Temps critiques #15
Version imprimable de cet article Version imprimable

Quelques précisions sur Capitalisme, capital, société capitalisée

, par Temps critiques

Un rechercher/remplacer calamiteux avait rendu imcompréhensible (dans certains exemplaires de la revue papier) une partie du texte qui suit (confusion entre niveau 1 et niveau 2). Voici le texte corrigé.

 

La crise actuelle nous a amenés à écrire Crise financière et capital fictif (L’Harmattan, 2008), mais la crise ne fait pas que subir l’analyse, elle rétroagit sur la critique en dévoilant ses propres faiblesses d’analyse comme de conceptualisation. Il nous faut donc préciser certains points.

Nous sommes partis de Marx mais en essayant de nous appuyer sur ce qui, chez lui, relève davantage d’une conception dynamique1 de l’analyse du capitalisme que d’une conception archéologique de celui-ci2. C’est aussi pour cela que tout en continuant un éclaircissement des « catégories » que nous utilisons, nous avons voulu les confronter à un mouvement historique de longue durée alors que l’analyse de Marx reste centrée sur la période, historiquement courte du développement industriel du capitalisme.

La valeur comme représentation

Jusqu’au 1er millénaire avant notre ère, environ, le désencastrement3 de l’économie et l’institution du marché n’existent pas dans les sociétés humaines. De l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, le travail n’est encore qu’un service lié à un statut et à une condition sociale souvent inférieure. L’économie domestique est un art de la dépense en vue de la satisfaction de besoins particuliers et concrets.

L’économie s’est autonomisée de l’activité domestique dont elle n’était donc qu’un moment (oikonomos signifie administration de la maison) à partir d’un double mouvement d’abstraction de la socialité immédiate et de séparation des différentes activités qui posent les fondements du travail, des échanges en dehors de leur cadre symbolique, de la propriété. Tout cela s’effectue au cours d’un processus qui voit les « fruits » se transformer en produits qui ne tombent pas d’une corne d’abondance mais constituent le résultat d’un effort (le travail), lui-même séparé de la jouissance par l’existence de la propriété privée. L’institution de cette dernière a un caractère juridique et politique qui implique sa légitimation par l’intervention d’un État qui va ensuite trouver dans l’accumulation de surplus de richesses la base matérielle à l’exercice de sa puissance. Mais ces richesses ne sont pas utilisées comme base d’accumulation de capital, ce qui supposerait la transformation préalable des produits en marchandises, condition pour que l’argent devienne capital. Il ne s’agit encore que de consommation somptuaire ou de thésaurisation. L’accroissement de richesses fut rendu possible dans les États-empires mésopotamiens des xe-viiie siècles (notamment en Lydie) par le développement du commerce maritime4 et par l’assujettissement d’une classe d’êtres humains, les esclaves, aux tâches que cette accumulation nécessitait.

Cette première opérationalisation de la valeur a été élargie et intensifiée par les Cités-États grecques. Mais un tel mouvement d’autonomisation et d’abstraïsation de la valeur qui tendait vers la formation d’un capital argent, menaçait la cohésion de la communauté encore fondée sur l’économie domestique dans laquelle n’existait que « des valeurs » concrètes. Il convient alors pour la Cité de contrôler ce capital-argent, de ne pas laisser libre cours à la valorisation de l’argent. D’où le compromis politique élaboré par Aristote dans sa chrématistique : l’administration de la communauté peut utiliser l’argent pour assurer ses échanges vitaux et sa continuité, mais l’accumulation de l’argent pour l’argent (l’usure, le profit financier) est condamnable car elle crée un déséquilibre social dans la Cité, elle menace l’être ensemble des citoyens. L’économie ne doit pas dominer la politique, l’éthique et la philosophie. Cette idée sera reprise par Thomas d’Aquin au Moyen Âge, pour qui le profit du marchand au long cours est justifié par le risque encouru par le marchand et en raison de l’utilité communautaire de son commerce qui rend accessible des biens exotiques.

