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Crise de l'État-Nation - Temps critiques
Temps critiques #2

Crise de l’État-Nation

, par Jacques Wajnsztejn

Il est difficile d'ignorer les surgissements actuels d'affirmations nationale, communautaire, identitaire. Difficile aussi de comprendre que ces surgissements se produisent au moment même où la réalité sociale est la plus internationalisée, où les nationalismes politiques semblent reculer (l'Europe 92) devant l'implacable abstraction de la contrainte économique mondiale.

À l'instant même où la domination mondiale du capital se réalise visiblement, les problèmes que le système capitaliste pensait avoir réglés (l'intégration par le travail, la consommation et la formation de l'individu démocratique en lieu et place des anciennes classes à l'Ouest) ou sous-loués (par exemple le problème des nationalités issu du désordre des deux guerres mondiales, laissé aux bons soins des Soviétiques), lui reviennent avec un effet de boomerang.

Face à cela, il ne s'agit ni de se plaindre en invoquant les risques de l'unité allemande ou du retour en force des idées de droite, ni de se frotter les mains et de s'enfoncer dans les certitudes que nous procurerait notre « avantage théorique » en proclamant partout : « on vous l'avait bien dit que l'urss n'était qu'un colosse aux pieds d'argile, que la question allemande se reposerait… » Il me semble au contraire qu'il faille remettre en cause un certain nombre de nos anciennes constructions théoriques et particulièrement l'articulation État-Nation que nous avons trop longtemps abandonnée au profit de la seule analyse et lutte contre l'État.

État et nation

L'État est une médiation qui reproduit le rapport social. Il assure l'unité individu-société dans le cadre d'une structure spécifique. Il est un concret agissant même s'il peut prendre des formes de plus en plus abstraites au fur et à mesure que son contrôle sur la société épouse les formes de la modernité technique.

À l'inverse la Nation est une représentation. Comme telle, elle a été assimilée, par les diverses théories révolutionnaires, à une idéologie, au même titre que la religion. Ce n'est donc pas un hasard si elles ont toutes deux subi le même sort : un « dépassement » dans le ciel des idées de la théorie. Le problème théorique posé par le concept de Nation a trouvé sa résolution dans une astuce terminologique : « l'État-Nation » est le nouveau concept qui a permis le lien entre l'argent social et la représentation abstraite. Cela s'est produit dans le cadre d'une vision humaniste-progressiste du développement de l'humanité, vision à la fois anti-impériale, anti-coloniale et anti-communautaire. Mais ce nouveau concept double ne supprime pas le problème car la réalité de l'État-Nation n'est qu'un produit historique d'une période donnée. En effet l'État est très antérieur à l'idée de Nation. Il n'est pas le produit du capitalisme puisqu'on en retrouve des exemples dans l'antiquité, principalement sous sa forme despotique. En revanche la Nation est le produit du capitalisme et de sa classe dominante, la bourgeoisie, qui a été la première à revendiquer la représentation nationale1. Néanmoins, il y a bien un lien car sans véritable Nation, c'est-à-dire sans identité collective propre, forte, il n'y a pas de véritable État moderne comme le montre a contrario l'exemple des pays colonisés.

L'État-Nation

Cette articulation particulière entre État et Nation apparaît bien dans le mouvement de la valeur et l'avènement politique de la bourgeoisie : à une destruction de l'ancienne communauté qui reposait sur la terre et les liens de dépendance personnels, correspond, dans le domaine de l'évolution des idées, la théorisation d'un nouveau lien social plus adapté au niveau d'abstraction du nouveau rapport social qui se met en place. Ce sera le contrat social qui garantit une sorte de droit social fondant l'égalité dans la communauté nationale. La nation est donc la représentation de la nouvelle communauté, c'est à dire de la société de classes. Au-delà des conflits et des compromis entre les classes qui se règlent au niveau de l'État, elle représenterait ce qui est commun. C'est la Révolution Française de 1789 qui a le mieux réalisé cet amalgame État-Nation. Mais cela n'a pas été sans mal ! Il a fallu que la représentation bourgeoise de la nation se ressource dans le vieux fond pré-capitaliste du clan et de la communauté du sol, de l'appartenance du cœur. La conception antique de la Patrie (Grèce, Rome) a, à la fois donné un substrat concret à la Nation (le compatriote est le proche) et une mystique religieuse qui est étrangère à la froide représentation qu'est la nation.

