Partie II
L’analyse marxiste des crises aujourd’hui

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

Création monétaire et société salariale

Pour des marxistes contemporains comme Michel Aglietta et Suzanne de Brunhoff, il y a bien reconnaissance d’une création ex nihilo de la monnaie dans le crédit. Mais elle se produirait dans un rapport privé entre la banque et les entrepreneurs. Cette création est ensuite socialisée par le biais du rapport salarial par le fait que les salaires distribués vont devenir du revenu disponible pour la consommation. La création monétaire se trouve ainsi validée socialement à partir d’une situation où dominent le salariat et les revenus du travail. Mais c’est ce qui est remis en cause par l’évolution du revenu des ménages, ceux-ci comprenant une part proportionnellement de plus en plus grande de revenus financiers (intégration massive de l’épargne salariale dans le développement des marchés de titres : fonds de pensions, portefeuilles d’actions, SICAV, etc.).

Le rapport salarial a donc de plus en plus de mal à socialiser la création monétaire parce que les dividendes et autres intérêts distribués par les marchés financiers ne seraient plus, dans une grande proportion, la contrepartie d’une fraction du travail abstrait. Ils rémunèrent surtout du capital fictif. L’interprétation de ces marxistes est alors de dire que le capital financier, par la règle des trois D à la base de la globalisation financière : déréglementation, désintermédiation (accès direct au marché financier alors que les banques étaient un intermédiaire obligé pour accéder au marché monétaire), décloisonnement, auraient les moyens de détourner du travail productif une grande partie des ressources pour alimenter des placements profitables. Ce raisonnement qui conduit à reconnaître une déconnexion entre monde de la finance et « société salariale » (le mot est d’Aglietta) n’a guère d’originalité, par exemple par rapport aux thèses altermondialistes. Il ne tient pas compte du lien entre d’un côté la financiarisation des économies qui se manifeste par une fixation a priori des critères financiers dans la gestion et le développement des capitaux productifs et de l’autre, les transformations du procès de travail et de production de la valeur avec la domination toujours plus grande du travail mort sur le travail vivant et l’importance prise par le travail immatériel72.

Ainsi, il est difficile, aujourd’hui, de soutenir que l’usine est le lieu où est produite et accumulée la valeur, le marché, le lieu où elle est appropriée et réalisée, la consommation, l’action par lequel elle est détruite. Il y a interpénétration et indifférenciation des espaces de production et de validation de la valeur. Là où l’analyse marxiste a déjà du mal à s’y retrouver, la social-démocratie ne peut que s’y perdre. Ainsi, pour Arnaud de Montebourg, dans Le Monde du 21 octobre 2008, la chute de Wall Street est l’égale de la chute du mur de Berlin73. La finance n’a ni morale ni vertu. Elle constitue une « zone de non-droit » [une banlieue du capitalisme « réel » en quelque sorte. NDA] et les banquiers sont des « délinquants potentiels » [comme les enfants de trois ans pour Sarkozy. NDA]. On peut être stupéfait de ce discours sécuritaire appliqué à l’économie de la part d’un membre de l’opposition. En effet, il ne fait que reprendre, en le radicalisant dans un vocabulaire que ne réprouverait pas l’extrême droite anticapitaliste, le discours de Bercy de Sarkozy du 29 avril 2008 où on apprenait que Mai 68 était à l’origine du cynisme actuel, du « culte de l’argent-roi, du profit à court terme, de la spéculation » et des « dérives du capitalisme financier » ! Pour s’en sortir, notre socialiste veut revenir à une division claire et nette entre économie réelle et finance alors que nous espérons avoir montré que c’est justement l’absence de prise en compte, par les pouvoirs publics, de l’interaction entre sphères économique, monétaire et financière qui est à la base du dérèglement d’ensemble.

La crise n’est donc pas due à la déconnexion entre sphères financière et productive, mais à leur connexion encore insuffisante comme nous avons pensé le montrer dans la partie du texte sur la « financiarisation ».

Crise de surproduction et crise financière

Pour un exemple d’analyse en ces termes, nous prendrons les développements d’un membre du Réseau de discussion qui regroupe des individus issus de la gauche communiste74. Pour lui, nous sommes en pleine crise financière comme on en connaissait au XIXe siècle [principe de base : jamais rien n’est nouveau, sinon on serait obligé de « réviser » les Tables de la Loi. C’est d’autant plus facile que l’on ne nous précise même pas de quelle crise du XIXe siècle il s’agit. On peut supposer que c’est la crise de la Livre anglaise. NDA] et Marx les a déjà analysés dans le tome III du Capital [cela ne semble pas gêner notre auteur que ce même tome III fasse l’objet de beaucoup de polémiques et qu’il ait amené de nombreux marxistes à justement abandonner le marxisme ou à le réviser ou en tout cas à signaler les contradictions qu’il présente par rapport à maints aspects du tome I. NDA].

