Fin de parcours…
Continuité et discontinuité
Comme nous l’avons dit dans de précédentes brochures, la lutte autour des retraites, comme le mouvement des Gilets jaunes d’ailleurs ou encore des luttes contre les grands projets, marque un retour embarrassant de la « question sociale », à l’heure où les « problèmes de société » sont posés par les pouvoirs en place, les médias et certains groupes d’opinion comme les questions les plus urgentes à résoudre. Mais cette réapparition s’effectue sous des formes nouvelles et plus variées que nous énumérions au début de la brochure « La protestation en cours sur les retraites ». Mais contrairement à ce que pensent certains, ces diverses protestations ou mouvements ne constituent pas des « séquences » (un mot qui semble faire mode actuellement) d’un processus linéaire qui irait unilatéralement vers un toujours plus : toujours plus d’exploitation et de domination sur les humains et la nature, toujours plus de répression, mais aussi toujours plus de « résistants » d’une part ; et vers toujours moins de l’autre : moins de droits, moins de progrès, moins d’égalité… à un tel point qu’effectivement, s’il en était ainsi, on pourrait se demander ce qui fait tenir quand même un tel « système » apocalyptique. La réponse consistant à ne voir dans cette situation que la conséquence d’un pouvoir qui ne s’appuierait que sur la force des baïonnettes (« l’État policier ») nous paraît très pauvre politiquement. En effet, elle s’affirme au risque de ne pas tenir compte des situations concrètes et des différences de traitement de la part du pouvoir. Ainsi, la répression envers les Gilets jaunes ou aux grandes bassines dans les Deux-Sèvres n’a pas d’équivalent dans le conflit des retraites et il ne faut pas être grand clerc pour comprendre pourquoi. Les enjeux y sont beaucoup plus importants pour le salut et la reproduction du rapport social capitaliste. De part et d’autre, il y a des va-et-vient entre continuité et discontinuité qui constituent une des caractéristiques de la dynamique du capital. Nous l’avons dit à de nombreuses reprises ; pour nous, il n’y a pas un « plan » du capital parce qu’il y a des conflits entre fractions du capital et que ces conflits prédominent aujourd’hui par rapport à l’antagonisme capital/travail qui rythmait jusque-là les luttes de classes.
Ce mouvement de va-et-vient concerne aussi bien les transformations du capital stricto sensu que celles concernant les rapports à la nature et la forme de l’État.
De la forme État
Prenons pour point de départ comment Henri Lefebvre définissait l’État : une « forme de formes » ; c’est-à-dire comme puissance à donner forme à des forces, des mouvements, des idéologies, si ce n’est contradictoires, du moins antagonistes.
Dans cette hypothèse, on pourrait dire que deux formes sont en conflit dans le moment politique actuel : la forme syndicat associée à une forme opposition parlementaire d’une part et la forme exécutive gouvernement/législation/État-nation d’autre part. Dès le départ, cet antagonisme entre ces deux formes a englobé toutes les interventions politiques et idéologiques en jeu sur le sujet des retraites dans la mesure où il ne remettait pas au centre la question du travail en général. De ce fait, parler d’antagonisme est exagéré puisque la dimension de refus du travail qui s’exprimait ici et là, surtout à travers les références à la « pénibilité » est restée circonscrite à des revendications autour de cette « pénibilité » certes, mais non pour y remédier, mais pour la négocier au sein de la réforme des retraites comme si l’objectif était de recréer de nouveaux « régimes spéciaux » en lieu et place des anciens dont on annonce la suppression progressive.
