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Partie III
Une crise de reproduction

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

De nouvelles tendances rentières

La globalisation financière s’accompagne d’une valorisation à connotation rentière qui s’intègre assez bien avec notre hypothèse d’un capitalisme qui pose ses conditions de survie au niveau de sa reproduction d’ensemble. On peut relever cela à plusieurs niveaux :

– L’État le plus puissant n’est pas celui qui possède les plus grosses réserves « réelles » car matérialisables, mais celui qui achète le plus sur la base de ses richesses supposées et sa capacité à en créer de nouvelles. Puissance et richesse ne coïncident pas automatiquement avec la production de valeur, ni au sens marxiste qui néglige la puissance et intronise la valeur comme sujet de la production, ni au sens économique courant qui confond valeur et richesse et va donc prendre toute augmentation de valeur comme augmentation de richesse86. C’est sur cette base que s’entretient la mystique du PIB. Si la valeur correspondait principalement à un coût de production comme le croyaient les économistes de l’école classique anglaise et Marx lui-même (le coût du travail), alors il devrait y avoir constamment dévalorisation et ce devrait même être un but (l’abondance). Le discours et les pratiques actuelles cherchent au contraire à créer toujours plus de valeur (et de rareté).

– Le captage de la richesse par les États (Fourquet87) peut très bien se dérouler à l’intérieur d’un jeu à somme nulle. D’autre part, la théorie des coûts de transaction, coûts qu’il s’agit d’abaisser, légitime la mise en réseau opérée par les firmes multinationales et un véritable système de captation des savoirs à l’échelle internationale. La compétitivité ne dépend donc pas que du prix (théorie de la firme et du marché en concurrence parfaite qui n’existe pas) ou que du produit (théorie de la compétitivité hors-prix dite aussi compétitivité-qualité), mais de ce qui est créé ou capté.

– La rente est toujours liée à la politique comme le montre en France la stratégie de l’État à travers des groupes aussi différents qu’EDF et la Compagnie Générale des Eaux.

– La croissance des réseaux mafieux en Russie, en Asie et en Amérique du Sud participe de gigantesques transferts plutôt que d’une nouvelle forme d’accumulation primitive.

– Au niveau interne, on assiste à des stratégies de transfert des richesses plutôt que de création88.

– La croissance mondiale est tirée par une croissance américaine basée sur l’actionnariat des couches aisées, ce qu’on peut analyser comme une dépense de rente. Les fonds de pension remplissent aussi cette fonction à côté de la fonction proprement assurantielle. C’est cela qui nous fait dire que cette croissance fonctionne sur une « reproduction rétrécie89 » parfois à la limite de la reproduction simple. C’est cela, aussi, qui rend cette croissance fragile comme le montre l’événement actuel.

Les frontières entre rente et profit sont d’ailleurs de plus en plus floues. Si l’investissement direct à l’étranger (IDE) comporte toujours un apport en capital-argent et qu’on peut donc supposer que le profit rémunère le capital avancé, les nouvelles formes d’investissement (NFI) comportent majoritairement des actifs immatériels : savoir-faire, licences, contrats d’assistance qui ont un caractère rentier par utilisation d’une position dominante dans l’échange.

– Robert Reich90 cite le fait que chez IBM (400 000 salariés, dont 20 000 ouvriers), le coût de production d’un ordinateur ne représente que 10 % de son prix ! L’incidence est triple : premièrement, les profits et salaires ne représentent plus qu’une partie extrêmement réduite (5,3 % pour les profits, chiffres américains de la fin des années 80) de la richesse créée en terme comptable au moins (PIB) ; deuxièmement, les actionnaires tant décriés par les critiques de la financiarisation de l’économie et les idéologues du travail ne touchent un revenu (dividende) que sur cette petite part ; troisièmement, « la valeur » est en grande partie ailleurs et son captage est effectué par les hommes de l’ombre : les identificateurs et résolveurs de problèmes, les courtiers-stratèges, les décideurs, les manipulateurs de symboles.

