Temps critiques #2

La logique de l’antisémitisme

, par Moishe Postone

En Allemagne fédérale, le débat public sur l'antisémitisme et sur le national-socialisme est caractérisé par l'opposition entre les libéraux et les conservateurs d'une part, la gauche d'autre part. Les libéraux et les conservateurs, quand ils traitent du national-socialisme, concentrent leur attention sur la poursuite et l'anéantissement des juifs, négligeant d'autres aspects centraux du national-socialisme. Par-là, ils entendent souligner la prétendue rupture absolue qui est censée séparer la République fédérale du IIIe Reich. Ainsi le refus de l'antisémitisme, lequel, en raison de la méconnaissance de son lien intime avec le national-socialisme, a été compris comme un simple préjugé, a-t-il servi et sert toujours à légitimer le système politique en place.

La gauche ouest-allemande, quant à elle, a toujours eu tendance à ne comprendre le national-socialisme que comme une simple variante du capitalisme. Aussi, dans son système d'argumentation, la gauche souligne-t-elle les éléments de continuité entre la République fédérale et le IIIe Reich. S'il est vrai que la gauche n'a pas passé sous silence l'anéantissement des juifs, elle a cependant compris l'antisémitisme comme un élément plutôt périphérique du national-socialisme. Ces deux visions isolent, chacune à leur manière, l'Holocauste : elles le traitent en dehors de l'étude socio-économique et socio-historique du national-socialisme. L'analyse du national-socialisme, qui ne réussit pas à expliquer l'anéantissement du judaïsme européen, n'est pas à la mesure de son objet.

I

Mon intention n'est pas de répondre à la question de savoir pourquoi le nazisme et l'antisémitisme moderne ont réussi une percée historique en Allemagne. Une telle tentative devrait prendre en considération la spécificité de l'évolution allemande ; il existe un nombre suffisant de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d'analyser ce qui a percé alors : il entend mettre en évidence les aspects de l'antisémitisme moderne qui doivent être regardés comme inséparables du national-socialisme. De plus, expliquer la destruction du judaïsme européen est un préalable nécessaire si l'on veut répondre de manière adéquate à la question de savoir pourquoi cela s'est passé justement en Allemagne.

Qu'est-ce qui fait la spécificité de l'Holocauste et de l'antisémitisme moderne  ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés ni l'étendue de leurs souffrances : ce n'est pas une question de quantité. Il s'agit bien plutôt d'une spécificité qualitative. Certains aspects de l'anéantissement du judaïsme européen demeureront inexplicables tant que l'antisémitisme sera traité comme un simple exemple de la force du préjugé, de la xénophobie ou du racisme, comme l'exemple d'une stratégie-du-bouc-émissaire dont les victimes auraient très bien pu être les membres de n'importe quel autre groupe.

La part relativement faible d'émotion et de haine directe fut caractéristique de l'Holocauste (contrairement aux pogroms par exemple) ; en revanche, l'Holocauste se comprend lui-même comme une mission idéologique, et, ce qui est plus important encore, n'a pas de signification fonctionnelle. L'anéantissement des juifs n'était pas le moyen d'une fin autre. Les juifs ne furent pas anéantis pour des raisons militaires ni pour conquérir un territoire par la violence (comme ce fut le cas pour les Indiens d'Amérique) ; il ne s'agissait pas non plus d'éliminer les résistants potentiels parmi les juifs pour faire du reste des ilotes. (C'était là d'ailleurs la politique des nazis à l'égard des Polonais et des Russes.) Il n'y avait pas non plus un quelconque autre but « extérieur ». L'anéantissement des juifs ne devait pas seulement être total, mais il était encore sa propre fin — l'anéantissement pour l'anéantissement —, une fin exigeant la priorité absolue1.

Ni une explication fonctionnaliste du meurtre massif ni une théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication satisfaisante du fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs aux chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l'armée alors que l'armée allemande était écrasée par l'armée Rouge.

Une fois reconnue la spécificité qualitative de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. Comprendre ne serait-ce que partiellement la spécificité de l'Holocauste exige de recourir à une argumentation elle-même spécifique.

Il y a naturellement une relation étroite entre l'anéantissement du judaïsme européen et l'antisémitisme. La spécificité du premier doit donc être mise en rapport avec celle du second. Au surplus, comprendre l'antisémitisme moderne suppose la prise en compte du nazisme comme d'un mouvement qui, dans sa propre terminologie, se pensait comme une révolte.