Il n’y a donc pas à s’étonner que depuis le début de l’épisode, l’opposition à la loi sur les retraites est restée marquée par la forme syndicat (l’intersyndicale) et donc par un conflit qui reste dans la sphère politique strictement légale/légaliste. Avec la forme syndicat, l’État sait qu’il a un interlocuteur (même si temporairement il se refuse au dialogue) et c’est cette détermination qui pèse et conforme toute la conflictualité actuelle avec un antagonisme tout relatif qui se reporte sur la forme politico-juridique comme on a pu le voir avec l’article 49.3, l’espérance en une décision favorable de la part du Conseil constitutionnel et en contrepoint la haine qui se développe contre Macron, Darmanin et sa police. Comme à l’habitude, depuis ce que nous avons appelé la « révolution du capital », la CFDT était la mieux à même d’appréhender le cadre d’un enjeu bien délimité si ce n’est limité dès l’origine en inversant l’ancienne position léniniste du syndicat comme courroie de transmission vers le parti ; une stratégie dont la CGT ne sait plus quoi faire aujourd’hui que le parti est devenu un parti croupion. Pas de risque de « trahison » des syndicats par rapport à leur « base » puisqu’ils ont rapidement pris la température en raison d’un niveau de grévistes faible et fluctuant, mais pas non plus de risque de débordement de la part de cette même « base », la situation sur le terrain ayant vite révélé que les syndicats ne constituaient plus l’arrière-garde de la lutte, parce qu’ils freinaient eux-mêmes pour ne pas se trouver à l’avant-garde malgré eux. À preuve, parmi d’autres, des slogans de grèves reconductibles avancés par un syndicat Solidaires dont il ne s’agit pas de nier que certains de ses membres sont sincèrement « mouvementistes », mais qui sont restés lettre morte parce qu’avancés comme une recette miracle, sans analyse raisonnable de l’état de la mobilisation et du rapport de forces. Cette ritualisation de formes nouvelles (il en est de même du « blocage »), éprouvées précédemment et ailleurs, cachait mal l’impossibilité d’une grève générale qui aurait intégré à la fois extension des grèves reconductibles et blocages intensifs effectifs empêchant les réquisitions par un pouvoir restant finalement assez sûr de lui-même.
Par contraste, on se souvient que dans l’évènement Gilets jaunes, l’État fut un temps quelque peu désorienté, car rien ni personne dans le mouvement ne pouvait constituer un interlocuteur (un « représentant crédible ») pour l’État, pour les partis politiques, pour les syndicats, pour les médias, etc. D’où, par rapport aux pouvoirs d’État, le grand écart entre l’actuel mouvement et celui des Gilets jaunes. Les principaux lieux d’exercice du pouvoir d’État ont été attaqués par les Gilets jaunes : un ministère, les préfectures, les permanences des élus, les journalistes et les chaînes médias, etc.
Rien de tel avec le mouvement actuel en raison de cette détermination étatiste/antiétatiste des manifestations. On ne voit pas les syndicats et leurs services d’ordre (faibles) entraîner des manifestants à l’attaque d’une préfecture ! Et pour cause : au moins depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, la forme syndicat constitue une puissante composante de la gestion étatique des rapports sociaux, même si en France elle maintient une dimension contestataire que l’on ne retrouve guère dans les autres pays européens. Dans cette mesure, même affaiblis aussi bien en nombre qu’en représentativité, ils perdurent comme forme plus que comme force. Ainsi, ils se sont refait une virginité et même une santé en occupant une place d’opposition que ni les partis politiques, ni les groupes gauchistes, ni diverses tentatives de coordinations de base n’ont été en mesure d’occuper. Une situation qui, progressivement, a conduit à considérer l’occupation de la rue (ou auparavant des ronds-points) comme la seule force de ceux qui n’en représentent aucune en dehors de la lutte.
La protestation à tout prix
Les manifestations qui ont cours contre la réforme Macron des retraites, même si elles relèvent de l’action de la forme syndicat, accomplissent un compromis avec des forces minoritaires et qui n’ont plus ou aucun interlocuteur plus ou moins institutionnel pour les représenter… ou qui ne veulent plus ou pas être représentés.
C’est très net au sein d’un cortège de tête qui se présente plus comme un milieu favorable à l’action dans un mélange iconoclaste des restes de Gilets jaunes, de fractions de gauches des syndicats et d’irréductibles. C’est aussi net dans un cortège de tête qui donne le tempo de la manifestation au gré « d’objectifs » aléatoires qui se présentent sur le parcours. Il y impose de fait une déambulation erratique qui désoriente les syndicats pour qui il y a un point de départ et une arrivée sans intermède qu’il s’agit d’atteindre au plus vite avant une dispersion tout aussi rapide. On s’attaque alors avant tout à des symboles qui malgré les intentions initiales n’entraînent aucun changement du rapport de forces parce qu’on est dans le performatif velléitaire. C’est ainsi que se met en place une sorte de défouloir en partie par délégation, car il y a un public pour cela, mais un vain défouloir. À ce titre, on ne fait que jouer à être contre l’État.
