729, mais à un mouvement de masse qui ne peut être que pure idéologie ou subjectivisme. Il y a forcément derrière des éléments objectifs à ces refus, à cette révolte. C’est ce qu’Asor Rosa va chercher à comprendre. À sa thèse du nouveau fascisme, il va adjoindre celle des « deux sociétés » qui voit s’affronter d’un côté, la société du travail et de la production et de l’autre, la société des marginaux et des exclus. Cette division théorique trouve son application dans la démarche revendicative du parti qui approuve les mesures plus grandes de sélection à l’université (« une programmation régionale de la formation » pour employer le langage du PCI), le plan d’austérité proposé par le président du Conseil, les projets sempiternels de revalorisation du travail manuel. Là encore, il s’agit de séparer le bon grain de l’ivraie dans la sélection d’une force de travail prête non seulement à travailler, mais à accepter la discipline imposée par le commandement capitaliste. Tout ce que le Mouvement, dans sa dimension autonome, rejette !

Pour le mouvement, le danger vient donc de partout, y compris de l’intérieur du mouvement. En effet, les 26-27 février, la première assemblée nationale du mouvement à Rome vole en éclat sous les assauts des « indiens » et des féministes qui tous deux contestent le militantisme politique traditionnel.

Mais le pouvoir a vite fait de refaire l’unité contre lui. En effet, le 5 mars, de violents incidents éclatent à Rome après la condamnation d’un étudiant pour complicité morale dans l’assassinat d’un fasciste grec. Plusieurs blessés par balle. Des rondes prolétaires sont organisées contre les entreprises qui vivent du travail au noir et qui sont nombreuses, par exemple à Milan.

Le 11 mars à Bologne, Lo Russo, militant de LC est abattu par la police. Violents affrontements en ville. Le Mouvement fait savoir, en paroles et concrètement que l’autodéfense n’est pas la tâche de spécialistes militarisés et que le parti du p38 n’existe pas, alors c’est aux assemblées d’organiser la riposte.

Le 12, manifestation nationale à Rome, alors que l’université de la ville est devenue une gigantesque usine de fabrication de cocktails Molotov. État de siège et violents incidents entre les 100 000 manifestants et la police. Coups de feu ainsi qu’à Milan730. À Bologne, la police fait fermer radio Alice. Les blindés entrent dans la ville sans que le maire PCI ne s’y oppose. Bologne est quadrillée et le PCI prononce l’éloge des forces de police et fait manifester ses militants aux côtés de ceux de la DC, contre la violence. Le 18 mars, de nouveaux affrontements ont lieu à Milan et Naples pendant la grève nationale contre le chômage. Pendant tout ce mois de mars, les manifestations se font en cortèges séparés, manifestations convoquées par les organisations officielles du mouvement ouvrier d’un côté, manifestations autonomes de l’autre.

Le 4 avril, agitation aussi à l’intérieur des syndicats. À Milan, une assemblée de délégués de base demandée par 260 conseils d’usines et des milliers de délégués d’établissement lombards lance comme mot d’ordre : « Pour le syndicat des conseils d’usine, contre la cogestion de la crise ». Il a pour ordre du jour la démission de toutes les directions syndicales, la convocation de l’assemblée de délégués de base pour discuter de la ligne syndicale à établir et l’élection directe par la base d’au moins 50 % des organes directeurs confédéraux. Trentin reste sourd à ce qui aurait pu permettre une convergence anti-autoritaire et anti-bureaucratique avec la contestation étudiante et juvénile.

Sergio Bologna fait le point dans La tribu des taupes : le mouvement de 77 est fortement enraciné dans le monde du travail, car les luttes de l’université de 77 n’ont plus les mêmes caractères que celles de 67-68. Elles n’avancent aucune idée d’université critique ou d’autonomie des facultés et les étudiants travailleurs comme de plus en plus d’ouvriers travaillent dans des conditions précaires dans des petites entreprises. C’est donc aussi toute la composition de la classe ouvrière qui change et qui n’est plus celle de la Fiat-Mirafiori. Mais surtout, pour tous les jeunes, étudiants-travailleurs ou travailleurs en formation permanente, une contre-culture les soude et crée une nouvelle subjectivité révolutionnaire qui vient bouleverser l’ancienne analyse de la composition de classe qui, dans le projet d’origine des Quaderni Rossi, reposait sur des bases objectives à délimiter731. Bologna n’en continuait pas moins à chercher des éléments objectifs à la détermination de la nouvelle composition de classe. Il les trouvait chez les employés des services et particulièrement des transports, mais en y voyant simplement le fait d’une position professionnelle spécifique leur permettant de bloquer le système. Cela ne l’amenait pas à remettre en cause la primauté de la production par rapport à celle de la reproduction. Cette notion de reproduction n’apparaîtra que plus tard, dans ce que nous avons appelé le « néo-opéraïsme » autour des militants italiens regroupés dans la revue française de l’exil Futur antérieur, autour de Negri et Virno.

En fait, la critique qui peut être faite à Bologna (et à Wright quand il paraît parfois adopter sa position, op.cit.,), c’est de juger la valeur de l’analyse de la composition de classe en rapport avec le résultat de la dialectique des classes, c’est-à-dire du rapport luttes/restructurations. La justesse ou la fausseté des concepts ne semble plus liée alors, qu’à la dynamique du capital et non pas à son rapport à la lutte des classes. De même, reprocher à une analyse de la composition de classe de privilégier une fraction de la classe en fonction de l’époque pour baser là-dessus une intervention politique, revient à gommer toute l’expérience historique de l’opéraïsme et aussi toute l’histoire des luttes des dix dernières années pour repartir au niveau de l’enquête ouvrière de Panzieri. C’est ce que Marco Revelli semble prêt à faire, à partir des numéros de Primo Maggio postérieurs à 1980. Mais si les thèses opéraïstes ont failli dans le moment de plus grande intensité de la lutte ouvrière, est-ce la faute à la théorie où à la classe qui la porte ?

Le 21 avril, des universités de Rome sont occupées et un policier est tué. Le ministre de l’Intérieur Cossiga interdit toute manifestation pendant un mois en prononçant une célèbre phrase que n’aurait pas renié le Pasolini de 1968 : « Je ne supporterai pas que les fils des paysans du Sud se fassent tuer par les fils de la bourgeoisie romaine ». Cela relève de la provocation pure et simple quand on pense à la tradition de répression des ouvriers agricoles dans les campagnes italiennes. À ce que l’on sache, ils n’ont pas été tués par des étudiants romains, mais bien par d’autres prolétaires du Sud, soudoyés comme policiers !

Le 23 avril, les universités ne sont plus zones franches. L’Italie rejoint donc la France, avec cette mesure qui met fin à une situation d’exception qui n’a guère plus de sens pour la société du capital que l’inviolabilité des lieux de culte.

Le 1er mai de violents affrontements ont lieu à Padoue et Milan. Le 5 avril, pour remettre l’Italie au travail, suppose-t-on, le gouvernement supprime sept jours fériés.

Les révoltes des prisons et les actions armées continuent de plus belle. Du 12 au 15 mai des militants (Giorgina Masi) et des policiers sont tués par balles comme à Milan, le 14 mai et la police ferme la revue Controinformazione. Mais le niveau de réponse du mouvement baisse considérablement par rapport à ce qu’il a été au moment de la mort de Lo Russo.

En mai-juin de nombreuses luttes d’usine contre les licenciements ont lieu à Materferro, Spa-Stura, Fiat-Lingotto, Lancia-Turin et à la Fiat-Bari. À la Fiat-Turin, un cortège interne attaque le bâtiment de la direction. Le 19 juin, deux commandos font sauter les dépôts de Magnetti-Marelli et de Sit-Siemens à Milan. Ce sont, semble-t-il, les premières actions d’un nouveau groupe de lutte armée Prima Linea (PL). Le 15 juin, c’est l’usine Lancia de Vérone qui est occupée.