C’est quand le système d’échange va se développer et s’étendre géographiquement à la suite d’une plus grande production de surplus pour le marché5 (les produits deviennent marchandises) que la valeur va apparaître comme une représentation de la commensurabilité de ce qui est échangé et de la richesse en général. Mais on ne peut encore parler d’un dédoublement de la valeur en une valeur d’usage et une valeur d’échange car cette dernière ne peut vraiment exister en dehors d’une possibilité de reproductibilité à une assez grande échelle des biens produits. Son expression monétaire est donc très fluctuante puisque la loi de l’offre et de la demande ne joue pas un rôle d’équilibre. Il n’y a pas encore d’opposition entre valeur et richesse matérielle. Le prix permet seulement une projection de la valeur hors de la valeur d’usage, dans un système marchand qui n’est pas encore capitaliste, même si la valeur y circule et que le capital peut s’y accumuler. La circulation s’y effectue encore d’une manière autonome par rapport au procès de production. D’ailleurs, ce procès de production ne met en jeu qu’un capital fixe peu important. En effet, le capital est conquête du monde et domination, source de puissance pour le souverain et ses proches avant d’être rapport d’exploitation dans la sphère productive. La productivité du travail est encore faible et les capitaux qui s’y aventurent perdent du temps et de l’argent par rapport à d’autres sources de profit et particulièrement par rapport aux opportunités qui se présentent dans la sphère de la circulation.

Ce n’est que progressivement qu’une couche de petits commerçants et artisans, laboureurs enrichis va dynamiser l’industrie rurale d’abord locale puis nationale, puis, à défaut de pouvoir accéder aux surprofits du grand commerce, elle va investir dans la révolution industrielle6.

Pour la France, Duby date le début de ce processus vers le xiiie siècle. Ce n’est pas que dans les autres régions il n’y ait pas eu d’accumulation matérielle des richesses, mais ces aires ne se sont pas affranchies des contrôles étatiques et religieux ni de la fonction première de la monnaie. Il y a blocage tant que le marchand est confiné dans son rôle peu prestigieux d’intermédiaire entre aristocratie et paysannerie.

À cette époque, en Occident, le sens du mot « capital » désigne soit un stock de marchandises ou d’argent portant intérêt, soit il s’agit de capital-argent. Ce n’est que dans la seconde moitié du xviiie siècle que le capital devient argent productif (Turgot et les physiocrates) puis au xixe siècle, argent-moyen de production (Marx).

Ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que les économistes classiques et Marx lui-même, en recherchant l’origine de la richesse, en viendront à bâtir un paradigme de la valeur qui ouvrira la voie à une dichotomie entre valeur et richesse. La théorie de la monnaie-voile des économistes classiques, la dialectique de l’essence et de l’apparence et conséquemment la conception du fétichisme chez Marx, peuvent alors se donner libre cours. Au lieu de voir la valeur comme une représentation de la puissance des souverains d’abord, des agents économiques porteurs de capital-argent ensuite, ils vont en faire l’essence de la richesse sociale d’une nation et lui chercher une substance, le travail, à travers la théorie de la valeur-travail de Ricardo. Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique (1859)7, va reprendre la vision bourgeoise du temps comme ressource (« le temps c’est de l’argent ») et en faire un instrument de mesure de la valeur. Une valeur qui ne peut être fonction que d’un temps objectif : ce sera le temps de travail. Cela empoisonnera pour plus d’un siècle les discussions autour de la transformation des valeurs en prix de production à partir du moment où la valeur va être définie comme une catégorie historiquement spécifique (une « richesse sociale ») du capitalisme à distinguer donc d’une « richesse réelle » qui serait, elle, transhistorique. Comme si la richesse « réelle » pouvait être autre chose qu’une richesse spécifiée historiquement par des rapports sociaux spécifiques !

Pourtant, ce qui était le plus important dans cette affirmation d’une dichotomie entre valeur et richesse, à savoir le fait que les deux notions tendent à toujours plus s’opposer, n’a guère été repris par les épigones marxistes8. Ils ont préféré se reporter sur la contradiction soi-disant fondamentale entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production (finalement une simple question de changement de propriété) plutôt que sur les effets de crise portée par un accroissement de la richesse correspondant à une « évanescence de la valeur9 ».

La valeur n’est donc pas un sujet, contrairement à certaines expressions que nous avons souvent employées, telles que : « le mouvement de la valeur ». Tout au plus cette formulation pouvait-elle rendre compte du fait que les échanges changeaient de nature quand on passait des échanges marchands non capitalistes aux échanges marchands capitalistes. Que dans le mode de production capitaliste, ce n’était plus les hommes qui échangeaient entre eux au travers des biens et services qui leur étaient nécessaires (la valeur d’usage domine dans des rapports d’échange qui restent encore des rapports de « services » minutieusement réglés par les organisations corporatives et qui restent assignés au « juste prix »), mais des marchandises qui s’échangeaient entre elles à travers la médiation des individus producteurs et consommateurs (la valeur d’échange devient dominante à partir du moment où les biens et les personnes revêtent un caractère abstrait ou impersonnel). À l’universalité des produits va correspondre l’institution du marché, à l’universalité du travail va correspondre un « marché » du travail etc.