Ce patriotisme révolutionnaire permettra de canaliser la violence latente des sans-culottes, de l'utiliser dans la défense de la patrie en danger. La même idée resservira plus tard puisque la guerre de 1914-1918 permettra l'intégration de la classe ouvrière française à la communauté nationale dans la lutte contre la « barbarie allemande ». Cette intégration sociale se fera même politique avec la participation à la résistance et la politique d'union nationale du parti communiste de 1944 à 1947.

Cette conception particulière de la nation française s'explique à la fois par son caractère bourgeois et son caractère révolutionnaire :

- par son caractère bourgeois qui la rend plus moderne que la conception allemande de la nation à laquelle elle a été souvent comparée et opposée. Dans la conception allemande qui contient encore de forts éléments pré-bourgeois, la nation ne se dégage pas encore bien de l'ancienne communauté et elle considère toujours l'individu comme n'existant qu'en tant que partie de la collectivité, la nation est alors représentation de l'individu collectif. Par contre en France, la nation c'est l'association des individus (cf. Sieyès) c'est à dire que l'individu est dégagé de l'ancienne communauté, il est « libre » et il s'associe librement à la nouvelle communauté nationale.

- par son caractère révolutionnaire qui lui a fait avancer, sur un certain nombre de points, des idées qui se situaient déjà bien au-delà de la révolution bourgeoise, au-delà des classes : « l'association libre des individus », la lutte pour l'émancipation des races, des Juifs etc. C'est pour cela que, comme pour toute grande révolution, elle a reçu le soutien et la participation enthousiaste de révolutionnaires de tous les pays qui, comme Anacharsis Cloots, voyaient dans la nation française la plus vaste approximation empirique de l'humanité qui nous soit perceptible. Dans cette optique, les Nations ne sont que des fragments d'humanité.

C'est ce modèle révolutionnaire français de la nation que Marx a mal saisi du fait de la situation d'exclusion de la classe ouvrière de l'époque, exclusion qui semblait rendre impossible tout nationalisme de la classe ouvrière. L'internationalisme prolétarien qui en découlait paraissait chose naturelle. Pour le reste, les positions de Marx sur la nation étaient purement tactiques et étaient subordonnés aux intérêts de classe (soutien aux nordistes dans la guerre de sécession, soutien à Bismarck dans la première guerre franco-allemande pour asseoir la position du prolétariat allemand etc.)

Pour Marx, ce qui était révolutionnaire, ce n'était pas le combat pour les nationalités, mais le mouvement de la valeur lui-même : l'universalisme du capital devait balayer les frontières.

Dissociation de l'unité État-Nation

Avec l'extension et la domination du rapport social capitaliste sur la société entière dans les pays industrialisés, l'État moderne semble laisser sur place la nation… et la bourgeoisie puisque nous avons vu que la nation, contrairement à l'État et à la patrie, est un concept de cette classe. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, « les grandes puissances » (on ne les nomme plus ni Nation ni État !) vont procéder à des découpages politiques : balkanisation des pays de l'Est, découpage arbitraire des indépendances africaines, mise en place des « blocs ». La période des « Trente Glorieuses » est aussi celle qui voit, au niveau économique, se développer les grandes firmes multinationales. Le néo-colonialisme embraie presque directement sur le colonialisme. C'est ce double ordre mondial que la crise de la reproduction du rapport social capitaliste fait apparaître aujourd'hui comme problématique. Quand il y a crise des médiatisations socialisatrices (État, classes, travail) et des représentations (valeurs liées au travail, communisme, utopie) la question des appartenances refait surface à travers la référence collective aux communautés d'origine et la quête identitaire des individus2.

Mais ce retour du sentiment communautaire ne se fait pas autour de l'idée d'une communauté totale des hommes, c'est à dire d'un « être ensemble » des individus singuliers. Il s'agit toujours d'une communauté restreinte : religieuse, ethnique, nationale ou régionale. On est toujours dans le monde de la particularisation.

 

La nation contre l'État ? L'exemple de la France

Il semble que la question des appartenances n'est pas indépendante de l'ancienne situation de classe des individus. Ainsi pour ce qu'on appelle parfois les « anciennes classes moyennes » ou de façon encore plus traditionnelle la « petite bourgeoisie », l'État n'est plus la médiation socialisante. De facteur d'ordre, de garant de la propriété, il devient l'État bureaucrate, celui qui étrangle la petite initiative privée. La référence à la communauté nationale intervient alors comme fondement de la survie3. Mais cette identité nationale est plus spirituelle ou culturelle que nationaliste, contrairement à d'autres époques (entre-deux guerres par exemple). Elle est ce qui produit le lien entre l'individu prolétarisé et la société et c'est ceux qui sont le moins bien reproduits par la société qui font le plus référence à une communauté d'où immigrés, déviants, malades seraient exclus. Que cette communauté soit mythique, parce qu'il n'y en a plus trace nulle part, rongée qu'elle a été par l'économie, balayée par la modernité technicienne, cela n'a aucune importance car la référence ne fonctionne pas suivant une logique politique.

