Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)
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VII. La question de la lutte armée

 

Les sources antifascistes de la lutte armée

Le résistancialisme

Ces sources sont au contraire profondément ancrées dans la société italienne moderne. Ainsi, Alberto Franceschini, l’un des trois fondateurs des BR, raconte son rite de passage, avec un vieux partisan italien, un de ces anciens résistants du PCI qui avaient refusé de rendre les armes et voulaient continuer la guerre jusqu’à la révolution. À la fin de la rencontre, l’ancien partisan lui remet un pistolet automatique. De même, une ancienne pciste, Rossana Rossanda, qui a rejoint Il Manifesto, note : « En fait, dans notre pays, le conflit social a toujours été aigu. Il a toujours porté en lui des éléments de violence […]. Je peux témoigner du haut degré de violence des luttes politiques et sociales entre 1945 et 1959. Elles avaient ainsi leurs moments armés, car peu nombreux étaient ceux qui avaient obéi à l’injonction des forces armées américaines et à l’invitation du Comité de libération nationale à rendre, après juillet 1945, les armes ; nombreux furent ceux qui les conservèrent ou les dissimulèrent761 ; et dans l’après-guerre, il resta des formations armées régulières, dissimulées à leurs partis et peut être à leurs groupes dirigeants (communistes, démocrates chrétiens, monarchistes). La démolition des forteresses ouvrières dans le Nord, après 1948, n’advint pas dans la tendresse, d’aucun des deux côtés : par bien des aspects, le conflit fut, comme dans le Sud, encore plus âpre que maintenant. Et violent. Et par moments, armé762 ».

Franceschini abonde dans ce sens quand il explique comment s’est prise la décision du choix du nom que prendrait la nouvelle organisation : « Brigades parce que c’est ainsi que s’appelaient les formations des partisans communistes, les Brigades Garibaldi ; ce nom évoquait un lien avec la Résistance. L’adjectif, nous l’avons ajouté au terme d’une longue discussion entre ceux qui préféraient “rouges” et ceux qui au contraire voulaient “communistes”. L’adjectif “communistes” nous aurait trop étiquetés du point de vue idéologique. Et pour finir, nous avons choisi “rouges” parce que cela nous semblait être une marque plus populaire763 ». C’est assez clair : cela montre la filiation historique, antifasciste, frontiste et populaire et donc très éloignée de l’opéraïsme et de ce qui allait devenir l’autonomie ouvrière764.

Cet antifascisme va aussi être rénové par des événements plus récents qui émaillent l’histoire des années soixante-soixante-dix. Tout d’abord, une vague de manifestations avec violence déferle sur l’Italie à l’été 1960, après une décision du gouvernement d’autoriser le mouvement néo-fasciste (MSI) à tenir son congrès à Gênes, un bastion de la lutte ouvrière. Il y aura douze morts parmi les manifestants. Ce qui a caractérisé cette lutte, outre la répression, c’est sa dimension à la fois politique et prolétaire. En effet, par opposition à la France où la lutte contre les partisans de l’Algérie française est restée très interclassiste et entachée d’une politique de louvoiement de la part des organisations ouvrières qui fait qu’elle a surtout été menée par des intellectuels, la lutte antifasciste de Gênes est animée par de jeunes prolétaires pour qui la domination du fascisme ne prend pas la figure historique de Mussolini, mais plutôt celle des patrons qui font la chasse aux « rouges ». Bref, pour ces jeunes prolétaires, ce fascisme est l’expression concrète d’une domination absolue du capital. Panzieri reconnaît cela, dans le journal du PSI de Turin en disant que le fascisme s’enracine dans l’usine qui est la base du pouvoir patronal sur la société et c’est là qu’il doit être vaincu765.

Cette double source antifasciste et stalinienne ne doit pas occulter une tendance à l’action directe de la part d’éléments du PCI condamnant sa dégénérescence bureaucratique et réformiste. Le lien se fait d’ailleurs naturellement entre jeunes révoltés et anciens partisans comme le montre l’exemple de Sante Notarnicola dans son livre La révolte à perpétuité (op.cit.,). Il y raconte l’influence sur son groupe de deux anciens maquisards du PCI (Cavallero et Crepaldi) dans la décision de passer outre aux directives du parti. Piergiorgio Bellocchio, dans L’autobiografia di un proletario766 parle du retentissement qu’eut ce procès en plein 1968 avec d’un côté, un de ses protagonistes, Cavallero, menant une défense politique justifiant une guerre privée contre le système en l’absence de toute perspective révolutionnaire (quelque chose qui guette tout passage à une lutte armée clandestine et que l’on retrouvera dix ans plus tard dans l’expérience des « années de plomb ») et de l’autre, Notarnicola qui, dans son procès en appel, fera une autocritique de sa dérive personnelle « d’un point de vue révolutionnaire », celui de sa classe767.

Les attentats de la fin des années soixante, imputés soit à l’État soit aux fascistes utilisés par l’État, renforceront l’idée d’une fascisation multiforme. Le combat antifasciste pourra prendre des formes aussi variables que celle, traditionnelle et frontiste, des Gruppo d’Azione Partigiana (GAP) de Feltrinelli ou celle, plus moderne et mouvementiste de LC.

Les GAP succèdent aux GAP !

Pour ce qui est des Gruppo d’Azione Partigiana (GAP), nous donnons quelques informations à partir du livre traduit de Carlo Feltrinelli : Senior Service. Feltrinelli semble avoir été très actif dès 1966 où il participe à un rassemblement international avec des groupes libertaires à Milan. C’est d’ailleurs à ce moment que paraît le numéro zéro de la revue Mondo Beat. Dès 1967, il a de nombreux liens avec l’université de Trente et par exemple avec Curcio, mais son approche est plus resistancialiste (pour lui, le fascisme en tant que système ne s’est pas dissous avec la chute du régime politique mussolinien) avec un mélange de tiers-mondisme. Feltrinelli voyage d’ailleurs beaucoup en Amérique du Sud. Le 13 novembre 1967, il fait une conférence sur l’Amérique du Sud au cercle San Saba de Rome, sur l’Aventin. Aux dires de la police, il aurait rassemblé un public de gauchistes de la capitale et énoncé les points fondamentaux de la plate-forme révolutionnaire ratifiée à la conférence de la Tricontinentale de La Havane. Il s’y prononce pour l’action, car, paradoxalement, la mort du « Che », provoque un nouvel élan en faveur de l’empirisme cubain, contre les discussions doctrinales et le conservatisme des partis communistes occidentaux. La conception de la guérilla politique ne serait pas seulement valable pour l’Amérique latine, mais pour tout le Tiers-Monde et pour certains pays du capitalisme avancé. Le PCI voit cet activisme d’un très mauvais œil et sa fédération romaine diligente une enquête sur la présence de Feltrinelli dans la région. Mais c’est surtout l’influence de Feltrinelli parmi d’anciens chefs de la résistance et parmi des dirigeants actuels du Parti qui inquiète. Ainsi, il a été contacté en 1968 par un ancien résistant connu, G. Lazagna qui lui dit trouver le Parti « trop mou ». Il va lui servir d’intermédiaire dans ses rapports avec Pietro Secchia qui prône une troisième voie entre consensus démocratique et insurrectionnalisme, pour tirer profit de « l’impulsion du bas » produite par la Résistance. Ces contacts sont très importants dans la région de Gênes et des conférences sont organisées à Novi Ligure qui deviennent vite un rendez-vous important pour les ex-partisans ou les jeunes radicaux de la région768. Tous les débats se terminent par les mêmes questions : « Comment redonner une stratégie révolutionnaire à la gauche italienne ? Que nous apprennent les luttes dans le Tiers-Monde ? Comment endiguer le danger fasciste ? Concrètement, des groupes clandestins se mettent en place à partir du massacre de Piazza Fontana. Les Gruppo d’azione partigiana (GAP) naissent en 1970. Le nom prend son origine dans les groupes d’action patriotique de Pesce pendant la résistance et se situent dans cette filiation : « Nous nous sentons engagés envers ces camarades de poursuivre et gagner définitivement la seconde phase de la guerre de libération qui est déjà commencée aujourd’hui. »769 Pour Feltrinelli, l’involution de la Démocratie Chrétienne générerait une perspective révolutionnaire immédiate fédérant divers groupes de gauche jusqu’au sein du PCI. En 1971, son pamphlet intitulé Lutte de classe ou guerre de classes enfonce le clou. La révolution, c’est la guerre pendant laquelle la classe inaugure son propre pouvoir. Malgré les contacts avec PotOp (F. Piperno sous le pseudo de Saetta et Carlo Fioroni le futur grand repenti), il y a un profond décalage avec les protagonistes du Mai rampant, d’une part les groupes LC et PotOp sous influence opéraïste et ancrée dans la modernité capitaliste du » Marx à Détroit » de Tronti plus que dans le romantisme des fuocos guévaristes, et d’autre part une idéologie des GAP centrée sur la lutte contre l’impérialisme et le révisionnisme soviétique, les interprétations de la pensée de Lénine ou celle de Trotski sur la révolution permanente, bref une idéologie « terzinternationaliste » comme on la qualifiait alors en Italie.

Tronti était très clair là-dessus : « Regarder les pays du sous-développement comme l’épicentre de la révolution, représente la forme la plus haute de l’opportunisme contemporain » (Ouvriers et capital, Einaudi, p. 33) et dès 1956 il avait rompu, dans le document dit des « 101 » avec toute référence au « socialisme réel ». Feltrinelli n’est pas moins clair en disant qu’il a échoué à cause d’un manque de force stratégique, d’un manque de contre-pouvoir révolutionnaire et militaire. Feltrinelli craint le non advenu historique, car pour lui, ce qui suit les années 1968 et 1969, c’est la contre-révolution, qui réduit à néant l’événement pour en faire un non-événement (il n’y a pas besoin que le mouvement soit écrasé pour qu’il soit défait).

La ligne des GAP oscille désormais entre d’une part, une approche de résistance armée au fascisme interne et finalement une défense des structures démocratiques et d’autre part une approche internationale qui fait de l’Italie une colonie de l’otan au sein d’un processus plus large de fascisation en Europe de l’Ouest. Il fallait donc établir des « bases rouges » tout en considérant le bloc soviétique comme une base arrière, quel que soit l’avis qu’on puisse avoir sur le type réel de régime en place là-bas. Cette position était assez proche de celle de vieux résistants du PCI ou de jeunes communistes comme ceux issus du groupe de Reggio Emilia autour de Franceschini. Elle conduisait à concevoir des sortes de focos sur le modèle latino, les nouveaux maquisards établissant leurs bases dans les montagnes. Il semblerait que la Sardaigne ait été, à un moment donné, choisi comme une de ces bases. Même s’ils semblaient négliger la lutte urbaine, les GAP utilisaient une radio pour diffuser leurs communiqués et ils se concevaient parfois comme une force d’appoint pour les mouvements métropolitains.

Ainsi, le 11 mars 1972, une mobilisation générale de toute la gauche extra-parlementaire est programmée pour empêcher le leader MSI Almirante de tenir un discours piazza Castello à Milan. Le commandant Osvaldo (nom de guerre de Feltrinelli) rencontre Oreste Scalzone (l’éditeur finançait en partie le journal Potere Operaio). Scalzone se souvient770 : « Il m’a demandé si, à mon avis, le mouvement accepterait qu’il vienne avec quelques-uns de ses camarades armés à la manif, avec éventuellement pour tâche d’assurer l’autodéfense. C’est la première fois que j’ai entendu l’expression “groupe de feu” ». D’après Carlo Feltrinelli (op. cit., p 437), Scalzone aurait répondu, après de nombreuses parenthèses et circonvolutions habituelles qui lui sont propres, que pour le moment, la chose n’était pas politiquement défendable. Scalzone poursuit : « Pour la énième fois, il a eu recours à une image qu’il affectionnait : nous, les extra-parlementaires, nous étions comme des balles de ping-pong qui dansent en l’air, soutenues par les jets d’une fontaine. Les jets d’eau c’étaient les luttes sociales et, quand (inévitablement parce que la lutte est cyclique) elles se seraient affaiblies, nous serions retombés ». Quoi qu’il en soit, la manifestation du 11 sera très violente avec mort d’homme.

