Temps critiques #22

Géopolitique du capital

, par Jacques Wajnsztejn

La guerre en Ukraine remet en cause la croyance selon laquelle la libéralisation des échanges ferait converger les économies insérées dans l’économie mondiale vers un modèle occidental. Les dernières positions prises par la Pologne et encore plus récemment par la Slovaquie rendent encore plus aléatoire cette « convergence ».

La guerre russe, un événement éminemment politique, contredit ce que le processus de globalisation et la division internationale qui y était liée ont produit depuis quarante ans, à l’abri des États pourrait-on dire, même si cette « révolution du capital » ne s’est pas faite contre eux. Les prix de l’énergie et des matières premières sont largement des prix mondiaux fixés entre grandes puissances, firmes multinationales et pays rentiers pour remplir deux fonctions : la permanence de la fluidité des ressources d’une part, des niveaux de profit dans ces secteurs compatibles avec les prix pratiqués pour leurs agents économiques utilisateurs d’autre part. La formation de l’OPEP, hors la crise du quadruplement des prix du baril entre 1973 et 1974, est un exemple de ce fonctionnement où s’entremêlent les intérêts des différentes fractions du capital en présence. À leur façon, elles aussi cherchent leur « commun », même si, évidemment, il n’est pas question de le rendre gratuit (l’en commun).

Avec l’intervention en Ukraine, la Russie remet en cause ce bel agencement en revenant à une logique de guerre pour régler les différends entre États, une logique de guerre qui contredit à la fois la logique libérale du « doux commerce » smithien et le déterminisme économique marxien1. C’est aussi un retour de l’histoire dans la mesure où cette guerre ravive tout un passé de l’Europe qui est aussi celui du monde occidental ; d’où l’incompréhension de l’importance de ce conflit pour les pays africains ou sud-américains.

Nous ne nous attarderons pas sur ce que cette situation doit à la personnalité de Poutine de la même façon qu’on ne s’attardera pas à analyser ce qu’aurait été l’Allemagne sans Hitler. Il n’empêche que souvent, l’histoire produit son right man in the right place. La Russie est un pays qui a perdu de sa puissance politique, un peu comme l’Allemagne à l’époque de sa défaite dans la Première Guerre mondiale, mais qui, contrairement à elle, est située dans les marges des zones centrales de développement capitaliste, des anciennes (l’aire occidentale), comme des nouvelles (l’aire pacifique). C’est aussi un pays qui n’a pas regagné sa puissance militaire (celle de la guerre froide défensive ou celle offensive de la guerre des étoiles avec la conquête de l’espace) ni une puissance économique dont la dimension de rattrapage par une production quantitative masquait l’aspect, certes capitalistique, du pays (c’est-à-dire riche en capital fixe vu l’importance de l’industrie lourde), mais peu capitaliste au sens où il aurait été producteur de profits réinvestissables et capitalisables. Les oligarques qui ont été aux commandes de l’économie russe, parce qu’ils ont bénéficié des ventes d’entreprises privatisées après l’écroulement de l’URSS, ne sont en effet pas l’équivalent de grands capitalistes. Ils prospèrent essentiellement sur des rentes à partir du pillage et du captage des anciennes richesses des entreprises publiques et de la corruption, y compris dans l’armée comme on a pu le voir pendant la guerre en Afghanistan. Cela ne leur donne guère de force de pression à l’intérieur des frontières russes, d’autant que, comme en Chine, le pouvoir politique les contrôle de près et n’hésite pas à les faire « tomber » dès qu’ils lui manifestent la moindre opposition… ou qu’ils viennent le concurrencer dans la répartition du captage. La Russie ayant entrepris sa transition au capitalisme à partir de rapports marchands très peu développés, la thérapie de choc des années 1990 imposée par Eltsine et le nouveau rôle prédominant de l’exécutif sur le parlement, avec l’appui des puissances occidentales et des institutions financières, a tué dans l’œuf ce qui aurait pu être une « société civile » avec sa bourgeoisie, son intelligentsia, etc. Le cas est donc très différent de celui de la Pologne où la transition s’est greffée sur des privatisations et une ouverture à l’Occident dès l’époque de Gierek et avec l’appui de la population. Cela se remarque au niveau électoral avec le poids important d’une droite catholique et libéral-populaire dans ce pays. À l’inverse, les oligarques russes sont perçus par la plupart des Russes, selon les sondages2, comme des propriétaires illégitimes sans véritable différence avec des clans mafieux. En conséquence de quoi et à l’opposé du rapport étroit entre dirigeants chinois et « capitalistes rouges », les oligarques russes n’ont jamais réussi, après Gorbatchev et Eltsine, à peser sur l’État et c’est bien plutôt l’inverse qui s’est produit. Par conséquent et tout en s’enrichissant, ils n’ont fait que subir, avec toute l’humiliation qui pouvait en découler, des décisions d’un appareil politique plus concerné par son projet d’une « grande Russie » que d’une croissance à la stalinienne ou à l’occidentale.