L'antisémitisme moderne qu'il ne faut pas confondre avec le préjugé antijudaïque courant est une idéologie, une forme de pensée, qui fit son apparition en Europe vers la fin du XIXe siècle. Son apparition présuppose l'existence séculaire de formes d'antisémitisme antérieures. L'antisémitisme fit toujours partie intégrante de la civilisation chrétienne occidentale. Toutes les formes de l'antisémitisme ont en commun l'idée d'un pouvoir judaïque : le pouvoir de tuer Dieu, de déchaîner la peste, ou, plus récemment, d'engendrer le capitalisme et le socialisme. Une pensée manichéenne, dans laquelle les juifs jouent le rôle des enfants des ténèbres.

Ce n'est pas seulement l'ampleur mais aussi la qualité du pouvoir attribué aux juifs qui différencie l'antisémitisme des autres formes de racisme. Toutes les formes de racisme prêtent à l'Autre un pouvoir potentiel. Mais ce pouvoir est d'habitude un pouvoir concret — matériel et sexuel —, le pouvoir du dominé (comme puissance du refoulé), le pouvoir du « sous-homme ». À la différence de l'idée raciste d'un pouvoir potentiel du « sous-homme », le pouvoir prêté aux juifs par l'antisémitisme n'est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel. Cette altérité qualitative est exprimée par l'antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n'apparaît pas en tant que tel mais doit trouver un réceptacle concret, un support, un mode d'expression. Ce pouvoir n'étant pas fixé concrètement, n'étant pas « enraciné », il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il se tient derrière les apparences sans être identique à celles-ci. Sa source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d'une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante.

Une affiche nazie offre de cette façon de voir un exemple parlant. Elle montre l'Allemagne — représentée par un ouvrier fort et honnête — menacée à l'Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à l'Est par un commissaire bolchevique brutal et barbare. Cependant ces deux forces ennemies sont de simples marionnettes. Surplombant le globe et tenant les fils des marionnettes dans ses mains le Juif épie. Une telle vision n'était nullement le monopole des nazis. L'antisémitisme moderne se caractérise par le fait qu'il tient les juifs pour la force secrète cachée derrière ces frères ennemis que sont le capitalisme ploutocratique et le socialisme. De surcroît, « le judaïsme international » est perçu comme ce qui se tient derrière la « jungle d'asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la « culture moderne, matérialiste et vulgaire », et en général derrière toutes les forces qui concourent à la décadence des liens sociaux, des valeurs et des institutions antiques. Les juifs représentent donc une puissance destructrice, dangereuse et étrangère qui mine la « santé » sociale de la nation. L'antisémitisme moderne ne se caractérise pas seulement par son contenu séculier mais aussi par son côté systématique. Il prétend expliquer le monde.

Cette définition descriptive de l'antisémitisme moderne est certes indispensable pour différencier celui-ci du préjugé ou du racisme en général. Elle ne peut cependant mettre au jour le lien intime qui rattache l'antisémitisme moderne au national-socialisme. L'intention de dépasser la séparation faite couramment entre analyse socio-économique du nazisme et étude de l'antisémitisme n'est donc pas encore remplie à ce niveau de l'analyse. Il faut une explication de l'antisémitisme qui soit capable de relier les deux. Elle doit s'appuyer sur les mêmes catégories historiques qui opèrent dans l'analyse du national-socialisme. Notre intention n'est pas de nier les explications sociopsychologiques ou psychanalytiques2, mais de mettre en évidence un ensemble de déterminations constituant une théorie de la connaissance à dimension historique, ensemble à l'intérieur duquel des spécifications psychologiques auront leur place ultérieurement. Un tel ensemble doit saisir le contenu spécifique de l'antisémitisme moderne et doit être historique dans la mesure où il s'agit d'expliquer pourquoi cette idéologie, qui apparaît à la fin du XIXe siècle, prend précisément à cette époque une telle ampleur. Faute d'un tel ensemble, toutes les autres tentatives d'explications centrées, elles, sur la subjectivité omettent une nécessaire spécification historique. Nous avons besoin d'une explication qui soit une théorie matérialiste de la connaissance.

Un développement exhaustif du problème de l'antisémitisme dépasserait largement le cadre de cet essai. Il importe cependant de souligner qu'un examen attentif de l'imaginaire antisémite moderne fait ressortir l'existence d'une forme de pensée dans laquelle l'évolution rapide du capitalisme industrielle est personnifiée dans la figure du Juif et identifiée à lui. Là, les juifs ne sont plus perçus seulement comme les supports de l'argent — comme dans l'antisémitisme traditionnel. Ils sont en plus rendus responsables des crises économiques et identifiés aux restructurations et aux ruptures sociales qui accompagnent l'industrialisation rapide : l'explosion de l'urbanisation, la chute des classes et des couches sociales traditionnelles, l'irruption d'un vaste prolétariat industriel qui s'organise de plus en plus, etc. Autrement dit, la domination abstraite du capital, telle qu'elle se développa particulièrement dans la foulée de l'industrialisation, empêtra les hommes dans le filet de forces dynamiques qui, parce qu'elles ne pouvaient être percées à jour, furent perçues sous la figure du « judaïsme international ».