Le 24 juin, une dizaine d’ouvriers des usines Magneti-Marelli et Falk de Milan sont arrêtés et accusés de faire partie des BR. Le 27 juin, à Naples, s’ouvre le procès contre dix-sept ouvriers d’Alfasud accusés d’avoir participé aux grèves sauvages de février 1976. Pendant ce temps, le PCI (fin octobre) continue son boulot de sape contre le mouvement en déclarant : « Si dans une usine, comme cela est arrivé à la Siemens, à la Marelli, à la Fiat, il existe des groupes violents ou complices de violences, les autres travailleurs doivent les dénoncer… et dire à la police et aux magistrats ce qu’ils savent, en les informant de ce qu’ils voient ». Le 7 novembre, la police ferme le siège des Comités ouvriers autonomes de Rome.

En décembre le PCI prépare son cadeau de Noël pour tous les travailleurs en demandant la formation d’un gouvernement d’urgence.

Le mouvement touche pratiquement toutes les grandes villes du Nord et du Centre de l’Italie. Néanmoins, il a son origine dans les universités du Sud, alors que le mouvement de 1968-69 était resté plus confiné au Nord et au Centre. Il rompt avec toute perspective de réforme de l’université, sans pour cela se recentrer sur les usines et il affirme clairement que les forces de gauche et syndicales sont des ennemis, alors que le mouvement de 68-69 composait encore avec le mouvement ouvrier traditionnel.

C’est le mouvement de l’Autonomie au sens plein et non seulement comme autonomie ouvrière qui fait sécession d’avec le mouvement ouvrier et ses organisations. Ce dernier aspect apparaît très clairement dans le fait que le point culminant de la révolte va être atteint dans la ville du PCI, Bologne. Dans cette Émilie où les ouvriers ne sont pas concentrés dans de grandes entreprises, où ils ont accédé à une situation de semi-artisans ou d’artisans, où le marché du travail est très rigide et empêche l’échange entre anciens ouvriers et nouveaux prolétaires. Dans cette ville où le PCI fera manifester pour le retour à l’ordre dans son propre bastion.

Le mouvement des Untorelli732

Le 17 avril 1975, des affrontements de rue contre la police ont lieu à Milan, suite à l’assassinat d’un jeune militant du MLS, Claudio Varelli, tué par un fasciste. Des jeunes prolétaires attaquent et détruisent le siège du MSI. Ils ne sont pas seuls, car ils ont reçu l’aide de cortèges ouvriers et du service d’ordre d’AO. Le 19 avril, une nouvelle manifestation a lieu pour répondre à l’assassinat, la veille, par un vigile, au cours d’une occupation d’immeubles, de T. Micciché, dirigeant de LC et militant ouvrier licencié de la Fiat. Ces manifestations de Milan, appelées uniquement par l’extrême gauche, mobilisèrent environ 50 000 personnes.

Radio Alice avait dit : « Le marginal au centre ». C’est un peu ce qui arriva à partir de 1976 avec la constitution de cercles de jeunes prolétaires à Milan, Rome et Bologne surtout733, puis à l’automne avec le mouvement des autoréductions pendant lequel des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes ouvriers et de chômeurs venant des banlieues se rassemblèrent dans les centres-villes pour s’approprier des marchandises734, imposer des loisirs gratuits735. Ce faisant ils tendent à faire sauter, en pratique la vieille opposition marxiste entre prolétariat et lumpenprolétariat que les groupes Ludd et Comontismo avaient déconstruite au niveau théorique quelques années plus tôt. Pour les giovanilisti, il s’agit aussi de troubler des spectacles réservés aux nantis comme ceux de la Scala de Milan, pour Othello le 7 décembre 76. Ce dernier événement se traduisit par un cuisant échec, face à des forces de répression très organisées, ce qui laissa des traces dans le mouvement milanais. Ce dernier échec ajouté aux désillusions du parc Lambro et à des initiatives du MLS (Movimento dei Lavoratori per il Socialismo, qui prend la suite du MS de Milan) pour donner aux circoli giovanili une coloration plus morale et plus conforme à sa conception néo-stalinienne de la contestation (comités anti-drogue particulièrement violents dans les quartiers et banlieues), vont faire que le mouvement giovaniliste va se déplacer progressivement de Milan vers Rome puis Bologne.

Les premiers « Indiens métropolitains » à l’université sont apparus à Rome, en section de philosophie. Ils acquièrent vite de l’importance parmi les étudiants les moins intégrés dans la ville et dans les études, ceux qui viennent de province et connaissent des problèmes de déracinement.

Le mouvement essaime ensuite à Milan, Turin et Florence. Une majorité d’entre eux est sans expérience politique antérieure et adopte souvent une pratique de retrait ou de boycott vis-à-vis des grandes assemblées générales pendant lesquelles la discussion est souvent violente et stressante. Ils préfèrent les discussions en petits groupes plus affinitaires et s’opposent par des pratiques de dérision aux professionnels de la parole politique et militante. Ils introduisent dans l’intervention politique la remise en cause des rôles traditionnels et des valeurs normatives. Paradoxalement, cette critique de la politique traditionnelle n’inclut pas l’Autonomie ouvrière, organisée, pourtant formée de militants d’origine plutôt léniniste736, parce que celle-ci est très opposée à ce qui est détesté par les « indiens », à savoir, le PCI et les groupes anciennement extra-parlementaires, mais qui se présentent maintenant aux élections sous diverses alliances comme le PDUP, AO et LC.

Les « Indiens métropolitains » développent l’idée d’une différence radicale avec le reste du mouvement. Par exemple, ils n’occupent pas des logements pour y vivre comme une bonne petite famille, ce qui a pourtant représenté toute une partie des luttes de la période des autoréductions, mais pour y vivre en communauté. Mais cette idée, qui impose une rupture avec les pratiques de masse dans le moment présent, est contredite par l’espoir qu’ils ont que ces valeurs ou comportements nouveaux vont bientôt être ceux de tout le monde. Comme si le passage de l’entre-soi des semblables à la communauté humaine était un processus naturel et quasi immédiat. En cela, on peut dire qu’ils renouent avec ce qu’Engels a appelé le socialisme utopique, mais ils préfigurent aussi la tentation insurrectionniste qui se manifestera beaucoup plus tard autour de Bonanno.

Leur critique de l’université est simple : tout le savoir est pouvoir, il n’y a donc rien à en dire ; le système leur est extérieur, ils n’en gardent le territoire que pour se l’approprier et le détourner pour d’autres usages. Ils reçoivent le soutien intellectuel, plus ou moins explicite, des « désirants » français comme Guattari ou des théoriciens des dominations et de la multiplicité des formes de pouvoir comme Foucault737.

Si ce mouvement a pour centre l’université (« l’université comme usine de dissidence » dit Bifo), sa “ligne” n’est pas étudiante pour trois raisons. Tout d’abord de nombreux jeunes prolétaires et femmes des quartiers y participent ; ensuite les étudiants sont nombreux à travailler sous les nouvelles formes de travail précaire et à habiter dans des conditions proches de celles des jeunes salariés ; enfin les étudiants sont aussi porteurs d’une intelligence technico-scientifique qui légitime la lutte contre le travail (surtravail) par les possibilités objectives de baisse du travail nécessaire.