En ce sens, il y a là des points communs avec la situation de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, avec la même tendance à une restauration de la logique politique schmittienne définissant les amis et ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. Elle s’appuie sur un État d’exception et un pouvoir politique exacerbé autour d’un Volk uni (théorie de la race pour les nazis ; âme slave et politique grand russe pour Poutine niant la nationalité ukrainienne), qui semble sacrifier l’économie à la victoire (voir par exemple la politique nazie par rapport à l’extermination des juifs comme priorité et aujourd’hui une Russie prête à sacrifier sa puissance économique à un rêve impérial).

En retour, les masses ukrainiennes ont largement basculé dans le temps de la guerre, balayant tout réflexe pacifiste important qui réactive plus facilement, qu’on le regrette, ou qu’on s’en félicite, des réflexes nationalistes profonds ou superficiels (le collaborateur des nazis Stepan Bandera, massacreur de Juifs et de Polonais, célébré en Ukraine comme héros national auquel la mairie de Kiev a offert une avenue conduisant à Babi Yar, le lieu du massacre de ces mêmes Juifs par les nazis en septembre 1941 ; Zelenski qui ne parlait pas ukrainien avant le conflit se présente comme modèle de résistance nationale).

Reconquérir une partie de l’ancienne URSS comme si le vieil impérialisme gouvernait encore le monde capitaliste, c’est l’objectif que se sont fixé les dirigeants russes depuis la récupération de la Crimée et leur contrôle indirect de la Biélorussie. Leur bluff militaire pouvait prendre, mais visiblement pas contre la détermination de la seconde puissance de la région, appuyée sur l’aide occidentale et avec, en face, une armée russe ne s’appuyant pas sur un matériel particulièrement sophistiqué et surtout des soldats mal préparés et peu motivés vu l’incapacité à réaliser une véritable levée en masse de la population. À la place, mercenariat déguisé avec l’enrôlement de chômeurs de l’extrême Est du pays, l’utilisation de prisonniers de droit commun, de mercenaires Wagner ou d’autres milices.

À rebours des interventions en Irak pour un nouvel ordre mondial, où la guerre semblait s’exercer sans soldats dans des opérations de police et selon une sorte de simulacre renforcé par la courte durée des opérations, les spécialistes militaires relèvent maintenant les points communs entre la guerre en Ukraine et le front franco-allemand de la guerre de 1914-18 (ligne de front, tranchées, rôle essentiel de l’artillerie et de l’infanterie, nombre élevé de morts du fait des assauts meurtriers et du pilonnage de positions civiles). Et tout cela malgré la supériorité écrasante des Russes dans le domaine aérien.

Les sanctions occidentales ont alors poussé la Russie à actionner la seule arme encore à sa disposition, bien aidée alors par la destruction de Nord Stream 1 et 2. Un cercle infernal, rejetant encore plus la Russie vers un eurasisme qu’elle ne domine pas3. Une politique de fermeture préparée depuis plusieurs années par un pouvoir russe encourageant une politique économique dite de « substitution des importations » en cas de sanctions de rétorsion à son encontre. Toutefois, celle-ci ne fonctionne pas pour les produits de haute technologie comme les semi-conducteurs. Cette politique rencontre momentanément celle des émirats et particulièrement du nouveau souverain de l’Arabie saoudite, qui cherche elle aussi à jouer une partition « souverainiste » dans la région à partir de la manne pétrolière fournie par l’augmentation du prix du pétrole. Il est vrai qu’entre États rentiers l’entente est plus naturelle. Par ailleurs elle regarde elle aussi vers l’Asie et les routes de la soie et cherche à attirer des investisseurs chinois qui ne risquent pas de leur parler des droits de l’homme. Cette politique est aux antipodes de celles de la Chine et des États-Unis qui semblent avoir adopté la position post-impérialiste comme quoi « L’art de la guerre est de soumettre l’ennemi sans combat. » (Sun Tzu).

Les effets de cette guerre conjugués à la crise sanitaire qui a précédé accélèrent de fait la mise en place de ce que les divers centres décisionnels, publics ou privés, appellent la transition écologique et énergétique. En effet, la globalisation et la mondialisation des échanges, qui ont remplacé les formes impérialistes et colonialistes du capital, nécessitent une paix globale, paix armée il est vrai malgré la décroissance des dépenses militaires jusqu’à la récente guerre et la limitation de certaines armes, mais paix quand même et un effacement relatif de la puissance des États dans leur forme nation4. Les délocalisations, par exemple, n’ont pas affaibli la puissance abstraite des pays puisqu’ils en tirent des ressources, mais bien plutôt leur indépendance. L’Allemagne nous en fournit un exemple poussé à l’extrême du fait que c’est un pays qui a été dépossédé officiellement de son indépendance en 1945. Les intérêts privés ont pu dicter leur loi bien plus facilement à une puissance publique « désarmée ». Le modèle de « l’économie sociale de marché », c’est celui d’un État qui laisse s’organiser et dominer une politique de « changement par le commerce » (Wandel durch Handel). Cette idéologie d’inspiration libérale part du principe que les entreprises privées n’ont pas intérêt à ce que la guerre éclate (toujours l’idéologie du « doux commerce »). L’intensification des relations économiques conduit dans cette optique à ce que les intérêts privés pèsent sur les gouvernements jusqu’à pouvoir capturer la décision publique et interdire la guerre. C’est une position idéaliste qui cherche à créer un nouveau front vertueux de régimes politiques et à rejouer la politique des blocs et la guerre froide. Une époque pendant laquelle le bloc de l’Ouest déniait aux autoproclamées « démocraties populaires » de l’Est de l’Europe le label de démocratie parlementaire libre supposé propre au bloc de l’Ouest. Aujourd’hui, ce sont les démocraties qualifiées d’« illibérales » qui sont dans le viseur des démocraties qui se présentent, contre toute évidence, comme « libérales ». Il s’y développe, après la transition qui a suivi l’écroulement du bloc soviétique, un nouveau rapport entre secteur privé et secteur public dans lequel le privé ne dicte pas ses intérêts au public : il en est le bras armé tant qu’il ne s’autonomise pas, comme on a pu le constater aussi bien avec la politique de Poutine par rapport aux oligarques qu’avec celle de la Chine vis-à-vis de ses barons rouges.