Cela n'est qu'une première approche. La personnification est certes décrite mais non expliquée. Il manque une explication en termes de théorie de la connaissance. Des tentatives ont été faites dans ce sens, mais le problème de ces théories — comme de celle de Max Horkheimer3-, qui repose essentiellement sur l'identification des juifs à l'argent et donc sur la sphère de la circulation, c'est qu'elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l'idée antisémite selon laquelle les juifs se tiendraient derrière la social-démocratie et le communisme. À première vue, des théories, comme celle de George L. Mosse4, qui interprètent l'antisémitisme moderne comme une révolte contre la modernité paraissent plus adéquates. Ce qui fait problème pour ces théories, c'est que la « modernité » inclut sans doute le capital industriel lequel — chose connue — ne fit précisément pas l'objet d'attaques antisémites ; et ce, pas même pendant la période d'industrialisation rapide. Il faut donc une approche qui distingue ce qu'est le capitalisme moderne et la forme sous laquelle il apparaît, qui fasse donc la distinction entre essence et apparence. Or, le concept de « modernité » ne permet pas de faire une telle distinction.

II

Cette réflexion nous amène au concept marxien de fétiche, concept qui constitue la base d'une théorie historique de la connaissance fondée sur la distinction entre l'essence des rapports capitalistes et les formes phénoménales de ceux-là.

Ce qui précède le concept de fétiche dans l'analyse de Marx, c'est l'analyse de la marchandise, de l'argent, du capital, en tant que ceux-ci ne sont pas seulement de simples déterminations économiques mais constituent les formes des rapports sociaux5. Selon son analyse, les formes capitalistes des rapports sociaux n'apparaissent pas en tant que telles mais s'expriment sous une forme objectivée. Puisque, dans le capitalisme, le travail a aussi la fonction d'une médiation sociale (« travail abstrait »), la marchandise n'est pas seulement un objet d'usage, dans lequel est objectivé du travail concret, mais elle incarne aussi des rapports sociaux. Dans les sociétés précapitalistes, les objets d'usage étaient distribués selon des rapports sociaux et des formes de domination traditionnels. Dans le capitalisme, en revanche, les marchandises sont elles-mêmes médiation sociale qui remplace les rapports sociaux immédiats. La marchandise a un « double caractère » : à la fois valeur et valeur d'usage. En tant qu'objet, elle porte les rapports sociaux mais aussi les dissimule ; hors d'elle, ils n'ont d'autre mode d'expression. À travers cette objectivation, les rapports sociaux capitalistes gagnent une vie propre, ils forment une « seconde nature » — un système de domination et de contrainte qui, quoique social, est impersonnel, un système qui prend la forme d'une chose, qui est « objectif » et donc paraît être naturel. Cette dimension sociale détermine les marchandises et leur mode de production. Maintenant, le fétiche renvoie à des modes de pensée qui sont fondés sur des perceptions et des connaissances prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux. Quand on considère les caractéristiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — à savoir l'abstraction, l'insaisissabilité, l'universalité et la mobilité — on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées, la valeur. Qui plus est — de même que le pouvoir imputé aux juifs — cette dimension n'apparaît pas immédiatement, mais prend la forme d'un support matériel, la marchandise.

Pour interpréter la personnification décrite plus haut et savoir ainsi pourquoi l'antisémitisme moderne gardait un étonnant silence sur le capital industriel et la technologie moderne, alors qu'il se dressait contre tant d'aspects de la « modernité », il est indispensable d'analyser la façon dont les rapports sociaux capitalistes apparaissent.

Nous commençons par l'exemple de la forme marchandise. La tension dialectique qui existe entre la valeur et la valeur d'usage dans la forme marchandise requiert que ce « double caractère » s'extériorise dans la forme valeur : d'une part en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur), d'autre part en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, c'est-à-dire comme purement matérielle, comme chose. Elle a donc perdu sa dimension sociale. D'autre part, l'argent se présente comme le lieu unique de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur et dur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la valeur de la marchandise même. La forme des rapports sociaux objectivés propre au capitalisme apparaît ainsi, au niveau de l'analyse de la marchandise, comme opposition entre l'argent en tant que l'abstrait et la nature matérielle en tant que le concret. Les rapports sociaux capitalistes me semblent trouver leur expression que dans la dimension abstraite : l'argent et les « lois » universelles, abstraites et extérieures.