L’antifascisme de Lotta Continua

Pour LC, nous laissons la parole à Erri De Luca : « Il est écrit que des groupes comme LC et d’autres analogues finirent leur cycle politique en 73. Je peux dire qu’à Rome, LC commence seulement son expansion cette année-là et que les années suivantes elle devient insupportablement vaste et multiple pour les épaules de ceux qui en avaient la charge et la responsabilité. Le nerf de cette croissance fut l’antifascisme, une évidence urbaine urgente pour bien des gens alors. Et bien sûr on me dira, à juste titre, que cette activité, que cette contradiction est secondaire. Très bien, c’était la consigne, venant aussitôt après la principale, mais elle n’en était pas moins souvent la condition de son déroulement. Il est vrai que c’est à partir de l’année 73 qu’à Rome les jeunes rejoignaient LC car elle faisait quelque chose contre les fascistes et moi, je me trouvais un service d’ordre avec des centaines, plusieurs centaines de jeunes disposés à se battre, et ce, non pas en ordre dispersé, mais en rangs disciplinés. Et toutes ces vies étaient enracinées dans le sol, ne cédant pas un pouce de terrain, alors qu’elles étaient suspendues au minuscule fil de mes maigres capacités. C’est ce qui arrivait parce que le monde était un peu fasciste et que l’Italie se trouvait entre le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui l’étaient, et que chez nous, il y avait bon nombre de gens qui trafiquaient pour nous aligner sur les autres péninsules ».

Erri de Luca poursuit : « C’était des contradictions secondaires, pourtant elles contenaient une charge émotive d’indignation, de passion, qui les rendait inévitables. À la formation de tout caractère révolutionnaire préside une déchirure d’émotion, de colère, de honte pour une impuissance propre. Les analyses des situations historiques lui donnent par la suite poids et sens, mais initialement c’était un coup de fouet dans le système nerveux. L’antifascisme était cela. Et c’était un lien d’origine, une lettre de change contestée aux pères, leur dette qui nous était laissée et que nous prenions en charge, c’était notre inscription dans le xxe siècle, notre jamais plus adressée à notre monde ». Et De Luca de conclure : « Et à la question de savoir si nous étions violents : je réponds oui771 ».

Nous pouvons reprendre cela à partir de l’exemple de l’évolution de Lotta Continua. Quand les BR commirent leur première action violente contre des personnes au début des années soixante-dix, LC se démarqua assez clairement : Chi sceglie dell’azione isolate opera in fatti contro l’autonomia proletaria (LC du 17 février 1971).

Puis, fin décembre 1972 LC appelle à un front antifasciste avec Avanguardia operaia et le groupe Gramsci, alors que Guido Viale déclare que LC ne pourra survivre, au moins sous sa forme première, au déclin de la lutte ouvrière. Viale se met en attente pour un an, pendant lequel il se pose des questions sur la reconnaissance ou non des conseils de délégués comme moyens de lutte. Les sections de Turin, Trente, Pavie et Porto Marghera sont sur cette position. Mais en février 73, l’organisation turinoise est décapitée après l’attaque du siège du MSI. Viale est arrêté et c’est Pietrostefani qui prend la relève et durcit la ligne en direction de la militarisation. Ainsi, après la séquestration du syndicaliste de droite (cIsnal) Labate (janvier 73) puis l’assassinat de Macchiarini par les BR, le 3 mars 1973, l’exécutif milanais envoie le communiqué suivant « Queste azione si inserisce, coerentemente, nella volontà generalizzata delle masse di condurre la lotta di classe anche sul terreno della violenza e dell’i llegalità ». (Luigi Bobbio, op. cit.).

LC paraît ici donner quittance à l’action des BR, mais cela s’avère une prise de position circonstancielle puisqu’elle n’est pas suivie de confirmation. En effet, à partir de là, toutes les actions des BR vont être condamnées par l’exécutif de LC, même s’il y eut encore des discussions au moment de l’enlèvement de Sossi en 1974. Bobbio, l’un des dirigeants de l’époque précise : « La position était difficile à tenir car les BR ne pouvaient être condamnés comme provocateurs ou agents de l’ennemi puisqu’ils faisaient partie du mouvement, mais de l’autre il fallait éviter que la critique de leurs positions nous amène à renoncer à une évaluation du niveau correct de violence révolutionnaire de l’avant-garde dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire. » (op. cit., p. 103). Cette opposition était déjà latente depuis le congrès de Rimini d’avril 1972 où d’un côté Sofri et Rostagno, mais aussi Viale penchaient pour un gradualisme optimiste d’une extension de la lutte d’usine vers la lutte de toute la ville y compris sur le plan militaire, sur le modèle du Londonderry irlandais, alors que de l’autre, les frères Boato et l’ouvrier de Fiat Platania, entendaient continuer un travail patient.

La ligne « Vers la guerre civile » allait l’emporter, Feltrinelli étant considéré comme un héros après l’assassinat du patron de Ford-Argentine Sallustro. Un militant ouvrier de l’atelier 76 de la Fiat saluera ce crime comme un premier pas vers l’exécution d’Agnelli (LC du 13 avril 1972).

Le responsable de publication, A. Cambria se désolidarise par une lettre (LC du 18 avril 1972) en disant en substance qu’on ne peut se réjouir de la mort d’un homme. L’assassinat de Calabresi va mettre le feu aux poudres au sein des groupes d’extrême gauche quand presque tous crient à la provocation, alors que LC, tout en déplorant la chose « l’attentat politique n’est pas une solution, mais Calabresi est un assassin », fait montre de compréhension pour l’action. La réaction dominante fut Ben fatto !, mais très vite on n’en parla plus à l’intérieur de LC comme à chaque fois qu’il y avait quelque chose qui divisait.

D’autant plus qu’un nouveau virage se préparait plus politique si ce n’est plus politicien. Le premier objectif était de faire libérer Viale et pour ce faire des contacts sont pris avec l’establishment de gauche et donc aussi avec des militants d’une autre génération. Le second objectif était de mieux s’ancrer dans une ligne de masse après l’autocritique de Sofri par rapport à l’accent mis précédemment sur le refus des délégués. En conséquence, des ouvriers de LC se présentèrent comme délégués et abandonnèrent progressivement les assemblées autonomes (Bobbio, op. cit, p. 118), ce qui les rapprochait des ouvriers du Manifesto ou du PCI. Les nouvelles recrues n’étaient plus des ouvriers-masse, mais des jeunes urbains scolarisés capables de discuter revendications et gestion et de faire poids dans l’organisation. Malgré Sofri, peu à peu s’impose la ligne du PCI al governo.

Les Brigades rouges

Le Collettivo Politico Metropolitano (cpm)

La première des Brigades rouges772 naît en 1970 dans l’usine Pirelli de Milan au terme d’une longue période de discussions au sein du CUB Pirelli773 et de quelques autres usines comme la Sit-Siemens où travaillait Mario Moretti et aussi chez Olivetti. Contrairement à ce qui a souvent été dit, rétroactivement d’ailleurs, on ne peut donc pas dire que les BR sont extérieures au mouvement, d’autant que ces discussions commencèrent dès 1968, d’après des sources extérieures aux BR774. Mais un aspect particulier de ces contacts, c’est qu’ils concernaient un nouveau mouvement de techniciens, nombreux par exemple chez Siemens où la qualification moyenne des salariés était élevée. Des discussions sur ces « cols blancs » et leurs rapports aux « cols bleus » fleurissaient surtout parmi les futurs membres de Potere Operaio, particulièrement par l’intermédiaire de Franco Piperno, lui-même ingénieur physicien. À Milan, en novembre 68, s’était tenu un grand congrès national des facultés techniques en lutte775 qui avait produit de nombreuses analyses sur la restructuration technologique et sur le nouveau rôle que le néo-capitalisme allait attribuer aux techniciens. Pour Piperno, le saut technologique entraîne des mutations dans la population active et évidemment dans la production, mais aussi en aval dans la recherche et en amont dans les techniques de commercialisation, l’information et aussi le contrôle social. On ne peut alors plus parler de travail productif et de travail improductif au sens traditionnel du terme. Sur cette base, il devenait possible que cette force de travail qualifiée rejoigne l’insubordination ouvrière, réalisant ainsi les premiers pas vers une « réunification politique verticale de la classe ». Les luttes dans l’école et particulièrement dans les écoles techniques ne pouvaient qu’aider à ce passage comme le facilitera aussi le nombre extraordinairement élevé de « travailleurs-étudiants » à Milan dont l’agitation politique a pour point de départ l’institut technique Feltrinelli. Une partie de cette élaboration théorique va être reprise par le (CPM) après la grève nationale des techniciens début 1969. Le collectif est une tentative d’étendre les luttes de la fabrique (Ibm, Pirelli, Sit-Siemens et d’autres usines du « triangle de fer » Turin-Milan-Gênes) vers une lutte sociale plus générale. C’est aussi une tentative de répondre aux débats internes aux CUB, initiés par le groupe Avanguardia operaia (AO), entre ligne de masse et ligne de parti. Toutefois, pour le CPM, le dépassement de l’ouvriérisme et de l’estudiantisme ne peut se faire par une union spontanée entre ouvriers et étudiants, mais par la création de noyaux organisés et politiquement homogènes.

Le CPM s’implante durablement et gagne de l’influence parmi les militants de PotOp et de LC, mais il s’en distingue par l’idée d’une lutte de longue durée776, d’une guerre de position plutôt que par une ligne mouvementiste. Il constitue quand même un ensemble assez hétéroclite où les liens affectifs jouent aussi un rôle non négligeable777.

De Sinistra Proletaria à Nuova resistenza

Le CPM se transforme bientôt en Sinistra Proletaria (du nom de son journal et en référence au groupe français de la Gauche prolétarienne). En octobre 1970 on peut lire : « La guérilla, désormais, a quitté sa phase initiale et n’apparaît plus comme un simple détonateur, mais elle a conquis l’étendue d’une unique perspective stratégique qui pousse à un degré supérieur de l’insurrection. Le capital unifie le monde dans son projet contre-révolutionnaire armé, le prolétariat s’unifie dans une guérilla au niveau mondial778 ». En avril 1971, la revue change de nom et devient Nuova resistenza. Là encore on retrouve le lien étroit qu’entretien­nent l’idéologie resistancialiste italienne et l’idéologie maoïste française de la Nouvelle résistance. Mais si on se fie au no 2 de Nuova Resistenza, le ton n’a plus rien de commun avec celui de Sinistra Proletaria. On a quitté les poncifs d’un marxisme-léninisme stalinien et pro-chinois pour un mouvementisme populiste style La Cause du Peuple avec un zeste de situationnisme : « La révolution moderne n’est plus une révolution propre […], elle recrute ses éléments en pêchant en eau trouble. Elle avance par des voies détournées et elle se trouve des alliés en tous ceux qui n’ont aucun pouvoir sur leur propre vie et le savent [phrase exactement tirée de l’Internationale situationniste, NDLR]. Dans l’attente de la grande fête révolutionnaire où tous les expropriateurs seront expropriés, le geste criminel isolé, le vol, l’expropriation individuelle, le saccage d’un supermarché ne sont qu’un avant-goût et un signe de l’assaut futur contre la richesse sociale ».