Si le G20 et autres organismes internationaux et leurs cohortes d’experts économiques pensaient imposer une taxe carbone pour « respecter » le climat et la planète, la guerre russe bouleverse « l’agenda » capitaliste ou plus exactement il n’y a plus d’agenda : le « signal prix » impose la décarbonisation et le passage aux énergies renouvelables. Il n’empêche que si au niveau I de l’hyper-capitalisme du sommet, la décision politique semble aller de soi, au niveau II des États particuliers se fait sentir ce que Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre en 2015, appellera la « tragédie des horizons ». Il évoque en effet, la difficulté à mettre en adéquation les efforts liés à la transition énergétique, dont les effets se feront sentir sur le long terme, avec les calendriers des acteurs présents de la vie politique et économique. C’est une façon bien alambiquée de signaler que les grandes entreprises privées ne sont pas sur les mêmes objectifs et la même temporalité que les États, ne serait-ce que parce qu’elles prospèrent sur la base de coûts cachés (émissions de carbone, exploitation de différentiels sociaux avantageux, dumping fiscal), qui ne sont pas pris en compte dans la régulation globale.

En outre, la situation actuelle de lutte contre l’inflation et la hausse des taux d’intérêt ne fait qu’accroître cette « tragédie des horizons ». Le plus récent exemple nous est fourni par la future assemblée générale de l’ONU qui doit se tenir à New York. À l’exception des États-Unis, pays hôte, aucun des autres membres du Conseil de sécurité ne sera présent. Poutine a de solides raisons de ne pas s’y rendre : il est sous mandat d’arrêt de la Cour internationale de justice. Mais ni la Chine, ni même la France ou le Royaume-Uni n’ont jugé bon de se déplacer. Chaque pays semble jouer sa partition de son côté, comme l’a fait la Chine au sommet des BRICS il y a quelques jours (Les Échos, le 19 septembre 2023).

Dans cette mesure, la « résilience » allemande a pu être interprétée comme la conséquence de son absence de souveraineté. Sa dépendance au gaz russe et plus généralement son Ostpolitik depuis Willy Brandt, sont autant le signe d’une géopolitique sans puissance militaire que la primauté donnée aux affaires dans le cadre de l’« économie sociale de marché ». Scholz le nouveau chancelier allemand social-démocrate, semble poursuivre dans cette voie avec sa visite officielle en Chine accompagné d’un aréopage de chefs d’entreprises allemandes, alors que le gouvernement français avait proposé une visite conjointe. Cette visite en solitaire peut être interprétée comme un adoubement du gouvernement vis-à-vis du nouveau Grand Timonier ; alors que la ministre des Affaires étrangères, l’écologiste Annalena Baerbock, appelle à « ne plus dépendre d’un pays qui ne partage pas nos valeurs » pour ne pas devenir « politiquement vulnérable au chantage » et à ne pas commettre les mêmes « erreurs » qu’avec la Russie (Le Monde, le 3 novembre 2022). Comprenne qui pourra ces incohérences apparentes en provenance des ministres, mais ce qu’il y a de certains, c’est qu’elles ne proviennent pas d’une différence de couleur politique. Ainsi l’un des derniers actes d’Angela Merkel a été de pousser à la signature d’un accord d’investissement avec la Chine très déséquilibré en défaveur de l’Europe et de soutenir mordicus le projet de gazoduc North Stream 2, alors que l’Allemagne déclarait encore en 2019 par la voix de sa ministre de la Défense, Annegret Kramp Karrenbauer, que cette autonomie ne servait à rien ou encore que le commerce conduirait fatalement à la démocratie en Chine ! Cette divergence rendait compte d’une différence de temporalité entre une prise de décision immédiate et de courte vue de la première par rapport à une réflexion plus stratégique et de long terme de la part de la seconde.

D’une manière générale, il y a en Allemagne un refus de prendre acte des limites de la mondialisation à tout crin remontant à la phase précédente (cf. aussi notre note 6), alors que certains spécialistes reconnaissent : « Il y a un changement de paradigme de la mondialisation. La croyance dans les vertus et les avantages d’hier n’a plus cours », analysait ainsi Jézabel Couppey-Soubeyran, à l’occasion de la publication de « L’économie mondiale 2024 » par le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII, cité par Les Échos, le 12 septembre 2023).