La valeur n’est pas non plus l’enveloppe d’une substance comme le pensait Marx pour qui la valeur suppose l’existence de sa substance : le travail10. Or, dans les sociétés pré-capitalistes, il n’existerait qu’un travail effectif ou immédiat ou encore concret. Donc, Marx, en bon hégélien, va dire que la valeur existe déjà parce qu’il y a des proportions de temps et de richesse, mais qu’elle n’existe pas encore parce qu’il n’y a que du travail effectif11. En fait, le capital n’est pas encore un rapport social de dépendance réciproque entre les classes ; par exemple, le serf n’a pas besoin d’une classe dominante pour travailler. Il n’est pas libre et il travaille sur une terre dont il n’est pas propriétaire, mais avec ses propres moyens de travail rudimentaires. Ce n’est plus la même chose dans le système du salariat dans lequel chaque classe devient dépendante de l’autre et cela se renforce dès que la manufacture et sa centralisation du capital fixe (machines, locaux) remplace le travail en atelier ou à domicile. « Le capital n’est pas un objet, mais un rapport social de production déterminé ; ce rapport est lié à une certaine structure sociale historiquement déterminée […]. Le capital […] ce sont les moyens de production convertis en capital mais qui, en soi, ne sont pas plus du capital que l’or ou l’argent métal en soi - ne sont de l’argent au sens économique. Le capital, ce sont les moyens de production monopolisés par une partie déterminée de la société ; les produits matérialisés et les conditions d’activité de la force de travail vivante en face de cette force de travail et qui, du fait de cette opposition, sont personnifiés dans le capital12 ». Le capital est donc une totalité sociale qui est à distinguer des pôles qui le constituent, le pôle travail d’un côté et le pôle capital de l’autre dans lequel il se fait substance13 sous la forme de la machine, des immobilisations

C’est l’utilisation par Marx d’une affirmation et de son contraire qui fera dire à Castoriadis que la pensée de Marx est remplie d’antinomies14 sous couvert d’une logique de la contradiction, et sa théorie de la valeur, une métaphysique. Marx a certes cherché à dépasser ces difficultés logiques dans une vision du communisme comme abolition de la valeur, mais nombre de marxistes ont vu dans le socialisme le plein essor de cette même valeur dans sa forme de valeur-travail. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le capital s’est montré moins métaphysique et plus pragmatique. En imposant comme référence les prix de production (c’est-à-dire, pour Marx, une forme phénoménale qui se manifesterait en surface cachant ainsi la réalité profonde), il domine la valeur (qui est, pour Marx, l’essence du procès capitaliste) et il en est même la source. Ainsi, le prix permet de valoriser même ce qui n’a pas de valeur parce que pas produit par l’activité des hommes ou alors parce que resté à l’extérieur des activités marchandes. Tout est alors capitalisable, même ce qui n’est pas produit, même ce qui n’est pas de l’ordre de la production.

Le slogan alternatif « Le monde n’est pas une marchandise » a eu un grand retentissement parce qu’il rend justement compte de ce processus et qu’il s’y oppose, même s’il le fait de manière élémentaire. En effet, cette contestation politique de la marchandisation co-existe avec une absence de critique pratique de la monétarisation des rapports sociaux.

Le dispositif monétaire est plus qu’un simple rapport marchand contractualisé. Il instaure l’argent dans son rôle social, celui de lien social au sein d’un processus d’individualisation15. Le règne de l’argent apparaît comme un règne sans maître dont les règles ont été intériorisées à travers le processus de démocratisation et la recherche de « l’égalité des conditions » (Tocqueville). Le développement de la monnaie moderne réduit la distance entre statut social d’origine et capacité d’accès aux biens. Avec le marché et la monnaie, on peut croire que n’importe qui vaut n’importe qui.

Il n’y a que lorsque l’argent ne circule plus ou mal que sa domination réapparaît sous une forme visible. C’est ce qui se passe aujourd’hui où des pans entiers d’activités ne semblent plus irrigués (faillites en chaîne surtout dans le tissu des pme, baisse des investissements et surendettement des ménages dus à des politiques de hausse des taux d’intérêt).