Il faut revenir sur la question de la « création de valeur ». Ce n’est sûrement pas un hasard si « création » se substitue aujourd’hui à « production ». C’est parce que la valeur n’a pas de substance — contrairement à ce que pensait Marx — qu’elle épouse d’autant mieux les flux financiers pour « mesurer » ce qui est présenté comme les nouvelles sources de richesse. Le critère de rentabilité essentiel n’est en effet plus un critère de rentabilité entrepreneuriale, mais un critère de rentabilité sur l’ensemble des fonds propres de l’entreprise, c’est-à-dire la totalité de l’argent investi dans l’entreprise. De là à en déduire qu’il y a prédominance d’un caractère rentier et une domination des actionnaires sur les managers, il n’y a qu’un pas que la « pensée unique de gauche » franchit allègrement91. Elle défend l’action progressiste de l’entreprise et l’activité humaine comme productrices de valeur, activités nobles et utiles par rapport à ce qui ne serait qu’activité parasitaire dans la captation de la valeur. J.-P. Fitoussi par exemple, assimile valeur et richesse ce qui l’amène à négliger la question du profit et celle du capital, qu’il ne voit plus que sous les traits du capital financier (« l’argent »), à négliger aussi les transformations du processus de valorisation et le déclin du travail vivant au sein de ce processus92.

L’opposition faite par Fitoussi entre actionnaires et managers peut aussi être fortement nuancée car si le nombre des actions croît sans cesse, la pratique aujourd’hui la plus courante est celle qui voit les entreprises racheter leurs propres actions93, limitant ainsi la part des actionnaires extérieurs. Enfin, nous avons déjà souligné le rôle stabilisateur des actionnaires de référence. Toutefois cela n’enlève rien à la réalité des fonds de pension94.

Une alternative au marché financier pour le capitalisme du bas : le micro-crédit.

Intensifiées par les désarrois idéologiques et les confusions politiques engendrées par la dépression financière actuelle se multiplient des initiatives pour trouver dans les alternatives solidaristes et le « commerce équitable » des médications pour calmer la crise. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir certains « essayistes » faire l’éloge « d’un monde où l’économie est au service de l’émancipation et non de l’aliénation, où le crédit coule à flots (…) où l’économie virtuelle est au service de l’économie réelle des entrepreneurs et où l’on ne prête qu’aux pauvres95 » : le micro crédit.

Cette pratique micro-économique se présente, à première vue, sous des formes qui peuvent enthousiasmer tel ou tel courant « alter ». Voilà une modalité de prêt qui s’effectue directement de personne à personne et dont le seul intermédiaire est un site Internet (qui prélève seulement 10 % des encours pour ses frais de fonctionnement). Voilà un circuit qui échappe au marché du crédit et à la puissance maléfique de ses institutions financières mondialisées. Voilà un échange à taille humaine, où chacun se connaît et s’appelle par son prénom ; qui aide des pauvres à se lancer dans une activité de petits entrepreneurs, leur permettant plus d’autonomie et donc moins de dépendance à l’assistanat des États et des ONG. Si le micro-crédit se développe surtout dans les pays du Sud, il n’est toutefois pas absent des zones déshéritées des pays du Nord. Clinton et sa fondation, Attali et sa Planète Finance lui accordent même une portée… « révolutionnaire » !

Facteur d’activation économique dans des espaces qui jusque là restaient à la périphérie de la circulation des capitaux dans ce que certains (S. Latouche) ont appelé « l’économie informelle », le micro-crédit joue un rôle d’agitateur de capitalisation à la base. Il jette les germes d’un échange de valeur porteurs de compétition sociale et de segmentation des rapports sociaux. Proche des formes pré-capitalistes du prêt et de l’usure, le micro-crédit peut apparaître à ses bénéficiaires comme une alternative à l’accumulation du capital préalable à la démarche entrepreneuriale. Il peut donner à certains prêteurs comme à certains emprunteurs l’impression d’être moins soumis au diktat des banques en particulier et aux formes de domination en général (domination du pouvoir politique corrompu, domination des hommes car, comme le note C. Fourest, il y a une forte demande féminine de micro-crédit dans les pays pauvres).

Cette forme semble poser les clés de l’autonomie dans le cadre idéologique du libre choix, du tout est possible pour qui a envie de s’en sortir et de réussir. En tant qu’il est réduit à un « moyen pur » (G. Simmel), l’argent exercerait un pouvoir libérateur et exprimerait une nouvelle liberté marchande. C’est particulièrement efficace dans les pays où l’argent ne circule pas parce que soit il n’existe qu’à la marge, soit il est thésaurisé, soit il s’évade à l’extérieur, soit les trois cas coexistent et il y a alors un effet de blocage. Le micro-crédit d’apport extérieur devient alors une façon artificielle et volontariste de faire circuler l’argent.