Le consensus de Washington bâti dans les années 1980, privilégiant les privatisations et la libéralisation des échanges commerciaux, vacille. « Il est en passe d’être remplacé par un nouveau paradigme qui consacre le retour des États dans la gestion économique et où l’ouverture n’est plus considérée comme une fin en soi », assure Thomas Grjebine, économiste responsable du programme Macroéconomie et finance internationales au CEPII. Les politiques industrielles constituent le pilier de ce nouveau consensus.

Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act (IRA) n’est pas seulement destiné à lutter contre le changement climatique, mais aussi à placer le pays en tête de la course aux industries de demain. Cette politique est aussi importante pour le climat parce qu’elle réduit les distances entre production et consommation et donc les émissions de CO2. Elle l’est, enfin, pour l’autonomie stratégique désormais recherchée par tous en raison des tensions géopolitiques. Ce qui explique les investissements massifs des États développés aujourd’hui. D’ailleurs, aucun pays riche ne s’est jamais industrialisé sans l’intervention de l’État, qu’il s’agisse de soutien direct aux investissements, de réglementation ou de protectionnisme, rappellent les économistes du CEPII.

La politique économique générale de l’Allemagne à l’heure actuelle peut être qualifiée de court-termiste, alors que la supériorité supposée de l’économie allemande dans la phase précédente (elle était souvent louée pour cela) était plutôt d’avoir une politique plus long-termiste que celle du modèle anglo-saxon plus libéral (cf. les analyses de Robert Boyer sur les différents modèles capitalistes). En fait, il ne s’agirait ici que de sauver les meubles (les usines allemandes d’automobile, les exportations).

C’est qu’un choix externe inverse tout à coup les priorités ; ce qui correspondait aux intérêts stratégiques de la période précédente et qui s’est déroulé et développé depuis la reconstruction allemande revient en mouvement de boomerang. L’Allemagne s’est opposée pendant des mois à un plafonnement du prix du gaz importé, qui était pourtant demandé par vingt-quatre pays européens. Elle a préféré laisser filer les prix tout en subventionnant son industrie. Olaf Scholz a aussi décidé de valider le rachat de 25 % du port de Hambourg, le plus grand d’Allemagne, par la société chinoise Cosco5, contre l’avis de ses ministres et de ses services de renseignement.

Pourtant, la main invisible du marché, ne fonctionne plus aujourd’hui dans un contexte international risqué estime l’économiste de l’institut de recherche économique de Cologne Jürgen Matthes. Dit autrement, les entreprises allemandes ne seraient plus capables de juger correctement des risques géopolitiques. Le laisser-faire ne semble plus efficace dans un monde où de nouveaux blocs se reconstituent et viennent concurrencer les pays dominants avec des moyens et des stratégies qui n’écartent plus la possibilité de la guerre. En traitant la Chine en partenaire commercial privilégié comme le faisait Angela Merkel (douze visites en seize ans), son successeur semble avoir oublié qu’en 2019 l’Europe a désigné la Chine comme « rival systémique », alors que, parallèlement, beaucoup parlaient de relocaliser les industries. La notion de rival systémique signifie que contrairement à l’idéologie qui a présidé à la globalisation, les échanges internationaux n’assurent pas une harmonie qui serait profitable à tous et autour de laquelle s’effectuerait un consensus. Bien loin d’une politique d’ouverture initiée par Nixon (et Deng côté Chine) Joe Biden continue la politique de Trump envers la Chine. Il vient même de la durcir par un blocage plus total des achats chinois de produits technologiques américains, alors que parallèlement, il propose un « plan de réduction de l’inflation » qui, s’il comporte un volet sur la réduction des frais médicaux et pharmaceutiques, consiste pour l’essentiel en une aide massive de 370 milliards de dollars (soit 344 milliards d’euros au cours actuel de 0,93) aux énergies renouvelables. Il n’aura que peu d’impact sur l’inflation, mais beaucoup sur la stratégie énergétique et industrielle américaine. D’autant que ce coup de pouce s’ajoute aux dizaines de milliards déjà déversés pour financer le retour d’usines de puces électroniques dans le pays. Ce plan entend, en effet, favoriser ouvertement l’industrie locale américaine. Témoin, cette subvention aux voitures électriques de 7500 dollars accordée aux véhicules produits sur le sol américain et dotés de batteries américaines (Le Monde, le 9 novembre 2022). Il est à noter que si Bruno Le Maire tire à boulets rouges sur ce plan, de par la concurrence déloyale qu’il représenterait, c’est au nom d’une même perspective de relocalisation, française et européenne cette fois qu’il le fait, mais avec un montant de subventions bien inférieur.