Aussi faut-il s’interroger sur la stratégie des Black blocs dont pourtant il se dit que ce n’est qu’une méthode d’affrontement et non un groupe développant une orientation ou une stratégie politique. Au-delà de la couverture protectrice que leur donnent le cortège de tête1 on s’aperçoit que ce sont eux qui déterminent les cibles, celles-ci étant essentiellement financières, et que la plupart du temps ils évitent les affrontements directs avec la police, d’où cette désagréable impression d’alliance objective entre des manifestants qu’on laisse gérer l’intérieur de la manifestation dans la mesure où ils ne sont justement plus dans le cortège de tête, mais dans un déplacement nomade qui n’existait pas pendant les Gilets jaunes parce que les Black blocs et a fortiori les différents groupes anti-fa n’y étaient pas la référence ou en tout cas pas la référence principale, les Gilets jaunes faisant office de « quasi-sujet » du mouvement.
Le slogan « tout le monde déteste la police » ou encore le ACAB (All Cops Are Bastards), importé des pays anglo-saxons, se focalise sur un adversaire qui nous ferait face : un État policier. Ceci au moment où on peut constater que la répression policière est certes dure, mais moindre que celle exercée contre les Gilets jaunes. Ainsi prospère un discours contre l’État et sa police qui entre en contradiction avec l’idée de milice du capital exprimée par les plus politisés d’entre les manifestants. En effet, les organismes patronaux font preuve au mieux, vis-à-vis de la réforme, d’un soutien du bout des lèvres, un soutien sans participation. Et ces derniers ne ressentent pas la même nécessité que le gouvernement de court-circuiter les syndicats ouvriers, alors qu’ils cogèrent les retraites complémentaires, accompagnent les « seniors » dans les formes de désengagement progressif du travail à partir de négociations par entreprise et non de l’imposition d’une réforme rigide applicable partout et pour tous. Ce qu’ils recherchent, c’est bien plus la fluidité et la flexibilité.
Quant aux experts et autres économistes mainstream comme Patrick Artus dont la parole domine la scène médiatique, ils ne s’avèrent pas être de chauds partisans d’une réforme à tout prix et en tout cas, de cette réforme là et peu d’entre eux soutiennent qu’il y avait un véritable besoin de financer à bon marché la dépense publique en France à présent que la BCE ne pratique plus le taux zéro.
En outre, les Black blocs et autres insurrectionnistes ne posent que marginalement2 la question de l’affrontement politique ou militaire avec cet État et les forces de l’ordre. En témoigne, par défaut, la manifestation à Sainte-Soline contre les bassines.
Ainsi, contre la réduction de l’État à sa police, il faut réaffirmer que le caractère autoritaire d’un pouvoir politique et de ses forces de l’ordre est inversement proportionnel à l’état de consolidation et à la capacité de dynamique du rapport social capitaliste qui le sous-tend. De ce point de vue, la reproduction de ce rapport aujourd’hui en France s’avère aussi problématique que celui qui concernait l’Italie des années 1970 (jugée à l’époque comme le maillon faible du capital3). Problématique parce que le niveau de conflictualité globale, si l’on s’en réfère à l’événement Gilets jaunes d’un côté, la volonté du pouvoir politique de l’autre, de se passer des anciennes médiations sans en avoir proposé de nouvelles (à part des caricatures de « grand débat ») reste élevé sans qu’il prenne la forme d’une lutte des classes. Et donc ce n’est pas tout le monde qui déteste la police, loin de là ; il faut même inverser la logique du slogan comme le montrent les enquêtes de terrain sur ce corps d’État. Dans cette mesure, le slogan pourtant très minoritaire : « la police déteste tout le monde… » semble plus adéquat.