La montée du phénomène Le Pen traduit cela de mieux en mieux. À l'origine, il n'est à la tête que d'un mouvement de la droite radicale (on retrouve pas mal de points communs avec le rpf gaulliste de l'après-guerre) et le succès du fn par rapport à l'ancien pfn (« Parti des Forces Nouvelles ») lui vient essentiellement du talent de démagogue de son chef. Mais peu à peu les arguments politiques traditionnels de l'extrême droite (« La France colonisée par les puissances étrangères ») vont perdre de leur importance au profit d'argument moraux (rôle essentiel de la famille, condamnation du sexe à travers le sida, etc) ou d'arguments raciaux (après le fléau de l'immigration, la menace des Juifs qui occupent les médias). Parallèlement et tout naturellement pourrait-on dire, un parti à l'origine plutôt indifférent ou même hostile à la religion va quasiment fusionner avec le milieu intégriste catholique. Le Pen va s'attacher à ce qui touche les « petites gens » sans trop se soucier d'une image de marque politique qu'il sait pouvoir renverser en un tour de main par ses talents de tribun. Il est un parfait populiste car il s'adresse directement au peuple et se présente d'ailleurs comme fils du peuple. Il joue le « pays réel » contre le pays « légal » et flatte ainsi ceux qui se sentent exclus.

Les « nouvelles classes moyennes4 » ainsi que les appellent communément les sociologues, cherchent, pour leur part, une compensation à la faiblesse de leur identité de classe ; faiblesse qui ne provient pas comme pour les autre classes (anciennes classes moyennes, classe ouvrière), de la destruction de l'ancienne identité par les mutations du rapport social, mais du fait qu'elle est produite par le capital lui-même comme adéquate à son développement. C'est la classe de l'époque de l'impossibilité des classes.

Les individus qui en font partie pensent trouver cette compensation dans un rattachement direct à l'État, mais à un État qui n'est pas l'État de classe, qui n'est pas l'État de la bourgeoisie5 mais la médiation qui reproduit l'ensemble du rapport social. Pour eux, si identité il y a, c'est d'une identité démocratique qu'il s'agit qui représenterait alors la forme moderniste de l'universalisme : l'État n'est plus principalement rapporté à la nation mais à la démocratie et aux droits de l'homme. On en a eu une bonne illustration avec les célébrations du bicentenaire de la Révolution française. Le déluge commémoratif ne se fait plus autour de l'idée de nation, d'une nation universaliste, mais autour de l'idée de démocratie6 qui marque à la fois l'unité et l'universalité et permet la formation d'un bloc consensuel. Ce n'est plus la nation qui fait la légitimité de l'État, c'est simplement qu'il soit démocratique ou pas. À la limite, la nation n'est plus que le lieu géographique où s'exerce le consensus et la nation peut s'effacer devant le pays.

D'un côté donc, rattachement national, de l'autre rattachement à l'État mais il y a une troisième voie rendue possible par la décomposition de la classe ouvrière et qui est celle d'un double rattachement, à la communauté nationale et à l'État. Cette réalité se traduit politiquement par l'ambiguë oscillation entre vote pc et vote Le Pen. Des ouvriers dont le statut est rendu de plus en plus précaire par la restructuration des entreprises, dont l'utilité du travail est sans cesse remise en cause, s'adressent directement à ce qui leur paraît être à la fois le représentant du capital global et de la communauté nationale, c'est-à-dire l'État ; c'est bien là l'ambiguïté : il y a encore volonté de retrouver l'ancienne harmonie de la communauté du travail dans le cadre illusoire d'un État idéal représentant de toute la communauté nationale.