« Ce qu’une crise financière signifie, c’est que des banques ont fait des prêts que les emprunteurs pour une raison ou une autre [on comprend mieux pourquoi la crise actuelle ressemble à celle du XIXe puisque “pour une raison ou une autre” elle permet d’égaliser toutes les conditions spécifiques d’un événement. NDA] sont devenus incapables de rembourser. Lorsque ces cessations de paiements deviennent assez répandues et assez importantes, c’est tout le système financier qui est ébranlé. C’est ce qui vient d’arriver encore une fois ». L’auteur passe ensuite à l’explication de la crise financière qui serait due à une crise classique de surproduction provoquée par « la poursuite anarchique des profits inhérents au capitalisme ». Certes, mais si ce qui est inhérent au capitalisme c’est la poursuite anarchique des profits, on ne comprend pas pourquoi le système n’est pas toujours en crise. Bref, ce qui est censé expliquer n’explique rien du tout. L’exemple concret pour appuyer ces dires est celui de l’immobilier aux États-Unis où les revenus des emprunteurs, « pour la plupart des travailleurs » [c’est censé nous faire pleurer ? NDA] n’auraient pas assez augmenté pour leur permettre de rembourser les prêts, donc il y a bien eu surproduction. Examinons la valeur de l’argument. Tout d’abord si une crise de surproduction se signale par l’écart entre production et consommation il n’y a pas eu stricte surproduction puisque le crédit permet de différer dans le temps le rapport entre les deux termes. La demande de départ existe donc bien et n’est pas inventée de toute pièce par la poursuite anarchique du profit. Sans le système de crédit, il n’y aurait pas surproduction, au maximum surcapacité.

À la limite, il vaudrait mieux parler de crise de sous-consommation. C’est une hérésie pour les marxistes, mais cela correspond quand même mieux à la situation actuelle où l’entreprise, sur des marchés souvent très concurrentiels, considère la demande comme une donnée à laquelle il faut s’adapter par la production en flux tendus. Nous ne sommes donc plus dans une situation où domine la production fordiste extensive et toujours à la limite de la surproduction. Les entreprises aujourd’hui cherchent à augmenter des parts de marché dans un contexte hyperconcurrentiel. Cette nouvelle conception de la production en flux tendus est le pendant, dans la production, du développement du capital fictif dans la circulation.

Il y a une virtualisation de l’économie à travers un nouveau rapport au temps. Cette représentation de la demande comme une donnée conduit à inverser le paradigme keynésien qui faisait du salaire essentiellement un revenu qu’il s’agissait d’augmenter alors qu’il devient un coût qu’il est nécessaire de réduire. D’une prédominance du point de vue macro-économique : tous les acheteurs potentiels sont des clients potentiels, on est passé à la prédominance du point de vue micro-économique : une entreprise est face à la concurrence de toutes les autres dans le cadre de la compétitivité-prix (or le prix le plus flexible est celui du travail).

 L’État-Providence ne peut plus assumer son rôle dans une politique des revenus qui assurait une sorte d’échelle mobile des salaires et c’est le crédit qui doit remplir ce rôle afin que la demande devienne effective, c’est-à-dire monétaire. Les banques et le secteur financier participent donc de conserve à l’équilibre offre/demande en rendant plus fluides les paiements. La contrepartie, c’est que les salariés sont beaucoup plus dépendants et précaires par rapport à la norme fordiste de consommation. Cela explique en partie la perte de popularité de la réduction du temps de travail (« les 35 heures ») et le succès relatif du « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy. Si on peut envisager une crise de surproduction traditionnelle, elle toucherait plutôt les pays émergents et surtout la Chine et la Corée du Sud qui devraient se retourner vers leur marché intérieur, ce qui pour le premier l’obligerait à augmenter nettement les salaires et à se rapprocher des conditions générales de l’Asie émergente (moins le Japon donc).