Pourtant le micro-crédit présuppose le marché et le salariat ; il fait pénétrer ou il accélère les processus de capitalisation dans le « capitalisme du bas », le niveau III du modèle que nous avons présenté dans la partie I de cet ouvrage. Contrairement aux formes alternatives d’échange que nous venons de voir avec les SEL ou certaines monnaies fondantes qui partent d’une opposition relativement claire à l’esprit du capitalisme, même si elles sont confrontées aux rapports sociaux dominants hostiles à leur extension96, le micro-crédit rentre en congruence avec des formes du capitalisme du sommet. En effet, sorte d’économie souterraine, parallèle et peu visible, il alimente des pratiques qui se rapprochent de l’économie de réseau et de la nouvelle toile capitaliste formant un dense tissu capitaliste dont l’élasticité, la flexibilité sont les caractéristiques permettant de relier les places fortes du système d’ensemble. Il est aussi en congruence par le fait qu’en faisant circuler l’argent, il assure la liquidité qui est aujourd’hui la forme pure prise par le capital dans sa crise de reproduction. Il est enfin en congruence, de façon paradoxale, puisque forme antédiluvienne du capital face à la forme post-moderne représentée par la netéconomie. Les deux nous disent que le capital et la valeur sont partout, même si cette dernière l’est sous forme évanescente.

Monnaies locales, monnaies fondantes : entre alternative et utopie

Prenant acte des flottements des signes de la valeur, de la montée en puissance du capital fictif et de leurs conséquences sur la vie quotidienne de la majorité des individus, certains groupes et réseaux ont cherché à combattre le sentiment d’impuissance que peut engendrer la crise financière chez beaucoup de nos contemporains. Dans la continuité des expériences de monnaies privées et non thésaurisables97 (dites « fondantes ») conduites lors de la dépression de 29-33, mais aussi en rupture avec elles — notamment en se démarquant des monnaies privées revendiquées par les ultra-libéraux — certains réseaux alternatifs tentent des formes d’échanges non marchands. Parmi les initiatives prises dans ce domaine des échanges solidaires et non marchands, les SEL (Système d’échanges locaux) se sont constitués depuis une vingtaine d’années comme une alternative à la domination de « l’argent » sur les rapports sociaux et les relations entre individus ; notamment entre individus précarisés et « non solvables » ou sous forme d’entraide entre travailleurs garantis et travailleurs précaires.

Nous avons déjà analysé98 les SEL du point de vue de leur portée politique. Ils témoignent de l’invention de rapports sociaux quand il y a une crise de la reproduction sociale d’ensemble. Nul réformisme là-dedans, mais une réponse pratique à un problème pratique.

Une réponse qui s’inscrit, la plupart du temps dans un refus du despotisme des prix et l’esquisse d’une auto-production d’autres modes de vie en dehors de l’obligation salariale. Mais ces pratiques rencontrent bien vite leur limite car ces échanges hors marché (même s’ils gardent parfois des formes contractuelles et même marchandes) opèrent dans une sphère restreinte de l’espace comme du le temps, avec toutes les tendances à l’isolement que cela comporte. Nous avons également montré en quoi les critiques soi-disant « radicales » des SEL, celles qui n’y voient que « réformisme » ou illusions « libéral-libertaires » qui n’entament en rien le capitalisme, sont largement infondées puisque la perspective « révolutionnaire » qu’elles adoptent se font au nom de la référence à la valeur-travail, à la classe révolutionnaire ou bien encore aux « nuisances » de la société industrielle, autant de croyances qui sont loin d’être absentes parmi les praticiens des SEL.

Ce qui importe ici pour notre propos c’est de mettre en relation les expériences récentes de création de monnaies locales, fondantes, solidaires, etc. avec le désarroi massif engendré aujourd’hui par l’infarctus produit par le capital fictif.

D’une mise en perspective des alternatives récentes de création de monnaies pour desserrer l’étau du prix ou combattre l’effondrement de la monnaie fiduciaire on peut observer une constante : celle d’une union, d’un mouvement solidaire pour créer des rapports sociaux et humains autres que ceux qui prévalent. Dans tous les cas cette aspiration à ne plus se satisfaire des échanges existants s’exprime plus ou moins fortement.

Ce fut le cas, en Argentine au début des années 2000, avec le développement des « clubs de troc99 » destinés à permettre les échanges sans passer par le peso fortement dévalué dans une économie effondrée. Les échanges surtout en produits domestiques et en services d’entraide, étaient réglés en billets de troc nommés crédits (crédito) émis par le club dans le réseau duquel se déroulaient les « marchés ». La falsification des créditos combinée à un retour de la confiance des classes moyennes dans le peso ont mis fin à ce moment contre institutionnel fait d’une alliance interclassiste entre chômeurs et déshérités des périphéries urbaines (les piqueteros) et classe moyenne précarisée (manifestant en concert de casseroles, les cacerolazos).