Un des aspects du fétiche est donc que les rapports sociaux capitalistes ne se manifestent pas en tant que tels qui plus est, ils se présentent de façon antinomique, comme opposition de l'abstrait et du concret. Et comme les deux côtés de l'antinomie sont objectivés, chaque côté apparaît comme quasi naturel : le côté abstrait prend la forme de lois naturelles « objectives » et le côté concret apparaît comme nature purement matérielle. La structure des rapports sociaux aliénés propre au capitalisme a la forme d'une antinomie quasi naturelle dans laquelle le social et l'historique n'apparaissent plus.

Cette antinomie se retrouve dans l'opposition entre le mode de pensée positiviste et le mode de pensée romantique. La plupart des études critiques de la pensée fétichiste portent sur le premier côté de cette antinomie celui qui fait de l'abstrait une hypostase surhistorique — pensée dite positive et bourgeoise — et dissimule par-là le caractère social et historique des rapports existants. Dans cet essai, nous envisagerons l'autre côté, à savoir ces formes de romanticisme et de révolte qui, tout en se pensant comme antibourgeoises, font en réalité du concret une hypostase et restent donc prisonnières de l'antinomie des rapports sociaux capitalistes.

Les formes de la pensée anticapitaliste qui restent prisonnières de l'immédiateté de cette antinomie tendent à ne saisir le capitalisme que sous la forme des manifestations de sa dimension abstraite, ainsi l'argent comme « racine du mal », et à lui opposer positivement le côté concret existant comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement humain et qui se situerait prétendument en dehors de la spécificité de la société capitaliste. Ainsi le travail concret va être interprété — chez Proudhon par exemple — comme le moment non capitaliste par opposition au caractère abstrait de l'argent6. Le fait que le travail concret lui-même incarne les rapports sociaux capitalistes, qu'il en est informé matériellement, n'est pas perçu.

Avec l'évolution du capitalisme, de la forme capital et du fétiche de celle-ci, la naturalisation inhérente au fétichisme de la marchandise prend des dimensions nouvelles. De même que la forme marchandise, la forme capital est caractérisée par le rapport antinomique de l'abstrait et du concret, lesquels apparaissent tous les deux comme naturels. Mais la qualité du « naturel » est différente. À celle du fétiche marchandise est associée une relation en dernière instance harmonieuse entre des unités individuelles refermées sur elles-mêmes. (Ce modèle conceptuel sous-tend non seulement l'économie politique classique et les doctrines du droit naturel du XVIIIe siècle mais aussi le premier socialisme et l'anarchisme.)

Le capital dans sa forme processuelle est déterminé, selon Marx, comme valeur qui s'auto-valorise, comme l'incessante augmentation de la valeur par elle-même. Ce processus est à l'origine de cycles de production et de consomption, de création et de destruction. Le capital apparaît, aux différents niveaux de son cheminement en spirale, tantôt sous la forme de l'argent tantôt sous la forme de marchandises : il n'a pas de forme accomplie el définitive. Le capital apparaît comme processus purement abstrait. Sa dimension concrète change pareillement. Les travaux individuels cessent de constituer des unités refermées sur elles-mêmes. Ils deviennent de plus en plus les composantes d'un système dynamique plus vaste qui englobe l'homme ainsi que la machine et dont la finalité est la production pour la production. Le tout est plus grand que la somme des individus qui le constituent et sa finalité leur est extérieure. La forme-capital des rapports sociaux a un caractère quasi organique, processuel, aveugle.

La naturalisation des rapports sociaux inhérente au fétiche est de plus en plus interprétée en termes biologiques. La vision mécaniste du monde propre au XVIIe el au XVIIIe siècle perd du terrain. Délaissant la mécanique statique, le fétiche prend la forme de processus organiques. Cela se traduit, par exemple, par la prolifération de formes de pensée telles que la théorie organiciste de l'État, mais aussi par l'importance croissante des théories raciales et du darwinisme social à la fin du XIXe siècle.

De même que le processus historique, la société est de plus en plus comprise en termes biologiques. Nous n'entendons pourtant pas développer ici cet aspect du fétiche capital. Ce qui nous importe ce sont les manières de percevoir le capital qui en résultent. Comme nous l'avons déjà mentionné, le « double caractère », au niveau de l'analyse de la marchandise, fait apparaître le travail comme mode d'activité ontologique et non comme activité matériellement informée par les rapports sociaux ; il présente la marchandise comme une chose purement matérielle et non comme une objectivation des rapports sociaux médiatisés. Au niveau logique du capital, le double caractère (procès de travail et procès de valorisation) fait apparaître la production industrielle comme un processus exclusivement créateur, matériel, séparable du capital. Le concret se manifeste à présent comme organique. Ainsi le capital industriel peut apparaître comme descendant direct du travail artisanal et « naturel », comme « organiquement enraciné », par opposition au capital financier « cosmopolite » et « parasite ». L'organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale ; l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race.

Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. Dans cette perspective, l'idéologie biologiste qui au capitalisme (tel qu'il apparaît) oppose la dimension concrète (laquelle n'est que l'autre face de ce même capitalisme), la qualifiant de « naturelle » et « saine », ne se trouve pas en contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de sa technologie toutes les deux se tiennent en effet du côté « matériel » de l'antinomie.

Cela est habituellement mal compris. Comme par Norman Mailer qui, défendant le néo-romanticisme (et le sexisme), écrit dans son livre The Prisoners of Sex que Hitler, s'il a parlé de sang, a cependant construit la machine. Ce qui reste incompris c'est que, dans un « anticapitalisme » fétichisé de cette espèce, tant le sang que la machine sont considérés comme principe concret opposé à l'abstrait.

L'affirmation de la « nature », du sang, du sol, du travail concret, de la communauté s'accorde sans problème ave la glorification de la technologie et du capital industrie On ne saurait traiter ces modes de pensée d'anachronique ni voir en eux l'expression d'une non-contemporanéité historique, pas plus que la montée des théories raciales vers la fin du XIXe siècle n'est à interpréter comme un atavisme Historiquement, ce sont des formes de pensée nouvelles non la renaissance d'une forme antérieure. Elles n'apparaissent comme ataviques ou anachroniques que parc qu'elles mettent l'accent sur la nature biologique. Cela fa cependant partie intégrante du fétiche, lequel fait apparaître le « naturel » comme l'« essence » ou l'« originel », et l'évolution historique comme l'« artificiel ». De telles formes de pensée accompagnent l'évolution du capitalisme industriel. Elles sont l'expression de ce fétiche antinomique qui engendre l'idée selon laquelle le concret est « naturel », et présente donc la « nature » sociale de manière à ce qu'elle soit perçue comme biologique. Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l'abstrait phénoménal c'est affirmer une forme d'« anticapitalisme » qui tente de surmonter l'ordre social existant à partir d'un point de vue qui lui est immanent. Dans la mesure où ce point de vue se situe dans la dimension concrète, cette idéologie tend à une forme plus concrète et plus organisée de la synthèse sociale capitaliste. Cette forme d'anticapitalisme ne se retourne avec nostalgie vers le passé qu'en apparence ; expression du fétiche capital, elle tend en réalité vers l'avenir. Elle surgit lors du passage du capitalisme libéral au capitalisme industriel bureaucratique et devient virulente dans une situation de crise structurelle7.

Cette forme d'« anticapitalisme » repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. L'abstrait et le concret ne sont pas saisis, dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait — du côté de la valeur — suppose la suppression pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celle de chacun de ses termes. Au lieu de cela, on ne rencontre qu'une attaque unilatérale contre la raison abstraite, le droit abstrait et, à un autre niveau, contre le capital argent et le capital financier. En ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la position libérale. Le libéralisme ne met pas en cause la domination de l'abstrait ; il ne fait pas la différence entre la raison critique et la raison positive.

L'attaque « anticapitaliste » ne se contente pas cependant de combattre l'abstrait en tant qu'abstrait. Car le côté abstrait apparaît lui-même comme objectivé. Au niveau du fétiche capital, ce n'est pas seulement le côté concret de l'antinomie qui va être naturalisé et biologisé mais aussi le côté abstrait, lequel est alors perçu sous la figure du juif. Ainsi l'opposition du concret matériel et de l'abstrait, du « naturel » et de l'« artificiel », se mue en opposition raciale entre l'Aryen et le Juif. L'antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l'abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en judaïsme international.

Selon notre interprétation, les juifs n'étaient pas seulement identifiés à l'argent, c'est-à-dire à la sphère de la circulation, mais au capitalisme en général. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension du capitalisme tous les aspects concrets tels que l'industrie et la technologie. Le capitalisme n'apparaissait plus que comme l'abstrait, lequel était rendu responsable de toute la série de transformations sociales et culturelles concrètes qui accompagnent l'industrialisation rapide. Les juifs n'étaient pas seulement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe), mais devenaient bien plutôt les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et infiniment puissante du capital.

Si certaines formes du mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n'est pas que les juifs aient été consciemment identifiés à la dimension de la valeur, mais parce que, dans l'opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d'une manière telle qu'il engendre cette identification. C'est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a pris la forme d'une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs8.

III

Nous avons mis en évidence le lien intime entre cette sorte d'« anticapitalisme » qui a influencé le national-socialisme et l'antisémitisme. Reste à savoir pourquoi l'interprétation biologique du côté abstrait du capitalisme s'est focalisée sur les juifs.