Ce nouveau rapport au temps est aussi à la base d’une virtualisation de la production dans une sorte de fuite en avant dans des innovations high-tech qui demeurent bien souvent sans emploi. Cette course à l’obsolescence accélérée ne se fait pas pour les nécessités de la valorisation, mais pour simplement rester dans la course et survivre75.

En outre, si on revient à la question de la surproduction, il faut voir que la crise est davantage provoquée par une modification des conditions du crédit et du remboursement de la dette, c’est-à-dire par des conditions politiques générales, que par des questions de niveau de revenu. Si nous laissons l’exemple américain pour regarder ce qui se passe en Espagne76, on s’aperçoit que la crise immobilière n’est pas seulement provoquée par une insolvabilité des « travailleurs », mais aussi par le désir des consommateurs77 de devenir propriétaires à tout prix78 combiné avec un pari risqué de la part des classes moyennes espagnoles sur la rentabilité de placements de rapport dans l’immobilier.

Notre auteur fait donc comme si la spéculation autour de l’immobilier et la spéculation par rapport aux garanties de la spéculation (les « fonds pourris » et autres joyeusetés dérivées) étaient assimilables à une crise de surproduction classique. Cette thèse, qui ne fait pas la moindre mention à la notion de capital fictif, aide peu à comprendre que l’une des conséquences du développement de ce capital fictif est de repousser à toujours plus tard la possibilité d’une crise de surproduction. Ceci ajouté au fait que les modes de produire post-fordistes poussent moins à une croissance extensive de la production et davantage à une conquête des parts de marché sur des marchés saturés, nous amènent à penser qu’il est impossible de dire : « c’est une crise classique de surproduction ».

La répartition de la valeur ajoutée et la baisse du taux de profit

Pour d’autres marxistes79, c’est la répartition de la valeur ajoutée en faveur des profits et au détriment des salaires qui serait la cause de la crise car elle aurait conduit à un endettement massif des ménages. Mais dans la crise actuelle, l’endettement des ménages n’est qu’un aspect et ne tient pas compte d’un endettement général qui touche aussi les entreprises dont, suivant la thèse de ces auteurs, la croissance des profits aurait dû permettre justement une réduction de l’endettement. Ce type d’analyse n’aborde pas plus que la précédente, la question du capital fictif et se prive donc d’une approche essentielle pour comprendre la situation actuelle.

Il en est de même pour l’approche unilatérale en terme de baisse du taux de profit qui se situe uniquement en rapport avec le Livre I du Capital donc dans une hypothèse simplifiée, sans crédit ni institutions financières et qui ne peut donc voir des limites au développement du capital que dans le secteur de la production et non dans celui de la reproduction.

La théorie des cycles longs face à la tendance aux cycles courts

La plupart des analyses marxistes s’effectuent dans le cadre et les termes de l’analyse des cycles longs de Kondratiev80. Or celle-ci ne nous semble plus tenable pour les raisons suivantes :

1) Cette analyse est formulée en période de domination formelle et ignore le développement du capital fictif. C’est pour cela qu’à chaque phase de croissance inflationniste devait succéder une phase de crise déflationniste avec surproduction (schéma assez proche finalement de l’interprétation des économistes marxistes). Or en 1975, les économistes ont été obligés d’inventer le concept de « stagflation » pour rendre compte de la situation nouvelle en domination réelle. Mais, plus important encore, est le processus de totalisation du capital, via la globalisation, qui intègre l’ensemble des marchés, y compris financier (le marché ne régule rien par lui-même), dans la valorisation et noie l’activité proprement entrepreneuriale dans les dédales stratégiques du capitalisme d’organisation. Les décisions deviennent opaques, les anticipations irrationnelles. La prévision ne peut exister qu’à partir du moment où des éléments de continuité permettent de faire le lien entre avant pendant et après. Mais la prévision a-t-elle encore un sens dès le moment où les déterminations fondamentales du capitalisme ont été quasiment supprimées par le capitalisme lui-même ? Les données relatives à ces fondements ne permettent plus alors de bâtir une prévision qui postule à la continuité du capitalisme et à sa reproduction à l’identique. Ce processus a été décrit dans la revue Invariance sous le concept de « mort potentielle du capital » (cf. Invariance, série V, hiver 2002, p. 83-112).