Bien sûr, à grands traits l’hyper-capitalisme et son G20, son club de Davos, l’OMC, l’ONU et autres assurent un certain consensus, mais ce n’est plus celui de Washington ! Tout d’abord sur la place de la finance dans la croissance ; si elle est toujours vue comme primordiale, il n’en est plus de même de la financiarisation. Ce dernier phénomène, que nous avions perçu comme un élément essentiel du procès de totalisation du capital, est quelque peu remis en cause depuis la crise de 2008 et surtout depuis le surgissement d’une crise climatique. La logique d’endettement infini et d’usage insouciant des ressources, propres à la financiarisation, fait peu à peu place aux thématiques du poids de la « dette écologique » et des limites planétaires. Cette remise en cause de certains aspects de la révolution du capital ne s’accompagne pas d’une remise en cause plus générale des théories économiques qui ont pu prévaloir jusque-là. Ainsi, des contraintes externes comme la crise sanitaire et la guerre en Ukraine nécessitent, si ce n’est une remise en cause des théories économiques de l’échange de Smith et Ricardo sur les avantages comparatifs comme cela avait été le cas pendant les Trente glorieuses6, du moins une remise à plat de ces théories, dont la finalité première est d’inscrire d’urgence ces échanges dans une perspective et un cadre géopolitique. En effet, si on prend l’exemple de l’Allemagne sous Merkel, ce cadre était dicté par une triple dépendance : envers les sources d’énergie fournies à bas prix par la Russie ; une absence de politique et de dépenses d’armement qui la liait aux États-Unis7, mais l’empêchait de trop s’endetter dans ce secteur ; la nécessité de trouver des débouchés à une économie tournée vers l’exportation au détriment de la consommation intérieure, lui permettant de creuser l’écart avec les autres pays de l’UE en termes d’équilibre de la balance commerciale et du budget. Des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas ou les pays scandinaves pouvaient alors se prévaloir d’une « frugalité » qui provenait du fait qu’ils faisaient prendre en charge par d’autres (Royaume-Uni, France, Italie) certaines dépenses qui, du point de vue d’un capitalisme bien compris, sont des dépenses pour des biens communs (la sécurité avec les dépenses militaires, la préservation écologique du territoire avec la décarbonisation). Tout cela a été bouleversé par l’urgence de la question du climat, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine qui remettent en cause la légitimité des accords de Maastricht et particulièrement les questions de l’endettement et du déficit budgétaire qui ont amené les autorités de l’UE à distinguer en son sein, et de manière hiérarchique, les pays « frugaux » d’un côté, censés faire des efforts pour répondre aux principes et objectifs macroéconomiques de l’UE, et les pays laxistes de l’autre. Un classement rendu complètement obsolète ; à preuve quand ces pays se mettent, comme l’Allemagne et les pays scandinaves, à réarmer et à vouloir construire des boucliers antimissiles8 et décident, pour réduire le déficit, de retirer les dépenses concernées par cette nouvelle contrainte des autres dépenses de fonctionnement, une proposition depuis longtemps soutenue, en vain, par la France. Il en est de même de la dette carbone qui se trouve être bien plus importante en Allemagne et aux Pays-Bas qu’en Grèce ou en Italie9. L’Allemagne connaît maintenant un cocktail empoisonné à base d’énergie chère, de découplage géopolitique et de hausse des taux qui pèse sur les exportations et les investissements (cf. Les Échos, le 11 septembre 2023).

Pour résumer, on ne peut parler d’une politique d’hégémonie en Europe de la part de l’Allemagne dans la mesure où elle n’envisage pas la question sous l’angle d’un leadership politique (l’Allemagne est puissante économiquement, mais n’est pas une puissance politico-stratégique). Seulement elle continue à penser que les lois du marché plus un interventionnisme ciblé au niveau des subventions suffisent. En effet, les États les moins endettés peuvent faire venir des investisseurs sur leur territoire car ils ont les moyens de leur verser des subventions. Or, ces pays où la dette publique est la plus faible sont aussi ceux qui ont gardé leur industrie et donc des compétences en la matière. « C’est en premier lieu l’Allemagne qui va profiter de ce retour de l’industrie », juge Jérôme Héricourt, comme le montrent les investissements de l’américain Intel et du taïwanais TSMC outre-Rhin dans les semi-conducteurs.

La lutte contre la crise sanitaire a certes conduit ce pays à plus de solidarité avec un plan de mutualisation des dépenses, mais ces dernières années ont aussi ruiné la « machine à créer des excédents » qu’était devenue l’Allemagne de l’euro fort. Y remédier passera par une reconquête de parts de marché qui ne seront plus essentiellement espérées en Chine (cf. la perte du marché des voitures électriques), mais elles ne pourront être trouvées qu’en Europe et au prix de gains de productivité non coopératifs rendant plus accrus les différences entre pays membres. Et la divergence entre les États membres de la zone euro s’aggraverait alors encore un peu plus entre un Sud du continent sans industrie et une concentration de cette dernière dans le Nord.

Par ailleurs, la tendance prononcée de l’UE à une ouverture vers l’Est de l’Europe avec des projets de nouvelles entrées, dilue la possibilité de parler d’une seule voie ; d’où l’opposition à toutes les propositions françaises sur une UE politique et pas seulement monétaire et budgétaire.