À l'intérieur du contexte européen, ce « choix » ne fut nullement le fait du hasard. Aucun autre groupe n'aurait pu remplacer les juifs. À cela, les raisons sont multiples. La longue histoire de l'antisémitisme en Europe et l'association Juif = Argent qui lui est associée sont bien connues. L'expansion rapide du capital industriel au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle coïncida avec l'émancipation politique et sociale des juifs au centre de l'Europe. Le nombre de juifs dans les universités, les professions libérales, le journalisme, les Beaux-arts et le commerce de détail ne cessait de croître. Ils furent rapidement absorbés dans la société civile, en particulier dans les sphères et dans les professions en expansion, celles qui correspondaient à la forme que la société était en train d'adopter.

On pourrait mentionner encore beaucoup d'autres facteurs. Arrêtons-nous sur l'un d'entre eux. De même que la marchandise, en tant que forme sociale, exprime son « double caractère » en s'extériorisant dans l'opposition de l'abstrait (argent) et du concret (marchandise), de même la société bourgeoise est caractérisée par la séparation de l'État (politique) et de la société (civile). Quant à l'individu, cette séparation se présente comme séparation du citoyen et de la personne (privée). En tant que citoyen, l'individu est abstrait. Cela s'exprime par exemple dans l'idée de l'égalité de tous devant la loi (abstraite) — du moins en théorie — ou par la revendication « one man, one vote  ». En tant que personne (privée), l'individu est concret et inscrit dans des rapports de classes réels qui sont considérés comme « privés » ; ces rapports de classes relèvent de la société civile (par opposition à l'État) et ne sont donc pas censés trouver d'expression politique.

En Europe cependant, l'idée selon laquelle la nation est un être purement politique extrait, par abstraction, de la substantialité de la société civile ne passa jamais entièrement dans les faits. En Europe, la nation n'était pas seulement une entité politique, elle était aussi déterminée concrètement, par une langue, une histoire, des traditions, une religion communes. En ce sens, les juifs furent le seul groupe qui, suite à son émancipation politique, réalisa la citoyenneté dans sa détermination d'abstraction purement politique. Ils étaient citoyens français ou allemands, mais pas de vrais Français, pas de vrais Allemands. Ils appartenaient abstraitement à la nation, mais rarement concrètement. De plus, on trouvait des citoyens juifs dans la plupart des pays européens.

Cette réalité de l'abstraction, qui ne caractérise pas seulement la dimension de la valeur dans son immédiateté mais aussi médiatement l'État bourgeois et le droit, fut identifiée aux juifs. À une époque où le concret était exalté par opposition à l'abstrait, au « capitalisme » et à l'État bourgeois, cette identification engendra une association fatale : les juifs furent perçus comme déracinés, cosmopolites, abstraits.

IV

L'antisémitisme moderne est donc une forme particulièrement nocive du fétiche. Son pouvoir et le danger qu'il présente réside en ce qu'il propose une vision globale du monde qui semble expliquer certaines formes d'insatisfaction anticapitaliste et leur permet de s'exprimer politiquement. Au lieu de s'attaquer au capitalisme lui-même, l'antisémitisme moderne ne s'attaque qu'à la soi-disant personnification de celui-là. Comprendre l'antisémitisme dans ces termes permet d'interpréter un moment essentiel du nazisme comme un anticapitalisme tronqué. Si sa caractéristique est la haine de l'abstrait, l'antisémitisme, en faisant du concret existant une hypostase, se fixe une mission qui, quoique cruelle et bornée, n'est, elle, pas forcément animée par la haine, à savoir délivrer le monde de la source de tous les maux en anéantissant les juifs.

L'extermination du judaïsme européen nous signale qu'il serait trop simple de définir le nazisme comme un mouvement de masse aux tonalités anticapitalistes, qui, après avoir atteint son but et pris la forme du pouvoir d'État, se serait dépouillé de cette nuance idéologique lors du putsch contre Röhm en 1934. D'une part, les formes idéologiques ne sont pas de simples manipulations de la conscience. D'autre part, une telle conception méconnaît l'essence de l'« anticapitalisme » des nazis et ignore à quel point une vision antisémite du monde lui est intrinsèquement liée. Auschwitz illustre ce lien. Il est vrai qu'en 1934 les nazis ont renoncé à l'« anticapitalisme » quelque peu concret et plébéien de la SA ; mais ils n'ont pas renoncé à l'attitude fondamentale de l'antisémitisme — le « savoir » que la source de tous les maux est l'abstrait, le Juif.

Voici les conséquences qui en découlent. L'usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d'une production de biens. C'est en tant que support nécessaire de l'abstrait que le concret est produit. Contrairement à ce qu'on croit, les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine ; il faut plutôt y voir la négation «  anticapitaliste » grotesque, aryenne, de celle-ci. Auschwitz était une usine à « détruire la valeur », à détruire les personnifications de l'abstrait. Son organisation était celle d'un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l'abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consistait à déshumaniser les juifs, c'est-à-dire à leur arracher le « masque » de l'humanité pour les montrer tels qu'« ils sont réellement », des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consistait à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, mais aussi à tenter de récupérer les derniers restes de la « valeur d'usage » matérielle et concrète, les vêtements, l'or, les cheveux, le savon.