On peut appliquer ce schéma à la notion de force de travail. Ce que vend le salarié, ce n’est pas une marchandise (Marx dit souvent dans le livre I du Capital que la force de travail est une « non marchandise » qui se transforme, dans le procès de production capitaliste en « marchandise fictive »), mais sa soumission personnelle pendant la journée de travail, donc son temps de travail. De même, ce qu’achète le capitaliste, c’est un droit de commandement. C’est une réalité qui a été bien vue par les opéraïstes italiens mais qui a été complètement négligée par les analyses qui, s’inspirant de Postone, mettent l’accent sur les « abstractions réelles » (la valeur, le travail abstrait). Pourtant, c’est cette prise en compte qui peut expliquer que perdurent les conflits sociaux du travail en dehors d’un véritable antagonisme de classe.

Ce qui devient essentiel ce ne sont pas les concepts de survaleur et d’exploitation, mais une domination et une contrainte de nature monétaire liée au rapport salarial comme élément clé des rapports sociaux. Or ce rapport salarial n’est pas le fruit d’un rapport privé entre patrons et salariés. Le capital ne peut être pensé sans l’État et la question de la puissance. Faute de cela, la critique ne sait plus quoi faire d’une puissance qui ne relève pas strictement de l’économie16 et se laisse aller à des facilités en qualifiant l’État de « policier » ou de simple « ministère de l’intérieur ».

Les apports de Braudel sur la dynamique historique du capitalisme

C’est ce même choix, celui de s’attacher à une perspective dynamique, qui nous a amené à intégrer les analyses de F. Braudel17 sur les formes du capital qui précèdent l’avènement du capitalisme défini comme un système18. Il décrit comment un mode d’accumulation de capital s’insinue d’abord dans un espace marchand qui lui pré-existe, jusqu’à ce que cette accumulation devienne but en soi.

En fait, nous utilisons le schéma braudélien des différents niveaux hiérarchisés de l’échange pour l’adapter à la situation présente, mais en donnant un sens différent aux concepts. Pour Braudel, c’est le niveau supérieur, celui du calcul et de la spéculation19 (déjà !) qui mérite le nom de capitalisme, même s’il ne représente (du xve au xviiie siècle) qu’une part infime de la structure économique d’ensemble. Pour nous, c’est le capital, quelles que soient ses formes concrètes (financières, marchandes, productives) qui se situe à ce niveau supérieur (niveau 1) à partir du moment où on le considère en tant que totalité, c’est-à-dire non pas d’un point de vue strictement économique, celui de la richesse, mais du point de vue des jeux de la puissance et du pouvoir.

Dans cette mesure, on peut dire que l’histoire du capital précède, traverse et dépasse la révolution industrielle. En effet, grâce à sa puissance financière, le « capitalisme du sommet » a pu dominer et orienter à long terme tout son développement sans intégrer directement le rapport d’exploitation (il est fondamentalement domination avant d’être exploitation) car elle repose plus sur le captage et l’appropriation des richesses mondiales que sur les performances d’une production nationale. Cela explique d’ailleurs la coupure initiale entre d’un côté, des « villes-monde » du capital (d’abord italiennes, puis celles du nord de l’Europe comme Anvers et Amsterdam) qui acquièrent la maîtrise du trafic maritime et donc de la circulation des marchandises, de l’information et de l’autre, des terres intérieures qui resteront longtemps dans l’autosubsistance ou la petite production marchande. Cette puissance émane de liens étroits entre marchands au long cours, banquiers et États dont l’ambition commune est d’accroître la richesse en général et donc de dépasser un « état stationnaire » qui caractérisa toute une période du Moyen Âge. Une puissance qui n’est pas que financière ou commerciale mais qui est aussi politique dans la mesure où elle doit bâtir un nouvel ordre tourné vers les activités économiques. Ainsi, nous ne pouvons adhérer aux développements d’Hilferding et de Lénine sur la domination du capital financier à l’époque de l’impérialisme parce que cette domination existait déjà à Gênes et Amsterdam et que les banques de dépôt privées se développent dès la fin du xviiie siècle. On assiste, en Angleterre, au début du xixe, à une co-existence entre capital agraire, capital marchand appuyé sur les colonies et développement du capital industriel. Les choix d’orientation des investissements se font en fonction des opportunités de profit, mais il n’y a pas encore de hiérarchie entre les différentes formes de capital. Ainsi, en Angleterre c’est le capital industriel qui va bientôt primer alors qu’en France ce sera le capital financier qui organise les flux mondiaux de capitaux, au moins jusqu’à la première guerre franco-allemande. Cette ambivalence de développement ne dure pas et Londres va s’imposer comme la nouvelle ville-monde en réalisant l’unité entre un développement exogène (maritime et commercial) et un développement endogène (révolution agricole puis industrielle).