Le mouvement de dissociation de l'unité État-Nation en France reste donc très contradictoire, à la mesure de sa spécificité et de sa force originelle que nous avons mises en évidence dans la première partie de l'article. On en a la confirmation avec les événements de ces dernières années autour de l'immigration, de la laïcité, de l'intégration. Il est remarquable que la France soit le seul pays où le « problème » de l'immigration se pose en terme d'intégration ! Cette intégration allait à peu près de soi tant qu'elle trouvait son cadre idéologique et politique dans l'unité État-Nation (« la France terre d'asile », « la France pays des droits de l'homme ») et qu'elle correspondait au niveau économique à l'utilisation continue d'une force de travail immigrée dont l'intégration par le travail était censée permettre la séparation progressive d'avec la communauté d'origine. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas de racisme à l'époque mais c'était un racisme de type paternaliste, colonial. On se moquait du vieil arabe en djellaba, des mains et des pieds des femmes passés au henné, des boubous, etc. mais cela faisait partie du décor, du folklore. L'essentiel était ailleurs, dans l'exploitation de leur force de travail. À la limite, ils n'étaient considérés que comme travailleurs.

L'afflux massif de travailleurs immigrés dans les années 60, la politique de regroupement familial, l'urbanisation qui a développé des ghettos à la française, tout cela avait déjà modifié le racisme paternaliste et produit les premières frictions entre communauté ouvrière en désintégration et communauté immigrée en reformation dans le cadre ghetto des zup. Mais tant que ce mouvement correspondait à une forme de gestion et de division de la force de travail, la contradiction n'était pas explosive et demeurait dans les limites du cadre défini par l'État-Nation. Elle ne devient explosive que lorsque la force de travail non qualifiée devient inutile ou du moins peu essentielle et que se mêlent une situation d'expulsion du travail pour les pères et celle d'exclusion tout court pour les fils. L'individualisation par et dans la société du capital (en tant que travailleur, usager, consommateur) est alors remise en cause et cède la place à la révolte désespérée, à la came ou à la soumission. Comme débouché, il y a les « rodéos » des Minguettes à Vénissieux en 1981, les affrontements avec la police et la « récupération » d'objets de consommation comme à Vaulx-en-Velin début octobre 1990 ; mais aussi et de façon plus profonde ou plus insidieuse, la réaffirmation de la communauté sous sa forme religieuse (développement de l'intégrisme musulman). Il n'y a d'ailleurs pas incompatibilité entre ces deux attitudes qui peuvent constituer deux moments au sein d'un même individu7. Cette affirmation communautaire se heurte à la fois à la communauté nationale mythique (le racisme paternaliste qui avait déjà évolué dans la phase précédente en un racisme « petit blanc » devient cette fois racisme de rejet et de haine) et à l'unité tout aussi mythique d'un État-Nation bien défaillant, un État qui n'a même pas été capable d'imposer la laïcité dans le cadre du débat sur l'école libre et qui s'empêtre dans la « question du voile islamique » ! C'est qu'il est difficile de vouloir imposer ses propres valeurs (républicaine, laïque, égalitaire) au nom de l'intégration quand ce qui les sous-tend est justement ce qui produit l'exclusion.

Racisme et communauté nationale

Cette question n'est presque jamais abordée du point de vue des individus mais seulement au niveau des principes. Or ceux-ci ne tiennent pas compte de l'ancrage social des individus et du rapport individu-communauté. On ne peut définir uniquement le raciste en fonction de ces principes ; ainsi si le raciste a pu longtemps être défini comme celui qui mettait en avant les différences pour les inscrire dans une hiérarchie des niveaux d'humanité (barbares, sous-hommes, inférieurs), cela est plus difficile aujourd'hui car le racisme actuel, s'il marque toujours des différences, c'est pour en faire l'apologie ou au moins pour reconnaître, derrière ces différences, des valeurs qui contiennent toutes leur part d'humanité8. Mais pour que ces différences puissent continuer à exprimer l'universalité de l'homme à travers ses diversités, il ne faut pas que les valeurs qui leur correspondent se mélangent car cela produirait une fausse universalisation qui ne serait en fait qu'une uniformisation dans le cadre de la soumission aux valeurs de la société marchande et en dernier ressort aux valeurs de la société américaine.

Ce nouveau racisme tire sa spécificité du fait qu'il n'est pas simplement rapporté à l'image d'un individu supérieur : l'homme blanc ou l'aryen, mais qu'il est rapporté à la communauté nationale. Le raciste actuel est un individu moderne qui sacrifie à la modernité ; il est démocrate : les coutumes et les comportements des communautés différentes ont tous une valeur mais qui doit s'exprimer dans le territoire où ils se sont développés, où ils gardent leur signification ; c'est ce qui fait la richesse de l'humanité. Et il est aussi consommateur : en tant que touriste, il ira en Tunisie ou en Turquie, il y a encore là un certain dépaysement, un exotisme savoureux.