Qu’elles soient liées à des situations de crise ouverte et de conflit ou à des projets collectifs qui cherchent à créer des échanges non marchands dans un milieu restreint, les expériences de monnaies fondantes ou de monnaies locales expriment les avancées et les limites de toutes les pratiques alternatives : explorer des voies possibles pour une sortie du capitalisme et se laisser piéger par l’une ou l’autre de ses utopies… socialistes, anarchistes, solidaristes, garantistes, coopératistes, mutualistes, etc.

Face à ces formes, la critique radicale ne peut se tenir du haut de son Olympe (ou de son Aventin) sauf à démissionner une bonne fois pour toutes. On doit affronter, sans a priori, la question des échanges et des médiations. L’individu « immédiatement social » de Marx n’existera jamais et heureusement ! Mais dire cela ne nous empêche pas de se pencher sur ses ambiguïtés les plus riches. Dans les Grundrisse, Marx n’a pu se sortir de l’antonomie entre l’idée que le marché produit les valeurs de liberté, d’égalité et d’individualité : « la valeur d’échange et mieux encore, le système monétaire, constituent en fait le fondement de l’égalité et de la liberté100 » et le fait qu’il fallait, dans la perspective communiste, supprimer la médiation (l’argent) qui pourtant rend cela possible. En effet, elle représente un intermédiaire étranger qui est à la base de notre aliénation et engendre le fétichisme de l’argent.

Comment échanger sans équivalent général ? La question reste posée pour tous ceux qui ne veulent pas d’un communisme de caserne et d’un nouveau Plan à la soviétique.

Sortons des ritournelles et des vieilles lunes

Notre analyse n’est pas une analyse de la « crise financière ». Il y a assez de papier et d’octets là-dessus. Elle essaie d’inscrire les ébranlements actuels dans les transformations du capital. Il ne nous importe donc peu de savoir s’il s’agit d’une « crise finale », si le capitalisme touche à sa fin et autres ritournelles vieilles de presque un siècle. Ce qui nous paraît par contre intéressant, c’est que d’une manière générale, il n’y a pas eu de parachèvement du système capitaliste : sa restructuration dans le domaine de la production n’est pas achevée faute de trouver un nouveau compromis social, faute de surmonter ses contradictions telle celle que produit la domination toujours plus grande de la technoscience et ses conséquences que sont l’inessentialisation d’une part importante de la force de travail et la destruction de la nature extérieure.

Son organisation en réseau et sa préférence pour la fluidité et la liquidité font qu’il devient de plus en plus chaotique à tel point que nous avons pu parler de domination non systémique101 pour qualifier la situation. Ceci est d’ailleurs renforcé par le fait qu’au niveau politique et institutionnel, sur un plan national ou international, le même chaos semble régner. La puissance américaine ne peut plus contrôler la situation même si son poids militaire lui assure encore une certaine domination sur l’ensemble. Mais cette domination n’est plus dynamique comme dans l’après-Seconde Guerre mondiale parce que les États-Unis sont devenus trop dépendants du monde extérieur. C’est d’ailleurs cette interdépendance générale qui rend difficilement possible une répétition de la situation des années 30 dans laquelle la sortie de crise s’est faîte par le protectionnisme et la guerre. Néanmoins, les États-Unis devront accepter tôt ou tard une remise en cause du dollar comme monnaie de référence comme les Anglais ont dû l’accepter pour la livre sterling. Mais pour le moment le dollar résiste même très bien puisqu’il se redresse au cours de la crise par rapport à l’euro.

Il est d’ailleurs significatif de cette crise que personne ne mette l’accent sur la question de la monnaie. On retrouve le « continent noir » que nous avons évoqué au début de ce texte. Il y a aussi une raison conjoncturelle qui explique que la question de la monnaie reste encore un peu souterraine. En effet, c’est plutôt au cours d’une période inflationniste que la monnaie centrale risque la dévalorisation et la perte de toute référence sociale dans les activités économiques (on ne sait plus qui gagne ou qui perd quoi) ; mais dans une phase déflationniste102 comme aujourd’hui, la monnaie n’est pas directement concernée par le fait que les créanciers cherchent à exercer leurs droits financiers par des demandes précipitées de recouvrement (l’exemple de l’immobilier). C’est la valeur des créances elle-même qui est mise en doute quand nombre d’entre elles ne correspondent pas à des biens solvables mais seulement à des titres. L’ante-validation que les banques ont faite sur les travaux privés à venir connaît alors une crise de réalisation. Dans ce cas, la panique s’explique par le fait que tout le monde cherche à retrouver « la préférence pour la liquidité103 » quitte à vendre à bas prix ce qui en rajoute sur les difficultés d’évaluation. Face à une valeur qui tend de plus en plus à être conventionnelle, la morale puritaine joue à plein dans l’idéologie politique comme au sein des médias. Dans la pratique, c’est un appel à plus de réglementation qui réunit les tendances politiques de tout bord.