Voici la définition que donne Jacques Camatte de sa notion de « mort potentielle du capital » : « Elle s’effectue à partir du moment où le nombre de ceux qui font circuler la plus-valeur devient supérieur à celui de ceux qui la produisent. Elle s’est effectuée d’abord aux États-Unis dans le milieu des années cinquante du siècle dernier, et tend à se généraliser dans les diverses aires. Elle est également liée à une substantification énorme (production de capital fixe) qui inhibe le mouvement incessant du capital qui n’est tel que s’il se capitalise indéfiniment. D’où le déploiement énorme de la spéculation qui correspond à une autonomisation de la forme capital et, tendanciellement, à son évanescence dans la virtualité81 ».

Notons tout d’abord une précision : la « plus-valeur » n’est pas la « plus-value » de la théorie de la valeur-travail. C’est, en tendance, l’incrément (l’accroissement) de valeur qui est créé par la capitalisation d’un nombre toujours plus grand d’activités humaines.

La limite de cette définition c’est qu’elle maintient une distinction entre production et circulation alors qu’il y a englobement dans un procès de totalisation. De plus, on ne voit pas comment et où identifier cette production « énorme » de capital fixe. Par exemple, le rythme plus ou moins lent du renouvellement des équipements informatiques, même lourds (les centres serveurs) ne semble pas « inhiber le mouvement incessant du capital ». D’ailleurs, une des différences essentielles avec les conceptions d’Hilferding sur le capital financier — conception qui fut reprise par la social-démocratie allemande puis par Lénine — tient dans le fait de ne pouvoir définir le transfert actuel de capitaux d’une branche à l’autre de l’économie, ou d’un pays à l’autre sur la base de la composition organique du capital. Aujourd’hui, l’informatisation a réduit le poids relatif du capital fixe dans la formation des prix. Ainsi, la tendance à l’informatisation du capital fixe premièrement l’allège, mais aussi secondairement, en permettant de réduire la force de travail nécessaire, augmente le taux de profit et le rendement des actions des entreprises cotées en bourse. Là encore, nous voyons qu’il n’y a pas déconnexion.

Bizarrement, J. Camatte (Invariance) n’est pas allé jusqu’au bout de sa démarche quand il n’envisage pas ici l’évolution du capital vers sa forme pure, celle décrite par la citation de Marx que nous avons mise en exergue de ce livre ; une situation du capital ou le surplus de valeur ne serait plus que pour l’actionnaire. C’est évidemment une situation « à la limite » qui ne peut pleinement s’accomplir. On retrouvera ci-dessous cette question, mais sous un autre angle avec le développement de nouvelles tendances rentières au sein de la dynamique actuelle du capital. Finalement, si l’on peut encore parler de « substantification énorme », elle se situerait, paradoxalement, dans la nécessité du salariat, même si elle tend fortement à décroître et qu’apparaissent de nouvelles formes de contrats de type commercial plutôt que salarial et un développement encore embryonnaire, mais réel de la transformation de « sa » ressource humaine en petite entreprise indépendante, par l’individu lui-même. Ce dernier phénomène ne touche pas que les petits arrivistes à la Tapie, mais de plus en plus de chômeurs qualifiés et même très qualifiés.

Un autre point critiquable ne tient pas à la faiblesse de la définition, mais plutôt au fait que J. Camatte ne met pas assez l’accent sur les transformations du capitalisme à partir des années 70. Il parle de sortie de l’époque historique des révolutions alors qu’il faudrait parler de sortie de l’époque historique des révolutions prolétariennes après la défaite des années 68-78 et de l’effectuation d’une « révolution du capital ».

2) L’analyse de Kondratiev se situe en dehors d’une intervention économique de l’État et des grandes institutions dont le rôle contra-cyclique atténue la vigueur des crises depuis les années 30. L’épuisement des forces productives du capital industriel nécessite la reprise en main de l’ensemble par un capitalisme du sommet, un capitalisme de la puissance dont l’objectif est la maîtrise de la reproduction d’ensemble, un capitalisme qui sent confusément que s’il y a crise elle se fera à ce niveau. Il ne faut pas chercher plus loin le fait que l’essentiel des prévisions à moyen terme soit dirigé vers les problèmes « environnementaux82 » et le « développement durable ».

