Interventions #3
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The show must go on !

Le statut originel des intermittents correspond exactement au mode de régulation fordiste des rapports sociaux et plus particulièrement à la conception du chômage qu’il induit. Un chômage considéré comme un temps d’activité non pas parce qu’il correspondrait à un travail concret réel, mais parce qu’il fait partie du processus global de travail abstrait. C’est en cela qu’il continue donc à être rétribué, non pas en tant que salaire direct et privé (un salaire lié au travail d’un individu déterminé), mais en tant que salaire social. La remise en cause de ce statut, aujourd’hui, se situe dans une perspective plus large qui cherche toujours plus vainement à déterminer ce qui est travail de ce qui ne l’est pas, ce qui conduit à faire la chasse au non travail dans le temps de travail… tout en disant contradictoirement, que tout est travail et qu’il faut « revaloriser le travail » !

Dans la lutte actuelle des intermittents contre l’abandon du système d’indemnisation de leur chômage périodique, il y a eu une assez grande unité pour s’opposer au nouveau projet de l’État, même si les techniciens semblent avoir été plus actifs que les artistes, les acteurs du « spectacle vivant » plus que ceux du spectacle enregistré, les intervenants des petites compagnies plus que ceux des grandes entreprises de production.

Si, lors du mouvement du printemps dernier contre la réforme des retraites, le fait d’envisager le boycott du bac a pu parfois faire dire que les enseignants allaient scier la branche sur laquelle ils sont assis, cela a immédiatement été la phrase choc reprise par tous les commentateurs, qu’ils appartiennent aux médias ou au public, à l’égard des méthodes prises par la lutte des intermittents du spectacle. Mais au-delà de son caractère défaitiste, cette réaction communément partagée exprimait aussi une limite politique du mode d’action des intermittents. Transformer leur pratique de manière à supprimer le spectacle, ce à quoi se réduit l’art aujourd’hui, est une aspiration qui aurait pu se manifester dans les assemblées du mouvement. Cela aurait d’autant plus pu se faire que nombre d’activistes appartenaient à ces troupes de rues qui échappent au ronron culturel. Or, si la grève a souvent pris un tour d’automutilation c’est qu’elle n’a jamais exprimé cette critique de l’activité en tant que telle ni la dépendance qu’instaure automatiquement l’existence de spectateurs-consommateurs. Ce qui était visé n’était donc pas l’abolition du spectacle comme activité humaine séparée, mais sa suspension. De même que les enseignants les plus radicaux partisans de l’annulation du bac se sont heurtés au front majoritaire de la raison d’État et de sa morale de préservation de l’Éducation nationale et de « la valeur des diplômes », les intermittents ont fait une fois de plus l’expérience qu’il n’est pas possible de rallier le « public » aux revendications et aux actions, sans dissoudre l’existence même du spectacle, sans casser des fonctions et des rôles déterminés. Face à des réactions comme : « Amusez-nous et fermez votre gueule »1 qui signalent une non reconnaissance de l’artiste en tant qu’individu humain, celui-ci peut alors répondre, plus ou moins consciemment : si vous me refusez cette reconnaissance, vous n’aurez pas accès à mon art. Tout le monde reste alors dans la séparation originelle, celle du contrat d’échange entre vendeur et acheteur, créateur et consommateur.

Les formes autres que la grève, plus ludiques, comme celles inventées au festival de théâtre de rue d’Aurillac : prise en otage fictive du directeur et occupation du bureau de presse, chaînes de caddies à travers la ville, cris quotidiens de refus, aisés à qui professionnellement mime et feint, perdent du même coup leur impact symbolique ; en jouant les actions décisives au lieu de les réaliser, les gens de scène continuent à faire leur métier, celui du leurre et du simulacre. Certes de telles animations sauvages ont contenté de nombreux télésympathisants, mais elles détournaient de l’effort collectif pour approfondir l’activité critique en vue d’un monde sans spectacle. Par cet écart entre idée et représentation, les intermittents nient la dimension politique de leur mouvement.