À cette époque le mouvement des femmes prend aussi de l’ampleur avec des pratiques maintenant devenues traditionnelles comme la création d’un MLAC italien (le CRAC), mais aussi des pratiques plus nouvelles, avec la création de journaux comme Siamo isteriche (Nous sommes hystériques) de Bologne et des luttes comme la manifestation de Rome autour du mot d’ordre des femmes, Riprendiamoci la notte.

Le mouvement des femmes semble avoir développé une analyse critique des événements de Bologne très intéressante738 autour de l’idée que la force du mouvement général et la richesse des pratiques mises en œuvre ont réussi à faire disparaître tout problème de sexe au sein du mouvement. Bologne devient une véritable Commune de lutte et de vie, abolissant, au moins de manière exceptionnelle, tous les particularismes. L’épisode du Parc Lombro est oublié… ou dépassé.

Ce n’est qu’après le reflux du mouvement que les objectifs stratégiques (par exemple la lutte prioritaire contre la répression) vont faire réapparaître les vieux clivages et aussi la question épineuse du rapport à la violence. En effet, les services d’ordre ne sont composés que d’hommes et se poser la question de l’autodéfense exclut justement les femmes, car elle n’est pas conçue en termes de force collective, mais en termes de karatékas. Cela renvoie forcément les hommes et les femmes à leur rôle traditionnel. Les hommes vont donc être plutôt pour l’affrontement, les femmes contre la violence et le machisme. Il ne faut pas chercher plus loin la raison du nombre élevé de femmes au sein des groupes de lutte armée. Celles qui ne se cachaient pas derrière leur peur pour éviter de poser la question de la violence nécessaire et collective en ne la laissant pas aux spécialistes du service d’ordre, trouvaient une « égalité » plus grande dans le maniement du p38 que dans celui de la barre de fer. Cela avait déjà été le cas pour la fraction armée rouge (RAF) allemande.

Une autre question divise alors le mouvement à propos de l’attitude à avoir par rapport à la violence. Par exemple, si parmi les membres historiques de PotOp, une majorité, derrière Negri, continue à ne la justifier que comme autodéfense, y compris feu contre feu, mais refuse les attaques à froid contre les personnes, des anciens de son service d’ordre (Adriana Faranda et Valerio Morucci) rejoignent les BR.

F. Berardi (Bifo), directeur de Radio Alice, précise les caractéristiques de la situation : « Nous devons nous rendre compte que le capitalisme, comme système de domination sur le travail, à travers la valorisation et l’accumulation, est destiné à se prolonger encore longtemps. Cela ne veut pas dire que le communisme recule devant nous dans le temps ; le communisme vit en ce moment comme un antagonisme interne, comme l’organisation des forces sociales en libération, et la forme de leur libération739 ». Il énonce donc une rupture avec le processus habituel des révolutions sous forme de « Grands soirs » en affirmant à la fois la possibilité d’un communisme interne au capitalisme sous forme d’alternatives concrètes et la capacité à développer des autonomies particulières en son sein. Il a une volonté de donner une alternative à la pratique d’affrontement brutal et militaire avec le pouvoir central en intégrant à la lutte les micro-pratiques désirantes et disséminées dans tout l’espace social. Alors que le Tronti nouveau glose sur « l’autonomie du politique », Bifo prononce sa fin.

C’est que la classe s’est profondément transformée : « Ainsi, ce qui avait été dans le passé une armée industrielle de pression sur la force de travail salarié se transformait en une armée d’absentéistes, représentant dans la forme de son existence sociale, la possibilité de vivre en travaillant toujours moins ». En conséquence de quoi, la définition de la classe ne peut plus être de type économiste ou idéologique mais elle devient immédiatement politique : « La classe ouvrière n’est plus celle qui produit de la valeur (la classe ouvrière n’est pas le travail productif740), mais celle qui libère la vie, qui produit l’autonomie741 ». Il y a donc coïncidence entre les mesures patronales de décentralisation du travail, de développement d’une production diffuse de valeur et cette autonomie prolétarienne. Le problème, c’est que la résolution positive de ce qui est finalement une contradiction, dépendait d’un rapport de forces général qui s’inverse avant la fin 77. Bifo est assez conscient de cela et à la fin de son livre il pointe certains problèmes. Le mouvement italien de 77 a souvent été considéré avec une certaine commisération en France et plus généralement à l’étranger. On y voyait soit une particularité exotique de situation à la sud-américaine avec cIa et militaires en coulisses, soit un combat assez retardataire de la part de prolétaires non encore domestiqués par les nouvelles dynamiques du capital. Or, en Italie, Bifo y voit, au contraire, le poste avancé d’un nouveau communiste post-industriel. On retrouve ici notre thèse du caractère double du mouvement. Et la reconnaissance de l’importance du mouvement de 77 aujourd’hui en France, à travers la revue Tiqqun puis le courant insurrectionniste, la publication du livre de Marcelo Tari sur l’Autonomie (op. cit.) se font au détriment de la compréhension de cette double nature qui faisait sa richesse. Tout à coup, il n’y a plus que « le 77 », comme on dit en Italie.

 Si Bifo reste quand même proche des thèses opéraïstes sur la primauté de l’analyse en termes de classes, c’est d’abord parce qu’il en reconnaît l’existence, mais qu’il les définit différemment, à travers une référence centrale au travail abstrait comme moteur de la dynamique du capital. En fait, Bifo, malgré son énoncé sur l’existence de subjectivités sans sujet, reste bloqué sur une problématique du sujet, d’un nouveau sujet, qui l’amène à rechercher sans cesse le « porteur » du travail abstrait. Il pense l’avoir trouvé dans la figure du jeune prolétariat742, même s’il se méfie de toute abstraction conceptuelle pour ne pas retomber dans les apories du concept d’ouvrier-social de Negri. C’est pourquoi il déclare prudemment : « Si nous n’arrivons pas à donner une détermination conceptuelle satisfaisante du sujet de la recomposition, c’est probablement que sa figure matérielle n’est pas encore présente historiquement743 ».

C’est peut-être aussi que la recomposition ne peut s’effectuer que si elle trouve un socle solide sur lequel s’accrocher. Ce socle était représenté, auparavant, par des forteresses ouvrières et les organisations du mouvement ouvrier, qui permettaient de défendre à la fois, les acquis des luttes des vieux prolétaires et les marges de manœuvre de jeunes qui subissaient moins fortement la contrainte du travail. Ce compromis était non seulement lié à un rapport de forces, mais aussi à la situation du marché du travail. Or celui-ci change dès 1975 avec la fin des embauches massives par Fiat, de jeunes prolétaires du Sud qui se retrouvent ainsi « à la rue », dans tous les sens du terme, en tant que force de travail potentielle et nomade. Cette transformation de la composition de classe touche aussi les BR, qui voient leurs nouveaux membres provenir en moins grande proportion de la classe ouvrière traditionnelle et qualifiée, au profit des nouveaux prolétaires que sont les emarginati.

Bifo et radio Alice travaillent aussi sur les aspects culturels du capitalisme744 qui permettent de comprendre pourquoi non seulement le système capitaliste surmonte les crises et les révolutions, mais aussi comment il va de l’avant. Cette emprise culturelle rend caduque l’ancienne division de Marx entre infrastructure et superstructure et a fortiori le rapiéçage d’Althusser sur « la détermination en dernière instance ». Cette emprise culturelle se double d’une emprise idéologique dont le fondement est la démocratie, mais qu’on peut assimiler à une nouvelle forme de totalitarisme qui ne reposerait plus sur la domination, mais sur l’hégémonie, hégémonie dans un pluralisme qui fonde le consensus. Un pluralisme comme nouvelle forme de la totalité. Cette hégémonie unifie tous les moments d’identité et de différence. Dans cette mesure, la tâche de l’État ne consiste plus dans le modelage autoritaire de la société, mais plutôt à obliger les forces réelles à accepter la domination du capital à travers l’intermédiation des rapports sociaux, y compris les plus récents et novateurs, en les rendant légitimes (le mouvement féministe, le mouvement homosexuel, etc.) et en garantissant leur reproduction745. Cette mise en totalité tend à faire disparaître l’autonomie du social et du politique. Ce qui n’est plus qu’improprement appelé société civile par rapport à l’origine hégélienne du terme, devient un produit de la volonté d’un État de plus en plus totalisant746. Negri développera cela contre Tronti en faisant de l’État le grand Moloch.