Ce que nous venons d’observer pour l’Europe peut être étendu au monde comme le fait remarquer le chef économique de l’OMC Ralph Ossa qui a relevé, lors d’une récente conférence de presse sur « les premiers signes de fragmentation du commerce mondial ». Selon lui, les tensions géopolitiques commencent à avoir un impact sur les flux commerciaux dans le monde et « Le commerce se réoriente progressivement selon des lignes géopolitiques. » Sans rentrer dans le détail, il oppose un bloc de l’Ouest, avec les États-Unis comme épicentre, à un bloc de l’Est, avec la Chine comme épicentre. Il s’avère que les flux commerciaux de marchandises entre ces blocs hypothétiques ont augmenté de 4 à 6 % plus lentement qu’à l’intérieur même de ces deux ensembles depuis le début de la guerre en Ukraine. Cette tendance indique une évolution vers la délocalisation d’activité entre pays amis, précise l’organisation. Le nombre de produits exportés par seulement quatre pays en moyenne est passé de 14 % de l’ensemble des biens échangés en 2000 à 20 % en 2021. Simultanément, la part de ces produits spécifiques dans le commerce total a plus que doublé, passant de 9 % à 19 % sur la même période. Or, la Chine est de loin la principale source de ces produits puisqu’elle en fournit plus de 36 %, devant les États-Unis (6 %). Voulu par l’administration Biden, le fait de commercer entre amis et d’inciter les grandes entreprises à produire dans des pays alliés plutôt que dans ceux jugés hostiles s’est enclenché aux États-Unis, qui veulent réduire leur dépendance à la Chine. D’ailleurs, le Mexique a dépassé la Chine et est devenu le premier partenaire commercial des États-Unis depuis le début de l’année. Le problème est que les pays qui ont le plus gagné de parts de marché aux États-Unis sont aussi ceux qui achètent de plus en plus de produits à la Chine et ceux où cette dernière a particulièrement investi ces dernières années. « Les exportateurs qui ont remplacé la Chine sur le marché américain ont aussi accru leur dépendance vis-à-vis de la Chine », résume Caroline Freund, professeur à l’université de San Diego. Les tendances ont donc tendance à être contredites y compris quand les constats proviennent des mêmes sources10.

Par ailleurs, les grandes puissances du Sud réunies au sommet du G20, faisant suite à la réunion des BRICS à Johannesburg, ont fait savoir qu’elles ne souhaitaient plus recevoir de directives ou de prêches de l’Occident sur le bien et le mal. L’idée dominante est celle de la multipolarité prônée depuis des années par Pékin et Moscou. C’est celle également du « multi-alignement », notion certes floue, mise en avant par New Delhi et Prétoria, mais qui témoigne avant tout du refus d’appartenir à un camp et de la volonté d’une diplomatie transactionnelle qui sera fonction des intérêts de ces États. L’Inde y apparaît en chef de file (Les Échos, le 13 septembre 2023).

Ce retour des États en tant que puissance souveraine permet de distinguer trois stratégies : la gauche et les écologistes européens se nourrissent de la perspective d’un climat dégradé par le capitalisme pour avancer un modèle alternatif. Aux antipodes, la remise en cause de l’American way of life renforce aux États-Unis la tentation du déni ou même une relance des industries fossiles (gaz de schiste). En Chine, la transition offre surtout une opportunité de domination mondiale dans les secteurs clés de la transition climatique (éolien, batteries, véhicules électriques, contrôle de 90 % des terres rares) tout en étant le premier pollueur avec 30 % des émissions. Or, ces rivalités de puissance au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet (le niveau I de la domination) concernent non seulement les grandes puissances, mais aussi de grandes firmes, pour la plupart multinationales qui sont pour le moins peu actives sur le front du climat malgré les débuts d’une « finance verte ». En effet, elles sont empêtrées dans les règles de « bonne gouvernance » qu’elles sont censées respecter sous le regard des marchés (compétence et efficience dans la gestion ; responsabilité ; encadrement juridique ; information et transparence) ; des règles qui masquent les structures de pouvoir sous-jacentes, en élevant le processus décisionnel technocratique au-dessus des conflits politiques (par exemple les questions liées à la redistribution, celle des externalités négatives).

Néanmoins, ce niveau I de la domination n’ignore pas ce problème et l’urgence d’y remédier puisque c’est notamment dans ce but que la Commission européenne a publié, le 31 juillet 2023, un texte définissant les nouvelles informations que 50 000 entreprises environ devront publier chaque année, à partir de 2025, conformément à la directive européenne votée en 2022 (directive européenne sur la publication d’informations extra-financières pour les grandes entreprises). Y est acté le principe, radicalement nouveau, de la double matérialité. Concrètement, cela signifie que les rapports publiés par les entreprises devront désormais permettre non seulement d’estimer la manière dont les événements extérieurs peuvent affecter la performance financière de celles-ci, mais aussi de rendre visibles et de quantifier les impacts des entreprises sur leur environnement économique, social et naturel (Dominique Méda, « Transformer les modes de production », Le Monde, 10-11 septembre 2023).

Toutes ces difficultés rendent problématique l’arbitrage interne sur la richesse et la redistribution au sein de chaque État (le niveau II de la domination capitaliste), entre fin du monde et fin du mois, avec, en mémoire le mouvement des Gilets jaunes en France.

Toutefois, tout cela ne doit pas faire oublier que les tendances coopératives perdurent, que ce soit sur le climat avec la COP2711, les pressions sur la Banque mondiale et les banques de développement pour des financements rendus plus difficiles par la hausse des taux d’intérêt12 et qui nécessiteraient une recapitalisation. Et même quand les États font contre mauvaise fortune bon cœur, comme avec le plan climat de Biden, ils le font parfois avec une lecture finalement protectionniste ou de gains de parts de marchés (cf. les subventions américaines pour le développement de la voiture électrique, les batteries, les énergies renouvelables).