Comme nous l’avons dit, le statut des intermittents est un sous-ensemble de l’ancien mode de régulation qui a fait de toute activité un travail débouchant sur une production (et peu importe qu’elle soit matérielle ou pas). L’artiste ou le travailleur du spectacle entre alors dans un système qui l’inclut dans le salariat général avec tous les avantages afférents (sécurité sociale, allocations-chômage, etc.). Ce fait n’est pas sans influer sur la couleur politique des gens du spectacle (majoritairement des « degôche »). Ce statut de travailleur-producteur du spectacle peut être considéré comme un modèle de fordisme puisque les périodes de chômage sont comme inscrites naturellement dans son activité globale. Cette conception qui conçoit le chômage comme une période courte et transitoire entre deux périodes d’emploi est celle de l’État et de la statistique officielle, celle de l’idéologie économique. Elle présuppose que perdure encore la centralité du travail vivant dans l’essor de la « domination réelle » du capital.

Il n’en est plus de même aujourd’hui avec l’achèvement de cette domination réelle qui voit valeur et travail vivant se dissocier (ce que nous désignons par la tendance à la valeur sans le travail) dans une phase où se sont les dispositifs technologiques, les réseaux et la puissance de l’information, de la communication et de la « gestion des compétences » qui sont au centre du processus de valorisation et non plus le travail vivant. La discussion pour savoir ce qui, désormais, relèverait de la production et du travail matériel (logistique du spectacle et techniciens) effectués dans un temps de travail clairement quantifiable, de ce qui relèverait d’une production immatérielle difficilement mesurable en terme de temps de travail de type industriel, s’avère casuistique car nous ne sommes plus dans la même situation. Nous sommes passés du temps des « artistes » au temps des « intervenants du spectacle » et la croissance de leur nombre a été exponentielle. Mais cette gestion généralisée de « l’intervention culturelle » doit maintenant se réaliser sans le soutien de l’État providence et de ses dispositifs de régulation ; elle repose sur une mise en concurrence et une rationalisation des subventions sur un marché où l’État intervient de plus en plus comme un entrepreneur en spectacles au même type que les grosses « boîtes de production » privées. Ceux qui se définissent encore comme « artistes » et comme « créateurs » n’ont alors plus de place dans un monde qui a tout réduit au travail et a donc engendré une « production culturelle » et son cortège de « fonctionnaires » qui ont longtemps rêvé du statut de leurs confrères des pays staliniens. Ils n’ont même plus la ressource de se situer « en marge », de se dire « maudit » comme c’était le cas dans la société bourgeoise. Des questions comme : L’art doit-il changer la vie ? Un art subversif est-il encore possible ? Doit-on, en tant qu’artiste, aspirer à (ne) vivre (que) de son art ou doit-on admettre, ce qui va dans le sens d’une démocratisation de celui-ci – idéalement accessible à tous – que ce genre d’activité ne peut être exclusif d’autres, plus rémunératrices ? « L’art pour rien » comme disait un poète. Toutes ces questions semblent d’un autre temps.

C’est pourtant se méprendre que de chercher à extraire « les créations » de l’équivalence généralisée dans laquelle sont englobées leurs produits ou bien encore de tenter de « purifier » les productions culturelles comme s’il s’agissait de les sauver. Il n’y a pas plus à sauver de culturel qu’il n’y a à sauver de valeur d’usage2 de n’importe quelle marchandise du circuit économique. Elles sont englobées dans le système de reproduction capitaliste et sont maintenant directement des opérations de création de … valeur.