Bifo n’a aucune divergence avec Negri sur l’enregistrement de la fin de l’autonomie du social et du politique, mais il a une vision plus neuve du contenu de la totalité. Celle-ci ne conduit pas forcément à la centralisation des pouvoirs et de la domination. Il y a plutôt disséminations en micro-pouvoirs et la lutte doit en tenir compte. La prise du pouvoir n’a, à la limite, plus aucun sens quand le pouvoir est partout747. Toujours, à la suite de Deleuze et Guattari, le moléculaire l’emporte maintenant sur le molaire.

L’échec final de l’Autonomie

Quand nous parlons d’échec ici, il concerne le mouvement général de l’Autonomie dans son advenu. Loin de nous l’idée que, par exemple, la théorie opéraïste ait pu être un échec. Nous en discuterons ailleurs748. Ce qui est sûr, par contre, c’est qu’elle a été mise en échec dans toutes ces composantes, de l’autonomie ouvrière à partir de 1973 de l’autonomie organisée avec la faillite relative de LC et PotOp et enfin de l’autonomie diffuse après l’acmé de 1977.

Trois réponses ont été avancées par le mouvement italien pour expliquer cet échec749. La première invoque les raisons objectives de la situation internationale. Dans cette vision, la fragilité de la position de la classe dirigeante italienne conjuguée à la force du PCI, dans le cadre d’un régime parlementaire fortement instable, a conduit à un renforcement des liens avec les USA. En effet, plus aucun des grands partis italiens ne se prononce pour une rupture avec le capitalisme car le parti communiste ne fait plus qu’usurper son nom. À cela il faut ajouter le poids d’une extrême droite qui n’a pas abdiqué toute velléité de coup d’État ou qui, à défaut peut servir de supplétif à la police ou aux services secrets. La prise en compte de tous ces éléments permet de comprendre pourquoi il y a eu, à un certain moment, une inclinaison d’une partie du mouvement, vers la lutte armée, alors que le mouvement de 1977 développe une sensibilité plutôt étrangère à cette confrontation frontale et militaire avec l’État et le pouvoir central.

La seconde critique est une critique interne à la fois de l’effondrement du système des délégués et de la montée irrésistible du militarisme dans le mouvement. Elle est synthétisée dans le texte Do you remember Revolution750. Ce texte commence par rappeler la spécificité commune à l’Italie et à la France par rapport aux autres puissances capitalistes : les deux pays souffrent d’une rigidité institutionnelle et du caractère assez primaire et parfois brutal du type de régulation des conflits751. Les thèmes du pouvoir, de prise de pouvoir font donc immédiatement partie du contexte de lutte, ce qui est loin d’être le cas aux États-Unis, où pourtant, les grèves peuvent revêtir un aspect très violent. Mais là où il y a une différence entre les deux pays, c’est que le mouvement de 1968-69 en Italie, dans pratiquement toutes ces composantes, si on excepte le courant des Gauches communistes, cherche un débouché politique aux luttes dans une conception qui a du mal à s’éloigner de l’objectif léniniste de briser l’appareil d’État. Cette perspective se retrouvait aussi dans le rapport à la légalité et l’illégalité. À partir du moment où l’exigence était de briser l’appareil d’État et non pas de simplement poser, comme en France, la possibilité d’autres rapports sociaux, la violence ne pouvait pas rester essentiellement symbolique.

Des mots d’ordre comme « Emparons-nous de la ville » ou « insurrection » contenaient leur poids de militarisation, même si la plupart du temps, cela ne servit que pour une autodéfense minimale. Il y avait un très grand décalage entre le discours et les pratiques, du moins à l’origine, mais le type de riposte qu’adopta l’État italien facilitait l’escalade. Ce fait explique aussi que des responsables syndicaux envisagèrent la possibilité de diverses formes de pratiques illégales ou encore du passage assumé à l’illégalité. L’État ne leur laissait pas le choix752.

Revenons sur le processus d’ensemble pour comprendre que tout cela n’était pas prémédité à l’avance, inéluctable ou encore, l’effet d’une manipulation. En 1968-69, ce nouveau rapport à l’illégalité n’entraîne pas le passage à la lutte armée. Les GAP de Feltrinelli et leur référence obsessionnelle à la Résistance historique ne rencontrent aucun écho, d’autant qu’ils restent fixés sur la prévention d’un coup d’État fasciste imminent dont ils exagèrent le danger. Quant aux BR, elles cherchent, dans leur première phase, à s’assurer la sympathie de la base du PCI et de la CGIL et à établir des liens avec elle, plutôt qu’avec les avant-gardes révolutionnaires. GAP et BR ont de plus tendance à s’appuyer sur la figure traditionnelle de l’ouvrier qualifié et conscient, sans voir les transformations de la classe que les Quaderni Rossi se sont pourtant attachés à décrire. Cette situation change dès 1973 avec le déclin du centrage sur l’usine et sur l’ouvrier-masse caractéristique du Biennio rosso de 1968-69.

Le nouveau procès de travail est décentralisé, miniaturisé. L’intégration toujours plus importante de la techno-science au procès de production produit une substitution capital/travail à travers l’automatisation et la contradiction du capital est portée au niveau de la reproduction des rapports sociaux plus qu’au niveau de la production et du travail. La notion de prise du pouvoir commence à être critiquée, de même que celle de dictature du prolétariat qui apparaît désuète face au gigantesque mouvement de libération et de lutte contre l’autorité. L’Italie de 1973 à 1977 rejoint un aspect du Mai français et l’idée que du pouvoir il faut se défier et s’éloigner, que l’essentiel se joue ailleurs, ce que soulève par exemple un mouvement féministe italien mieux enchâssé dans le mouvement d’ensemble que le mouvement féministe français753. En ce sens, le mouvement enterrait toute sortie politicienne de la crise et avant l’enlèvement de Moro, il rendait impossible tout compromis historique.

Le mouvement de 1977 n’exprime pas qu’une prise en compte de la marginalité comme semble le croire F. Berardi. Pour les tenants de l’autonomie ouvrière, les marges (et les emarginati) sont des éléments internes à ce mouvement en tant que ce dernier est le fruit d’une nouvelle composition de classe faite de l’intégration au procès de production diffus (une nouvelle force productive en fait) d’une force de travail de plus en plus indépendante, puissante et conflictuelle. Elle cherche à produire ses propres espaces, ses propres moyens de produire, elle cherche à former une seconde société qui vit à partir des pores de la société principale, mais vise à les élargir. Tout cela n’est pas faux, mais Paolo Virno et ses co-auteurs accordent une trop grande importance à la répression. Pour eux, l’échec de 1977 provient de l’attitude du pouvoir en place, renforcée par le rôle du PCI. Ce serait la conjonction de ces deux forces qui leur ont donné la puissance de s’opposer aux pratiques alternatives du mouvement. Ce serait aussi pour cela, qu’elles n’auraient pas chercher à négocier un compromis, contrairement à ce qui s’est produit en Allemagne !

