supplément #4 au numéro 19

Ce qui dure dans la lutte des Gilets jaunes

par Temps critiques

La maturation du mouvement

Ce que l’on peut dire, c’est que sans transcendance de son point de départ, le mouvement a déjà infléchi son antifiscalisme originel vers des exigences plus sociales et générales (de la justice fiscale des petits commerçants ou entrepreneurs, à la justice sociale). Déjà, la lutte sur le prix de l’essence était une lutte qui dépassait la question de l’augmentation pour dénoncer l’arbitraire d’un prix sans rapport à une quelconque valeur. Les Gilets jaunes ne sont pas des experts économiques, mais tous savent que les prix du baril et du gaz varient énormément, dans un sens ou un autre, alors que le prix de l’essence ou du gaz sont des prix administrés, c’est-à-dire des prix politiques. La réforme avait bien une base matérielle : le renchérissement du coût des transports individuels utilisés essentiellement pour le travail. Mais une simple analyse marxiste en termes d’accroissement de la difficulté à reproduire sa force de travail, manquait l’essentiel, à savoir, ce qui fait passer de la grogne à la révolte, c’est-à-dire la prise de conscience progressive que tout « fait système » et qu’il n’y a pas de « petite Cause ». Dans les pays capitalistes développés où nous ne sommes effectivement pas dans la situation des émeutes de la faim, la révolte concerne le plus grand nombre, ce qui n’était pas le cas pour les anciennes taxes sur le gas-oil ou les transports routiers et le mouvement des bonnets rouges. Comme il le fera plus tard avec la revendication d’une augmentation du SMIC, le mouvement en est d’abord à vouloir substituer à l’arbitraire de l’État ou des prix de monopole, une sorte de « juste prix » à la Proudhon.

Une unité qui se construit…

Le mouvement ne se fonde pas sur la base d’une unité de rupture (par exemple directement anticapitaliste du point de vue idéologique), mais sur une unité d’existence de par le partage de conditions matérielles et sociales, mais politiques aussi, ressenties comme dégradées. Cette situation tend à ressusciter les conditions du « Tous ensemble » de 1995, mais sur des bases qui ne sont plus les mêmes parce que ce ne sont plus celles du salariat, stricto sensu, mais plutôt celle d’un ensemble d’individus singuliers qui tout à coup fait masse. Cette unité est peu clivante car elle procède par raccourcis simplificateurs (les pauvres contre les riches, le peuple contre l’élite, etc.) plutôt que de passer par des contours théoriques plus élaborés sur les classes. Elle fait consensus qui vient s’opposer au consensus dominant, celui qui réunit, au-delà de leurs différences, l’État, le patronat « éclairé » et les couches moyennes éduquées, celles qui travaillent dans l’enseignement, la culture, les médias parce que ce bloc, lui aussi ne procède pas par définition et exclusion idéologique a priori pourvu que les individus ou groupes de pression ou mouvements sociaux respectent le cadre institutionnel et le politiquement correct.

En cela, le mouvement des Gilets jaunes est une réponse populaire au ni droite ni gauche des politiciens d’État qui se disputent le pouvoir, mais dont ils seraient, selon eux, les seuls dépositaires positifs, les autres étant rejetés dans le négatif du terme de « populisme » servant à stigmatiser tous les extrêmes de la politique politicienne (de Le Pen à Mélenchon, mais le PCF ne fait pas partie de la charrette puisqu’il se range, une fois de plus, du côté de l’ordre et du respect des institutions en place) et, s’il le faut tout ce « bon peuple » qui ne sait plus se tenir, bafoue les règles de la civilité au profit de l’injure, du dégagisme et de la vulgarité.