Pour avoir le droit de rentrer dans le dispositif instauré par la réforme, le « travailleur du spectacle » doit alors auto-valoriser sa « ressource humaine » avant même de travailler. C’est ce qui explique qu’elle ne lui sera pas payée et que le nouveau projet fasse la chasse au faux temps de travail. C’est une situation que connaissent bien aujourd’hui, les nouveaux rentrants sur le marché du travail, quel que soit leur secteur professionnel. D’autre part, les grands spectacles sont de moins en moins consommateurs de force de travail : les effets spéciaux au cinéma remplacent maintenant les milliers de figurants hollywoodiens d’autrefois. Là encore il y a domination du capital fixe sur le travail vivant et substitution de l’un à l’autre. La contradiction est évidente : la croissance des productions culturelles engendre, dans le cadre d’un statut protégé, la croissance des travailleurs du culturel, mais la flexibilité intrinsèque de ces productions aboutit au développement d’une force de travail presque exclusivement intermittente qui représente une sorte de caricature de ce qui pourrait arriver dans les autres secteurs si la précarité se généralisait3. Comme dans les secteurs plus traditionnels de l’industrie, il s’agit alors de dégraisser, de chasser le faux travail (les faux artistes donc) qui s’abrite derrière des lois trop protectrices. Dans une perspective de dépassement, il ne s’agit pas de dénoncer cela d’un point de vue moral (tricherie, fraude, imposture). Ce serait encore se rattacher à l’idéologie du vrai travail, du travail bien fait, de la vraie création4. Toute chose que le capital a renvoyée aux poubelles de l’histoire. Il ne s’agit pas non plus5 de remplacer l’ancienne fierté ouvrière pour le métier par une nouvelle fierté de l’intermittent pour l’auto-valorisation !6

Il nous faut plutôt renouer le fil historique avec les anciens mouvements de critique de l’art séparé7 et de la culture autonomisée pour les repenser dans l’époque de la reproduction technique8.

Notes

1 – Entendu au festival de Cahors de cet été.

2 – Après avoir très justement critiqué des rapports sociaux qui produisent de plus en plus de surnuméraires, « d’hommes en trop » et contesté un utilitarisme qui détermine nos « besoins » et les « utilités », la Déclaration du Collectif 53 se termine malheureusement par une apologie de la valeur d’usage du produit artistique, qu’il faudrait défendre contre une valeur d’échange déterminée par les requins de la finance !

3 – Dans son livre, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, (Seuil, 2003), P.-M. Menger décrit cette forte potentialité sociale du modèle des intermittents en ces termes : « Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain et plus exposé aux risques de concurrence individuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles ; (tout se passe comme si) l’art était devenu un principe de fermentation du capitalisme ». Si la description du processus reste judicieuse, nous ne partageons pas son interprétation qui voit dans cette « fermentation » des enzymes finalement positifs parce que créateurs « d’autonomie » et vecteurs de « créativité »… ces deux opérateurs majeurs de la société capitalisée ! Opérateurs toujours plus actifs tant qu’un mouvement historique ne viendra pas dialectiser ces tendances de façon à en faire des armes de la critique.

4 – C’est le sens des interventions que Chéreau, Mnouchkine, Bartabas et d’autres célébrités ont faites dans le conflit : ils ont présenté la position des « professionnels » et celle de la défense du « métier ». La nouvelle loi permettrait finalement de désengorger un secteur dans lequel sévit la même déqualification que dans les secteurs plus traditionnels de l’activité économique.

5 – Comme le fait Valérie Marange dans son article « Le monadisme affirmatif dans le mouvement des intermittents » pour le numéro de la revue Vacarme consacré au mouvement.

6 – C’est pourtant ce que prône M. Lazzarato dans son article : « L’intermittence et la puissance de métamorphose » (publié dans L’Intermutin) où après avoir justement remarqué que « la gauche et les syndicats s’acharnent à défendre l’existant que nous ne sommes déjà plus alors que le capitalisme exploite ce que nous sommes en train de devenir en nous séparant de ce que nous pouvons », énonce ensuite que l’intermittence est un modèle de précarité créatrice et une nouvelle base de lutte ! La critique sombre dans la pensée affirmative et l’immanence.

7 – Dadaïsme, surréalisme, lettrisme et situationnisme.

8Cf. Les écrits sur l’art d’Adorno et Benjamin.

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