Les Brigate rosse

Les BR naissent à la suite de cela, après une longue militance dans certains quartiers déshérités de Milan comme Lorenteggio, Quarto Oggiaro et Gambel­lino où des affrontements eurent lieu avec des bandes fascistes qui avaient ambition de « tenir » les quartiers durant la nuit. Des actions de sabotage ont lieu ainsi que la pose de bombinettes dans les dépôts de pneus de la Pirelli. Ces actions sont assez bien reçues par les ouvriers et étudiants, mais pas par LC. En effet, cette dernière réagit négativement à l’idée d’actions exemplaires, qui ne sont pas de masse et seraient donc objectivement provocatrices779.

Néanmoins, les BR gardent de bons rapports avec LC et PotOp. Elles ne cherchent pas principalement à centraliser la lutte et à recruter. C’est d’ailleurs cette tactique qui est critiquée par le groupe dit du « superclan780 » qui prône déjà une clandestinité absolue.

Moretti de Siemens, M. Ferrari de Pirelli, Bonavita d’Italsider de Tarente rejoignent le groupe ainsi que Morlacchi, véritable leader naturel du quartier de Lorenteggio. De Quarto Oggiaro arrivent Lintrami ouvrier de la Breda et De Ponti. Les BR reçoivent l’appui d’anciens membres du PCI ou de son organisation jeune, la fgcI, issus des régions à mémoire partisane (Ligurie et Émilie Romagne) et d’un groupe rassemblant des individus venant de la gauche traditionnelle, comme le « groupe de l’appartement » (Azzolini, Ognibene, Bonisoli). Elles vont servir de porte-voix à tous ceux qui se rapprochent d’une pratique de lutte armée, par exemple les GAP qui sont persuadés de l’imminence d’un coup d’État fasciste, alors que les BR pensent que l’État ne se sert de cet épouvantail que pour limiter et détourner de son objet l’offensive prolétarienne.

Soudain, Feltrinelli est retrouvé mort au pied d’un pylône électrique le 15 mars 1972. C’en est fini des GAP. Une partie de leurs militants rejoignent les BR qui brusquement, comme en réponse ou plutôt en écho, changent de ligne stratégique en abandonnant l’idée d’une lutte de long terme, pour un assaut plus immédiat. Elles ne se voient pas « comme le bras armé d’un mouvement de masse désarmé, mais comme un point d’unification à un niveau supérieur ».

Brûler des pneus à Pirelli ne suffit plus et les BR décident d’enlever l’ingénieur Macchiarini de Siemens (mars 72) presque immédiatement après l’enlèvement de Nogrette à Renault, en France, par la Nouvelle Résistance, émanation de la GP. Cet enlèvement est accueilli positivement par les ouvriers de Siemens. PotOp souligne, qu’avec ce premier enlèvement, on assiste à l’articulation entre action de masse et action d’avant-garde. Pour LC, par contre, il ne fait pas de doute que cet enlèvement marque aussi le chemin vers une conception plus verticale et bureaucratique de l’organisation, vers une marche forcée en direction de la clandestinité totale et vers les dérives populistes futures des prétendus « tribunaux populaires ».

Curcio dresse un bilan rétrospectif mitigé : d’un côté, l’horizon s’est assombri pendant l’été 72 avec la fin des GAP et de la Nouvelle Résistance française, les arrestations des leaders de la RAF, l’expérience de la lutte armée semble donc avoir échoué ; mais de l’autre, l’assassinat de Calabresi a été bien accueilli et les BR continuent à recevoir de pressantes requêtes de la part d’ouvriers de Siemens, Pirelli, Alfa et surtout, fait nouveau, de la part de groupes d’ouvriers de Fiat qui leur proposèrent de délaisser un peu Milan où la pression de la police était trop forte, pour se transporter sur Turin afin d’y ouvrir un nouveau front.

Le groupe commence alors un travail d’agitation d’usine avec ces jeunes prolétaires, à l’aide d’une de feuilles de lutte. Il étend ainsi son influence sur certains membres de LC, le groupe le plus influent dans l’usine et sur certains jeunes du PCI. En effet, autant les actions des BR se veulent radicales dans les objectifs et les formes, autant la ligne politique est digne d’un groupuscule manipulateur. C’est particulièrement net en ce qui concerne les rapports avec le PCI. Les frictions sont nombreuses entre membres de PotOp qui font des pcistes leur ennemi quasiment principal et membres des BR qui font preuve de souplesse et évitent toute critique directe, car ils comptent recruter parmi les militants radicaux néo-staliniens et parmi les cadres syndicaux. C’est un point capital parce qu’il montre que les BR ne sont pas à l’extérieur du mouvement, à l’inverse des GAP. Elles en représentent une composante liée au vieux mouvement ouvrier et qui veut actualiser le modèle partisan.

Le moment était propice, puisque commençaient les luttes de 1973 à Fiat. Les groupes BR participent à des incendies de voitures. Le moment semble venu pour des actions de séquestration ou d’enlèvement.

Si on regarde comment a évolué la question, à partir de 1968, on peut partir d’une première phase pendant laquelle les GAP de Feltrinelli, Il gruppo xxii ottobre781 et les BR sont critiquées par les groupes d’extrême gauche, non pas pour les actes qu’ils commettent, mais parce qu’ils se tromperaient de combat. En effet, ils développent une position politique essentiellement guidée par l’antifascisme (GAP) ou par la lutte contre la fascisation de l’État (BR) et une analyse fausse de l’État qui les amène à croire que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement (la crainte du coup d’État fasciste pour les GAP) ou qu’il est une structure simple à détruire (les BR et l’attaque au cœur de l’État).

Du côté de l’Autonomie, le reproche adressé aux groupes de lutte armée est double. D’un côté, il y a une critique faite à la conception léniniste de la conquête violente du pouvoir, qui ne correspondrait qu’à une vision dépassée et appauvrissante, par rapport à la richesse du mouvement ; de l’autre, la lutte armée conduisant à plus ou moins long terme à la clandestinité totale, il y a alors coupure entre objectivité et subjectivité révolutionnaire, la seconde étant sacrifiée à la première. « J’appartiens à un mouvement parce qu’il m’est donné d’affronter la révolution non pas sous la forme d’un affrontement avec le pouvoir pour l’anéantir ; pour moi, l’affrontement avec le pouvoir n’est pas contre le Pouvoir, mais contre mille pouvoirs. Il n’y a pas La Révolution, mais les révolutions. Alors, lorsqu’en tant que sujet j’ai vécu un parcours aussi riche qui implique que la révolution passe à travers les sexes, la révolution culturelle, la révolution des comportements, la réduction du temps de travail, quand un processus de ce type, qui est véritablement la révolution moléculaire, est en acte et que je suis formé subjectivement par cette quantité et par cette étendue d’affrontements, d’intérêts, tout cela je devrais l’éliminer et me ramener à un affrontement avec l’État qui pose le problème de façon aussi grossière, violente et pauvre ? Il y a clairement une réduction de ma liberté, de ce que j’entends par révolution. C’est ce qui arrive si je me réduis à un affrontement militaire avec l’État. Et après, qu’est-ce qu’impose la condition de clandestin ? Quelle vie impose-t-elle ? 782 ».

Une intéressante intervention d’un membre du groupe de la Via dei Volsci permet de faire la différence entre ce qui ressort de la violence de masse et par opposition d’une lutte armée isolée dans laquelle l’État dicte ses conditions : « Nous estimions que la violence était nécessaire, mais qu’elle devait être gérée à un niveau de masse continu. L’État ne devait pas avoir la capacité de me mettre en prison si j’approuvais l’enlèvement d’un magistrat par exemple, ou s’il me mettait en prison, il devait me libérer car le niveau de conscience diffuse dans l’opinion publique était tel qu’il était admissible que quelqu’un revendique une action de ce genre. Par exemple pour l’assassinat de Calabresi, tous disaient Calabresi assassin a été exécuté et il n’y eut aucun mandat d’arrêt pour cela. Quand, d’après nous, se déclenche l’alarme ? Quand une action venait d’être accomplie et que personne ne pouvait la revendiquer politiquement. Si nous avions dit : Moro ou tel policier a été tué et c’est juste, nous serions allés en prison et avec l’approbation de la très grande majorité des gens. Donc, pour nous, cela signifiait que c’était une action qui avait dépassé le niveau de conscience des gens783 ».

Cette vision correspond à l’unique situation italienne dans laquelle a pu se produire, à cette époque, une liaison entre subjectivité autonome du mouvement de classe et subjectivisme dans l’usage de la violence. Cette liaison a pu parfois troubler les esprits quand ce sont des ouvriers qui ont poussé vers l’adoption d’une ligne dure784 et qui ont composé la majorité sociologique des deux formations armées les plus importantes et organisées. Il est évident que la RAF et a fortiori ad ne pouvait pas (RAF) et plus (ad) se poser la question dans ces termes. Laissons une fois de plus la parole à Fenzi, une voix de l’intérieur, mais décalée par sa dissociation sans reniement : « … c’est l’indéniable essence, la volonté qu’à exprimé le terrorisme italien, et surtout celui des Brigades rouges : faire de son action un modèle qui recompose les fragments du présent, pour se les réapproprier à la lumière d’une totalité intégralement actualisée (on ne saurait trop rappeler la phrase de Curcio, affirmant que, dans un monde divisé en classes, le meurtre d’Aldo Moro aurait été l’action la plus humaine de toutes). Le brigadiste, plus ou moins consciemment, a voulu incarner l’esprit absolu hégélien : il a voulu que son action réalise ici et maintenant, dans l’immédiateté de ses déterminations et de sa liberté, le projet et la vérité de l’histoire » (p. 257).

Moretti reconnaît qu’à partir de 1976, c’est-à-dire l’enlèvement et la mort du procureur Coco, les BR n’agissent plus que par rapport à leur stratégie et non en fonction des rythmes de la lutte et du mouvement. Elles se laissent d’ailleurs abuser par une mauvaise analyse de leur rapport au mouvement ; ainsi, quand les cortèges scandent Coco, Coco, Coco, é ancora troppo poco, les BR y voient une approbation de leur stratégie de guerr vis-à-vis de l’État, alors que les cortèges ne font que traduire le niveau de conflictualité de manière symbolique. Il en sera de même pour les slogans de 77 Rosse, rosse, rosse, Brigate rosse de la part de manifestants qui ne savent pas ce que sont les BR et qui vont pourtant largement les rejoindre (ou Prima Linea) sans les changer par la vigueur de leur sang neuf et des potentialités de luttes subjectives qu’ils contiennent. Ce sont plutôt eux qui seront changés par les groupes de lutte armée. Et cette remarque est aussi valable pour les communistes libertaires comme Faina, qui les rejoindront au bout du chemin.

Une seconde phase s’ouvre en 1977-1978 après les meurtres du journaliste Casalegno785, et de Moro786. Les BR ont lourdement mésestimé la résistance de l’appareil d’État en général et de la DC en particulier. Elles ont parié sur l’éclatement des partis politiques et alliances électorales, or il s’est passé le contraire au moment de Moro et contre Moro. De la même façon elles ont fait le pari de l’éclatement du PCI trop confiants dans leur analyse, pourtant purement gauchiste, d’une séparation entre base et direction avec trahison de la première par la seconde. Moretti reconnaît que, sur la fin, les BR ont cherché à être reconnues comme sujet politique et donc elles ont voulu dialoguer, à leur façon, avec les autres forces, comme finalement les groupes nationalistes tels l’Ira ou l’eta ont l’habitude de le faire, de pouvoir à pouvoir, de protos-États à États. C’est cette légitimité qui ne leur fut pas accordée quand DC et PCI firent front ensemble. Malgré l’afflux de jeunes en grand nombre, il n’y avait plus de médiations politiques en vue et donc plus de perspectives autres que la fuite en avant.