C’est une explication assez étrange quand on voit ce qu’est devenu le mouvement alternatif allemand. Pour Virno et Negri, la tendance de « l’autonomie organisée » (celle de Rosso ou de Senza Tregua) s’est trouvée piégée par le pouvoir qui l’aurait attirée de plus en plus vers l’affrontement politique de type léniniste en lui faisant oublier son intervention sociale et culturelle. L’autonomie organisée se trouva donc attaquée à la fois par les autonomes informels et désirants qui lui reprochait son retour à la politique, la recherche de médiations et par les militaristes qui lui reprochaient son inefficacité militante et militaire. Virno reconnaît que l’autonomie ouvrière a payé son erreur qui a été de suivre le mouvement comme s’il se dépassait sans cesse, comme si chaque question posée était réglée par une nouvelle marche en avant. Sous prétexte que le mouvement avait fait la critique de la politique et de toutes les médiations, il s’en suivait que la nécessité de nouvelles médiations n’existait pas. Toute la pratique de l’Autonomie ouvrière consistait à se focaliser sur la lutte contre le PCI et les syndicats qui représentaient des médiations en crise. Cette critique se réalisait en acte dans les nouvelles pratiques de la jeunesse prolétaire, mais aussi politiquement contre un projet de compromis historique, médiation politique inacceptable et de toute façon impossible, qui renvoyait le mouvement à un affrontement direct avec l’État.

Nous pouvons dire que l’autonomie ouvrière est importante en ce qu’elle symbolise, à l’intérieur d’un mouvement, la coexistence encore présente entre l’ancien et le nouveau, entre le vieil extrémisme anti-institutionnel et les nouveaux besoins d’émancipation de ce qui n’était déjà plus une nouvelle figure prolétaire.

Vers la fin 77 et tout au long de 1978, la défaite de l’Autonomie est consommée. La répétition des manifestations de rue de plus en plus radicales et militarisées ne débouche sur rien. Face à la violence d’État, son caractère dérisoire devient visible pour tous avec le coup des quelques p38 brandis publiquement dans les manifestations, les provocations de la bande à Barbone. Militarisation pour militarisation, le saut vers la lutte armée va devenir plus fréquent, plus sécurisant aussi dans un premier temps, mais toujours plus éloigné des racines du mouvement. À la limite, la critique de la politique effectuée par les groupes de l’autonomie diffuse va amener certains de ses membres à passer encore plus rapidement à l’idéologie et à la pratique de la lutte armée. Même Piperno semble fasciné par cette perspective, quand il se pose la question de savoir si les groupes armés vont être capables d’unir la « terrifiante beauté » du déchaînement du mouvement, le 12 mars 77 à Rome, au « pouvoir géométrique déployé lors de l’enlèvement de Moro ?754 ».

Le paradoxe est que les BR qui ont toujours critiqué fermement le mouvement de 1977 deviennent provisoirement le principal bénéficiaire de sa défaite. L’autonomie va exploser sous les coups des défections en direction des BR, mais aussi sous les coups de la justice qui l’accuse de complicité avec les BR. Il y a eu échec à construire une nouvelle avant-garde politique et dans cette optique, le groupe Potere Operaio et ses avatars dont c’était finalement la ligne, ont failli. L’autonomie ouvrière ne s’en relèvera pas et elle essuie aussi de sévères revers dans les usines où elle se fait expulser d’Alfa Romeo-Milan, alors qu’elle essayait de résister au rétablissement du samedi comme jour ouvrable. Les militants sont partout pourchassés et cela culmine avec le licenciement de soixante et un ouvriers de la Fiat en 1979. Cela couplé avec une intense restructuration productive conduit, non pas à une nouvelle composition de classe toujours défendue par Bifo, Virno et Negri, mais à une « décomposition de classe » que certains opéraïstes comme Sergio Bologna reconnaissent en la regrettant755.

À côté de la répression pure et simple, il se produit un virage de la ligne syndicale à partir de 1977. Pour les syndicats, il s’agit de freiner coûte que coûte la combativité ouvrière, pour appuyer la collaboration avec le patronat face à la crise économique. Cette nouvelle ligne produit un rejet total vis-à-vis de l’autonomie organisée et l’abandon des organisations de base nées spontanément dans la lutte, pour privilégier les types d’organisation bureaucratiques. La dernière grande période de l’autonomie organisée est celle des trente-cinq jours de grève à la Fiat de Turin contre les licenciements, en octobre 1980. Abandonnée par le mouvement ouvrier traditionnel, l’autonomie organisée va se prolonger comme une structure souterraine avec le maintien d’une mythologie ouvriériste. En fait l’opéraïsme qui n’avait jamais, malgré les apparences été ouvriériste, commence à le devenir dans le déclin du mouvement. Avec la crise de la négociation à tous les niveaux, les licenciements, l’expulsion indirecte des militants syndicaux et politique combatifs par la cassa integrazione, les fermetures d’usines et les divisions entre syndicats, les groupes extra-parlementaires retournent dans le giron institutionnel (élections et syndicats). Ainsi, Democrazia Proletaria756 se présente aux élections. Mais le « sauve-qui-peut » n’est pas encore unilatéral et on assiste à des trajectoires d’ordre inverse avec, par exemple, la fédération milanaise du syndicat de la métallurgie affiliée à la cIsl qui va soutenir la loi d’amnistie pour les prisonniers politiques, par la voix d’une publication importante et représentative qu’est la revue Azimut.

Sergio Bologna va plus avant : « L’operaismo italiano lui-même était au fond, une idéologie démocratiste puisqu’il s’appuyait sur une notion de classe ouvrière en tant que majorité sociale. Les idéologies libertaires sont des idéologies démocratistes, les conceptions de la social-démocratie sur la société et le pouvoir s’inscrivent dans le même cadre de pensée que les conceptions libérales. La notion de dictature du prolétariat, elle, sort du cadre démocratiste, mais cela ne fournit pas une alternative satisfaisante, car il ne peut plus y avoir raccrochage avec une théorie du prolétariat757 ». C’est très intéressant, mais on n’en saura pas plus.

La troisième explication voit la défaite dans des erreurs de fond : le passage de la force de travail (dans une analyse de la composition de classe) à la classe ouvrière (niveau d’analyse se situant sur le plan de l’organisation politique) n’est ni immédiat ni linéaire. La structure du rapport capital/travail ne permet pas de passer de façon mécanique à l’organisation. L’idée d’organisation modelée strictement sur la composition de classe, qui dominait dans l’opéraïsme trontien d’avant 1970 et qui perdure dans l’opéraïsme autonome, débouche sur un refus de la représentation et des médiations institutionnelles au profit d’une autonomie de la conscience de classe sans perspective. Or les luttes ouvrières ne peuvent à elles seules entamer la structure de l’État. Seule la prise en compte de « l’autonomie relative du politique » (on reconnaît là la thèse finale de Tronti à l’époque) peut permettre de sortir de l’impasse en réactivant un frontisme de gauche.

Mais Tronti est maintenant sénateur et le PCI ne s’appelle plus communiste !

Nous pouvons ajouter immédiatement une quatrième critique qui vise davantage l’opéraïsme que l’autonomie, mais qui est valable pour les deux, puisque Negri et Berardi, à des titres divers, ne conçoivent pas de discontinuité dans la dynamique du capitalisme. Ils énoncent l’idée d’une révolution capitaliste, mais ils la perçoivent comme une déferlante qui recouvrirait tout sur son passage, ne laissant plus de trace de l’ancien monde. On a l’impression que pour eux, c’est comme si l’ouvrier collectif avait totalement disparu, puis à son tour l’ouvrier masse, puis l’ouvrier garanti au profit du précaire, puis le travailleur manuel remplacé par le « travailleur du cognitif », etc.