Cette unité inclut hommes et femmes en dehors de toute référence en termes de sexe et en termes de couleur (« tous jaunes »). Au rebours de ceux qui cherchent vainement dans le mouvement une remise en cause du rapport homme/femme, les femmes en gilets jaunes se posent immédiatement comme égales aux hommes, au moins au sein du mouvement. Aussi bien sur les ronds-points la nuit que dans les manifestations face à la police, les femmes Gilets jaunes n’abandonnent ni leur dimension féminine ni la singularité de leur conception de la lutte comme l’ont montré leurs manifestations du dimanche 6 janvier dans toute la France. Si comme d’habitude dans l’histoire les femmes agissent comme lanceuses d’alerte, elles ne se manifestent pas particulièrement comme figures « extrémistes » (pétroleuses ou mujeres libres) ou au contraire comme réduites à des fonctions logistiques ou domestiques, mais comme partie prenante, pleine et entière du mouvement.

Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. Paysans et sans-culottes de la Révolution française, artistes de la Commune, déclassés de la noblesse et intellectuels dans la révolution russe, les marins de Cronstadt et les conseils de soldats, paysans de Makhno, Mai-68 et les étudiants, le rôle primordial des ouvriers méridionaux dans les luttes d’usines du nord de l’Italie témoignent des composantes sociales multiples de ces révolutions. Lorsque les luttes sont conduites par une plus grande homogénéité de la classe du travail, cela se paie le plus souvent par une plus grande dépendance au rapport réciproque capital/travail (la classe ouvrière « garantie »).

 … mais dans une nouvelle configuration

Le mouvement est pour le moment limité à la circulation (blocages) et à la redistribution des richesses plus qu’à la façon de les produire. En cela, il est appropriable par tous les exploités de par le fait qu’il rétablit la confiance dans l’action collective et par l’idée qu’il n’y a pas de bouleversements sociaux sans établissement d’un rapport de force préalable. Une position qui séduit de plus en plus de syndicalistes minoritaires dans la CGT et qui comptent porter cette perspective au prochain congrès confédéral du 13 mai à Dijon « Ce que font les Gilets-jaunes percute […] nos débats dans la CGT sur l’efficacité des journées saute-mouton et les mobilisations du samedi. Or, si on ne conjugue pas les actions du samedi avec des actions dans les entreprises, le MEDEF pourra continuer à dormir tranquille », lit-on dans un avant-projet de contribution au congrès. Même si cela reste très loin de la perspective des Gilets-jaunes qui, elle, s’inscrit dans une sorte de « tout est possible », il y a une prise en compte d’une nouvelle situation de résistance active à ce que nous subissons, à différents niveaux.

Ce qui déroute, c’est que de la même façon qu’il n’est pas classiste, nous l’avons dit, le mouvement n’est pas non plus classable. Il n’est pas vraiment « social » au sens traditionnel d’un mouvement social et c’est pour cela qu’il est plutôt rejeté à gauche, mais il est de nature sociale (il concerne en priorité les personnes en difficulté financière et/ou professionnelle) ; il n’est pas de nature politique dans la mesure où il ne se définit pas politiquement, mais il a une « âme politique » comme le montrent les références qu’il réactualise (Marseillaise, article 35 de la constitution de 1793, « gouvernement du Peuple, par le Peuple, pour le peuple » de l’appel de Commercy, etc.). Les individus ne se laissent donc pas enfermer dans une situation de domination et ils réagissent avec les moyens du bord, c’est-à-dire en ne pratiquant pas un entrisme politique ou un lobbying, mais en occupant l’espace public dans une sorte de grand soulèvement. /span>

À cet égard le slogan « Paris–Debout-Soulève-toi » (mais le nom de la ville est interchangeable) renvoie à un état premier de la révolte plus proche de la révolte des Canuts que des luttes de classes du XXe siècle. Car le fil rouge historique qui les relie pourrait être symbolisé par le « Ce n’est qu’un début continuons le combat » auquel plus grand monde aujourd’hui ne croît comme on a pu le voir pendant le mouvement contre la loi-travail, parce que malgré l’aspect massif du mouvement, ce dernier avait en quelque sorte, dans sa grande majorité, intériorisé la faiblesse de la lutte dans le rapport de force actuel capital/travail, ce qui lui ôtait toute possibilité de transformer ce rapport de force à partir du moment où il ne produisait pas un écart par rapport à la situation traditionnelle d’une confrontation à fleuret moucheté pour ne pas risquer la défaite en rase campagne et maintenir l’illusion.