Ce cours chaotique du capital ne signifie pas que nous sommes en plein irrationnel, mais bien plutôt que les sphères de la domination n’ont pas trouvé les médiations qui leur permettraient une coordination efficace ; une stratégie commune qui serait autre chose que de la navigation à vue104. Dans une certaine mesure, nous pouvons donc dire que « la crise » devient un mode de régulation en l’absence d’une nouvelle véritable régulation dans le post-fordisme. Nous sommes dans une phase intermédiaire.

À partir de là, il ne faut pas voir la crise comme un retour vers les « fondamentaux de l’économie réelle » contre les leurres de la convention (finance, crédit et spéculation), mais comme une méfiance vis-à-vis de la convention elle-même, une chute de « capital confiance105 ». Cette idée s’énonce souvent sous le vocable de « risque de crise systémique ». Elle ne concerne pas que le monde de la finance comme le montre la situation difficile des grands secteurs industriels aujourd’hui. La « crise de l’automobile » qui touche actuellement tous les grands constructeurs mondiaux et qui les amènent à recourir aux licenciements massifs (États-Unis surtout) ou au panachage entre licenciements ciblés (Renault Sandouville, Alfasud près de Naples) et chômage technique (l’ensemble des constructeurs européens) est le signe que ce qui reste de la structure industrielle de production ne peut survivre que sous respiration artificielle (anticipation spéculative des industriels, hyper-endettement des clients).

C’est le procès d’abstraction du monde qui révèle que la monnaie a toujours tenu une fonction imaginaire qui n’a jamais réellement représenté (en tant qu’équivalent général) des choses concrètes. Mais la monnaie dans sa forme moderne, la monnaie numérique par exemple, est un instrument de communication sociale ; elle est circulation d’information. Et d’une information qui permet de garantir le passage du présent au futur. Les banques anticipent des opérations des agents économiques qui, sans elles, ne pourraient se réaliser. À leur niveau, toute contrainte mécanique de disponibilité préalable, en monnaie, de la somme à prêter a alors disparu.

C’est dans les interstices de la dynamique et des dysfonctionnements du capitalisme qu’il existe des perspectives et des espaces à trouver afin de ne pas subir « la crise » comme une fatalité ou de ne pas s’illusionner sur le sens que prendrait son aggravation si nous cherchions la dialectique nihiliste du pire.

Comme nous l’avons déjà dit nous sommes dans « l’évanescence de la valeur106 » et les signent flottent. N’est-ce pas un bon point d’ancrage pour supprimer la valeur et l’économie ? Puisque « la crise » (on emploie le mot par facilité) est un concentré de conditions objectives et subjectives, on doit trouver sa sortie dans des pratiques qui tiennent compte de ces deux dimensions. Pour cela, il faut se débarrasser de toute théorie de la valeur. Et c’est le capital qui nous facilite la tâche par le développement d’une production virtuelle107, c’est-à-dire une production toujours plus abstraite de ses anciennes matérialités : agricole, industrielle, commerciale, et dont les soubassements forment une sorte de patrimoine de l’humanité. Des pratiques telles que celles des logiciels libres posent la question de la gratuité d’une nouvelle façon qui se situe au-delà de la sempiternelle opposition entre réforme et révolution. Le développement de ce type d’alternatives opérant ici et maintenant explore la possibilité d’un développement des échanges au-delà de la valeur et de l’économie.