Le piège de la dialectique, c’est de toujours fournir un dépassement en idée plutôt qu’un dépassement réel. Et comme nous l’avons souvent dit (à la suite d’Invariance), le capital ne dépasse pas, il englobe, il révolutionne au sens premier, c’est-à-dire qu’il réalise des tours complets (des « révolutions »), au cours desquels ce qui était premier devient dernier et inversement758. Negri pense sans doute dépasser ce piège dialectique en abandonnant la dialectique comme méthode, pour adopter, à la suite de ses contacts avec Deleuze et Guattari, la méthode affirmative, mais il remplace simplement l’ancienne succession dialectique des formes, toujours riche en contradictions, par l’affirmation des formes successives comme dominantes, mais il faut le dire, au contenu toujours plus pauvre (précariat, multitude, travailleur de l’immatériel, etc.).

Par contre, ce qui les différencie, c’est que Negri et l’autonomie organisée, en général, ont conçu un projet qui d’une façon plus ou moins explicite souhaitait une continuité avec le mouvement ouvrier et ses valeurs. Et elle a organisé un projet autour de cela, un projet qui a été battu. Alors que pour Berardi, si le projet a été battu il n’en est pas de même d’un processus qui se situe au-delà du cadre industriel du capitalisme et de la classe traditionnelle du travail. Sans le dire directement, il développe l’idée d’une rupture du fil historique. Mais son analyse reste très contradictoire, car d’un côté, il cherche à remplacer l’ancienne composition de classe par une nouvelle et de l’autre il refuse d’opposer une totalité à une autre en exaltant les formes partielles et communautaires. Il ne voit pas que c’est dans l’acmé du mouvement que la tension individu-communauté prend une nouvelle forme qui ne permet plus la recomposition d’une classe qui irait vers l’unité et la totalité puisqu’elle fait que l’individu n’est plus subsumé par sa classe. Il ne peut donc sortir de la logique de classe. En fait, Negri et Berardi, malgré leurs oppositions, sont assez complémentaires. Negri part de l’ancien mouvement ouvrier pour dégager ce qui constituerait les nouvelles voies de l’autonomie, alors que Berardi part des marges qu’il essaie d’intégrer dans la nouvelle composition de classe comme si on pouvait encore reprendre ce concept à partir des années quatre-vingt.

À la suite de cela et dans un contexte de plus en plus délétère, la lutte dans les grandes usines et particulièrement à Fiat, prend un cours de plus en plus violent avec des attaques de groupes armés contre les cadres de niveau intermédiaire. Ce type d’actions n’était pas essentiellement imputable à la difficulté que les groupes rencontraient pour frapper haut et fort. Elles correspondaient aussi à une demande, de la part des ouvriers, d’actions dures contre une pression hiérarchique devenue insupportable. L’absentéisme monta jusqu’à 30 % des ouvriers. Comme le disait Callieri, directeur du personnel en 1979, « l’usine était devenue un souk » et il fallut réagir. C’est là qu’interviennent le licenciement des 61 (octobre 1979) et l’organisation par la direction de l’entreprise, de la « marche des quarante mille », le 14 octobre 1980, contre les ouvriers qui occupèrent l’usine du 11 septembre au 16 octobre 1980759.

À partir de là, le mouvement de 1977 va commencer à être marginalisé ou criminalisé. La radicalisation dans la violence devint alors, pour beaucoup, la seule voie possible parce que l’État d’urgence italien imposait à tous un seul commandement : « Avec l’État ou contre l’État ». Ce rouleau compresseur démocratiste ne laissait aucune marge au mouvement comme le montra l’échec des groupes gauchistes institutionnalisés (Democrazia proletaria et Lotta Continua) avec leur slogan « Ni avec l’État ni avec les BR ».

Une explication plus récente est donnée par Mario Tronti dans La politique au crépuscule où il distingue deux grandes phases historiques de la modernité capitaliste. Une première de 1900 à 1945 qui est le moment de la grande politique. Cette phase perdure tant bien que mal pendant une vingtaine d’années, puis s’ouvre une nouvelle phase pendant laquelle nous aurions été victimes d’une illusion d’optique. La théorie a presque tout vu de cette nouvelle époque (et là Tronti fait sûrement référence aux thèses opéraïstes), mais la praxis n’est rien arrivée à subvertir. L’éthique a remplacé la politique, les intérêts la Cause.

Cette analyse de Tronti n’est pas totalement rejetable mais elle souffre de deux défauts :

– À partir de la défaite et de son advenu, elle théorise son inéluctabilité comme provenant d’une pré-détermination historique. Après avoir développé la problématique des subjectivités ouvrières contre la domination pendant le mouvement, elle fait machine arrière en proclamant que « le crépuscule de l’Occident est accompli ».

– Il ne tient pas compte de la dynamique du mouvement qui exprimait la possibilité et la nécessité d’une autonomie, non pas de la politique, mais vis-à-vis de l’État et des instances de domination. S’il n’en est pas ainsi, alors cela voudrait dire que tout était déjà joué et perdu à la fin des années vingt et que toutes les interprétations théoriques depuis, n’ont été que des descriptions critiques de la « révolution passive760 » du capital.

En conclusion, on peut dire que l’échec d’un mouvement, c’est d’abord l’échec des protagonistes du mouvement de masse et de ses différentes composantes : ouvrière, prolétaire et étudiante. C’est ensuite, les limites de ses fondements théoriques, du fait d’une analyse qui reste uniquement classiste, même si elle est rénovée par l’utilisation de la notion de composition de classe. En effet, pour nous, la théorie n’est pas extérieure à son objet ; c’est en cela qu’elle se différencie de la science sans pour cela être idéologie. Ainsi, malgré des théorisations critiques de la part d’autres courants, situationniste ou communiste de gauche, c’est l’opéraïsme qui a été en Italie, la théorie révolutionnaire de son temps. Elle a su couvrir toute la période 1965-1980 dans ses diverses formes. C’est évident quand on voit la différence d’intervention et surtout d’impact du courant opéraïste défendu par Berardi, qui va littéralement coller aux événements de 1977 et l’influence dérisoire des autres. Tout en ayant été à l’origine de thèses, avant même qu’elles n’imprègnent le courant opéraïste, annonçant à l’avance 77, ils n’ont eu, de la bouche de Cesarano lui-même, aucune intervention réelle en 77.

Quant aux groupes politiques, s’ils sont bien, à partir de 1968, le produit des luttes ouvrières, ils sont assez rapidement devenus des freins à l’auto-organisation ouvrière, même s’ils sont dans le mouvement. Ils se sont transformés en groupes gauchistes, c’est-à-dire, en une gauche du PCI.

L’auto-organisation ouvrière s’est ensuite exprimée, mais de façon plus marginale à partir de 1975, en dehors des groupes politiques, c’est-à-dire dans les comités politiques ouvriers. Mais, l’auto-organisation n’est pas un but en soi et, en Italie, l’étirement de la lutte sur dix ans rend la problématique de l’autonomie, juste au départ, caduque à l’arrivée car elle n’a pas su prendre la mesure des transformations qui affectent le cycle sur sa durée.

 

Notes

721 – N. Balestrini et P. Moroni, L’Orda d’Oro, Sugarco, 1988, p. 307 et traduction française, op. cit., p. 494. L’utilisation de cet exergue par le groupe Tiqqun dans Ce n’est pas un programme, p. 17 puis p. 18 à 21 (auto-réédition de 2006 d’un passage du no 2 de leur revue de 2001) nous paraît abusive. Il semble croire que c’est le Mai français qui est visé par Balestrini par opposition au Mai rampant italien de 1968-69, alors que c’est ce dernier qui est l’objet de la critique, en opposition au mouvement de 1977. Oreste Scalzone donne une intéressante précision (in La révolution et l’État, Dagorno, 2000, p. 20, note 1) sur l’origine historique de cette citation qui remonte en fait à Marx : « La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale parce que les antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient […] parce que la lutte sociale qui formait son arrière-plan n’avait acquis qu’une existence vaporeuse, l’existence de la phrase, du verbe. La révolution de juin est la révolution haïssable, la révolution répugnante parce que la chose a pris la place de la phrase » (Les luttes de classes en France, Ed. Sociales, 1970, p. 66).