Pas classiste et pas classable disons-nous, mais pas davantage univoque. Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (« les gens d’en bas ») dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). Mais ce qui unit ces deux tendances, c’est justement la conscience de la transformation des formes de l’État.

En effet, nous ne sommes pas les seuls à constater que le passage de la forme État-nation à celle d’État-réseau à produit paradoxalement une centralisation supérieure des réseaux de puissance et du pouvoir politique et de ses services publics avec, en conséquence, une perte de légitimité de l’État dans cette nouvelle forme. Une nouvelle forme que les Gilets jaunes dénoncent car, à leurs yeux, elle favorise l’affairisme, la corruption, les pratiques mafieuses, le clientélisme et non plus le bien commun ou le « sens de l’État » ou de la France.

Depuis la révolution du capital c’est le revenu qui devient central et non plus le travail

Ce n’est pas que le mouvement des Gilets jaunes ne se préoccupe pas de la question de la place du travail et du rôle du capital dans la détermination de leurs conditions de vie, mais les différentes fractions populaires ne sont plus structurées par la centralité qu’y jouait la classe ouvrière, ses organisations et associations, sa culture, ses quartiers. La dissociation de plus en plus importante entre lieu de vie et lieu d’un éventuel travail produit un décentrage de la prédominance de la domination. Ce n’est plus tant la lutte contre l’assignation au travail et la critique du travail qui prévalaient dans les années 1960-1970 qui perdure aujourd’hui, mais des luttes qui critiquent l’assignation à résidence produite par les politiques de « rurbanisation » (Henri Lefebvre) dans un processus plus général de métropolisation subie. Une assignation à résidence vécue également par les immigrés et leurs descendants, mais une politique subie par ces derniers dans l’univers des banlieues dont beaucoup cherchent à s’affranchir y compris en rejoignant les communes périphériques ; ces espaces pavillonnaires que les nouveaux habitants croyaient avoir choisi en faisant construire et en accédant à un certain cadre de vie.

C’est cette possibilité de rencontres, d’ouverture, d’accès à la ville avec ce qu’elle avait de « progressiste » que regrettent contradictoirement les Gilets jaunes dont beaucoup se félicitaient il y a encore peu d’être à l’écart des tourments de la ville, sa délinquance, sa pollution, etc. À cet égard, les premières grandes manifestations du mouvement à Paris ne sont pas à comprendre comme une aspiration à s’approprier la grande ville. C’est d’abord signifier existence et visibilité collectives des « Invisibles en tenue jaune » dans le lieu du pouvoir, dans l’espace central d’une des capitales mondiales du capital globalisé. C’est dire qu’à l’Arc de Triomphe nous sommes chez nous, place de l’Opéra aussi, sur les Champs-Élysées aussi. Ce n’est pas la conquête d’un lieu de vie hyper-urbain qui est visée mais davantage l’affirmation politique et existentielle que « Paris c’est aussi nous » ; une manière également de dire « l’État c’est aussi nous » et que nous entendons y combattre ceux qui l’organise à leur seul profit.

Beaucoup de personnes, sociologues, gauchistes ou autres syndicalistes se posent la question de savoir pourquoi les Gilets jaunes n’attaquent pas le patronat ou si peu. Il est vrai qu’une enquête montre que peu connaissent le sigle MEDEF, que le local de ce même MEDEF n’a subi aucune déprédation au cours des samedis 1er et 8 décembre qui ont été les plus destructeurs en biens, alors même qu’il est sis en plein cœur des événements, dans le quartier de l’Étoile et des Champs-Élysées. Tout d’abord, c’est un point de vue à relativiser : les attaques contre « le monde des affaires », le CAC 40, les firmes multinationales et les banques sont fréquentes, et en cela les Gilets jaunes ne sont pas très différents des mouvements des années 1930 contre les « Deux cents familles », mais aussi des Occupy de Wall Street, simplement ils n’ont pas l’étiquette « de gauche » à leur crédit. Les Gilets jaunes ont une conscience immédiate du processus de globalisation/mondialisation qui ne les fait pas attaquer le capital propriétaire des moyens de production mais le capitalisme comme « système » (c’est en tout cas l’évolution actuelle du mouvement qui est passé de l’antifiscalisme à une position « anti-système » plus proche de l’anticapitalisme traditionnel — originé à droite ou à gauche — que du conservatisme libéral antiétatique de mouvements comme celui des Tea Parties.