Auschwitz — et non pas la « prise du pouvoir » en 1933 — fut la véritable « révolution allemande », la véritable « transformation » apparente non seulement d'un ordre politique, mais de la formation sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l'abstrait. Ce faisant, les nazis se sont « libérés » eux-mêmes de l'humanité.

Militairement, les nazis ont perdu la guerre contre l'Union soviétique, contre les États-Unis et contre la Grande-Bretagne. Ils ont gagné leur guerre, leur « révolution » contre les juifs d'Europe. Ils n'ont pas seulement réussi à assassiner six millions d'enfants, de femmes et d'hommes juifs. Ils ont réussi à détruire une culture — une culture très ancienne —, celle du judaïsme européen. Cette culture était caractérisée par une tradition qui réunissait en elle une tension compliquée entre la particularité et l'universalité. Tension intérieure qui se doublait d'une tension extérieure, dans la relation des juifs à leur environnement chrétien. Jamais les juifs ne furent partie intégrante des sociétés qui les englobaient et dans lesquelles ils vivaient ; jamais non plus ils ne se trouvaient entièrement à l'extérieur de ces sociétés. Cela avait souvent pour les juifs des conséquences funestes, mais parfois très fructueuses. Dans la foulée de l'émancipation, cette tension s'est sédimentée chez la plupart des individus juifs. Dans la tradition juive, la résolution ultime de cette tension du particulier et de l'universel est une fonction du temps, de l'histoire — l'avènement du Messie. Mais peut-être que, face à la sécularisation et à l'assimilation, le judaïsme européen aurait renoncé à cette tension. Peut-être que cette culture aurait peu à peu disparu en tant que tradition vivante avant que la résolution du particulier et de l'universel ne se fût réalisée. Cette question demeurera à jamais sans réponse.

 

Traduit de l'allemand par Laure Ballandier et Bodo Schulze

 

Notes

* Je voudrais remercier Barbara Brick, Dan Diner et Jeffrey Herf, pour les discussions et leur critique.

* L'original de cet essai est paru sous le titre « Anti-Semitism and National Socialism », in Anson Rabinbach et Jack Zipes (dir.), Germans and Jews since the Holocaust, New York-London, Holmes & Meier, 1986, pp. 302-314. La base de notre traduction est la version allemande, qui diffère légèrement, parue, sous le titre « Logik des Antisemitismus » in Dan Diner (dir.), Zivilisationsbruch. Denken nach Auschwitz, Francfort/M, Fischer, 1988, pp. 242-254. Toutefois, quand l'original nous a semblé plus clair ou plus explicite, nous nous y sommes reportés (NdT).

1 – La seule tentative récente, dans les médias ouest-allemands, pour déterminer qualitativement l'anéantissement des juifs par les nazis a été faite par Jürgen Thorwald dans le Spiegel du 5 février 1979.

2 – Voir par exemple : Norman Cohn, Histoire d'un mythe. La « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion, Paris, Gallimard, 1967.

3 – Max Horkheimer, « Die Juden in Europa » dans Zeitschrift für Sozialforschung, VIII (1939), Munich, dtv, pp. 115-137.

4 – George L. Mosse, The Crisis of German Ideology. Intellectual Origins of the Third Reich, New York, Grosset and Dunlap, 1964.

5 – La critique de Marx comprend une théorie de la connaissance qui traverse tout le Capital mais qui n'est explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. Ses catégories doivent être comprises comme les formes par lesquelles s'expriment les rapports sociaux spécifiques réifiés ainsi que les modes de pensée qui leur correspondent. Une telle approche diffère essentiellement du principal courant de la tradition marx-iste, laquelle conçoit ces catégories comme déterminations d'une « base économique » et comprend la pensée comme phénomène de la superstructure, dérivé d'intérêts et de besoins de classes. Celle forme de fonctionnalisme ne peut, comme nous l'avons déjà dit, expliquer adéquatement le caractère non fonctionnel de l'anéantissement des juifs. Pour le dire d'une manière plus générale, elle ne peut expliquer la raison pour laquelle une forme de pensée déterminée — laquelle peut bien servir l'intérêt de certaines classes ou d'autres groupes sociaux — a ce contenu-là et pas un autre. La même chose vaut pour l'idée sortie des Lumières selon laquelle l'idéologie (et la religion) serait le résultat d'une manipulation délibérée. Pour se propager, une idéologie déterminée doit posséder une résonance dont l'origine est à expliquer. D'autre part, l'approche des marx-iens développée par Lukács, l'École de Francfort et Sohn-Rethel s'oppose aux réactions unilatérales exercées à rencontre du marxisme traditionnel, réactions qui ont renoncé à toute tentative sérieuse d'explication historique des formes de pensée et qui rejettent toute approche dans ce sens comme « réductionnisme ».