Des violences extrêmes entre jeunes d’extrême droite et d’extrême gauche ont lieu, ainsi qu’une action répressive et sanglante du MLS contre des autonomes. Le débat est rendu public par les journaux Lotta Continua et I Volsci qui se défendent de tout humanisme et d’équivalence entre les vies, mais reconnaissent que les individus ont trop longtemps été confondus avec leurs fonctions, que la notion « d’ennemi de classe » a fait oublier que celui-ci n’était en fait qu’un adversaire politique. Cette reconnaissance allait précipiter trois positions en réaction :

– la tendance à accorder la priorité aux formes alternatives du mouvement qui se développent en rapport avec le maintien d’un radicalisme politique.

– la tendance au désengagement progressif vis-à-vis du militantisme politique.

– la tendance au « repentir ».

Le groupe Prima linea (pl) expression la plus aboutie du lien entre Autonomie et lutte armée ?

À Milan, 150 militants contestent la ligne de soutien tactique au PCI et quittent LC après le congrès de janvier 1975. Presque tous viennent de la section de Sesto San Giovanni autour d’Enrico Baglioni, un « établi » à Magneti-Marelli787 où il est délégué et membre du Comité ouvrier ; de Roberto Rosso, le théoricien du groupe et de del Guidice issu de la corrente. Ils fondent Senza Tregua avec aussi Giulia Borelli et Enrico Galmozzi788. Ce groupe (à part Walter Alasia), se refusera à rejoindre les BR jugées trop marxistes-léninistes et partitistes.

Aux « armer le mIr » de la direction de LC, ils répondent par « Non, armer le peuple ». Comme Galmozzi le reconnaît lui-même, le transfert des forces militantes de LC à Primal Linea (PL), après le congrès de Rimini, ne fut considérable qu’à Turin et aux alentours comme dans le Val de Suze avec beaucoup de lycéens et peu d’ouvriers, ces derniers provenant plus des petites usines où ils se retrouvaient souvent isolés, que des grandes usines et des banlieues. Pour lui « trop de personnes arrivaient et nous ne savions qu’en faire. Nous fonctionnions comme une sorte de bureau d’enrôlement du quartier Borgo San Paolo » (Bobbio, op. cit.). Galmozzi, en prison au moment de l’enlèvement de Moro, voulait que PL explicite ses divergences ou différences avec les BR, principalement à propos du cas Moro, mais il n’en fut rien et PL ne fit d’ailleurs pas d’action pendant le temps de l’enlèvement, avant de s’en prendre à Alessandrini un dirigeant de Fiat, usine dans laquelle il n’avait plus aucune implantation !

L’histoire de Prima Linea est à la fois parallèle et interne à celle du mouvement de 77 et s’inscrit dans la perspective du « prolétariat métropolitain » comme sujet. Certains font remonter l’origine historique et théorique du groupe à l’époque de l’université de Trente (c’était déjà le cas pour les BR) et à un de ses slogans Non vogliamo sederci alla vostra tavola, vogliamo rovesciarla789. « Mais pendant toutes ces années on ne s’est jamais interrogé sur ce qu’on devait construire. L’unique chose est qu’il fallait détruire. Le reste n’était que croyance dans le futur » dit M. Ferrandi (Mucchio Selvaggio, op. cit, p. 21).

Au cours de cette période se produit une coupure entre la génération des « chefs », ceux qui militent dans la période 1965/1970, à la formation très théorique et la jeune génération qui adhère sans bagage théorique, juste par colère et révolte. Des membres importants de PL, seul Roberto Rosso a participé au Biennio rosso et encore fort jeune puisqu’il est né en 1949.

Le coup d’État au Chili avait déjà produit son effet au sein des groupes et particulièrement de LC où la position de son service d’ordre était que le coup d’État contre le gouvernement populaire chilien constituait une preuve a contrario de la nécessité d’armer le peuple, alors que la direction de LC envisageait plutôt une solution du type brigades internationales de 1936, dans le sillage du mIr chilien.

Mais ces deux tendances qui relevaient d’une analyse politique réfléchie étaient rendues franchement instables par une situation politique elle aussi instable et un développement incontrôlé d’une nouvelle conflictualité sociale. Le premier élément perturbateur fut produit par la défaite électorale des groupes d’extrême gauche et de la gauche aux élections de 1976. Elle marquait la faillite de la ligne de masse (PCI al governo). Il s’ensuivit une seconde crise des groupes extra-parlementaires dont la nouvelle démarche électoraliste est venue se fracasser sur le blocage institutionnel. Le second élément perturbateur est le développement d’un banditisme métropolitain politisé qui n’aurait pas laissé d’autre choix que la lutte armée.

Cela pouvait évidemment prendre plusieurs formes, par exemple la formation des Nucleari armati proletari (NAP) à partir de Milan, avec l’incrimination de deux cents militants de LC après l’attaque d’une armurerie de Monza en 1975 ; ou celle des Collectifs politiques autonomes de Bergame, micro-scission de LC dont certains des membres (Molinari et Visconti) rejoindront plus tard PL ; ou encore les groupes ou journaux comme Linea di condotta et Senza Tregua sous l’influence des anciens de PotOp (Piperno et Scalzone) qui prônent une séparation entre structure combattante légale et structure militaire avec des formules marxiennes comme Chiamamo comunismo il movimento reale che distrugge e supera lo stato presente delle cose790. Mais pour eux il s’agit plus d’un armement ouvrier de masse, à visage découvert dans les comités autonomes comme celui de la Magneti-Marelli, que de lutte armée proprement dite. La différence est toutefois difficile à saisir quand sept ouvriers de cette usine, dont Baglioni, qui s’entraînaient au tir au pistolet, sont arrêtés les armes à la main.

C’est que l’aile militariste du groupe Senza Tregua (Baglioni, Galmozzi, Segio) développe « un sens de l’impunité, jusqu’à l’homicide y compris, à travers une activité illégale dans laquelle elle pense se mouvoir comme un poisson dans l’eau » (témoignage de M. Fagiano, op. cit., p. 92, note 15).

Il s’agissait de mettre le prolétariat devant le fait accompli.

Del Giudice et Scalzone sont mis en minorité, accusés d’être trop intellectualisants avec leur histoire de distinction entre bras politique et bras armé. Un Senza Tregua deuxième série voit le jour, dans lequel il y a une proportion plus grande d’ouvriers, mais surtout qui voit les ex-LC l’emporter sur les ex-PotOp. Ces derniers fondent des petits groupes comme les Comités communistes révolutionnaires ou Comités communistes pour le pouvoir ouvrier ou encore, les Unités communistes combattantes, pendant que les ex-LC forment PL.

Trois filons culturels animeraient la naissance du groupe PL, un néo-marxisme sur le nouveau sujet de classe ; la culture du Mouvement (mouvementisme) qui fait, par exemple, que Alunni, Pelli et Ronconi vont quitter les BR pour PL ; un catholicisme social (tuer pour la justice) qui aura son effet pervers quand le mouvement se transformera en mouvement des repentis.

Si par certains côtés PL représente la tendance militariste sous-jacente à 1977 (naissance officielle en avril 1977), un leader de PL, Maurizio Bignami marque le changement entre l’immédiat 77 (il est arrêté en mars 77 après la manifestation) et l’après, quand il en sort. Pour lui, c’est toute l’expérience de Rosso et de l’autonomie organisée qui a été liquidée et remplacée par l’action des Alunni et autres Barbone de Bologne, qui ont tout oublié ou, pire, n’ont jamais connu le travail de masse.

Le caractère douteux du projet de départ est signalé par Bignami (op. cit, p. 140) qui parle d’un mode d’action violent chez PL, proche de celui de la marche fasciste sur Rome. Une remarque que le PCI avait déjà faite pour discréditer les tendances militaristes au sein du mouvement.

Dans la logique de PL, il ne s’agissait plus de tuer les dirigeants réactionnaires ou les petits chefs dénoncés par les ouvriers pour leurs comportement anti-ouvriers (la position des BR), mais de tuer les meilleurs représentants et garants de la République, tel le juge de gauche Alessandrini qui avait pourtant remonté toute la filière noire (néo-fasciste) pour résoudre les crimes et attentats dus à la stratégie de la tension, parce que c’était le moyen le plus efficace pour affaiblir la dite République. Le communiqué de PL (in Lotta Continua du 2 février 1979) est clair : « Alessandrini est celui qui a réussi à remettre en route la procure de la République de Milan et redonner une allure démocratique à la justice compromise dans l’affaire Piazza Fontana » et Roberto Rosso de préciser que cela faisait partie d’un élément cardinal de riposte de la part de l’État (op. cit., p. 181) qui ne pouvait être laissée sans réponse. Pour sa part, le journaliste Walter Tobagi, classé à gauche et assassiné plus tard par PL déclarera dans Il Corriere della Sera du 31 décembre 1979, qu’Alessandrini a été tué pour ce qu’il a fait et allait faire, à savoir une recherche systématique sur la violence armée et terroriste comme moyen de lutte politique et non pas comme simple fait criminel.

Mais ces tentatives de légitimation de la pratique militariste tombent d’elles-mêmes quand elles n’apparaissent plus aux yeux du mouvement comme s’intégrant à une action de justice de représailles, mais comme simple volonté de désarticulation liée à une logique de pouvoir, même si cette dernière repose sur une autre logique que celle de l’État.

Plus mouvementiste que les BR, dans un premier temps, la logique de PL se faisait de plus en plus tacticienne et politicarde. In fine, elle rejoignait celle des BR, reconnaît Sylvia Ronconi qui pouvait en témoigner, puisqu’elle avait quitté la première, pensant trouver autre chose dans les secondes (op. cit., p.142-3). Pourtant, cette pratique coexistait avec un discours critique contre la conception putschiste et léniniste de la prise du Palais d’Hiver, avec un discours sur la dissolution progressive de l’État (op. cit., témoignage de D. Molinari, p. 143), sur le fait que la lutte armée n’est là que pour ouvrir de nouveaux espaces pour un contre-pouvoir social, pour retrouver une avant-garde interne qui précipite les choses, etc. Après Moro, ces attendus ne peuvent plus convaincre ni donc tenir. La synthèse est jugée impossible entre être le mouvement et être l’avant-garde combattante qui prenait jusque-là la forme de l’absence de séparation entre pratique politique et pratique militaire avec le refus de la clandestinité totale. En conséquence, des petites structures militaires fleurissent dans PL, qui viennent recueillir les déçus ou « paumés » de 77 pour des actions ponctuelles, diffuses et séparée, qui ne tiennent que par la solidarité d’une communauté combattante plutôt que par celle d’un groupe politique comme cela apparaît dans « le procès des quinze » en mars 1979. La situation de semi-clandestinité (légalité au travail et dans la vie quotidienne, clandestinité dans l’activité proprement PL) ne pouvait qu’être schizophrénique comme le montre la situation de Baglioni qui, sitôt sorti de prison, va être élu délégué à la Magneti-Morelli contre le candidat du PCI, avant d’être arrêté à nouveau et inculpé au sein de la « bande des sept » de la Magneti, pour s’être entraîné au tir au pistolet !