On ne peut, sans contradiction, d’une part se féliciter de la disparition de toutes les médiations qui mettaient nos révoltes au tombeau et d’autre part déplorer le fait que le soulèvement se fasse contre la forme la plus globale de la domination, au niveau de chaque pays, celui de l’État chargé de la reproduction des rapports sociaux dans ce cadre limité représenté par le territoire national. Cet État qui impose sa politique, ses prix, ses formes de taxation, sa législation. Le mouvement n’a d’hostilité que contre le grand patronat et la finance, mais pas contre le petit entrepreneur qui est le plus grand créateur d’emploi et encore moins contre l’auto-entrepreneur occasionnel récemment débarqué du salariat. Le mouvement ne pose donc pas la question de la propriété privée des moyens de production. Les Gilets jaunes ne travaillant pas, pour la plupart, dans de grandes entreprises, parce qu’ils sont des produits de la restructuration du capital, son nomadisme et sa flexibilité, ils sont peu perméables à l’idée de la grève (sauf éventuellement la grève générale) et ils occultent presque naturellement le rapport capital/travail d’exploitation parce qu’ils pressentent qu’il se joue à un autre niveau, celui de la domination politique de l’État ou celui de la Communauté européenne, etc. C’est cette forme de conscience a-classiste qui joue contre la conscience ouvrière de classe et leur fait demander à la fois le respect pour ceux qui font travailler productivement leur petit capital… et une forte augmentation du SMIC que, pourtant, seules les grandes entreprises pourraient supporter.

Pour ce qui est de la violence du mouvement

Il faut distinguer ce qu’on souhaite par rapport à la perspective de la communauté humaine (aucun être humain ne nous est étranger de par notre commune humaine condition) et la réalité des rapports sociaux qui fait que certains individus, dans leurs fonctions ou leurs comportements ne se conduisent pas en êtres humains. Et c’est par exemple le cas des forces de l’ordre comme aussi des militaires dans certaines conditions. Cela ne veut pas dire qu’ils sont réductibles à ça.

Mais dans la fonction de répression ils n’ont aucune marge Mais dans la fonction de répression ils n’ont aucune marge comme le montre leur action devenue essentielle aujourd’hui : celle de gazer, éborgner et taper, alors qu’hier ils essayaient encore de sympathiser avec les Gilets jaunes sur les ronds points. Depuis ils sont plus que jamais aux ordres et on leur a demandé de quitter la tenue du gentil pour la troquer avec celle du méchant.

Quand nous avons affirmé que la remise en cause des rapports sociaux, sur le lieu de travail, passait par un écart à la fonction exigée par les patrons, chefs ou autres, c’était pour le salarié de base et non pour un type de salarié, qu’il soit policier ou gardien de prison, ultra minoritaire en nombre, mais beaucoup plus important pour le pouvoir en place que des millions de salariés moyens. Pour ces catégories bien spécifiques, un simple écart ne peut suffire, il leur faut faire désertion (comme les soldats réfractaires pendant la guerre de 14 à Craonne, comme Jean Moulin pendant l’occupation allemande).

Comme nous savons que nous n’aurons jamais la puissance militaire (au sens large) pour gagner contre l’État, il ne s’agit évidemment pas de se réjouir d’un slogan qui serait partout : « tout le monde déteste la police ». Mais cette formule a quand même une certaine efficacité dans les manifestations, plus importante que celle de 68 (CRS=SS) car elle est beaucoup plus proportionnée.