Joe Biden va beaucoup plus loin que son prédécesseur Donald Trump, qui n’avait ciblé que des entreprises individuelles parmi lesquelles Huawei. Les nouvelles mesures sont d’une autre ambition, visant à empêcher purement et simplement la Chine de croître en tant que puissance de haute technologie. La stratégie de Biden inclut plusieurs axes corrélés, ciblant tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement. Les objectifs consistent à priver le secteur chinois de l’IA d’accès aux puces électroniques de pointe ; à empêcher la Chine de concevoir et produire des puces d’IA sur son territoire — en restreignant l’accès aux logiciels américains de conception de puces —, ainsi qu’aux équipements de fabrication de semi-conducteurs ; et à bloquer la production par la Chine de ses propres équipements de fabrication de semi-conducteurs, en interdisant les approvisionnements en composants américains. En répondant de cette manière, l’administration Biden insiste sur la primauté états-unienne plutôt que d’admettre les réalités d’un monde post-unipolaire. Les États-Unis ont renoncé à la distinction entre les technologies qui renforcent directement l’armée chinoise, créant ainsi une potentielle menace pour les alliés de l’Amérique, et les technologies commerciales — susceptibles de produire des bienfaits économiques pour tous. Ceux qui font valoir l’impossibilité d’une distinction entre applications militaires et commerciales l’ont emporté. Le problème de l’hyper-mondialisation réside en ce que les États ont laissé les grandes banques et sociétés internationales écrire les règles de l’économie mondiale. Les grandes puissances semblent néanmoins avoir choisi un chemin différent, encore plus redoutable en confiant désormais les clés de l’économie mondiale à leurs establishments de sécurité nationale, mettant ainsi en péril la paix et la prospérité du monde. (cf. Dani Rodrik, « Ne laissons pas la géopolitique tuer l’économie mondiale », Les Échos, le 17 novembre 2022).

D’après Le Monde, le 10 novembre 2022, il se produit un double étirement géopolitique : à la fois Est-Ouest et Nord-Sud. Cette transformation serait porteuse de guerres. Anticipée depuis plusieurs années, la polarisation Est-Ouest est chaque année plus marquée du point de vue des politiques stratégiques de puissance, ce qui entre en contradiction avec l’évolution tant économique que culturelle vers une convergence capitaliste postmoderne par-delà les nations. À cet égard, la guerre russe contre l’Ukraine rappelle le temps de la guerre froide, lorsque « l’Est » était avant tout l’URSS. De fait, le camp occidental n’a pas changé : il s’est soudé davantage, par la force des choses. En revanche, et en dépit du conflit ukrainien, « l’Est » est désormais bien davantage la Chine que la Russie, compte tenu de l’ampleur de ses moyens et de sa détermination politique à les mettre au service de son influence. Si la Russie est une tempête, la Chine est le changement climatique, a résumé Rob Joyce, chargé de la cybersécurité à la National Security Agency (NSA). Cet étirement Est-Ouest du monde force les autres pays à un grand écart, tout particulièrement ceux qui, par exemple, dépendent du marché chinois tout en bénéficiant du bouclier américain, ceux donc qui ont « déconnecté les sources de leur prospérité des sources de leur sécurité », selon la formule du politologue Olivier Schmitt. Ainsi, Singapour ou l’Allemagne, mais en fait toute l’Asie du Sud-Est et toute l’Europe, se retrouvent forcées de redéfinir leur intérêt national, même si elles essaient de ne pas choisir. D’autres pays, comme l’Arabie saoudite, savent, à l’inverse, profiter de la polarisation Chine-États-Unis pour maximiser leurs intérêts et jouer la carte d’un non-alignement nouvelle formule, parce que leur rôle sur le marché de l’énergie leur permet d’enjamber ce fossé croissant. Mais, des deux fossés, c’est celui qui sépare le Nord du Sud dont l’élargissement passe le plus inaperçu. Cette tendance est toutefois contredite par le fait que les alliances changent, elles sont davantage centrées sur des intérêts communs que sur des critères strictement politiques (tiers-mondisme, anticapitalisme, etc.) comme l’indique l’actuel élargissement des BRICS. Beaucoup de pays ne se sentent pas assez représentés dans les grandes organisations multilatérales et recherchent des forums alternatifs, qui les rassemblent sur des intérêts économiques et sur la question énergétique. Le patchwork des liens et des différents groupes devient plus complexe. Les vieilles structures, dominées par l’Ouest, changent aussi. On le voit avec la Chine qui étend son influence avec du financement et du personnel dans les agences de l’ONU pour endiguer la politique des droits de l’homme.

Le résultat ressemble plus à un désordre fait de tensions structurelles, mais aussi conjoncturelles, qu’au « remplacement » d’un ordre par un modèle alternatif.

