Temps critiques #11
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Lettre de Françoise d’Eaubonne

, par Françoise d’Eaubonne

J'ai reçu et lu avec plus d'intérêt que jamais ce dernier numéro et je vous remercie d'avoir inséré mon texte sous le titre « Virtuel et domination ». Il me semble que le contenu général de ce numéro 10 du printemps 1998 nécessite (et annonce ?) un numéro décisif que j'espère voir paraître à la rentrée. Dans cette attente, et en réponse à quelques questions que je me pose — et vous pose — j'ai à formuler en même temps une réponse à certaines réserves implicites que divers passages dudit numéro 10 me paraît contenir à l'égard de ma position (et celle de Brossat ?).

La description critique de « l'actuelle » victoire du capital sous sa forme nouvelle de technologie mondialisée ne comporte aucunement une simple délectation (terme utilisé par Virilio) à brosser un panorama pour entériner cette victoire, sans nulle conclusion d'activité critique, subversive, donc révolutionnaire. C'est précisément, comme nous l'allons voir, ce que les lecteurs attendent du numéro 11.

Prenons le passage de couverture 4 et 3. Le système « a de plus en plus de mal à se reproduire sur sa base fondamentale, le travail ». Bien entendu, puisqu'il y a là contradiction insoluble entre refus de changer de base, et en même temps son éradication, double phénomène qui provient du même pouvoir ! De plus en plus « financière et non productive », cette puissance se piège elle-même ; point n'est besoin d'en appeler à « la crise du rapport social » qu'elle a toujours provoquée, qu'elle a toujours surmontée, mais dans l'état actuel des choses, cette crise-là est devenue insoluble à cause de la « précarisation des conditions de vie », voilà la véritable « poudrière », à cause de cette contradiction dite plus haut. Le reste lui importe peu.

Si « presque partout l'État est en position de relative faiblesse », s'il participe par force à la destruction des rapports sociaux, c'est qu'il n'est plus — et de façon plus ouverte que jamais — que l'instrument local du gouvernement planétaire qui ne dit pas son nom1 et dont nous aimerions bien voir la mention dans Temps Critiques : le pouvoir financier. À savoir les directions des transnationales (qui ont succédé aux multinationales), regroupées dans les deux groupes qui règnent sur le monde, la Trilatérale et le Bildersberg. Les conclusions révolutionnaires que vous appelez comme moi partent du refus de continuer à admettre le phagocytage de la politique par l'économique ; la distinction entre « politique » et « structurelle » qui caractériserait cette option révolutionnaire est nécessitée par le changement d'époque ; la visée structurelle de la lutte des classes appartient au xxe siècle que l'histoire abandonne aujourd'hui comme un serpent se dépouille de sa vieille peau. En quoi vous avez entièrement raison de dire que certains thèmes du xixe siècle vont s'imposer à nouveau aux révolutionnaires du xxie ! Pas seulement celui d'égalité. Les mouvements subversifs des années 60 et 70 en appelaient, dans un certain vague affectif, à la « convivialité » qui n'est que l'autre nom de la « fraternité » ce troisième substantif de la devise jacobine, que je trouve absente de l'intéressant article de Loïc Debray qui évoque si justement le sens de « liberté » et « d'égalité »). La seule désaliénation possible, la fin de la compétitivité (en vue du profit) et de tout retour d'esclavage ne peut être que cet « impossible » fraternité dans un monde où « l'enfer, c'est les autres » (au bénéfice de qui ?).