Et au cours des manifestations, quand tombe la nuit et que tout pourrait se passer dans l’obscurité, on peut observer à quel point les flics étaient sensibles à la honte que peut représenter leur travail, quand cherchant à taper des « casseurs » ou des jeunes des banlieues, ils se retrouvent sous les huées de la foule et face à des gens qu’ils savent vivre à peu près les mêmes conditions, souffrir comme eux… mais qui leur renvoient publiquement et même calmement que leurs 150 euros obtenus en une demie journée de grève, c’est le prix des gazages et des coups de matraque ou de flash-ball. De la honte, il peut surgir n’importe quoi : le plus souvent la réaction immédiate, encore plus de hargne, mais mêlée à de la peur. Dans un second temps cela dépend de l’évolution du mouvement dans son rapport de force à l’État. Mais pour le moment, le mouvement ne vit que dans l’immédiateté et le court terme. Occultant partiellement le rapport au capital dans le travail qui constitue en lui-même une médiation, celle du salariat, le rapport social s’exprime dans sa brutalité : le mouvement face et contre le « système » capitaliste et son appareil d’État.

C’est justement parce qu’il n’y a pas de médiation que le mouvement a pu croire, dans un premier temps, qu’il était possible de faire ami-ami avec les forces de l’ordre (« tout le monde est Gilet jaune » pouvait-on entendre et par ailleurs certains Gilets jaunes pouvaient même avoir de la famille ou des amis parmi la police) et en conséquence d’occuper la rue et plus généralement dans l’espace public sans qu’il y ait de problème puisque « manifester est un droit » comme le clament les Gilets jaunes. On peut même penser que c’est de cette confiance naïve qu’est venue l’idée qu’il n’était pas nécessaire de demander des autorisations de manifestation et des dépôts de trajet. Ce n’est qu’après avoir été embrumés et asphyxiés par les gaz, que les Gilets jaunes se sont rendu compte que ce qui leur était apparu comme un droit au départ redevenait quelque chose à conquérir, à imposer contre l’État, ce gouvernement et son appareil répressif. À partir de là, l’attitude vis-vis des forces de l’ordre ne pouvait que changer, d’abord parce que les manifestants n’étaient plus des primo-manifestants car l’affrontement devenait structurellement obligatoire malgré le pacifisme global des manifestants (y compris violents, mais désarmés ; rien à voir avec 68 de ce côté-là) et les ordres de retenue du pouvoir (éviter le contact direct) ; ensuite parce que s’il pouvait encore y avoir quelques illusions autour des ronds-points où les policiers ou gendarmes présents faisaient le dos rond et semblaient être des individus comme les autres, en uniforme, dans les manifestations de ville, ils ne réagissaient pas en individus, mais en corps d’État qui réagit en tant que tel, tant qu’il ne se désagrège pas. C’est ainsi que la pure brute de la BAC peut côtoyer le policier affirmant qu’il est républicain face aux « factieux » que l’État lui désigne.

À propos d’organisation

Alors qu’il n’y a pas de véritable coordination dans beaucoup de régions, une tendance se fait jour à multiplier les demandes de coordination nationale. C’est le cas avec le second appel de Commercy, les coordinations de Toulouse ou encore de Marseille. Mais comment serait-il possible de passer directement à une coordination nationale qui ne soit pas aussi vide que la coquille médiatique que se confectionnent des porte-paroles auto-proclamés ? C’est mettre la charrue avant les bœufs sous prétexte qu’à Commercy ils se sont tout de suite organisés ainsi. En tout cas l’exemple concret de coordination régionale à laquelle nous avons participé est à cet égard assez caricatural (cf. notre compte-rendu sur le journal de bord Gilets jaunes à https://blog.tempscritiques.net/), mais en même temps significatif d’une différence de situation entre grandes villes d’un côté et petites villes de l’autre. Le mouvement est parti des secondes et des campagnes avec l’utilisation des ronds-points et péages comme points de fixation. Une organisation minimale et locale, contrôlable qui discréditait immédiatement tous les apprentis porte-paroles montant à Paris discuter avec le pouvoir ou les médias. Mais dans les grandes villes, il n’y avait que les manifestations du samedi et on pouvait difficilement se satisfaire de leur répétition.