Alors que Barbara Balzerani montre dans Le camarade Lune (op.cit. p. 74) qu’à partir d’un certain moment il n’y avait pas d’échappatoire pour le nouvel entrant dans les BR que de longues années de prison ou la mort, PL continuait à faire croire qu’on pouvait être dans l’organisation, mais prendre du bon temps et vivre au présent, ne pas se sacrifier. Une intention certes louable pour des individus plus attirés par les images historiques du POUM ou de la faI espagnole ou la révolution mexicaine que par les révolutions russe et chinoise. Des films comme La horde sauvage, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Taxi driver, des chanteurs comme Tom Morrisson formaient la toile de fond de ce groupe finalement plus affinitaire que politique. Cela ne veut toutefois pas dire que les membres des BR y échappaient, puisque Valerio Morucci, qui participe au projet d’enlèvement de Moro, reconnaît avoir été fasciné par les « films noirs » américains des années cinquante et les armes à feu, le jeu de la clandestinité (cf. son entretien dans Nous l’avons tant aimée la révolution, op. cit., p. 156).

Par ailleurs et contrairement aux BR, PL intègre, au niveau théorique, l’analyse opéraïste de la transformation des forces productives et du commandement capitaliste et cette constatation débouche sur le fait que « l’élimination d’un ennemi n’est plus un acte isolé de représailles, mais une action précise contre les corps les plus opérants de la contre-révolution. » (Controinformazione, no 11-12, 1978). On retrouve ici la stratégie de s’attaquer aux « meilleurs » représentants du capital.

Mais cet effort théorique est contredit par la suite, d’abord dans l’alliance avec les Formations communistes combattantes (Alunni, Barbone, Segregandi), dont la capacité théorique et politique est si basse qu’ils chercheront alliance avec des groupes comme l’eta et les NAPAP.

Sergio Segio, un des principaux acteurs de la dérive militariste, l’analyse en ces termes en distinguant une première phase justicialiste et en rapport avec le mouvement (au moment de la mort de Lo Russo) et une seconde phase purement militaire après Moro, qui pose la lutte armée comme phénomène irréversible vue la contre-offensive de l’État qui rend dérisoire le slogan « Ni avec l’État ni avec les BR ». À partir de là, l’analyse politique devient subordonnée, dit B. Laronga (op. cit., p. 175), et les trois actions de 1978 contre les juges di Gennaro par les NAP, Tartaquone par les BR et Paolella par PL, visent des juges réformistes comme s’il s’agissait de rendre encore plus impossible, si ça peut l’être, la recherche et la construction de médiations permettant d’inscrire le rapport de forces dans la durée. Le résultat est que les groupes dénoncent la logique de mort de l’État à travers des « accidents » comme Seveso ou l’extension du champ de la drogue, alors que, de leur côté ils exaltent une logique de mort.

Le groupe Azione rivoluzionaria (ar) et la lutte armée

La référence à ce groupe, peu connu en dehors de l’Italie est pourtant essentielle pour nous, car avant de passer à la critique des groupes de lutte armée qui a pu leur être adressée par le courant communiste de gauche, il faut signaler que ce courant, issu lui-même du communisme de gauche, a dû lui aussi se confronter à la question de la lutte armée, comme tous les autres courants en Italie d’ailleurs, si on excepte les petits partis bordiguistes.

Ainsi, au milieu des années soixante-dix déjà, quelques anciens membres de Ludd-conseils prolétaires entrent aux BR. Et le débat sur l’usage des armes et de la violence secoue de nombreuses personnes influencées par le courant de la gauche communiste ou par les situationnistes français791.

Le groupe Azione rivoluzionaria naît dans l’élan du mouvement qui se développe dès 1976 et va culminer en 77. Malgré son côté collectif et anonyme s’en détache la figure de Gianfranco Faina, un ancien de la tendance libertaire de Classe operaia, groupe qu’il a très vite quittée. Il est une figure connue du mouvement transalpin, puisqu’il a participé ensuite à des groupes aussi divers que le Cercle Rosa Luxemburg, Ludd-conseils prolétaires, le Comité pour le maintien du caractère criminel du centre historique (Gênes).

L’organisation est constituée de groupes affinitaires, y compris de groupes non mixtes, qui désirent rompre avec les positions des groupes armés qui se posent en avant-garde externe, mais aussi avec les groupes de la violence diffuse. Elle se développe en Lombardie, dans le Piémont, en Toscane et en Ligurie, en frappant des cibles qui venaient confirmer une orientation déjà présente dans les masses. On peut citer comme exemple les premières actions qui touchèrent des personnes ou des biens qui entravaient la progression des idées féministes notamment sur l’avortement.

C’est ainsi que leur orientation anti-autoritaire renvoyait à des aspirations du mouvement de 77 tout en les posant sur le terrain prioritaire de l’action directe et de la propagande par le fait. Malheureusement les participants à AR se trouveront assez rapidement arrêtés ce qui mit fin à une expérience originale. Le 20 février 1979, c’est l’arrestation de quatre de ses membres à Parme, puis de G. Faina et J. Paillacar (révolutionnaire chilien) à Florence. Tout cela est le fruit d’une vaste opération contre le milieu anarchiste dans toute l’Italie.

La brochure qui fut éditée plus tard792 pour exposer cette expérience est assez singulière. En effet, alors qu’elle affiche en sous-titre « contributions à la critique armée libertaire » peu d’éléments vont dans ce sens. Une petite partie de la brochure est d’abord dédiée à la reprise, telle quelle, des communiqués d’AR nous relatant ainsi les diverses sortes d’action auxquelles se livrait ce groupe et les réflexions induites. Le premier document théorique proposé nous présente une réflexion voulant rompre avec « le mythe de la classe industrielle prolétaire révolutionnaire ». C’est ainsi que se dessine à grands traits dans ces courtes pages, le portrait d’une société libérée des conditions du capital à partir d’éléments présents dans le mouvement. Ceci est censé combler un manque du mouvement d’insurrection dans cette période, à savoir qu’il n’a pas de projet à offrir au reste de la société.

Malgré ce premier apport, la brochure n’offre que peu d’éléments pour la compréhension de la lutte armée dans un sens libertaire. En effet, on revient, au travers d’un texte « Notes pour une discussion interne et externe », à une forme d’expression très classiquement utilisée par les groupes armés, le texte-fleuve d’analyse du capitalisme et ici, de la situation italienne793.

S’ensuit une défense, presque paradoxale, du groupement armé tel que AR le conçoit, tout en maintenant l’exigence d’une critique de la vie quotidienne qui va évidemment contre la trajectoire de la clandestinité absolue. C’est pourtant sur ce terrain d’une convergence nécessaire entre lutte au quotidien et lutte armée que se situe AR comme groupe de guérilla qui donne sa place au sujet critique. Comprenne qui pourra !

L’article suivant, « Notes pour une discussion… » revient sur la séparation établie par certains, entre mouvement et formations combattantes qui sépareraient le glorieux mouvement de 77, de l’action postérieure des groupes armés, en imputant à ces derniers la responsabilité de la répression.

AR souligne ensuite, à juste titre, qu’on peut difficilement séparer le mouvement de 77 des actions armées autonomes qui ont lieu à cette occasion794. Pour AR, a contrario, la guérilla a servi de paratonnerre tout en devenant la cible du pouvoir dans un geste visant à l’isolement de celle-ci du reste du mouvement. Pour eux la question n’est pas là ; l’action doit être directe, quelles qu’en soient les conséquences objectives, car ce sont les conséquences subjectives qui sont les plus importantes. L’action directe rendrait les individus conscients d’eux-mêmes en tant qu’individus qui peuvent transformer leur destin et reprendre en main le contrôle de leur propre vie. C’est très proche des positions de la RAF allemande. Le groupe ne se place pas en avant-garde car c’est l’idée de masse qui n’aurait plus de pertinence.

Mais le positionnement de AR reste singulier et est critiqué autant par des anarchistes classiques que par les autres groupes armés plus léninistes. Alors que certains anarchistes sont restés largement en retrait devant la situation créée par le mouvement de subversion de 77, AR veut s’y engager pleinement, par une pratique qui mêle lutte légale et lutte illégale et refuse les séparations et le phrasé marxiste-léniniste des principales formations combattantes, ainsi que leur prétention à être une avant-garde, de masse. De toute façon pour eux la différence entre avant-garde léniniste classique ou avant-garde de masse ne se pose pas, car « les masses » ne sont pas une référence pertinente.

La critique de la lutte armée par le courant communiste de gauche

Le groupe issu de Ludd-conseils prolétaires

Dans Chronique d’un bal masqué (juillet 1974) dont nous avons déjà parlé, les auteurs, Giorgio Cesarano, Pierro Coppo et Jo Fallisi partent d’une citation de Marx qui, implicitement, semble faire une référence critique aux sociétés secrètes bakouniniennes : « Les gens tendront à se laisser entraîner dans des sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. D’autre part, ce type d’organisation contraste avec le développement du mouvement prolétarien parce que de telles sociétés, au lieu d’éduquer les ouvriers, les assujettissent aux lois autoritaires et mystiques qui font obstacle à leur autonomie et dirigent leur conscience dans une direction erronée ».

Les auteurs enchaînent : « Le choix faussement qualitatif du conspirateur qui, en poussant ce dernier à fuir la condition commune du non-vécu pour se construire une image fantasmatique de héros, d’avant-gardiste, de nouveau résistant, non seulement surgèle, en se cristallisant, la passion latente mais transforme religieusement le sens vivant en un signifié liturgique, en symbologie795 ». Parallèlement l’État est attaqué comme le principal responsable des grands massacres terroristes et accusé d’avoir voulu reporter la culpabilité occasionnée par ses propres actes sur une extrême droite qui n’était plus un ennemi car elle avait déjà été historiquement liquidée. La vision à terme est juste, mais il est vrai qu’avant sa transformation et sa normalisation par Gianfranco Fini, le MSI de Giorgio Almirante gardait une façade fasciste qui ne trompait pourtant pas grand monde, à l’extrême droite en tout cas, avec l’éclosion d’un nombre important de petits groupes en désaccord avec ce processus progressif, mais jugé inéluctable, de soumission et d’intégration à la démocratie.

L’État surjouait donc une guerre civile in vitro pour conjurer sa peur d’une riposte prolétarienne. Pour cela, il activait successivement la peur des « rouges » et la peur des « noirs ».

Le groupe Insurrezione

Ce groupe fit paraître trois numéros de journal et deux brochures de 1977 à 1978796. Les numéros du journal abordent l’analyse du mouvement de 1977 alors que les brochures abordent une critique de la lutte armée et, sans le dire explicitement, une critique du seul groupe de lutte armée de tendance libertaire, Azione Rivoluzionaria.

Insurrezione revient d’abord sur le mouvement de 77. Sa puissance radicale ne peut être niée, mais il en relativise l’importance, car il la juge inégalement distribuée sur le territoire italien.

À Milan, là où l’Autonomie Ouvrière est très forte le mouvement est quasi inexistant. À Bologne, le mouvement est porté par l’activité autant de Radio Alice que de la revue A/Traverso, dans une atmosphère giovaniliste. Jusqu’à mars 1977 le mouvement est actif mais la répression viendra prendre le dessus. C’est en réalité à Rome que le mouvement est le plus fort. En effet, grâce à l’influence des comités ouvriers autonomes de la via Volsci, par exemple, le mouvement va déborder sur des couches sociales plus vastes, entamant la base du PCI. La montée en puissance, jusqu’à mars 77, se fait dans l’association entre les jeunes prolétaires et les ouvriers de la génération précédente. Rome est donc un des foyers de résistance qui perdurera le plus longtemps, avant de retomber après l’enlèvement de Moro.

Les groupes de l’Autonomie Ouvrière organisée, en mettant en avant leurs actions illégales, violentes et leur opposition au PCI, ont vu affluer de nombreuses personnes de par l’efficacité de leurs actions. Tout ceci correspondait à une aspiration générale visant à s’éloigner des manœuvres politiciennes des groupes à la gauche du PCI ou du PCI lui-même.