 

Jacques Wajnsztejn, le 3 octobre 2023

 

Notes

1 – La guerre menée par la Russie de Poutine illustre en apparence la nouvelle « géopolitique » d’un clan anti-occidental en gestation et un réarmement de la planète avec de nouvelles armes électroniques allant de pair avec la réapparition des anciennes tactiques de tranchée. Mais l’examen des ventes d’hydrocarbures et des importations russes nous renseigne sur l’entrelacement des rapports et les politiques de réseau. Ainsi, dans un sens, la Chine et l’Inde ont remplacé l’Europe comme client de la Russie poutinienne et cette dernière a pris un « tournant asiatique » qui lui assure des recettes suffisantes pour que son économie amortisse le choc des sanctions, ce qui fait qu’une chaîne improbable d’interdépendance se reproduit (La Lettre du CEPII, no 439, août 2023) ; mais dans l’autre sens, la Chine est incapable de fournir les pièces d’avions et autres machines essentielles, de sorte que les sanctions affaiblissent en profondeur l’économie russe et ses fabrications d’armes. Les États-Unis ne sont donc pas très inquiets de ce côté-là et les républicains, en cas de victoire, seraient peut- être prêts à laisser courir et pourrir la situation à l’Est pour ne se préoccuper que de leur dépendance pour les microprocesseurs envers Taïwan et le danger d’une attaque chinoise sur la souveraineté de l’île.

2 – Cf. Michel Roche (dir.), Capitalisme, néo-libéralisme et mouvements sociaux en Russie, Syllepse, 2016.

3 – Cf. L’influence du conseiller occulte de Poutine, Alexandre Douguine. Suivant le journal Le Monde (le 25 août 2022), Douguine s’essaie à la politique de rue en 1993, fondant, avec l’écrivain Edouard Limonov, le Parti national-bolchevique. Cette alliance rouge-brun entre fascistes et communistes entend renverser le pouvoir de Boris Eltsine. Adoptant une posture slavophile hostile à l’Occident, M. Douguine développe un courant de pensée « néoeurasien », à l’opposé du désir d’intégration affiché alors par le Kremlin. Les années passant, il cherche à se rapprocher du pouvoir et met de l’eau dans son vin. Les références au IIIe Reich et à Mussolini s’estompent, tout comme le paganisme préchrétien. Pour mieux coller à la ligne officielle, il rejoint l’Église orthodoxe. Encore furieux contre le président, en 2008, parce que ce dernier ne conquiert par la totalité de la Géorgie, il cesse toute critique en 2012, après le grand mouvement protestataire contre le retour au pouvoir de Poutine pour un troisième mandat.

Son eurasisme emprunte beaucoup à la théorie du géographe britannique Halford John Mackinder (père fondateur de la géopolitique), qui oppose les puissances maritimes (« thalassocratie ») et continentales (« tellurocratie »). Douguine y ajoute une dimension de rivalité civilisationnelle, en affirmant la supériorité de l’Eurasie (dont la Russie constitue le cœur), sur l’ensemble anglo-saxon.

4 – Elon Musk, le patron américain de « Space X et de Tesla, a refusé d’activer, en 2022, son réseau de satellites Starlink, en amont d’une importante attaque ukrainienne sur la marine russe basée à Sébastopol (Le Monde, 10-11 septembre 2023). 

5 – Toutefois, la participation chinoise restera inférieure à la minorité de blocage garantie par la réglementation de l’UE par rapport à des alliances extérieures.

6 – Leur plaidoyer pour le libre échange a en effet été contesté dans la mesure où il reposait sur l’hypothèse, hier vraie, aujourd’hui fausse, de l’immobilité des facteurs de production au sein de chaque pays. Cela revenait à nier la place des migrations de travailleurs d’une part et le développement de l’investissement à l’international d’autre part.

7 – Si l’on en croît Le Monde, le 10 septembre 2023, l’Allemagne serait en train d’abandonner le projet franco-allemand d’un nouveau char d’assaut, qui le rendait plus indépendant de l’OTAN et des États-Unis au profit de la modernisation de son char déjà existant, un contre projet apparemment souhaité par les industriels allemands, mais qui les ramène de fait dans le giron américain. Conclusion du journal : « L’Allemagne a moins besoin de la France que la France a besoin d’elle. »

8 – Certains de ces pays ont été jusqu’à proposer de retirer les dépenses militaires des autres dépenses dans le cadre du critère de limitation des déficits budgétaires.

9 – Cf. Jean Quatremer, in Libération, le 7 novembre 2022.

10 – Cf. le dernier rapport de l’OMC pour 2023. Alors qu’il dénonce avec fermeté les effets néfastes du protectionnisme et des politiques de sécurité nationale sur l’économie et le développement, ses chiffres laissent apparaître que l’indice des échanges a nettement plus chuté à la suite de la crise financière de 2008-2009 et pendant la pandémie de Covid-19 de 2020-2021 (surtout pour les services, qui incluent le tourisme) qu’en 2022, après l’attaque russe contre l’Ukraine.

11 – On peut toutefois rester sceptique sur le rôle effectif de la COP27 quand on sait que Coca Cola, le plus gros pollueur plastique du monde, en est un des parrains et que les représentants d’un certain nombre d’industries extrêmement polluantes sont parvenus à s’asseoir à la table des négociations internationales, alors que les associations de lutte sur le climat en sont exclues.

12 – En théorie, ce taux est celui de l’équilibre entre épargne et investissement, mais, comme le relève Patrick Artus, ce taux ne sert à rien car l’équilibre aujourd’hui ne se fait plus par les taux d’intérêt, mais par l’ajustement de la balance courante (Cf. Flash Économie, 15 décembre 2022). De surcroît, ce sont les banques centrales qui dirigent l’ensemble de la courbe des taux et donc le taux neutre est lui aussi fixé par elles. Un processus tautologique dans lequel la banque se cale sur un taux qu’elle fabrique elle-même.