Le raciste moderne est donc loin de se présenter sous la seule forme de la bêtise à front de taureau du jeune skin ou du beauf éméché. C'est ce que ne comprend pas l'antiraciste qui, à en rester au niveau des principes se retrouve avec, en face, quelqu'un qui a aussi sa réserve d'humanisme9 et qui jure ses grands dieux qu'il est de bonne foi. Il n'y a alors plus de racisme mais une sorte de xénophobie plus ou moins radicale. L'ennemi extérieur qui campe dans le pays, c'est l'immigré. On le voit bien avec les dernières prises de position de Le Pen dans le conflit du golfe. Grâce à l'originalité de sa position par rapport au consensus politique, il peut clamer haut et fort, y compris contre certains arabophobes de son parti, qu'il n'est ni raciste ni, surtout anti-arabe, quitte à désorienter une partie de sa clientèle habituelle ou potentielle. Il peut aussi laborieusement, chercher à expliquer pourquoi il vaut mieux soutenir le développement d'un nationalisme arabe qui serait à la fois le dernier rempart de l'Occident contre l'intégrisme musulman et en même temps la seule chance pour ces pays d'assurer un développement économique minimum qui évitera que la France et les « pays du Nord » soient submergés par l'immigration des « pays du Sud ». On en revient au point essentiel, l'immigration, et au danger que l'ennemi extérieur se transforme en ennemi intérieur, que son extériorité disparaisse. C'est tout le combat sur le fameux code de la nationalité. Les derniers événements de Vaulx-en-Velin permettent au Front National d'enfoncer le clou10. Le spectre de la libanisation des banlieues est avancé !

L'Individu raciste

Loin des grands principes du racisme et de l'antiracisme, l'individu raciste est celui qui vit et perçoit sa situation au jour le jour dans son immédiateté. Il est celui qui est mal reproduit par la société ou celui qui est en train d'être séparé de ce qu'il percevait jusque là comme sa communauté. À l'inverse, sa victime est celui qui semble encore posséder ses valeurs, avoir ses racines ; il est un concret qui peut être « racisé ». C'est aussi un racisme de proximité qui s'exprime sur les lieux mêmes de la décomposition sociale (banlieues, aux marges des ghettos, etc.), il n'est pas réfléchi, il est le racisme de l'insupportabilité, le racisme de la bavure. Il ne s'organise pas vraiment et prend plutôt la forme du « coup de sang », de la « chasse ».

Quand ce racisme des faits se produit en discours, c'est toujours pour jouer le concret contre l'abstrait, soit pour s'y référer positivement comme dans l'exaltation du concret national11 que représenterait la nation, dans l'apologie du travail productif (qui seront opposés au « cosmopolitisme et à l'argent juif »), soit pour en faire un critère de rejet par rapport à la communauté organique quand le concret de référence est physiologique ou biologique ; il marque alors des différences (de couleur ou de religion) qui lui paraissent plus importantes que l'idée abstraite des droits de l'homme, censée, elle, mettre en évidence ce qui ferait l'unité de l'humanité12.

Antisémitisme et communauté nationale

L'antisémitisme a revêtu plusieurs formes historiques. La première, celle de l'antijudaïsme chrétien a à peu près disparu aujourd'hui sauf dans les cercles restreints de l'intégrisme catholique. Lui a succédé historiquement, au xixe un antisémitisme national théorisé, par Drumont et Maurras et dont l'expression culminante fut l'affaire Dreyfus. Le Juif y est toujours dénoncé comme le Mal mais ce qui est nouveau, il est aussi ferment de corruption et de désagrégation du corps social de la nation. Cet antisémitisme national est aussi un antisémitisme social dans la mesure où il est l'expression de classes en décomposition ou en mutation, dans une période de bouleversement du mode de production capitaliste : deuxième révolution industrielle, exode rural, taylorisme, fordisme. Il est surtout le fait de paysans déracinés, de commerçants et de rentiers ruinés par la guerre ou l'inflation, d'ouvriers en situation de sous-prolétaires. Cette forme d'antisémitisme est dominante en Europe à la fin du xixe siècle et jusqu'aux années 20. Le Juif est à la fois l'argent, le cosmopolitisme, l'étranger. C'est sur lui que se cristallisent les réactions populistes anticapitalistes et les haines de la droite nationale.