L’État ne se réduit pas à sa police quand par exemple nous le décrivons comme État-réseau, et par ailleurs le capital ne se réduit pas à des officines bancaires et à des panneaux publicitaires. Le rapport social capitaliste, dans ses fondements, est largement épargné. Par exemple, attaquer des agences bancaires et des distributeurs ne remet en cause ni la marchandisation et monétisation de notre rapport quotidien au monde ni le processus de dématérialisation et de virtualisation de l’argent. Tendanciellement, il n’y a plus rien à se réapproprier et le pillage émeutier se réduit à sa plus simple expression.
Ainsi, dans les cortèges, l’anticapitalisme, fréquemment mâtiné d’antifascisme, reste emphatique et agrémenté d’actions spectaculaires contre certaines de ses émanations (bancaires, immobilières, publicitaires) sans attaque véritable contre le pouvoir politique (préfectures, mairies4) ni tentative massive de bloquer usines et plateformes. De ce fait, on peut voir la manifestation musclée comme l’ersatz de la grève d’autrefois (qui pouvait coûter bien plus cher au capital que des vitrines), mais qui pour certains participants relève presque d’une guérilla existentielle (on montre au moins qu’on est contre le système). Mais pour les couches de travailleurs salariés, via les stratégies syndicales, il s’agit de rester visibles et de se redéfinir par rapport aux transformations du rapport social capitaliste. C’est ainsi que Berger de la CFDT se satisfait d’un « Nous avons fait ce que nous devions faire pour montrer qu’on existe toujours »… dans le « nouveau monde », pourrions-nous rajouter. Une résistance réduite à de la « résilience » en quelque sorte.
« Du refus à la révolte ? », sous-titrions-nous dans notre Interventions précédent. Le renvoi syndical à la manifestation du 1er mai peut être considéré, à cet égard, comme un « geste fort » d’enterrement.
Les actions en manifestations marquent ce désir d’exorciser un fort sentiment d’impuissance face à un monde qui semble échapper à tout contrôle. Un phénomène déjà apparent dans les mouvements précédents, y compris dans le « non-mouvement » contre le passe sanitaire. Cette dimension cathartique5 s’est surtout manifestée après les manifestations au soir du 49.3, car auparavant on avait plutôt affaire à des défilés syndicaux traditionnels avec même quelques difficultés à former un cortège de tête, les jeunes n’étant pas encore particulièrement présents sur une préoccupation fort éloignée des leurs.
Cette montée en intensité et en affrontements avec la police a donné aux rassemblements un rythme, une cadence qui ont eu un effet d’entraînement. Un entraînement qui réduisait quelque peu les séparations entre participants membres d’une organisation syndicale ou politique et manifestants individuels ou black bloc. Le sens de ces pratiques au cours de manifestations finalement assez répétitives et sans véritable surprise se trouve du côté d’une collectivisation des aspirations et des colères plutôt que d’une recherche de communauté de lutte, a fortiori de communauté de vie, même temporaire ou partielle. Aucun espace public n’a été occupé et moins encore approprié pour en faire un lieu de lutte et de vie en commun. C’est là une différence fondamentale, historique, avec l’évènement Gilets jaunes et leurs appropriations des ronds-points. L’aspiration à la communauté était profonde chez les Gilets jaunes. On pourrait aussi citer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes comme mode d’action analogue (sauf que les contenus politiques étaient étrangers l’un à l’autre) ; sans parler de Lip, du Larzac et bien d’autres moments dans lesquels l’alternative ou les alternatives, y compris erronées, ambigües ou frappées de non-contemporanéité (cf. Lip et l’autogestion) apparaissaient au moins comme une perspective.
Il y a un immense refus, mais non pas de ce monde dont nous faisons partie et dont nous reproduisons contradictoirement la survie, mais de « ce monde » comme s’il nous était extérieur, parce qu’un nombre de plus en plus important de personnes ne peuvent rien envisager de concret comme manifestation de ce refus. Ainsi des individus disent qu’ils ne veulent pas de ce monde mais ils n’arrivent pas à créer autre chose, et autre chose pour quoi ?