C’est à partir de l’expérience de groupes comme Insurrezione dans l’autonomie diffuse qu’on peut comprendre à quel point une approche du mouvement de 77 en termes « d’autonomie du p38 », est réductrice. Le groupe participe et disparaît avec le mouvement mais en tenant ferme sur une double opposition : d’une part, contre les groupes gauchistes tel LC et ensuite contre les groupes de lutte armée. Cette opposition est motivée par les pratiques d’amalgame ou simplement par l’absence de distinction établie dans l’aire de l’Autonomie. Certains parlent ainsi de la composante armée du printemps 77 comme d’un prolongement de la lutte armée alors que les groupes tels les BR dénonçaient ces actes comme aventuristes. Mais dans l’ensemble il est clair qu’il existe une difficulté à distinguer de manière effective l’autonomie diffuse de l’autonomie organisée. Par exemple, les autonomes de la via Volsci n’ont pas souscrit au projet de Negri et consorts de structurer l’autonomie en parti, alors qu’ils avaient pourtant pour arrière-plan théorique, une forme de léninisme. Les frontières, on le voit, sont donc éminemment flottantes, mais c’est l’autonomie diffuse qui en sort affaiblie, alors que c’est la composante du mouvement la plus créative et la plus large.

Dans tous les cas, c’est en 1978 que l’on commence à voir les défauts des années précédentes car l’absence de mise en perspective historique commence à se faire sentir. C’est aussi le moment de la séquestration de Moro, véritable feuilleton télévisé qui finira par atomiser les restes du mouvement de 77.

En 1979 c’est le temps de la répression menée par des magistrats membres ou proches du PCI. Le 7 avril puis le 21 décembre, ils font arrêter un nombre impressionnant de militants. Le 7 avril c’est sous des motifs souvent fantaisistes que de nombreux leaders tels que Negri, Piperno, Scalzone sont arrêtés. C’est le fameux complot des chefs ou des « mauvais maîtres » que dénonce parfaitement Lucio Castellano, de la revue Metropoli, au cours de l’instruction de son procès pendant l’enquête dite du 7 avril : « Votre motif premier est de réduire le mouvement de ces dernières années à quelque chose que vous puissiez comprendre, avec votre langage, de le réduire autrement dit à un complot. C’est pourquoi vous devez y trouver un “cerveau central”, un “gouvernement de l’ombre”. Et ce n’est pas tout ; pour que vous puissiez “le comprendre” pleinement, pour qu’il soit crédible à vos yeux, ce “gouvernement” doit être formé dans les universités, tourner autour de quelques professeurs, être une “classe dirigeante” dans le sens où vous l’entendez […] Comprendre le terrorisme signifie pour vous en construire une image qui soit la plus proche possible du monde que vous connaissez, créer une série de potentats et de courants unis hiérarchiquement et dirigés par les “professeurs”. Pour ma part, je sais que dans l’élargissement des espaces de pouvoir qui s’est produit, un grand nombre de personnes s’agitent de façon désordonnée, sans idées claires et sans but unanime, en faisant les choses les plus diverses et parfois la guerre, en mélangeant les rôles et les hiérarchies établies, en se risquant et en payant de leur personne dans la liberté nouvelle qu’ils ont conquise. Vous êtes convaincus que le monde est fait de maîtres et de serviteurs, et que ces derniers sont rarement en mesure de faire de réels dégâts : vous êtes convaincus que la question du pouvoir se pose toujours dans les termes shakespeariens d’une guerre entre consanguins. Ces choses que vous m’imputez font partie de votre culture, non de la mienne. Je nie avoir constitué l’organisation dont vous parlez, non parce que j’ai peur de vous, M. Gallucci, mais parce que j’aurais peur d’une telle organisation. L’image que vous cherchez à donner de moi m’est odieuse. Vous ne nous envoyez pas en prison en tant que subversifs ou terroristes, mais “en tant que dirigeants” de subversifs ou terroristes, avec ce clin d’œil complice et sévère dont vous pourriez gratifier votre fils en l’accompagnant au collège. Je ne fais pas partie de votre famille » (cité dans Tari, Autonomie !, op. cit., p. 44-45).

Pour vaincre le terrorisme, au moment de l’apogée des BR, l’État indiquait qu’il fallait d’abord chasser la révolution sociale. C’est ainsi que le mouvement se voit cloué au pilori dans les grands journaux. Le milieu du spectacle, sous les traits de secteurs culturels adjoints au mouvement, referme les quelques entrées qu’il avait laissées à l’Autonomie. Mais pour chasser la révolution sociale, une seconde vague d’arrestations a bientôt lieu. Le 21 décembre 1979, des milliers de perquisitions sont effectuées. C’est un moment de pure intimidation, où la division entre camarades est mise en avant. Mais ce ne sont pas de simples vaincus que le pouvoir veut voir, ce sont des reniements, des abjurations, des confessions honteuses qu’il veut entendre.

Revenons sur mars 1977 pour comprendre ce qui a manqué à ce mouvement insurrectionnel à partir de l’expérience des membres d’Insurrezione. Ainsi on peut avancer qu’il a manqué une forme de débouché ou du moins une perspective plus à long terme, comme le mouvement ouvrier pouvait la symboliser en s’incluant dans le fil historique de la lutte des classes.

On se doit de remarquer qu’au plus fort du mouvement, la répression policière fut des plus faibles (en vertu des critères italiens habituels), sauf à Bologne où les dirigeants communistes ont fait venir l’armée à la rescousse d’une situation qui leur échappait complètement. Pourtant, c’est en s’appuyant sur les faiblesses d’alors que la répression va avoir lieu. C’est en effet au travers de l’opposition entre mouvement contre-culturel et mouvement armé, opposition en grande partie fabriquée puis relayée par les médias, que le mouvement dans son ensemble va péricliter.

Cette division se poursuit jusqu’en 1978 avec l’enlèvement de Moro, où on ne parlera plus alors que « des terroristes », amalgamant toutes les positions. À partir de ce point, parler encore de révolution devient impossible, c’est un motif d’enfermement. Peut-être que ce qui a manqué au mouvement de 1977, c’est de quitter le terrain de la politique pour trouver une façon d’unir au mieux la critique de la vie quotidienne avec l’explosion communautaire de la radicalité.

En 1980, c’est le démantèlement de la direction stratégique des BR après l’arrestation et les aveux de Patricio Peci, leader de la colonne romaine. Le rapport de forces s’étant inversé les repentis vont se multiplier, quelle que soit leur provenance organisationnelle. Au niveau de l’État, c’est une véritable désarticulation du mouvement qui est voulue pour que tous les participants soient touchés. Tout sujet actif est considéré comme un partisan de la lutte armée. En parallèle les clandestins réduisent le terrain des actions politiques à des attaques contre des personnes ou quelques biens. La richesse du mouvement de 77 est alors réduite à néant, rien n’en subsiste contrairement à 68, aucun héritage ne peut poursuivre ce qui a été réalisé à ce moment-là. Il aura donc fallu trois ans à l’État et aux partis pour démanteler le mouvement révolutionnaire de 1977.

La brochure Parafulmini e controfigure du groupe Insurrezione aborde la critique de la lutte armée en ces termes797 : « Les organisations de lutte armée ignorent les problèmes réels du mouvement révolutionnaire en pratiquant « l’estropiage des fonctionnaires du capital et surtout de ceux qui occupent les degrés les plus bas dans les hiérarchies du spectacle ».

Arrêtons-nous un instant sur cette critique. Ne sont-ce pas les ouvriers eux-mêmes, à l’intérieur de l’usine, qui ont demandé cette intervention externe ? Que la jambisation ne soit pas une action très glorieuse, c’est évident, mais n’est-elle pas d’abord la manifestation d’une impasse de la lutte ouvrière, de son incapacité à dépasser les récriminations, la vengeance et trouver un débouché ? Que l’avant-garde armée auto-proclamée qui se livre à ces actions ne soit en fait qu’une arrière-garde qui ne saisit pas cette limite initiale de la lutte, n’en fait pas, contrairement à ce que dit Insurrezione, une organisation extérieure au mouvement.

Par contre, Insurrezione pointe bien la différence entre des actions exemplaires ou qui se veulent telles et les pratiques quotidiennes d’illégalité et de violence de masse. Ces pratiques ne proviennent pas d’un volontarisme politique qui est le moteur des actions des formations combattantes, mais de la nécessité de l’autodéfense et de l’offensive à partir d’une base territoriale. « Il s’agit de contribuer à faire en sorte que tous ceux qui sont impliqués dans le processus révolutionnaire sachent exprimer, en tant que sujets autonomes, leur capacité destructrice ». Cette fin de citation marque la différence entre ce groupe et les groupes gauchistes (« réformistes » dit Insurrezione) que sont LC, Democrazia proletaria ou pire encore le MLS maoïste qui peut encore intervenir efficacement contre le mouvement, au moins à Milan. Pour ces trois groupes, la critique faite par les radicaux aux groupes de lutte armée, est récupérée pour servir à leur longue marche au sein des institutions.

Insurrezione critique ensuite l’activité séparée que représente la lutte armée clandestine quand tout le mouvement exprime précisément la nécessité de dépasser les séparations. Le groupe signale aussi le danger de la séparation entre l’action et la réflexion avec un choix différent, mais aussi unilatéral de chaque côté des Alpes : à la France le primat de l’activité théorique, à l’Italie le primat de la pratique. Cette observation est assez juste, mais nous pensons qu’elle peut s’expliquer par autre chose qu’une tendance quasi physiologique de la part des protagonistes de ces deux pays. En effet, nous croyons y voir une conséquence de la différence de temporalité des deux mouvements. En France, la défaite est vite consommée et débouche sur la nécessité d’un bilan ; en Italie, il n’y a pas le temps, car il se produit une fuite en avant du mouvement au sein d’une dynamique qui ne dévoile pas immédiatement son sens.

Au procès de Turin des brigadistes historiques, Franceschini a déclaré : « Nous tirons sur la fonction, les costumes, qu’il y ait quelqu’un dedans nous déplaît… ». Mais Insurrezione réplique : « tirer sur un juge798 a si peu à voir avec la critique du Droit, que l’on voit ces gens organiser des « procès populaires » pour mettre en application un « droit révolutionnaire » en exerçant une justice « prolétarienne799 ».

La lutte armée finit par produire une contre-société en beaucoup de points semblable à la société critiquée, mais dans une logique simplement inversée. C’est un point commun avec ce qu’on appelle « l’honorable société », la mafia.

Insurrezione prend clairement position contre l’enlèvement de Moro qui ne constitue en rien un dévoilement des faiblesses de l’État, mais plutôt un coup porté à l’Autonomie romaine qui n’en avait déjà pas besoin. Il reproche aux cocorI et à Scalzone en particulier d’avoir été fascinés par les BR et finalement de n’avoir divergé que sur la tactique (tuer Moro ou pas), d’où leur intervention pour essayer d’infléchir la ligne des BR. Là encore, on retrouve un questionnement qui fera son chemin : les BR sont-elles extérieures ou intérieures au mouvement ?

Il semblerait que le groupe Insurrezione ait été influencé par des éléments et des thèses du courant communiste de gauche et peut-être par des sympathisants ou membres de la revue Invariance, qui ont eu du poids à Florence et Milan. Les groupes de lutte armée sont ainsi assimilés à des « bandes-rackets » et le slogan brigadiste « frapper au cœur de l’État » est accusé de faire oublier que ce qui est central, c’est la lutte contre le capital. Cette critique est forte car dans le Mai-68 français comme dans le Mai rampant italien, cette référence au capital comme élément central de la critique à effectuer est rare. En effet, les attaques ciblent surtout l’État, la marchandise et la société du spectacle800.