La valeur, il faut la faire imploser aussi bien du côté de la valeur d’usage que du côté de la valeur d’échange. Côté valeur d’usage en profitant de la situation d’urgence pour montrer qu’il ne s’agit pas que d’une crise de valorisation, mais d’une crise de société, celle de la société capitalisée qui induit des modèles et comportements spécifiques, une transformation de la nature intérieure des hommes et des femmes. Par exemple, dans l’automobile, la crise doit permettre de tuer le tout automobile et toutes les bonnes volontés seront requises si on peut donner un coup de pouce ; côté valeur d’échange, il faut mettre en avant la question des prix qui, pour la plupart, sont des prix politiques108. Le prix du travail, le prix du crédit, le prix du pétrole, le prix de l’immobilier, le prix des services et des transports, tous sont des prix politiques et même le fait que le non-travail (ce qui n’est pas reconnu comme travail) n’a pas de prix. Nous avons énoncé depuis plusieurs années une rupture d’avec le fil historique des luttes prolétariennes, rupture due à la fois à la défaite du dernier assaut prolétarien des années 67-78 et à la révolution du capital qui s’en est suivie. Mais quand nous posons cette perspective de lutte sur les prix, nous retrouvons bien un certain fil historique, ne serait-ce qu’avec la lutte des prolétaires italiens sur le « salaire politique » entre 1968 et 1973. Nous retrouvons aussi la lutte des femmes et la revendication d’un salaire domestique qui constitue une critique en acte de la loi de la valeur, la lutte de la jeunesse démunie pour un revenu minimum dont elle est exclue et la lutte des chômeurs pour un revenu garanti. L’inessentialisation de la force de travail produit en effet une situation dans laquelle d’un côté, il y a de plus en plus de « l’activité » en dehors du travail et de l’autre côté il y a de plus en plus nécessité de distribuer du pouvoir d’achat ne correspondant pas à la valeur d’un travail109.

C’est parce que nous nous situons résolument du côté de la critique de la valeur qu’on peut se centrer sur ce qui apparaît comme son résultat : le prix. En effet, celui-ci n’est pas masqué par la « métaphysique de la valeur110 » et il apparaît dans toute sa crudité ou dans tout son arbitraire dans la mesure où le travail vivant qu’il contient encore est devenu dérisoire111. Se placer du côté du prix, c’est aussi lier lutte contre la marchandise et lutte contre l’État.

C’est à ce niveau qu’il faudrait intervenir sur la base de ce qu’on pourrait appeler des objectifs intermédiaires112 rendant possible des luttes qui ne soient pas que défensives113 dans une société qui semble se dissoudre dans l’air et ne plus assurer aucune cohérence sociale et politique tant « la crise » (si on peut encore employer ce mot) se situe au niveau de sa reproduction. Des luttes qui permettraient de dépasser l’opposition entre travailleurs, usagers et consommateurs, entre lutte immédiate forcément limitée et perspective révolutionnaire forcément abstraite. C’est pour le moment une perspective un peu irréaliste quand on voit que des grévistes dans les transports restent farouchement sans rapport avec les usagers, quand des tentatives comme les SEL où les tentatives de liens entre paysans et consommateurs sont traités avec dédain de réformistes, quand les pratiques de production biologique sont renvoyées systématiquement par les « radicaux », à des productions pour riches. C’est pourtant à partir de tout cela (même si nous ne mettons pas au même niveau les mouvements de paysans sans terre, les arracheurs d’OGM et les acheteurs de « commerce équitable ») que pourrait se constituer, non pas une nouvelle « composition de classe », mais une nouvelle solidarité d’individus singuliers autour d’un en commun ; une solidarité qui serait un premier pas vers la communauté des femmes et des hommes114.

Notes

86 – L’économiste américain Michael Porter (Choix stratégiques et concurrence, Economica, 1982) critique à ce sujet la notion clé de valeur ajoutée dans la mesure où de nombreuses entreprises augmentent leurs coûts afin d’augmenter « la valeur » de leurs produits et donc leurs prix. Cela n’est évidemment possible qu’en situation monopolistique ou oligopolistique, cette dernière correspondant justement à la situation la plus courante pour les grandes entreprises. Cette pratique existait aussi, mais sous une autre forme, plus adaptée à la théorie de la valeur-travail, dans les ex-pays socialistes où ce n’étaient pas les prix qui étaient gonflés, mais les quantités.

87 – Cf. François Fourquet, Richesse et puissance, Paris, La Découverte, 1982, rééd. 2002.

88 – Cf. Chesnais et l’exemple du rachat d’entreprises par des fonds de pension, Le Monde du 1er septembre 1998.

89 – Nous empruntons cette notion à Guy Fargette in Le crépuscule du XXe siècle, périodique irrégulier des années 2000.

90 – Robert Reich, L’économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993.

91 – Cf. l’article de J.-P. Fitoussi, « La valeur et l’argent » dans Le Monde du 5 juin 1999. Pourtant, l’analyse en terme de déconnexion semble avoir pris un peu de plomb dans l’aile depuis que les grandes FMN comme Coca Cola, Unilever, Procter & Gamble et British Airways constatant la faiblesse de leurs cours ont effectué des compressions d’effectifs. Cela s’oppose à l’idée devenue quasi dominante — au moins à gauche depuis le best-seller de Forrester — selon laquelle ce serait la compression d’effectifs qui créerait de la valeur et non pas l’inverse ! 