Pour le moment, nombre de protestataires développent un discours général des plus catastrophistes. Un grand nombre d’entre eux sont convaincus que tout est pire qu’avant, que notre univers individuel comme collectif rétrécit et que le cours du monde va au plus mal. Or, ce n’est pas tout à fait ce que l’on peut constater autour de soi quand on s’aperçoit que les mobilisations ne sont pas seulement rythmées par « l’agenda » syndical, mais par celui des vacances scolaires ou des crédits pour le logement.
La forme État-nation en crise
Dans un texte au sortir du mouvement des Gilets jaunes6, nous notions alors une crise de légitimité de l’État. Cette situation prend une nouvelle tournure tandis que s’opère une faillite du politique qui vient percuter un État-nation en crise profonde. Cette forme n’a pas été envisagée, particulièrement en France, comme pouvant rendre compatibles d’une part, la verticalité de la décision politique d’origine jacobine que Macron incarne de façon caricaturale et d’autre part des nouveaux dispositifs ou intermédiations territorialisés s’activant au gré des nouvelles conditions sociales et se substituant progressivement à des institutions centrales en voie de résorption. C’est pourtant cette compatibilité qui est aujourd’hui recherchée dans un mixage d’initiatives d’origine publique (les « grands projets ») et de projets, de plateformes, de conseils, de communautés numériques d’origine privée qui opèrent jusque dans les espaces les plus « privés » des relations sociales et des intersubjectivités. Par exemple, il apparaît que des représentants de syndicats de policiers en tant que tels sont associés directement ou indirectement à la définition des modalités d’intervention lors de manifestations. De plus et pour exemple, à Sainte-Soline, les quads étaient prévus, mais sans LBD, juste avec des lacrymogènes… Associations, agences, groupements professionnels et techniques, cabinets-conseils constituent non pas des relais, mais des dispositifs internes aux politiques d’État. Ce n’est pas pour autant qu’il faille réactiver la notion d’État social mise en avant dans le Temps critiques no 10 (« L’État vers le tout social »), car c’est le rapport social lui-même qui tend à perdre son caractère institué et est immédiatisé si ce n’est virtualisé.
En parallèle, on assiste à une certaine autonomisation du politique par rapport à sa fonction traditionnelle au sein du niveau II, celui de l’ancien État-nation en crise, comme si le pouvoir exécutif voulait porter ce problème de reproduction directement au niveau de l’hypercapitalisme du sommet (le niveau I), à travers la priorité donnée aux restrictions budgétaires, à la dette, et au respect des règles européennes de convergence. Une tendance contredite toutefois par la nécessité de tenir compte du changement climatique, qui repose le niveau II comme un axe essentiel de l’action de l’État, comme le montre l’importance de la question des « grandes bassines » et, au-delà, de la question de l’eau, déjà posée à Sivens, et celle de l’alimentation pour ne pas dire de l’arme alimentaire. Le redéploiement de l’action de l’État dans ces secteurs en rapport avec la croissance de l’agrobusiness (cf. la nouvelle figure de proue de la FNSEA) redéfinit les articulations entre local et global, entre nation, régions et territoires, entre institutions et réseaux7.
Défense de la démocratie « vraie »
On assiste aussi au retour d’une défense de la démocratie, celle qui serait bafouée par un gouvernement sans limites qui ne respecterait plus ni le parlement ni « la rue », résiliant par là un contrat social tacite. Cette fable démocrate propose un retour à la « république sociale » des Trente glorieuses, celle qui pourtant exploitait les ouvriers jusqu’à la dernière goutte de sueur avec des conditions de travail dont on a du mal à prendre la mesure aujourd’hui, une durée de vie moyenne des ouvriers dans une fourchette de 59 à 62 ans suivant les qualifications… et une retraite à 65 ans. Enfin, une république sociale qui s’est close sur un « Dix ans ça suffit » et un beau mois de mai 1968. De cette fable, on trouve un exemple archétypal dans la dernière intervention de Jacques Rancière repris de AOC (Analyse Opinion Critique) par A contretemps8, le 21 avril 2023, sous le titre : « L’ordre républicain de Macron ». Au nom « d’un sujet nommé peuple » qui serait ignoré par le pouvoir, Rancière met en avant « l’opinion publique » qui serait l’expression authentique de la volonté populaire. Un pouvoir réduit à l’État policier conduirait une « contre-révolution conservatrice » à la Thatcher ; « un programme guerrier de destruction de tout ce qui fait obstacle à la loi du profit : usines, organisations ouvrières, lois sociales, traditions de lutte ouvrières et démocratiques. » Rancière fait comme si le capitalisme était encore usinier et ouvrier avec ses « forteresses ouvrières », ses quartiers et ses « banlieues rouges » ; bref, comme si le fil rouge des luttes de classes n’avait pas été rompu et que pour le rétablir il faille en appeler au modèle de référence que représenterait le Conseil national de la résistance (CNR) sous influence stalinienne.