6 – Proudhon, qui dans cette perspective peut être considéré comme un des précurseurs théoriques de l'antisémitisme moderne, pensait donc que l'abolition de l'argent — de la médiation phénoménale — suffirait à abolir les rapports capitalistes. Mais le trait caractéristique du capitalisme, c'est que les rapports sociaux y sont médiatisés d'une manière telle qu'ils s'objectivent en des formes catégorielles dont l'argent est une expression et non pas la cause. Proudhon a donc confondu la forme phénoménale du capitalisme — l'argent en tant qu'objectivation de l'abstrait — avec l'essence de celui-là.

7 – Les théories qui présentent le national-socialisme comme « antimoderne » ou « irrationnel » n'expliquent pas l'interaction de ces deux moments. La notion d'« irrationalisme » méconnaît le « rationalisme » subsistant néanmoins dans le national-socialisme et ne peut donc expliquer le rapport positif qu'une idéologie « irrationaliste » et « biologique » entretient avec la ratio de la technologie et de l'industrie. La notion d'« antimoderne » fait l'impasse sur les aspects très modernes du national-socialisme et ne peut rendre compte des raisons pour lesquelles il ne s'attaque qu'à certains des aspects de la « modernité » et en épargne d'autres. Ces deux analyses sont unilatérales et ne font que représenter l'autre côté, le côté abstrait de l'antinomie, décrite plus haut. Analyses non critiques, elles tendent à défendre la « modernité » et la « rationalité » non fascistes subsistantes. Aussi permettent-elles à une autre sorte de critique unilatérale (cette fois de gauche) de se développer, comme celles de Foucault ou de Glucksmann, qui ne comprennent la civilisation capitaliste moderne que comme abstraite. Non seulement toutes ces approches n'apportent rien à une théorie du national-socialisme, laquelle doit fournir une explication adéquate de l'union du « sang » et de la « machine » ; mais encore sont-elles incapables de démontrer que les deux pôles de l'opposition entre concret et abstrait, entre raison positive et irrationalisme ne constituent nullement les limites d'un choix indépassable, mais qu'ils sont liés entre eux comme les expressions antinomiques des formes phénoménales duelles d'une seule et même essence, la formation sociale capitaliste. En ce sens, La Destruction de la raison, écrit par Lukács sous le choc de la brutalité indicible des nazis, témoigne d'une régression par rapport aux vues critiques sur les antinomies de la pensée bourgeoise qu'il avait développées dans Histoire et Conscience de classe vingt-cinq ans auparavant. Ainsi de telles approches entretiennent-elles l'antinomie au lieu de la surmonter.

8 – Pour répondre à la question de savoir pourquoi l'antisémitisme moderne a atteint des niveaux si différents d'un pays à l'autre, et pourquoi il est devenu hégémonique en Allemagne, il faudrait replacer l'argumentation développée plus haut dans le contexte social et historique de chaque pays. En ce qui concerne l'Allemagne, il faudrait reconsidérer son développement industriel particulièrement rapide et les considérables transformations sociales qu'il a engendrées, l'absence d'une révolution bourgeoise qui l'aurait précédé, ainsi que celle des valeurs libérales et de la culture politique liées à celle-ci. L'histoire de la France, de l'affaire Dreyfus au régime de Vichy, semble cependant démontrer qu'une révolution bourgeoise antérieure à l'industrialisation ne constitue pas une « immunisation » suffisante contre l'antisémitisme moderne. D'autre part, l'antisémitisme moderne n'était pas très répandu en Grande-Bretagne, quoique les théories raciales et le darwinisme social y aient été aussi développés que sur le continent. Une des différences pourrait résider dans le degré d'abstraction sociale atteint par la domination avant l'industrialisation. Sous cet angle, le degré de socialisation de la France se situerait entre celui de la Grande-Bretagne et celui de la Prusse par exemple. La France serait caractérisée par une forme de « double domination », celle de la marchandise et celle de la bureaucratie d'État. Si marchandise et bureaucratie d'État sont toutes deux des formes de rationalité, elles se distinguent cependant par le degré d'abstraction de leur domination respective. Il semble y avoir un rapport entre la concentration institutionnelle de la domination concrète dans le premier capitalisme (bureaucratie d'État, Église, armée et police comprise) et la tendance ultérieure à percevoir la domination abstraite du capital non seulement comme menaçante, mais aussi comme mystérieuse et étrangère.