Se sont faites jour, alors, des tentatives d’organisation en assemblée afin d’essayer de « fixer » un mouvement qui autrement ne faisait qu’épouser la fluidité et la temporalité des manifestations hebdomadaires. Mais c’est une entreprise difficile parce que tout d’abord elle est apparue contradictoirement nécessaire et artificielle ; et ensuite parce qu’elle ne colle pas bien aux caractéristiques d’origine d’un mouvement qui alliait action, réflexion et communauté de lutte à un niveau très local et de manière transversale avec d’autres se transformant presque en autant de communautés de lutte de type affinitaire.

À l’inverse, dans les grandes villes, le rassemblement est plus anonyme, plus centraliste ; il introduit rapidement de la verticalité et de la délégation et surtout de la politique, au mauvais sens du terme parce qu’il cherche à idéologiser le mouvement, à lui donner une couleur politique. Même si dans une petite ville comme Villefranche-sur-Saône, c’est plutôt l’œuvre du Rassemblement national, dans les autres villes, il semblerait que ce soit plutôt le gauchissement du mouvement qui l’emporte avec l’action des LFI et de leurs proches (Fakir), anciens des Nuits debout.

Pour le moment, c’est plus un constat, la lutte est ouverte… et les problèmes restent entiers, car il n’y a pas de recettes à l’horizon vu la singularité du mouvement. 

En effet, la forme réseau quand elle s’exerçait sur le mode de l’occupation des territoires utilisait les technologies numériques comme support des réseaux. Mais aujourd’hui, du fait de la répression sur les ronds-points et des manipulations de certains leaders autoproclamés via médias et Facebook, qui tous ont des références moins intéressantes que celles du groupe de Commercy, les réseaux ont tendance à devenir des coteries et l’assembléisme à la Commercy apparaît comme une forme plus appropriée. Mais cela n’empêche pas, malgré la plus grande réflexivité manifestée publiquement et diffusée par ce groupe, qu’il s’agit aussi d’une tentative de coordination nationale par le haut. Si on peut exprimer des réserves par rapport au formalisme assembléiste de Commercy, il est difficile d’envisager quelle forme réseau pourrait la remplacer et d’ailleurs eux-mêmes parlent de comités populaires comme base de l’ensemble. Donc il y a bien des hésitations.

Plus concrètement, dans les discussions, les deux tendances principales qui se font jour sont celles entre, ceux qui pensent que la dissémination est un atout parce qu’on est partout et ceux qui pensent qu’il faut maintenant coordonner centralement parce qu’autrement on n’est nulle part parce qu’on ne gêne pas vraiment. Le problème, c’est que derrière ce qui apparaît comme une opposition de stratégie se cache aussi une différence de situation objective, la première position étant tenue par les gens de la périphérie, la seconde par les habitants de la grande ville, ces derniers ayant du mal à s’insérer dans le mouvement autrement qu’en participant aux manifestations du samedi ou en essayant de prendre la tête politique du mouvement.

Sans doute faut-il que le mouvement fasse l’expérience de la caducité de la forme-assemblée. Le mouvement a pris naissance et s’est amplifié sous la forme-réseau ; une forme qui manifeste déjà une pratique qui va au-delà de la forme traditionnelle de l’assemblée générale. Il s’agit par exemple des solidarités concrètes entre les permanents de l’occupation des ronds-points et les habitants des territoires voisins ou bien encore des échanges d’expériences de la lutte à travers divers supports numériques ou par le biais des téléphones portables. La préparation des décisions collectives ne comporte que très peu de réunions spécifiques et lorsqu’elles se tiennent c’est dans la proximité des ronds-points ou des péages d’autoroute. Il n’y a pas d’espace politique physique exclusivement consacré à la discussion et à l’organisation de la lutte. La forme-réseau adoptée par les Gilets jaunes ne sépare pas la lutte et la vie quotidienne. Comme il n’y a pas de représentants du mouvement vis-à-vis des pouvoirs extérieurs, c’est la présence de chacun dans les actions directes du mouvement qui constitue le corps politique commun des Gilets jaunes. C’est un des sens du titre du supplément 3 : « Une tenue jaune qui fait communauté ».