92 – D’autres, plus au fait du processus de valorisation en dehors du travail, ne reculent devant aucune vision utopique et proposent d’associer les licenciés économiques aux gains boursiers de leur entreprise !

93 – C’est une procédure technique qui réduit le montant du capital et augmente mécaniquement le ratio de « création de valeur ». C’est un tour de passe-passe qui doit être distingué d’une simple opération marketing sur le titre et qui vise le même effet, comme on a pu le voir dans la bataille entre la BP et la SG. La valeur prend ici un sens symbolique que l’on retrouve dans l’idée d’entreprises virtuelles. Confondant tout, Alvin Toffler parle, dans Les nouveaux pouvoirs, Poche, 1997, de « capital super-symbolique ».

94 – Des fonds de pension qui sont aussi la proie des moralisateurs du capitalisme qui leur reprochent leur tendance à des rendements trop élevés alors que cette exigence est liée à la difficulté d’assurer les retraites futures sur la base des systèmes actuels, qu’ils soient par répartition ou par capitalisation.

95 – Caroline Fourest, Le Monde, 7 novembre 2008, p. 30.

96 – En France, des syndicats d’artisans ont porté plainte contre les SEL pour installation abusive et concurrence déloyale.

97 – Par exemple le cas du bon de travail (le Wörgl) créé en 1932 par la ville autrichienne de Wörgl pour dynamiser l’économie locale en entreprenant des travaux d’équipements communaux financés par de la valeur-travail locale. Le salaire des ouvriers et les fournitures achetées par la ville étaient réglés en bons de travail. Les différents commerces acceptaient bons et argent autrichien en parallèle. Ces bons avaient la particularité de diminuer de 1 % de leur valeur par mois, 10 schillings à ce régime perdraient en un an 1,20 schilling. La rapidité de circulation de cette monnaie et son extension aux villes voisines ont été considérées par la banque centrale d’Autriche comme une menace pour la monnaie nationale. Elle a interdit l’émission du Wörgl en novembre 1933. L’exemple est donné par les partisans des monnaies privées-fondantes comme emblématique d’une prise en main de son devenir par une collectivité qui ne se soumet pas aux diktats d’une crise financière.

98 – Cf. Jacques Wajnsztejn, La révolution du capital, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 240-244.

99 – Les premiers articles de la déclaration de principes du réseau global de troc étaient ainsi formulés :

« – Notre épanouissement en tant qu’êtres humains n’a pas besoin d’être conditionné par l’argent.

– Notre but n’est pas de promouvoir des articles ou des services, mais plutôt de nous aider mutuellement pour obtenir un sens supérieur à la vie, à travers le travail, la compréhension et le juste échange.

– Nous maintenons qu’il est possible de remplacer la compétition stérile, le profit et la spéculation par la réciprocité entre les personnes.

– Nous croyons que nos actes, nos produits et nos services peuvent répondre à des normes éthiques et écologiques plutôt qu’aux diktats du marché, du consumérisme et de la recherche du profit à court terme. »

Sur les clubs de troc argentins on peut lire l’ouvrage de Mariana Luzzi, Réinventer le marché ? Les clubs de troc en Argentine face à la crise, L’Harmattan, 2005.

100 – Marx, Fondements, Anthropos, 1967, p. 194.

101 – Cf. Jacques Guigou, « Vers une domination non systémique », Temps critiques no 14, hiver 2006, p. 111-114.

102 – Et non pas stagflationniste comme le dit Bad (op. cit.) qui confond la crise actuelle avec celle de 1974 qui voyait coexister une forte inflation et une dégradation de l’activité économique. Aujourd’hui les prix s’écroulent car les gains de productivité réduisent les coûts dans une situation de concurrence acharnée. Le prix des matières premières baisse aussi alors qu’on nous rebattait les oreilles qu’il ne ferait qu’augmenter à cause de l’énorme demande potentielle des pays émergents. C’est bien la démonstration que les prix sont complètement déconnectés d’une quelconque valeur objective parce que ce sont des prix politiques plus que des prix déterminés par les différentes théories de la valeur.

103 – Il est à noter que Marx, sans employer, et pour cause, le terme de Keynes arrive à une analyse relativement proche de la déflation : « En période de crise où se produit un resserrement ou une totale disparition du crédit, l’argent apparaît soudain absolument en face de la marchandise en tant que moyen de paiement unique et véritable mode d’existence de la valeur. D’où la dépréciation générale des marchandises, la difficulté et même l’impossibilité de les convertir en argent […] Mais « Déprécier la monnaie de crédit (pour ne pas parler de la priver, ce qui serait purement imaginaire, de ses propriétés monétaires) ébranlerait tous les rapports existants. Aussi la valeur des marchandises est-elle sacrifiée pour garantir l’existence mythique et autonome de cette valeur qu’incarne l’argent » (Marx, Le Capital III, 2. Éd. Sociales, p. 177.