3) Dans l’ancienne finance contrôlée par l’État, les taux d’intérêts sont rigides (le marché monétaire est contrôlé par les banques centrales publiques) et le volume de crédit s’ajuste à la demande, ce qui favorise investissement, production et emploi. Avec l’État-Providence, le capital est garanti contre les risques et il n’hésite pas à se séparer de sa forme argent. S’il y a déséquilibre, il est absorbé par l’inflation (c’est le cercle vertueux keynésien). Mais dans la finance libéralisée, les taux des marchés financiers répercutent tous les déséquilibres (peur de l’inflation et des déficits, de l’endettement, etc.) Le coût du capital devient incertain et l’investissement de placement est plus intéressant que l’investissement productif traditionnel, dans un contexte devenu déflationniste (celui qu’on connaît depuis au moins le début des années 90). Cela entraîne une modification des rythmes de la croissance et l’émergence de « cycles courts » qui voient se succéder périodes d’expansion et périodes de récession. Cette instabilité cyclique est renforcée par la spéculation, mais contrairement à ce que nous annoncent beaucoup de commentateurs, cette dernière a aussi des vertus régulatrices. L’économiste Patrick Artus rappelle que la spéculation a une influence stabilisatrice sur les marchés financiers puisqu’elle anticipe les déséquilibres. Elle ne les crée pas, elle ne fait qu’en profiter. Il ne faut donc pas confondre spéculation et crise boursière. Il n’empêche que le krach boursier83 semble s’imposer comme la nouvelle forme des récessions. Financiarisation de l’activité et déflation semblent les deux pôles inversés des cycles courts comme si l’incertitude sur la réalisation des profits produisait une tactique de stop-and-go84 de la part des différentes autorités économiques.

Nous venons d’analyser les limites théoriques des interprétations de la crise selon le modèle des cycles longs. Mais nous lui portons aussi une critique politique à partir des développements d’un de ses défenseurs les plus représentatifs, Giovanni Arrighi. Pour celui-ci, chaque grande crise indique une transition vers un autre mode d’accumulation incluant tout d’abord un autre mode d’investissement dans la production puis une seconde phase d’expansion financière à connotation de déclin, de fin de cycle avec transfert de puissance hégémonique85. Arrighi voyait d’ailleurs le Japon reprendre le flambeau des mains des États-Unis, ce qui est pour le moins aventureux. Mais surtout ce qui est dérangeant dans cet archétype de la théorie marxiste des cycles longs, c’est que la crise systémique est toujours perçue comme étant la répétition du même, la négation de l’événement et de toute rupture. La vision cyclique de cette théorie implique une perspective d’éternelle reproduction et l’absence de référence à toute lutte des classes. Or la crise des années 70 ne peut être lue sans référence à ce que nous avons appelé le dernier assaut prolétarien, à la révolte de la jeunesse et à la lutte contre la guerre du Vietnam. De même, la crise actuelle ne peut certes pas être lue à la lumière de la lutte de classes, mais elle s’ancre quand même dans une remise en cause des modèles progressistes et productivistes des deux derniers siècles, dans une remise en cause massive des valeurs qui ont été communes aux deux anciennes classes antagonistes (le Progrès, le travail).

 

Notes

72 – Pour être juste, il faut reconnaître que depuis la fin des années 80, M. Aglietta a abandonné, comme beaucoup d’autres membres de « l’école de la régulation », son marxisme, même hétérodoxe, pour développer des thèses sur la monnaie-violence, dans la perspective anthropologique avancée par René Girard. Dans cette perspective, la monnaie est l’institution fondamentale de toute société où le marché est une forme générale de la relation sociale. L’ordre monétaire médiatise la violence économique en imposant des contraintes et des repères. Dans le cas contraire, une défiance généralisée à l’égard de la monnaie déclenche une spéculation qui détruit les structures financières et remet en cause le fonctionnement général de « l’économie de marché ».

Le problème avec la théorie de la valeur, c’est qu’elle a longtemps été défendue pour des raisons plus idéologiques que scientifiques, parce qu’elle rendait compte d’un rapport social de production qui présentait la particularité et la capacité d’incorporer dans sa « machinerie sociale » la capacité de travail des salariés. Mais aujourd’hui, il est difficile de continuer dans cette direction car l’une des principales apories de la théorie de la valeur des marchandises a été la question de leur transformation en prix de production. Or cette aporie tombe quand les valeurs sont prédéfinies et pré-validées d’emblée en prix de production par les marchés financiers. Dès lors, la question de la « transformation » ne se pose plus.

73 – On ne se paie pas de mots au Parti socialiste, mais s’il est bien certain que plus personne ne voit de mur à Berlin, il n’y a que de Montebourg qui ne voit plus de Wall Street !

74 – Adresse du site, reseaudiscussion@yahoogroupes.fr. Lettre d’Adam du 21 octobre 2008.