Mais peu à peu les bases sociales et nationales de l'antisémitisme perdent de leur force. Les fonctions économiques spécifiques des Juifs déclinent. De plus en plus de Juifs français ont rejoint les professions libérales ou intellectuelles. Une immigration nombreuse venant de Pologne s'installe tant bien que mal au bas de l'échelle sociale. L'unité de la communauté se brise entre les Juifs nationaux riches ou aisés qui sont individualisés et assimilés et les Juifs immigrés plus pauvres dont le statut est souvent celui d'apatride. Le même phénomène se produit en Allemagne où existe une « classe intellectuelle » et une culture germano-juive. Il en découle une dilution de l'image du Juif. C'est la spécificité de l'antisémitisme nazi que d'avoir rajouté aux bases sociale et nationale défaillantes de l'antisémitisme, un antisémitisme biologique qui va permettre de rendre de nouveau claire l'image du Juif. C'est que la puissance de la communauté juive avait fait oublier que le Juif c'est celui qui s'infiltre (d'où la fréquente assimilation à droite entre Juifs et Francs-Maçons13). Il faut donc le dévoiler et le désigner. La théorie des races va apporter des justifications… et des « solutions » à l'antisémitisme. En effet, ce qui distingue l'antisémitisme des autres formes de racisme, c'est l'objet du racisme : le Juif n'a jamais vraiment été l'« inférieur » contrairement au colonisé. Il a ses valeurs, sa culture, et on ne lui dénie pas le droit de se mêler aux autres au moins en tant qu'individu. Le Juif riche et distingué, puis l'intellectuel brillant est invité dans les salons de la bonne bourgeoisie. Avec le national-socialisme, le Juif, « inutile » et « nuisible » va être rabaissé au nom de la pureté de la race, rabaissé au rang d'« Untermensch ». L'antisémitisme biologique pourra ainsi justifier et déculpabiliser l'antisémitisme social latent qui transpire toujours des rapports marchands. Une fois cela admis, tous les débordements sont permis, aussi bien ceux des antisémites qui peuvent enfin exercer impunément leur lâcheté (les Juifs sont des sous-hommes) que ceux d'un État qui se présentera comme le bras armé de la purification aryenne et nationale.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'antisémitisme a reculé ou du moins a disparu du devant de la scène, sauf dans les pays européens du bloc soviétique. Cela n'est pas dû uniquement au sentiment de culpabilité qui a suivi partout la déportation et l'extermination des Juifs mais au fait que les Juifs n'occupent plus une position particulière dans la société ; les bases de l'antisémitisme social ont disparu : le système capitaliste qui, maintenant, va jusqu'à se passer du bourgeois, a encore moins besoin d'un intermédiaire, d'un agent de transmission de la valeur. L'argent circule librement, abstraitement et de façon anonyme. Le Juif ne peut plus être une représentation de la conscience populaire (les « 200 familles » non plus d'ailleurs !) ; les bases de l'antisémitisme national aussi : le Juif n'est plus l'image d'une communauté au sens fort, communauté qui, faut-il le rappeler, n'était pas représentée par un État-Nation avant la création de l'État d'Israël. Cela non plus n'existe plus : le mouvement sioniste est devenu un mouvement nationaliste et la naissance puis les difficultés de survie de l'État israélien ont provoqué une identification des Juifs à « leur État », y compris dans la diaspora où l'identification se fait de façon plus contradictoire14.