104 – La baisse concertée des taux des grandes banques centrales, le 8 octobre 2008, est le signe d’une coopération nécessaire entre les puissances dominantes, de la politique comme de l’économie et de la finance. En effet, les États-Unis n’ont plus la puissance de régler la question à eux seuls, même s’ils sont à l’origine des problèmes avec le rôle du dollar. Cette coopération inclut bien sûr l’Europe, mais aussi la Russie et la Chine. Là encore nous sommes très loin du contexte de la crise des années 30 et de la marche vers la guerre et sur ce point nous sommes en complet désaccord avec Goldner qui prévoit à terme un conflit mondial entre anciennes puissances impérialistes et nouvelles, une répétition de la Seconde Guerre mondiale en quelque sorte, de laquelle la classe ouvrière sortirait peut être vainqueur ou définitivement battue.

105 – On retrouve la sagacité de ce bon vieux joueur qu’était Keynes avec son image du « concours de beauté » : la valeur réelle de l’actif compte moins que la représentation que le marché s’en fait.

106 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, Paris, L’Harmattan, 2004.

107 – Nous disons, une production virtuelle et non pas une production immatérielle. Nous avons critiqué cette dernière notion d’origine néo-opéraïste en faisant remarquer que l’informatisation et les nouvelles technologies ont bien une matérialité.

108 – Il s’agit plus que jamais de faire ressortir par là, le caractère politique de la domination.

109 – Les perspectives politiques que certains courants dégagent sur ces bases ne sont pas convaincantes. D’un côté les negristes et autres néo-opéraïstes insistent sur le fait que cette activité hors travail est bien du travail (immatériel) et doit être rétribuée à ce titre. En fait, ils épousent le point de vue progressiste du capital et de la techno-science pour faire de toute activité une activité potentiellement pour le travail et contre le capital comme s’il suffisait de changer le commandement capitaliste par la puissance d’autovalorisation (on reste dans le registre de la valeur !) de la multitude pour que tout se résolve ; de l’autre côté Gorz et les tenants du revenu garanti font une différence entre l’activité libre et l’activité travail, la première n’étant pas au service du capital. On veut bien l’admettre, mais alors sur quelle justification repose la revendication d’un revenu garanti ? Tout cela montre le caractère anachronique de la forme-valeur. Le « système » fonctionne sur des formes vides. Comme nous l’avons répété maintes fois, ce n’est plus la valorisation qui compte mais la domination et la puissance.

110 – Nous empruntons le terme à Castoriadis dans sa critique de la théorie de la valeur de Marx.

111 – Paradoxalement, c’est même là où le sens commun s’attend à ce qu’il soit encore le plus présent, dans le produit agricole, que l’écart est le plus grand, vu la masse des intermédiaires.

112 – La question des objectifs intermédiaires a déjà été posée dans le mouvement italien des années 60-70, mais elle fut assez rapidement délaissée pour une stratégie radicale misant tout sur la fraction de classe la plus avancée (l’ouvrier-masse). Il n’y a plus ce risque aujourd’hui tant il est évident qu’il n’y a plus de figure collective portant une quelconque radicalité supérieure. En effet, ce qui était valable à l’époque de l’analyse de la composition de classe ne l’est plus à celle de sa décomposition. On peut encore trouver des figures de prolétaires (des précaires, des sans-papiers, des salariés pauvres), mais elles ne forment plus des sujets collectifs antagoniques.

113 – Il n’y aurait d’ailleurs pas d’incompatibilité avec certaines luttes défensives d’entreprise sachant quand même que nombre de ces luttes conduisent à la division, à partir du moment où elles ne trouvent pas encore les formes adéquates, celles qui éviteraient, notamment, le risque de « prendre les autres salariés en otages ». C’est particulièrement le cas dans la Fonction Publique où les luttes posent, malgré des tendances corporatistes, le problème de la reproduction des rapports sociaux.

114 – À qui sait lire attentivement, ce texte écrit à quatre mains laissera voir une certaine opposition entre deux approches. L’une qui a pour référence, le capital-automate, l’anthropomorphose, les réseaux et l’autre, la valeur-puissance, la reproduction et la domination. Certaines ne sont pas incompatibles, pour d’autres c’est plus discutable mais nous assumons. En effet, ce texte n’affirme pas une théorie ou un programme même s’il trace quelques perspectives.