75 – Ainsi, Goldner signale qu’en 2001, à la fin du boom high-tech, on découvrit que 98 % des câbles en fibre optique posés au cours de ces dernières années ne seraient jamais utilisés (op. cit., p. 98). Mais il faut être prudent dans nos interprétations car la dynamique du capital va plus vite que nos analyses et celle de Goldner semble maintenant relativisée par le fait que les équipements des villes en fibres optiques sont en plein développement depuis deux ans. Numericable et Free se disputent ce juteux marché. L’exemple n’est donc plus approprié. Il serait plus juste de citer ici la surenchère technico-commerciale des firmes comme Apple, Microsoft et Google en matière d’e-Phone de 3e génération et de consoles de jeux portables.

76 – Cf. Le Monde du 23 octobre 2008, p. 3.

77 – « Désir » et « consommateurs » sont de vilains mots pour des marxistes orthodoxes, mais nous prenons le risque de choquer !

78 – 92 % des Espagnols de plus de 65 ans le sont déjà et la plupart sont des « travailleurs ».

79 – C’est le cas, par exemple, de la revue A Contre Courant (BP 2123. 68060. Mulhouse cedex) dans leur numéro de mai 2008, avec l’article « “Subprime”. Une crise du capitalisme des temps présents » de Charles-André Udry sur les subprimes qui met l’accent sur le déclin de la part des salaires dans le revenu national aux États-Unis. Le crédit sert alors à compenser cette baisse pour maintenir la norme de consommation. À côté de choses justes, on trouve l’habituel : « Nous assistons donc à une crise capitaliste classique ». Cela est repris par Alain Bihr dans le numéro de juillet où on apprend que « faute d’une croissance suffisante de leurs salaires, les salariés ne peuvent plus consommer suffisamment et on doit les pousser à s’endetter pour qu’ils puissent accroître leur consommation à l’échelle de la production croissante ». On apprend donc dans une même phrase que le terme de « suffisamment » indique un niveau de besoin objectif et qu’il y a des gens qui « les poussent à s’endetter », ce qui semble en dire long sur leur soumission… ou plus sûrement leur participation à la reproduction du rapport social.

80 – Économiste soviétique des années 20 dont les analyses ont largement dépassé les cercles marxistes.

81 – Site de la revue Invariance : http://pagesperso-orange.fr/revueinvariance/

82 – Dans un article du journal Le Monde du 11 octobre 2008 intitulé : « Le capitalisme touche à sa fin », Immanuel Wallerstein essaie d’analyser la crise actuelle avec les armes théoriques de Kondratiev et Schumpeter (ce dernier complétant Kondratiev par le fait qu’il faisait correspondre les phases A ascendantes du cycle long avec un cycle majeur d’innovations technologiques). En effet, pour Wallerstein, toutes les phases B descendantes du cycle ont été historiquement des phases de financiarisation et de spéculation refuge. Il n’y aurait rien de nouveau ni rien d’irrationnel de ce point de vue.

83 – Le krach du Nasdaq évaluant les performances des startups n’est pas du même ordre. Il ressort de la tendance séculaire à voir des capitaux se précipiter sur de nouveaux secteurs d’activité potentiellement profitables avant que l’euphorie ne retombe. La folie des nouvelles valeurs n’est pas a priori différente de celles qui eurent lieu à propos des chemins de fer anglais en 1844, ou de la « tulipmania » aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Elle représente une formidable accélération du temps de circulation du capital. Et de cela découle que la circulation elle-même est productrice de valeur parce qu’elle est énergie qui se diffuse dans toute la société par des réseaux. Ces points sont bien développés par M. Henochsberg dans, La place du marché. Denoël. 2001, p. 355 et sq. Les gains de productivité ne sont plus absorbés dans le cadre traditionnel du partage de la valeur ajoutée, mais ils participent de l’accélération d’un processus déflationniste reposant sur la baisse des prix. Là encore « la révolution du capital » détruit les luttes de classe en transformant le producteur (toujours perdant maintenant) en consommateur (souvent gagnant).

84 – Politique économique de l’État anglais pendant les Trente Glorieuses afin d’éviter les périodes de surchauffe (stop par une politique restrictive en matière budgétaire ou/et taux d’intérêt élevés) ou de refroidissement excessif (go par le déficit budgétaire et/crédits avantageux)

85 – « Des transferts de ce type sont intervenus dans toutes les crises et expansions financières qui ont marqué le passage d’un cycle systémique d’accumulation à un autre » cf. Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power, and The Origine of Our Times, Londres, Verso, 1994, p. 332).