C’est sous ces auspices que le pouvoir peut reprendre l’initiative avec ses « 100 jours pour la France », alors que parallèlement se développe chez les manifestants des actions sous formes de concerts de casseroles. Cette forme de la protestation marque la fin des hostilités plus qu’elle n’en active une forme nouvelle. Elle semble exprimer un ultime ressentiment par un rituel de carnaval9. Par ailleurs, si les déplacements des ministres sont gênés par les protestataires, le pouvoir et Macron ne peuvent que se rendre compte de la dimension de queue de mouvement de ces actions. Il ne s’agit plus en effet de l’offensif « on va aller vous chercher » des Gilets jaunes qui faisait peur, mais d’un défensif « On vous rendra la vie difficile ».
C’est un constat dont on se passerait.
Temps critiques, le 30 avril 2023
Notes
1 – Les manifestations se composent donc d’un cortège de tête, des black blocs et des syndicats.
2 – Cf. « Pourquoi les flics sont-ils tous des bâtards ? Défaire la police », article de Serge Quadruppani & Jérôme Floch dans Lundi matin #306 : https://lundi.am/pourquoilespolicierssontilstousdesbatards. Aux États-Unis, ce point a été débattu mais à partir du caractère raciste de la police et non de son rapport au capital. Par ailleurs, le fait que la police principale soit locale avant d’être fédérale permettait des menaces ponctuelles et localisées de débudgétisation qui ne peuvent que difficilement s’appliquer à une police nationale à la française, par ailleurs associée primitivement à l’idée d’un service public de la sécurité mis en place après l’épuration et accompagné de la création des « Compagnies républicaines de sécurité ».
3 – Sur ce point, la comparaison avec la situation française actuelle et celle de l’Italie des années 1970 doit être limitée à la faiblesse du rapport social capitaliste et à sa problématique reproduction. Car s’agissant des modes d’action politique, des formes de groupements politiques, du contenu des contestations, de l’étendue de la lutte à tous les domaines de la vie quotidienne, etc., tout ceci est bien différent.
4 – À Lyon, l’Hôtel de ville, les mairies du 1er et du 4e arrondissement ont bien subi de très légers dégâts, mais sans que cela fasse sens collectif puisque nombre de participants ou de personnes ayant refusé de participer à l’opération ont exprimé l’idée qu’on s’attaquait là à un service public de proximité…
5 – L’utilisation de ce terme permet de caractériser la dimension de défoulement de la frustration des protestataires dont la colère et les revendications ne sont pas prises en considération par le pouvoir. Il y a là comme un désir d’exorciser une frustration face au sentiment d’impuissance à agir sur l’histoire qui semble se faire sans eux.
6 – Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’État : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article417
7 – Cf. la récente enquête du journal Le Monde sur l’agriculture bretonne publiée du 4 au 8 avril 2023.
8 – « L’ordre républicain de Macron » : https://acontretemps.org/spip.php?article982
9 – Car cette pratique qui consiste à frapper sur des casseroles ou sur des objets sonores, accompagnée de huées et de sifflets devant le lieu où se trouve un pouvoir qu’on veut humilier et tourner en dérision, s’apparente aux très anciennes traditions rurales du charivari. Un rituel collectif qui au moyen de bruits et de clameurs devant la demeure d’un homme de pouvoir qu’on estime coupable, visait à lui faire payer ses indécences ou ses excès d’autorité.