Centrer la critique sur le capital, c’est aussi reconnaître les dernières transformations du capital, sa tendance à se transformer en « monstre-automate et valeur en procès ». Il s’agit de reconnaître les caractères spécifiques à la « domination réelle du capital801 » afin de trouver les armes appropriées pour la combattre. Cela reste un problème sur lequel le Mai français, « dont l’extension et la profondeur restent cependant significativement non dépassées » est venu buter « par manque d’efficacité militaire des insurgés ». Mais, si la brochure insiste sur la critique du capital, on voit dans cette dernière partie de la citation que c’est une pièce rapportée mal dégagée de l’insurrectionnisme comme d’ailleurs le nom du groupe l’indique.

C’est parce que cette critique du capital n’est pas centrale que les moyens de s’y opposer par les armes ne sont pas discutés et que des groupes libertaires de lutte armée se sont formés. Mais leur langage conseilliste ou pro-situationniste ne les empêche pas de suivre les ex-staliniens des BR sur leur terrain.

Le groupe se livre aussi à la critique de la tendance mao-dadaïste de l’Autonomie, celle d’A/Traverso et de F. Berardi (Bifo) qui mène une recherche effrénée du nouveau sujet révolutionnaire (jeunes, femmes, marginaux, fous) et qui par là, réintroduit des séparations en découpant les dominations et les dominés en autant de particularismes annonciateurs de l’atomisation sociale d’aujourd’hui.

Insurrezione critique donc la théorie désirante des besoins du nouveau sujet, ce que Scalzone a appelé « le consumérisme des nouveaux besoins de l’ouvrier social802 » issu d’une incomplète rupture avec l’idéologie du travail. En effet, concevoir le communisme uniquement comme refus du travail et partage des richesses conduit à rêver d’une automatisation complète de la production en négligeant les conséquences objectives de l’abandon au productivisme et à la techno-science. À ce niveau, les luttes italiennes n’ont pas dépassé les théories sur la libération par l’automation de Marcuse, de l’IS et de Paul Mattick, alors que plus tardives que les luttes en France, elles auraient pu saisir les débuts de la critique écologiste du progrès pour le progrès, etc.

La pertinence de certaines des analyses d’Insurrezione apparaît dans leur appréhension de la situation d’Alfa Romeo en juin 1978. Le groupe ouvrier-étudiant, lié au journal Rosso, implanté depuis presque dix ans dans l’usine milanaise, via PotOp, a été parmi les principaux organisateurs des piquets de grève d’Alfa, en riposte aux heures supplémentaires forcées que cherchait à imposer le patronat avec l’appui explicite des syndicalistes de la CGIL et du PCI, tous se posant en promoteur d’un outil de travail italien magnifique. Le groupe Rosso, en cela fidèle aux dernières théories développées par Negri dans « Domination et sabotage803 », prêche la valeur de l’affrontement au sein de la classe afin de faire ressortir la primauté actuelle des ouvriers sociaux révolutionnaires parce que précaires, par rapport aux ouvriers garantis, syndiqués et réformistes, dans la nouvelle composition de classe. Que Negri puisse penser qu’il y a des ouvriers « garantis » en dit long sur son évolution théorique par rapport à son origine opéraïste et à sa participation aux QR et à Classe operaia.

Du point de vue pratique et politique, ce n’est pas sans incidence puisque dès les luttes de 1969, les théorisations sur l’ouvrier-masse de Negri et PotOp avaient déjà conduit à une confrontation entre OS d’une part et ouvriers qualifiés et techniciens d’autre part, mais ce mouvement n’était vu que comme le signe d’une nouvelle composition de classe et non simultanément, comme germe d’une possible décomposition. Il n’est donc pas étonnant de retrouver le schéma, dans le cycle suivant, l’ouvrier social ne faisant que se substituer à l’ouvrier-masse, mais avec une décomposition encore plus grande de la classe que ni Negri ni Insurrezionene relèvent.

Par contre Insurrezione insiste avec à propos sur l’exact parallélisme entre la position de Rosso et celle du PCI, un parallélisme inversé qui les voient se partager chacun un morceau de la classe, entérinant par là une division certes objective, mais correspondant aussi à l’évolution d’un rapport de domination qui en sort renforcé par l’opposition artificielle entre jeunes et vieux, entre bons ouvriers et délinquants sociaux. Les insultes réciproques, de jaunes d’un côté et bons à rien de l’autre, fleurissent à la plus grande joie des patrons et de l’État804. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la situation n’a pas été éclaircie par une intervention des BR805 sur une position qui mixait les deux précédentes : d’un côté pousser à une lutte potentiellement généralisée et violente contre le travail extraordinaire, le chômage et les chefs (position radicalisée et militarisée de Rosso) et de l’autre s’interdire catégoriquement tout sabotage de l’outil de production et destruction des produits finis (position du PCI stalinisé). Mais, cette position des BR n’est-elle pas une traduction politique actualisée de la position d’origine du comité de base d’Alfa de 69, composée d’ouvriers qualifiés, et qui s’était séparé des autres comités ouvriers en rejetant la notion de refus du travail ?

Pour finir sur Insurrezione, nous pouvons dire que ce groupe a su relever la complexité du nouveau capitalisme à l’œuvre, complexité qui nécessite une nouvelle analyse aussi bien de l’État qui n’est plus l’État régalien des anarchistes ni l’État impérialiste des léninistes, que du capital qui n’est plus celui de l’époque de Marx où prédominait encore sa domination formelle. Face à ces changements, le groupe a su relever les insuffisances, les suffisances aussi et les erreurs des formations combattantes, mais il a aussi cédé aux illusions de ce que serait une bonne violence de masse, subversive et généralisée par rapport à une mauvaise violence de groupes spécialisés, bonne violence qu’elle a trouvée dans l’émeute de ghetto pendant le black out de New York. De par l’âge de ses membres sans doute, la référence n’est plus Watts ou Détroit, mais l’idéologie de l’émeute demeure. Alors que le groupe parle du « mythe de la lutte armée806 », il tombe dans le mythe d’une émeute urbaine chargée de toute la positivité de la révolte des exploités.

Aujourd’hui que nous savons, par expérience historique, que ces émeutes sont sans lendemain et qu’elles contribuent à l’extension de la guerre de tous contre tous et non pas à la guerre sociale, il nous faut chercher ailleurs une sortie autre que barbare807.

 

Notes

761 – C’est particulièrement le cas dans le val Sesa (Biella), fief des anciens commandants de la brigade Garibaldi (Moranino et Secchia). Des réunions avec Feltrinelli s’y déroulent régulièrement. Le mythe résistancialiste s’y entretient mâtiné de relents staliniens et d’un refus de la nouvelle orientation démocratique du PCI d’autant plus fort, qu’elle est menée par un non résistant, Berlinguer. Il est à remarquer que cette génération détient encore des postes importants au sein du PCI jusqu’en 1968 : Moranino et surtout Longo, le secrétaire général. Rappelons que ce dernier rencontrera Scalzone dans le courant de l’année 1968, à un moment où le Parti n’a pas encore vraiment pris position par rapport au mouvement. Enfin Pietro Secchia publie en mars 68 chez Feltrinelli un essai intitulé : La guerriglia in Italia. Documenti della Resistenza militare in Italia qui est un petit manuel de guérilla urbaine du même type que celui écrit par Marighela au Brésil.

762 – Cité par Serge Quadruppani dans L’antiterrorisme en France, La Découverte, 1989, p. 289.

763 – A. Franceschini, Brigades Rouges, Panama, 2005, p. 165.

764 – La citation de S. Bologna, issue des Quaderni del Territorio et correspondant à la note 2, p. 416, est donc sujette à caution puisqu’elle sous-entend que les BR peuvent être classées au sein de l’autonomie ouvrière.

765 – Cité p. 42 du livre essentiel de S. Wright, À l’assaut du ciel, Senonevero, 2007.

766 – In L’astuzia delle passioni. Rizzoli. 1995, p. 86-93.

767 – « J’ai confondu la lutte révolutionnaire avec la rébellion individuelle, faisant ainsi le jeu de la classe dominante […] tendant à empêcher premièrement la formation de la conscience de classe des exploités, deuxièmement à réduire les forces du mouvement révolutionnaire, troisièmement à dresser les exploités les uns contre les autres. Les uns sont exploités parce qu’ils travaillent dans certaines conditions, les autres sont exploités parce qu’ils sont contraints de se révolter de façon individualiste. Ils se dressent les uns contre les autres parce qu’en devenant un bandit on s’éloigne de sa propre classe, on se met en dehors de la lutte politique de masse » (p. 188, op. cité). Notarnicola continuera la lutte en prison, en affirmant la continuité entre le « dedans » et le « dehors » et de façon non sectaire comme on peut le lire dans la dernière partie de son livre. Il aura ainsi des rapports avec les anarchistes, mais aussi avec les BR, tout en défendant le point de vue de l’autonomie de la lutte carcérale. Sante Notarnicola sera finalement placé en régime de semi-liberté en 1988 (soit vingt ans après sa condamnation) et en liberté totale en 2000.

768 – Le ministre de l’Intérieur (du gouvernement fantôme) du PCI, Ugo Pecchioli a rappelé, avant de mourir, certaines choses de la situation en Ligurie : « Je parle de quelques-uns d’entre eux avec respect, parce qu’ils croyaient à ce qu’ils faisaient et qu’ils se remettaient sérieusement en question tout en sachant qu’ils risquaient gros. […] Lazagna et Feltrinelli n’étaient ni des provocateurs ni des aventuriers au service de quelqu’un, mais des camarades qui pensaient que le moment était venu de se préparer à remettre le fusil à l’épaule. Entre eux et nous, il n’y avait pas seulement des dissensions mais une véritable opposition » (source : Senior Service de Carlo Feltrinelli).

769 – La source de ces actions ne se trouve donc pas que dans le foquisme cubain. N. Balestrini dans son livre consacré à Feltrinelli, L’éditeur, POL, 1995, indique que c’est de l’intérieur du PCI que naît aussi une préparation, une possible insurrection avec détachement de certains camarades pour la surveillance des armureries, voies de retraite en cas de coup d’État et déplacement dans les montagnes (p. 73).

770 – In Frigidaire, 1988.

771 – Erri De Luca : Préface à La révolution et l’État de Persichetti et Scalzone, Dagorno. 2000, p. 10-11. La situation du groupe romain de LC n’a jamais été très facile ni très « dans la ligne ». Nous avons déjà parlé de l’orientation libertaire de son noyau d’origine, de ses manques de lien avec le secteur ouvrier et de la méfiance du groupe dirigeant par rapport à cet aspect insuffisamment prolétarien du groupe. Mais à partir de 1970, le groupe d’origine se restructure en direction des quartiers dans le cadre des luttes pour le logement, des luttes contre les groupes de fascistes qui imposent leur couvre-feu dans les quartiers. De nombreux jeunes quittent alors le groupe maoïste Servire il popolo pour rejoindre le groupe romain de LC. Les contacts avec la direction de Milan sont rétablis, mais les rapports restent tendus et Pietrostefani est envoyé pendant trois mois à Rome pour faire le « commissaire politique ». Ce n’est qu’à partir de 1973, que le groupe romain reprend grâce auprès de la direction et ce sous l’égide du chef de son service d’ordre, Erri De Luca. Celui-ci décide de mettre la lutte anti-fasciste au centre de la lutte et de l’implantation de LC à Rome avec celle, parallèle des occupations de maisons à loyer bon marché, souvent financées et gérées par le PCI.