Dans ce supplément nous avons avancé que le mouvement n’était pas anti-organisation mais a-organisation, qu’il refusait toute forme d’organisation préétablie. Les rares tentatives de constituer des « conseils de ronds-points » ont échoué. Pour l’instant c’est l’immédiateté de l’action qui prime. Mais peut-il tenir ? Peut-il s’approprier la durée ? C’est là une question cruciale. Car l’expérience historique des mouvements révolutionnaires (comme celle de tout mouvement) le montre : l’organisation, alourdie par sa tentation représentationnelle, est souvent la première étape de l’institution. Et l’institution c’est la fin du mouvement, la marque de son échec…

Le texte des Gilets jaunes de Commercy exprime un assembléisme basique, démocratiste, qui dénote cependant une capacité réflexive du mouvement, un non-immédiatisme, c’est ce qui semble le différencier de celui des tentatives de Marseille ou Toulouse et, bien évidemment, des initiatives des leaders qui recherchent l’effet charismatique ou/et médiatique.

Quel devenir ?

Il nous semble lié, évidemment, au caractère de la réponse étatique, mais au-delà, le mouvement affronte la nécessité de concilier, d’un côté des actions de tous les jours et du samedi matin en particulier ; des actions qui regroupent, de plus en plus difficilement d’ailleurs les Gilets jaunes à l’origine du mouvement et de l’autre, les individus de multiples provenance qui jusqu’à maintenant ne participaient qu’aux actions des samedis après-midi dans les villes et n’enfilent pas forcément le gilet jaune ils car ils soutenaient plus qu’ils n’intégraient le mouvement. C’est un peu comme si les partisans des premières actions, décidées et organisées à partir des réseaux sociaux et surtout de Facebook, regroupaient et façonnaient une sorte de militant type des Gilets jaunes : un peu refermé sur ses propres sources parallèles d’information, ses vidéos qui tournent en boucle, son gilet jaune, occupé à fabriquer ses propres références, au risque de tendre vers une sorte d’entre-soi. Cette dimension nous semble importante non seulement pour rendre compte fidèlement des faits, mais aussi des devenirs possibles du mouvement, c’est-à-dire de savoir si, comme le pensent la plupart des Gilets jaunes tout le monde doit devenir Gilets jaunes ou si le mouvement va grossir de telle façon que le gilet jaune ne sera plus le signe de reconnaissance ou qu’un signe parmi d’autres.

Cette aspiration à un devenir collectif commun peut apparaître au jour où nous écrivons comme une voie chargée de potentialités universelles mais elle n’est qu’un des horizons possibles de ce mouvement. D’autres issues peuvent aussi être empruntées qui annuleraient ces potentialités. Par exemple de type rouge-vert et souverainiste qui pourrait être le pendant du populisme de droite, type Cinq étoiles en Italie. Face à ce genre d’offensive, notre rôle est de soutenir le refus des Gilets jaunes de toute centralisation et hiérarchisation que n’imposent pas les nécessités mêmes de l’action. C’est le moyen de rendre plus difficile les manœuvres politiciennes éventuelles. Un autre moyen est de s’opposer, autant que faire se peut, à l’élargissement des revendications de base, parce qu’à travers le RIC et tout un nouveau panel surgit des assemblées ou des coordinations, on a l’impression que les Gilets jaunes pourraient se constituer en parti politique à même de tout diriger ou tout orienter. Donc et au risque de paraître restrictif et revenir à des revendications « négociables », sans pour cela qu’on essaie de les négocier, mais en les imposant par le rapport de force parce qu’elles sont à portée de main (le pouvoir a déjà reculé et lâché quelques miettes) et peuvent entretenir la dynamique pour aller plus loin et plus à fond ensuite : ISF, CSG, revenu minimum garanti et démocratie directe puisque se serait un déni que d’ignorer cet aspect du mouvement.

 

Temps critiques, le 12 janvier 2019

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