Tout cela ne veut pas dire qu'il n'y ait plus de base à l'antisémitisme mais son développement procède différemment à partir de situations qui ont changé. Les formes actuelles de sa réactivation sont surtout politiques, même si on retrouve derrière d'autres déterminations. L'une d'entre elles provient de la situation internationale et de la place de l'État d'Israël dans les conflits du Moyen-Orient, de son rôle dans le problème palestinien. L'antisionisme qui en découle, en France et en Allemagne par exemple, est plus lié à une haine de l'État d'Israël, parallèle à la haine des États-Unis, qu'à un antisémitisme véritable. Il ne touche d'ailleurs qu'une toute petite partie de la population15, car globalement les populations des pays industrialisés sont pro-israéliennes par arabophobie et anti-islamisme. Une autre forme politique de réactivation de l'antisémitisme s'exprime dans les analyses qui font remarquer que, si les Juifs ont perdu leur puissance économique à l'époque du grand capital et des multinationales, ils n'auraient pas perdu leur puissance qui siègerait maintenant au cœur du nouveau pouvoir des société modernes, c'est-à-dire dans les médias. De là ; les attaques constantes du Front National contre la presse et les intellectuels anti-français. L'assimilation argent-Juif cède alors la place à l'assimilation intellectuel-Juif. Mais cet antisémitisme fonctionne mal. Tout d'abord la position politique du fn n'est pas exempte de contradictions ; une partie du fn est clairement pro-israélienne par arabophobie et son racisme ordinaire lié surtout à la guerre d'Algérie ne laisse pas beaucoup de place à l'antisémitisme ; l'autre fraction du fn est plus proche des positions des petits groupes fascistes antisémites et pro-palestiniens, pro-nationalistes arabes ou bien des groupes intégristes catholiques qui n'ont jamais renoncé à l'antijudaïsme primitif. Le Pen oscille entre ces deux positions et vient dernièrement avec le conflit du Golfe, de se ranger derrière le nationalisme arabe, essentiellement parce qu'il y voit une barrière face au développement de l'intégrisme musulman, ce qui implique une plus grande distance vis-à-vis d'Israël. Autre difficulté pour l'éclosion de ce nouvel antisémitisme, l'assimilation presque parfaite des Juifs à la société française. Le Juif n'est pas « repérable » pour les « larges masses ». Il faut donc que le fn montre l'ennemi du doigt, ce que faisait déjà l'hebdomadaire Minute depuis vingt ans, qu'il traque les noms d'emprunt, recherche les origines. L'imaginaire du complot et de la société secrète doit être fortement réactivé car la clientèle potentielle du discours antisémite, c'est-à-dire les individus mal reproduits par leur classe en crise et par l'État du capital moderne ne voient pas dans la communauté juive, qui a perdu une grande partie de ses caractères, le principal obstacle à la reformation de leur propre communauté. C'est bien là, même si il y a des ressemblances, la grande différence avec les années 20 et 30. On ne peut plus du tout particulariser les Juifs en tant que communauté16 et comme la particularisation biologique n'était qu'un bluff scientifique mis en place par les nazis, l'imaginaire antisémite vient à manquer de réalité.

Pour toutes ces raisons, il n'est plus qu'un élément secondaire d'incantation nationale. Plus grave, la mise en avant systématique de l'antisémitisme est souvent l'œuvre des « anti-racistes » politiques de toute obédience qui cherchent à camoufler par l'horreur que représente l'antisémitisme, le consensus sur l'immigration.

Contre L'État et la nation

La relative faiblesse de l'État fait douter de sa capacité à reproduire l'ensemble du rapport social. Sans se rendre compte qu'il nie par là-même son utilité, il annonce bruyamment qu'on ne pourra bientôt plus payer les retraites, plus soigner les malades, plus assurer la « sécurité des biens et des personnes » mais qu'en attendant il faut encore croire en lui. Il bat alors le rappel de tout ce qui peut servir à le justifier et dans un grand élan, il proclame la convergence du fétichisme de l'économie et du sentiment national. Accepter la rigueur économique nécessite la ferveur nationale. C'est la faillite de l'économie nationale qui est toujours remise sur le tapis et s'il faut sacrifier une entreprise nationale ou un secteur d'activité, c'est toujours pour sauver l'ensemble et tant pis si à un moment, on s'aperçoit que l'ensemble est vide17.

Seule la faiblesse présente des alternatives à l'État et à la Nation produit et explique encore cette agglomération d'opinions et de comportements, plus passifs qu'actifs, qui vient former ce consensus dont on nous abreuve.

 

 

Notes

1 - À l'époque féodale, où pour les anciens gouvernements monarchiques, il n'y a pas l'idée de Nation. Peu importe sur qui on règne, peu importe l'origine des sujets. L'essentiel réside dans la puissance des empires.

2 - Il ne faut pas confondre identification et identité. L'identification est l'effectuation réelle ou symbolique de l'appartenance. L'identité et la quête du sens identitaire sont liées au sentiment de la perte des anciennes appartenances et particulièrement de l'appartenance de classe.

3 - Édifiante est la trajectoire de Gérard Nicoud : d'abord leader du corporatisme commerçant avec le cid-unati, il rejoint le corporatisme national en 1986 en entrant au fn.

4 - Elles sont le produit d'une phase du capitalisme qui met au premier rang non plus la production du capital mais sa reproduction.

5 - C'est pour cela que ce rattachement ne se produira pas sous l'« État giscardien », État de transition chargé de liquider le pouvoir de la vieille bourgeoisie et de mettre en place les bases technocratiques du nouveau pouvoir. N'ayant pas visage humain, il n'a pas produit d'identification.