772 – Pour une histoire des BR, nous renvoyons au livre d’Alessandro Silj, Mai più senza fucile, Feltrinelli, 1976, et en français aux entretiens de Renato Curcio dans À visage découvert, Lieu Commun, 1993 et, à un degré moindre vu la réécriture de l’histoire opérée, aux entretiens d’Alberto Franceschini dans Brigades rouges : L’histoire secrète des br racontée par leur fondateur, Panama, 2005.

773 – Curcio avait rencontré, au printemps 69, quelques ouvriers du CUB et particulièrement une de ses figures marquantes, R. De Mori qui, pendant un temps très court, passera à la clandestinité parce qu’il ne voyait plus d’issue dans la lutte d’usine.

774 – Cf. Persichetti et Scalzone, op. cit. p. 79.

775 – Source, L’orda d’Oro, op. cit., p. 224-225.

776 – Sans doute sous l’influence des militants de Trente comme Curcio, qui ont été très impressionnés par l’idée de Dutschke d’une longue marche à faire, même si, contrairement à lui, ils ne la conçoivent pas à travers la voie des institutions.

777 – Ainsi Curcio et Rostagno, deux anciens de Trente, maintiennent, malgré leurs différences, les idées libertaires de l’université négative, celles de « l’être ensemble » et du « Mettez de la gaîté dans la révolution ». Une anecdote est éclairante de l’esprit du Rostagno de l’époque de l’université de Trente et elle est racontée par Giovanni Arrighi qui y a enseigné à partir de 1968. À la rentrée 1969, alors que son cours fait le plein d’étudiants, deux fractions de LC s’opposent sur la tactique à suivre. Pour la première, représentée par Boato, il faut profiter des cours de ce spécialiste d’extrême gauche des questions de développement, alors que pendant ce temps Rostagno s’évertue à troubler et même empêcher le bon déroulement de ses cours. Au début des années soixante-dix Arrighi fonde le groupe Gramsci avec Romano Madera et Luisa Passerini dans le but de favoriser l’autonomie ouvrière. Ils formeront les Colletivi Politici Operai (CPO), plus connus ensuite sous le nom d’ » aire de l’autonomie ». Le groupe Gramsci se dissout à l’automne 1973, laissant l’aire de l’autonomie à Negri qui l’emmènera sur de toutes autres voies. À noter aussi une grosse différence avec l’opéraïsme pour qui la crise est finalement provoquée par la lutte ouvrière alors que pour Arrighi elle était extérieure aux mouvements de luttes et il fallait donc revenir à une analyse objective des crises fort éloignée du subjectivisme opéraïste.

778 – Ce type de discours va bientôt permettre les rencontres et actions communes anti-impérialistes des BR italiennes, de la RAF allemande, d’AD française et de certains groupes palestiniens (cf. Brigate Rosse, che cosa hanno fatto, che cosa hanno detto…, Feltrinelli, 1976).

779 – « Les masses prolétariennes n’ont pas besoin de comprendre ce qu’est la violence à travers les actions exemplaires. […]. L’organisation militaire de la masse ne se construit pas parce que quelques groupes ont commencé des actions de type militaire. […]. Elle se construit à partir de la mise en place d’organismes de masse à la fois stables et autonomes » (Brigate Rosse, op. cit.).

780 – Animé par Simioni, Mulinaris, Gallinari (ce dernier rejoindra les BR) et Françoise Tuscher, la nièce de l’abbé Pierre. Ils sont mis à l’écart et se disperseront. C’est contre cette fraction que Franceschini bâtira sa thèse d’une manipulation, à partir de Paris où Simioni s’est réfugié.

781 – Ce groupe se forme à Gênes le 22 octobre 1969. Il est historiquement le premier groupe de lutte armée et il est composé de militants marxistes-léninistes et de militants prolétariens des quartiers les plus populaires. Assez proche des GAP par son but, il veut déclencher la « guerre partisane révolutionnaire ». Après quelques actions d’auto-financement, des attentats à l’explosif, des sabotages et des émissions radio-pirates, il est démantelé par les carabiniers courant 1971 (Persichetti, Scalzone, op. cit. p. 281).

782 – Cf. I. Sommier, op. cit., p. 198-199 (interview de Sergio, ancien de l’Autonomia Operaia).

783 – Ibidem, p. 199.

784 – Comme dans le cas de la Corrente qui comprenait 150 militants, pour la plupart ouvriers de la banlieue de Sesto San Giovani de Milan. Ils refusaient le recentrage institutionnel de LC et l’abandon de la violence. Ses membres rejoignirent souvent Prima Linea ou l’AutOp. Une interview de certains de ses membres est parue en français dans un numéro de Libération, à l’initiative de Jean-Marcel Bouguereau.

785 – Les positions étaient parfois intenables. Ainsi, Casalegno, journaliste de gauche était le père d’un militant de LC et le texte prévu pour condamner cet attentat sera finalement détruit sous la pression des ouvriers de LC de la Mirafiori, pour qui la bourgeoisie ne méritait aucune humanité.

786 – Persichetti et Scalzone montrent bien en quoi les motivations de l’enlèvement de Moro tranchaient avec le reste du mouvement. Ce dernier ne cherche jamais à négocier une légitimité avec le pouvoir en place, mais bien plutôt à se former en contre-pouvoir constituant pour reprendre le langage de Negri. Or, les BR ont cherché à négocier une légitimité politique de la part de l’État ce qui les amenait à se battre au même niveau que ce dernier. En cela les BR ont opéré une rupture avec les groupes de la violence diffuse.

787 – Sur le Comité ouvrier et les luttes dans cette usine ainsi que les rapports à la lutte armée, on se reportera avec profit à La garde rouge raconte, d’Emilio Mentasti, Les nuits rouges, 2009

788 – Ces deux derniers feront plus tard parler d’eux pour avoir, elle, été la première repentie de l’organisation PL et tous les deux pour avoir fait baptiser leurs jumeaux en prison par le cardinal Martini.

Galmozzi raconte aussi comment, par leurs actes de provocation au sein du service d’ordre, ils essayaient de forcer la main à l’exécutif de Milan. Mais le désastre d’une opération antifasciste infiltrée par la police a fini par liquider techniquement et politiquement la Corrente à Milan. Pour Prima Linea nos sources sont essentiellement tirées du livre de Giuliano Boraso : Mucchio Selvaggio, Feltrinelli, 2006. (traduction par nos soins).

789 – « Nous ne voulons pas nous asseoir à votre table, nous voulons la renverser ».

790 – « Nous appelons communisme, le mouvement réel qui détruit et supprime l’état présent des choses ». Un slogan qu’on retrouve en France, à peu près à la même époque, dans quelques groupes communistes de gauche, mais alors qu’en France il sert à critiquer tout léninisme, le conseillisme en tant que forme sans contenu et tout programme de transition (immédiateté du communisme), en Italie il co-existe avec le Costruiamo i comitati per il potere operaio, où on parle encore de transition vers le communisme.

791 – Source : « Terrorismo o Rivoluzione », Puzz, 1974.

792 – Azione rivoluzionaria : contributions à la critique armée libertaire. Textes réunis par S. Cirincione, ancien d’AR qui a refusé la ligne des accusés du procès de Livourne de dissoudre AR en appelant à rejoindre soit les BR soit PL. C’est là que Faina rejoint les BR en prison jusqu’à sa mort d’un cancer.

793 – Les BR, en prison, en devinrent les spécialistes avec des textes comme, L’abeille et le communisme, le groupe Action Directe en France aussi.

794 – Cf. à ce propos, les statistiques d’action armées par groupes qui montrent que les actions provenant des BR ou de Prima Linea, les deux groupes de loin les plus importants, représentent moins de la moitié des actions revendiquées (cf. Progetto memoria, La mappa perduta, Libreria Sensibili alle foglie, 1994), statistiques établies par d’anciens militants de la lutte armée, mais uniquement à partir des matériaux officiels de la justice et non pas à partir « d’interviews qualitatives » déformantes comme dans les études de Donatella della Porta (Il terrorismo di sinistra, Mulino) ou d’Isabelle Sommier (La violence politique et son deuil, PUR, 1998).

795 – Op. cit., p. 99.

796 – Ils ont été traduits et réunis en français dans la brochure, Français si vous saviez, L’ombre hérétique, 1984.

797 – Nous utilisons la traduction de la revue Les mauvais jours finiront, no 4 (septembre 1987).

798 – « L’impatience à utiliser, à tout prix, des armes, retarde en fait le moment où le prolétariat dans son ensemble recourra aux armes, parce qu’il anticipe la répression… » (extrait d’un Manifeste distribué à Bologne le 23 septembre 1977 et signé : Association pour l’épidémie de la rage contagieuse.

799 – On retrouvera cela en France avec l’expérience de la GP, et le procès de Bruay-en-Artois où elle découvre qu’un notable est forcément coupable parce que notable.

800 – Il faudra attendre le début des années soixante-dix pour que ce type d’analyse atteigne l’Italie, à travers le groupe Ludd, via Invariance et l’IS.

801 – Dans Marx au-delà de Marx, Negri a utilisé cette notion (même s’il emploie plutôt une traduction plus proche de l’allemand original de Marx avec « subsumer »), surtout à partir de 1979, donc postérieurement à la critique d’Insurrezione, et Negri le fait sans référence explicite à la gauche communiste, mais plutôt en rapport avec son propre parcours individuel et sa confrontation aux Grundrisse de Marx. Toutefois, Negri avait déjà exposé certaines de ses thèses, plus connues en France qu’en Italie, au cours d’une intervention à Normale Sup’ en 1973, sur le thème : « la crise de la valeur et la crise de l’économie politique » et il faut aussi souligner que ce qui donnera lieu à Marx oltre Marx-Quaderni di lavoro sui Grundrisse, n’est que la compilation de ses cours de 1978 à l’ENS et à l’Université Paris-VII. Indépendamment du côté aléatoire des parutions et de ses démêlés avec la justice italienne, les travaux de Negri sur ces questions étaient sûrement plus recevables intellectuellement et politiquement en France qu’en Italie à ce moment-là.

802 – Lucia Martini, Oreste Scalzone « Ecologisme et autonomie » in Du contrat de citoyenneté, ouvrage collectif du Groupe de Navarrenx, Syllepse, 1990, p. 227. Les deux auteurs montrent bien comment l’idéologie du travail chassée par la porte avec les luttes de 1969 et 1977 revient par la fenêtre à partir des années quatre-vingt sans que soient mobilisées les ressources tirées de la critique du travail de l’époque. Dit autrement, la revendication du salaire politique par les ouvriers du mai rampant ne se transforme pas en l’exigence d’un salaire garanti dans les années quatre-vingt. Le salaire garanti n’est perçu que comme réformisme. Que ce soit sur la question de l’emploi ou sur celle de l’écologie, les conséquences en seront tragiques.

803 – Feltrinelli, 1978.

804 – On comprend mieux, à la lumière de ce faux antagonisme, pourquoi l’État italien réussit à imposer aux trois grands syndicats, dès 1983, un code d’auto-régulation des conflits dans les transports qui va devenir en 1990 une loi sur le service minimum concernant tous les services publics essentiels.

805 – Publiée dans la revue Black Out.

806 – Bien défini comme l’absolutisation d’un moyen ou d’une pratique comme ce fut déjà le cas avec le mythe de la grève générale.

807 – En France, ce passage de l’émeute de guerre sociale à l’émeute de guerre de tous contre tous apparaît, en tendance, non univoque, dans l’opposition entre d’un côté, les révoltes de l’Est lyonnais du début des années quatre-vingt et la participation active des « lascars » à toutes les grandes luttes lycéennes et étudiantes jusqu’en 1994 (CIP) ; et de l’autre la révolte des banlieues de l’automne 2005 et l’attaque des cortèges étudiants par des gangs de quartier très minoritaires mais très agressifs.