722 – Alors que le Mai-68 en France l’a synthétisée dans un temps court d’à peine deux mois.

723 – L. Martini-Scalzone et O. Scalzone, « Radicalité écologique et nouvelle citoyenneté », p. 227 in Du contrat de citoyenneté, Syllepse, 1990.

724 – Martini et Scalzone, in L’orda d’Oro, op. cit. p. 326, traduction française, op. cit., p.516.

725 – Ce terme désigne la dimension juvénile des actions alternatives et contre-culturelles du mouvement de 1977. Il n’est pas péjoratif et n’est donc pas équivalent à l’idéologie « jeuniste » qui, en France, a été utilisé à la fois par les publicitaires et les néo-conservateurs, mais dans un sens opposé, les premiers s’appuyant sur cette production d’une culture jeune post-moderne, les seconds lui reprochant d’être le produit de Mai-68.

726 – « Ce qui était en train de se passer à ce moment était clair : le syndicat et le PCI te tombaient dessus comme la police, comme les fascistes. À ce moment il était clair qu’il y avait une rupture irrémédiable entre eux et nous. Il était clair à partir de cet instant que le PCI n’aurait plus droit à la parole dans le mouvement » (Un témoin des affrontements du 17 février 1977 devant l’université de Rome, cité in L’orda d’Oro (L’Eclat, op. cit., p. 506). Un slogan fuse : « Au Chili les tanks, en Italie les syndicats ».

727 – Amendola qui a toujours exprimé la ligne la plus modérée au sein du PCI est aussi celui qui crache, sans détour, sa haine de tout mouvement en dehors du parti, en l’adaptant à chaque situation particulière. Si la ligne du nouveau fascisme est adoptée alors il peut dire : « … Ces âmes nobles, prêtes à se battre pour n’importe quelle cause et qui protestent, par exemple, contre la suppression de Radio Alice… me font penser, voyez-vous, à tous ceux qui, en 1920-22, se contentaient de traiter de têtes chaudes les hommes des milices fascistes. » (Il Giorno du 9 avril 77, reproduit dans F. Gavi, op. cit. p. 143). Le PCI stigmatisait sous le nom de diciannovismo le mouvement de masse de l’autonomie, par analogie avec les deux années qui ont suivi la Première Guerre mondiale et constitué les prémisses de la victoire du fascisme. Le terme de « dérive de Fiume » est aussi utilisé en référence aux légionnaires de Fiume, groupe cosmopolite déterminé à faire de la révolte de cette ville (la Rijeka croate d’aujourd’hui) le début d’une révolution mondiale (cf. note 22, p. 175 du livre de Pozzi, op. cit.)

728 – Cette ligne va aussi être défendue par de nombreux intellectuels italiens qui ont été classés longtemps à gauche du PCI, mais qui font volte-face à ce moment-là. Un témoignage éclairant en ce sens, est celui de Lucio Coletti dans son « Appel à tous les démocrates » paru dans L’Espresso du 10 avril 1977 et reproduit dans le livre de F. Calvi, Italie 77 : le mouvement des intellectuels, Seuil, 1977, p. 128-131.

729 – Ce sera le discours du PCF, en France, de 1969 jusqu’à la fin des années soixante-dix.

730 – Cf. F. Tommei et P. Pozzi, p. 327-328 de l’Orda d’Oro (traduction française, op. cit., p. 531) parlent du plus haut niveau d’affrontement atteint en évitant les actions meurtrières contre les personnes. Ils rendent compte ainsi des difficultés de leur organisation, Rosso, à tenir sur une ligne de crête qui doit distinguer violence prolétaire et lutte armée. Depuis la première édition de ce livre en 2008, Pozzi a publié un bilan romancé de son expérience Insurrection 1977, Nautilus. 2010.

731 – Écoutons le Tronti d’aujourd’hui : « Déviante et polémique a été la lecture du tournant vers une subjectivité ouvrière exacerbée, dans les termes d’une philosophie de l’histoire hégélienne. Dans aucune des pages de Classe operaia vous ne trouverez l’ouvrier à la chaîne comme porteur d’histoire, en chacune de ces pages il est porteur de politique » (op. cit., p, 62). Pour lui, la phrase de Marx sur le prolétariat qui en s’émancipant émancipe l’humanité entière est typique du XIXe siècle, de Kant et d’Hegel. Si on veut résumer, pour lui le XIXe siècle est celui de l’universalisme philosophique, le xxe celui de la politique et le xxie celui de la « politique au crépuscule ».

732 – Voilà l’origine du terme : « Ce ne sont pas quelques Untorelli (porteurs de peste) qui déracineront Bologne ». Déclaration à la presse d’Enrico Berlinguer, secrétaire général du PCI.

733 – Ce n’est pas un hasard si Turin, qui avait été au centre du mouvement de 1968-69 quitte le devant de la scène. Le territoire central devient l’université et la ville de Milan ainsi que son hinterland où est publié le petit journal La tribù delle talpe

734 – À Bari, par exemple, dans les Pouilles, les autonomes organisent « la recomposition du prolétariat social ». Les trois Maisons de l’étudiant, tenues en pratique par des étudiants-prolétaires, malgré la présence de la cheffaillerie étudiante, sont devenues des centres de discussion et de réappropriation. Le syndicat et le PCI firent fermer le restaurant des maisons de l’étudiant et une manifestation de plus de 10 000 étudiants se retrouva pour s’inviter à manger dans les réserves du restaurant. La perquisition effectuée par la police peu après, révéla que de nombreux jeunes non étudiants dont deux prostituées et toute une famille au chômage, occupaient les lieux. Cette situation donna lieu à une grève syndicale du personnel du restaurant. (source : lettre de camarades de Bari du 3 mai 1977 à la revue française Les Fossoyeurs du Vieux Monde et La Repubblica du 31 mai 1977). Ce dernier point souligne que comme à Bologne, le mouvement de 1977 représente le niveau le plus intense de décomposition sociale de la classe alors que les autonomes y voyaient le niveau le plus intense de la recomposition sociale.

735 – Ce sera l’automne des circoli giovanili qui va culminer à Milan avec, à l’intérieur de l’Università Statale, le slogan : « Nous avons déterré la hache de guerre ».

736 – Il y a donc peu de rapport avec ce qu’on appellera les autonomes en France ou en Allemagne, même si une frange influencée par l’operaïsme se dégagera dans chacun de ces deux pays (pour la France, voir notre première partie, pour l’Allemagne, on pourra se reporter au livre de Karl Heinz Roth sur L’autre mouvement ouvrier, ainsi qu’à des groupes ou journaux comme Wildcat qui pratiquent depuis longtemps l’enquête ouvrière).

737 – Paradoxalement, c’est au moment où Foucault commence à abandonner ses positions gauchistes du début des années soixante-dix qui font l’apologie des mouvements de libération, des particularités, des désirs et de la spontanéité des masses, pour des positions qui mettent en avant les droits, les réformes institutionnelles et finalement une collaboration avec les forces étatiques, que les révoltés de Bologne s’emparent de ses textes (en 1977, paraît : Microfisica del potere : interventi politici, Einaudi). Toutefois, son concept plus récent de « bio-politique » est très en phase avec les conceptions d’A/Traverso et les pratiques de liberté ancrées dans la puissance de la vie, avec l’idée de subjectivités sans sujet que l’on retrouvera plus tard chez Negri avec le concept de Multitude et chez Giorgio Agamben.