Ma longue lutte féministe (oui, je la revendique) m'a appris depuis longtemps que liberté et égalité étaient impossibles pour qu'un jour, selon le voeu beauvoirien, « hommes et femmes proclament leur fraternité » (voeu bien naïf en 1949, comme l'auteur l'a reconnu elle-même). Je rentre d'Amérique où j'ai participé à un colloque à l'université de Montana (à Missoula) et mes contacts avec des radicaux ainsi que mes rencontres aux réserves indiennes m'ont permis d'approfondir certaines réflexions que j'ai en commun avec les Temps Critiques. L'urgence de l'intervention politique énoncée par Debray et par votre 4e de couverture correspond aux voeux d'une majorité qui parfois l'ignore mais la ressent et en souffre, tant en France qu'à l'étranger. Mais elle n'est nullement contradictoire avec le constat du parachèvement du capital, comme le laisserait croire votre éditorial, p. 6. Elle le serait si Guigou, Brossat et moi-même pensions ce parachèvement décisif et incontournable. (Je parle pour moi-même, mais suis sûre de leur option d'après ce qu'impliquent leurs écrits). Or, qu'est la vérité ? Que cette victoire de l'ennemi a beaucoup d'une victoire à la Pyrrhus. Le pouvoir financier qui trône en Amérique sans être américain, puisqu'il se constitue de transnationales, ces victorieuses de la vieille internationale prolétarienne, jamais réalisée concrètement et politiquement. Ce pouvoir-là devenu planétaire est suspendu dans le vide depuis son plus grand triomphe, la chute du bloc soviétique qui l'équilibrait si heureusement. Jamais ne fut plus actuel le mot de Daunou annonçant Bonaparte, premier consul et écraseur des derniers Jacobins : « vous êtes de la section des mécaniques, souvenez-vous qu'on ne s'appuie que contre ce qui résiste ». Voilà pourquoi le pouvoir d'argent, en ce moment, s'inquiète et s'interroge au plus haut sommet. D'une part, il y a la disparition de ce Satan bien utile qui servait d'harmonieux contrepoids ; de l'autre, l'impossibilité de changer de base de profit, le travail, tout en éradiquant peu à peu celui-ci par l'automatisation. Ces très simples constats prouvent à quel point on se tromperait en voyant un « amen à tout porter » chez des auteurs seulement préoccupés de fournir une description honnête et minutieuse de la situation, même catastrophique, de ce qui nous menace avec d'aussi puissants moyens. Donner la recette de la sauce à quoi nous serons mangés n'est pas une acceptation du fait de devenir nourriture.

C'est à présent que j'interpelle les Temps Critiques : ces analyses critiques ne pouvant être qu'une mise à plat des conditions de l'action révolutionnaire, quelle devra être cette action ? Quelles propositions formulez-vous ? Quelle discussion ouvrira le numéro 11 ? Dans la mesure où aucune classe, aucune catégorie, aucune collectivité ne peut plus se charger (le fut-il jamais ce cas ?) d'une « mission » révolutionnaire, sur quelle base et par quels moyens l'entreprendre ? Dire que c'est devenu l'affaire « de tous et de chacun » ne correspond que trop, à mon sens, à la façon dont les fidéïstes d'hier se débarrassaient des problèmes du Mal en invoquant « la divine Providence ». Oui ! « Renforcer la solidarité pour convertir la peur en enthousiasme, et cela à l'endroit où l'on est » (Loïc Debray) est un programme bien sympathique, mais plutôt vague. On a besoin, à le lire, de précisions. « Creuser toujours une singularité » (en opposition au particulier) correspond au comportement d'un certain nombre, dont je suis, mais n'a pas eu jusqu'ici de résultats notoires sur le plan de la subversion visible au niveau du changement politique. Il me tarde de savoir ce que les Temps Critiques ont comme projet pour répondre à une demande aussi légitimée par les précédents numéros, et notoirement le 10.

En vous réaffirmant ma solidarité,

Françoise d'Eaubonne

 

P.S. : En 1978, dans une fantaisie fictionnelle, « Les Bergères de l'Apocalypse », j'avais prédit que le pouvoir financier installé en Amérique allait un jour se proclamer ouvertement gouvernement planétaire, en ne changeant rien au fonctionnement « démocratique » des Européens dont les dirigeants nationaux devenaient simplement, officiellement, les fonctionnaires privilégiés du s.m.m. (sommet mondial des multinationales). J'ai la conviction que le xxie siècle verra cette « utopie ». Raison de plus pour remettre au feu les fers de la révolution (en approfondissant la contradiction dite plus haut).

Notes

1 – Voir post-scriptum.