6 - L'ennemi n'est plus ce qui est extérieur à la nation mais ce qui lui est intérieur : l'immigré, le révolté, le communiste (ennemi en déclin !), le terroriste au sens large, c'est-à-dire celui qui prend les usagers de la vie en otage.

7 - Ainsi Toumi Djaidja qui anima les révoltes des Minguettes a-t-il rejoint depuis quelques années les rangs intégristes musulmans.

8 - Cf. les théories de la « nouvelle droite » et principalement les ouvrages de J.-M. Benoist.

9 - Ainsi de sos-Racisme qui avec sa revendication du droit à la différence s'est retrouvé sur le même terrain que la « nouvelle droite » et a dû mettre cette exigence en veilleuse pour la remplacer par la société multiculturelle.

10 - « Les hordes étrangères mettent à sac une ville française », déclaration du fn à la presse locale, Le Progrès du 10/10/90.

11 - Cf. les différents articles de B. Schulze (no 1 et no 2 mais aussi à paraître dans le no 3).

12 - À l'inverse, l'antiraciste traditionnel (ne pas confondre avec l'individu non raciste !) prônera l'abstrait contre le concret, ce qui unit contre ce qui divise. Comme son humanisme est progressiste et civilisateur, il pense pouvoir affirmer ses valeurs comme universel. Il est par définition européocentriste. Son refus de la différence concrète pourra même le conduire à nier celle-ci comme le montrent bien les ambiguïtés de la référence au métissage, métissage qui serait l'abolition physique de la différence de couleur. Sur cette base, racisme et antiracisme restent sur le même terrain. Sur ce dernier point, cf. Pierre-André Taguieff, La force du préjugé, Paris, La Découverte.
Quant à l'antiraciste moderne, il rejoint encore plus le mode de pensée du raciste puisque, s'il fait référence aux droits de l'homme, c'est d'une façon complètement mécanique, par capillarité consensuelle : il serait bien en mal de définir ces droits puisque toutes les cultures se valent, toute différence est richesse supplémentaire de l'homme.

13 - Si la droite nationale a souvent associé Juif et Maçon, là encore le national-socialisme a innové en associant le plus souvent Juif à bolchevique. C'est que pour Hitler le cosmopolitisme juif s'expliquait par l'existence d'une double figure du Juif, à la fois capitaliste et révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que le premier livre d'Hitler s'intitulait Le bolchevisme de Moïse à Lénine  ! (cité par Saül Friedländer, Reflets du nazisme, Paris, Le Seuil.)

14 - Lire les déclarations du grand rabbin Sitruk, interview du Monde, 30/9/90.

15 - L'antisionisme se réduit souvent à l'extrême droite révolutionnaire, à une partie des populations immigrées d'origine arabe ou musulmane et enfin à une frange de l'extrême gauche. Cela ne veut pas dire qu'il ne puisse pas se produire des dérapages et certains groupes de lutte armée ont effectivement « dérapé » jusqu'à trier des Juifs parmi leurs otages, identifiant ainsi totalement des individus à leur État, c'est-à-dire en fait en leur déniant tout individualité.

16 - Cette affirmation est juste... mais à nuancer. On assiste actuellement à un double mouvement. D'un côté, des intellectuels juifs ashkénazes ayant appartenu à l'extrême gauche mais ayant abandonné un prolétariat qui les avait abandonnés, se gargarisent d'une « identité juive » dont on saisit mal les composantes puisqu'ils se déclarent par ailleurs laïcs. (On pourrait dire que, comme pour les révisionnistes d'extrême gauche, l'abandon de la théorie du prolétariat et du prolétariat-guide conduit à la recherche d'ersatz.) De l'autre côté, on voit se développer un intégrisme juif à l'initiative des juifs sépharades, ce qui produit dans certaines villes ou quartiers la reformation d'une communauté mais uniquement sous sa forme religieuse. Ce mouvement par bien des côtés rappelle le nouveau communautarisme musulman. Les événements d'Annecy de 1989-1990 semblent montrer que le rejet de pratiques judaïques ouvertes par la population locale ressort plus du rejet de toute pratique communautaire, juive ou musulmane, que de l'antisémitisme. Mais cela reste pour le moment à l'état d'hypothèse.

17 - Révélatrice et en même temps dérisoire est la polémique Calvet-Fauroux à propos de l'automobile française.