738 – Recherches, no 30. op. cit. p. 140-143.

739 – F. Berardi (Bifo) : Le ciel est enfin tombé sur la terre, Seuil, 1978, p. 29.

740 – On retrouve là l’idée de Tronti d’une définition politique de la classe.

741 – Ces deux citations sont tirées de F. Berardi (Bifo), op. cit. p. 44.

742 – La revue française Marx envers et contre Marx sera influencée par cette analyse. Elle ne comptera que deux numéros de 1982 à 1983, le premier intitulé, Marx envers et contre Marx qui fait une critique générale du marxisme en tant qu’idéologie (discours spéculatif) qui ne s’est pas reconnue comme telle et a voulu se fonder en vérité. Le second intitulé Critique du marxisme comme métaphysique qui se présente comme une critique de l’hégélianisme de Marx et un retour à Kant. Mais pour ce qui nous intéresse ici, la fin du numéro contient un dossier Italie (1962-1982) fort intéressant, par rapport à la question de l’autonomie, constitué de textes de première main du mouvement italien. Ce groupe terminera son parcours un an plus tard en publiant en auto-édition un point de vue théorique, sur la question intitulé : Le principe autonome.

743 – Bifo, op. cit. p. 88.

744 – La contestation de ces aspects culturels est ancienne en Italie puisqu’elle s’appuie sur un mouvement underground perceptible dès 1965 à Milan avec le journal Mondo Beat. Ce journal va mêler les influences, de l’anarchisme aux philosophies orientales, en passant par Malcolm X et la lutte anti-raciste ou l’idéologie du retour vers la nature. Onda Verde est ensuite fondée par A. Valcarenghi, créateur du futur Re Nudo et qui rencontrera Sante Notarnicola en prison. Cette culture underground, va rejoindre, dès 1967-68, la lutte étudiante dans sa composante anti-autoritaire, anti-institutionnelle et anti-stalinienne. Par ses expériences de vie communautaire elle va engendrer un courant de sympathie dans la partie de la jeunesse emplie de mal-être, situation qui préfigure 1977. Certains individus de ce milieu vont avoir une intervention plus politique en créant en 1966, la revue S (comme situazionismo) qui reprend la critique de l’IS vis-à-vis du mouvement provo et du mouvement étudiant, tout en soulignant que le situationnisme n’est pas une idéologie mais une méthode qui s’adapte à chaque situation nouvelle (cf. IS, no 3, juin 67.)

745 – Ce processus, aujourd’hui en voie d’achèvement, a vu les mouvements passer de la lutte contre le modèle dominant, à la recherche d’une reconnaissance de droits toujours plus particuliers dans la société capitalisée (Pacs, mariage homosexuel, lois sur le harcèlement sexuel et le « viol conjugal », PMA et GPA).

746 – Tous les jours des États cherchent à recréer cette société civile par l’appel au citoyen, la tentative de faire participer la société civile à la société politique, le financement d’associations ad hoc, etc.

747 – Bifo intègre les apports théoriques de Deleuze, Foucault et Guattari, sans les critiquer.

748 – Cf. J. Wajnsztejn, L’opéraïsme au filtre du temps, A plus d’un titre, 2021, à paraître.

749 – Pour plus de détails, cf. L’Italie, le philosophe et le gendarme, VLB, p. 41 et sq.

750 – Texte collectif des inculpés du 7 avril 1979, paru dans Il Manifesto (22-23 février 1983), la veille de leur procès et rédigé par Paolo Virno. Ce texte est disponible en français dans le livre de Negri, L’Italie rouge et noire. Hachette, 1985, p. 55 à 68.

751 – On en a des exemples aussi bien à Fiat entre 1953 et 1968 avec « la chasse aux rouges », que chez Citroën et surtout Simca qui s’appuient sur des syndicats pro-patronaux (CFT) ou quasi fascistes.

752 – C’est encore une différence notable avec la situation française. Si certains anciens militants du PCF issus de la résistance envisagèrent bien de déterrer quelques fusils dans le Limousin ou la Creuse et d’apporter leur soutien à la Gauche prolétarienne, ce ne fut qu’à partir de 1970 et même si certaines sections CFDT furent comme certaines tendances de la CGIL et de la CISL très en phase avec le mouvement, dans une optique de nouveau syndicalisme, cela n’est jamais allé jusqu’à concevoir une illégalité et a fortiori une violence quasi programmatique. Il y eut bien des actes illégaux comme les séquestrations, mais à chaud et sans préméditation.

753 – Lea Melandri déclarait par exemple que « La lutte des femmes est partielle et n’exclut pas les luttes ouvrières, on peut dire qu’elle les traverse et les transforme en tant que discours sur le corps et le quotidien », in « La violence invisible : conversation avec des femmes de Padoue », 1975, in Éditions des femmes, 1979, cité dans La Horde d’or, op. cit., L’éclat, p. 449.

754 – Semiotext iii. 1978, p. 3.

755 – Cf. Quaderni del Territorio, no 4-5, 1978.

756 – Plus tard, cette organisation (d’abord cartel électoral puis fusion successive d’ao, du PDUP, du Manifesto et d’autres) qui prend en fait la place occupée par le PSIUP de 1964 à 1970, soutiendra le mouvement des conseils d’usine qui, sous le nom d’autoconvocati, se sont organisés sans les directions syndicales pour lutter de l’hiver 1982 jusqu’au printemps 1984. C’est une réapparition de ce que Bologna appelle l’opéraïsme institutionnel par rapport à l’ » opéraïsme politique » (ou autonomie ouvrière). Malgré leur rapport ambigu au PCI, les BR sont classées par Bologna dans l’opéraïsme politique, parce qu’elles seraient le fruit de la conjonction entre, d’un côté l’exaltation du prolétariat telle que le pratiquent les différents groupes marxistes-léninistes et de l’autre, l’importance accordée à la force ouvrière des comités de base. Pour défendre sa thèse, il se base sur l’expérience de la Brigate Walter Alasia d’Alfa Romeo de Milan (cf. L’Italie, le philosophe et le gendarme, VLB, 1986, p. 76-77), composée à 90 % d’ouvriers délégués syndicaux. Le PCI craignait que cette forme de lutte s’étende au sein du mouvement ouvrier traditionnel et il l’a craint jusqu’à la paranoïa. Pourtant cette brigade Walter Alasia a souvent été accusée de misérabilisme et de prôner une morale et une austérité assez contre-productive en cette époque qui respirait autre chose que le communisme de caserne (cf. Fenzi, op. cit., p. 225). Mais peut être était-ce aussi une réponse pratique et critique au consumérisme implicite du mouvement de 77, quand il exaltait les réappropriations de marchandises et la prise sur le tas (cf. supra, la critique qu’en faisait Scalzone).

757 – Quaderni del territorio, op. cit.

758 – Cette hypothèse est toujours active qui fait du précariat la tendance achevée de la restructuration du capital du point de vue de la domination sur la force de travail. (cf. Les analyses de Marco Ravelli).

759 – Elle ne regroupa en fait que quelques milliers de cadres plus ou moins contraints et forcés, mais le simple fait qu’elle ait pu avoir lieu, montrait qu’on était à un tournant, que le pouvoir s’était ressaisi. Là où il avait fallu moins de deux mois en France pour dompter l’insubordination, il aura fallu plus de dix ans en Italie.

760 – D’après le mot de Persichetti et Scalzone, op. cit. p. 275.