Mais là où nous sommes obligés d’abandonner Braudel20, c’est lorsque son modèle historique l’amène à la conclusion politique d’une dichotomie entre le capitalisme (le « mauvais » capitalisme) et l’économie de marché (le « bon » marché), comme s’ils étaient des constructions absolument séparées alors qu’il les a décrites comme des niveaux hiérarchisés et d’intensité différente21.

En fait, la description de Braudel montre les liens essentiels entre les trois niveaux, et c’est ce qui nous intéresse pour aujourd’hui car ces liens se sont justement resserrés comme les mailles d’un réseau, alors que sa conclusion s’avère politiquement irrecevable : seul le niveau 2, celui de l’économie de marché où règne la concurrence et donc une certaine liberté, correspondrait à un ordre naturel de l’économie que l’on retrouve dans toutes les sociétés. Le reste ne constituerait que des scories (le niveau 3 constitué des zones où domine encore l’économie de subsistance ou l’économie informelle, zones du pillage des matières premières et des guerres ethnicisées) ou des dérives (le niveau 1 constitué du monde qui réalise l’unité des différentes formes de capital à travers les holdings financiers, les firmes multinationales, les monopoles et cela sous les auspices des grands États qui ont impulsé et intégré les nouveaux réseaux de la puissance et du pouvoir) comme le laisse entendre la fin de la citation dans la note 18.

C’est en cela que Braudel paie sa note au marxisme22. Sans la développer (ce n’est pas un économiste), il reprend implicitement la théorie de la valeur-travail et voit dans la circulation et l’activité des marchands quelque chose qui fausse l’échange à « sa valeur ». Si on supprimait les intermédiaires, il n’y aurait plus de profit mais une juste répartition des efforts du capital et du travail. On aboutit ainsi, chez Braudel, à un modèle idéal d’économie de marché sans marchands ! Incidemment cela renvoie aussi à la conception des classiques et des marxistes d’un échange comme système de troc élargi, ce qui n’est pas acceptable. En effet, le troc met en rapport des évaluations subjectives qui restent solidaires d’un contexte de structures sociales stables et incommensurables entre elles. Il n’y a pas de mise en rapport avec un tiers neutre qui va prendre la figure du marchand et celle de la monnaie.

Le troc ne crée pas de valeur au sens économique du terme même s’il prend une grande ampleur. Pour que la valeur se dégage il faut qu’il se produise une rupture politique et normative, de nouveaux rapports sociaux en quelque sorte.

À l’opposé des visions libérales et marxistes, ce n’est pas le marchand comme tel qui va créer la monnaie comme institution, même s’il peut créer de la monnaie concrète, du crédit, de la mobilisation de créances. Instituer la monnaie dans son statut, ce sera le rôle du Pouvoir (la pouvoir de « battre monnaie »). L’équivalence objective (celle qui ne tolère plus qu’un prix fixe) remplace alors les évaluations subjectives (qui supposent la possibilité d’un marchandage) dans un cadre où la verticalité du pouvoir s’oppose à l’horizontalité des échanges afin d’imposer l’espace universel de l’échange généralisé. Dans cette perspective, la monnaie n’est pas d’abord et principalement un intermédiaire généralisé des échanges, mais une condition de leur constitution.

C’est une nouvelle classe moyenne de marchands « libres » au sein de leur société qui va impulser progressivement l’industrie rurale, puis faute de pouvoir participer aux aventures coloniales, réaliser la révolution industrielle avec l’appui des États. Il va falloir que le marché soit institué pour que « l’ordre naturel » du processus Marchandise-Argent-Marchandise (M-A-M) se transforme en A-M-A. Mais l’institution du marché, c’est aussi l’imposition progressive d’un imaginaire capitaliste. Il y a peut-être plusieurs niveaux, mais les différentes formes de capital s’y déploient dans une intensité qui dépend beaucoup des effets de « la violence de la monnaie » (Aglietta) sur les rapports sociaux traditionnels. Développement du marché et développement de cet imaginaire marchent donc de concert. A-M-A ne peut se substituer à M-A-M que dans le cadre d’un marché en extension pour lequel une activité spécifique du capital dans sa forme commerciale est nécessaire. Cette extension passe aussi par le remplacement des pratiques d’usure en un système de crédit. Tout ce mouvement a du mal à être reconnu par les marxismes car il ne laisse pas percevoir l’émergence d’une classe bourgeoise industrieuse et progressiste exerçant un rôle moteur23.

C’est l’équivalence des formes de capital qui n’est pas saisie par le déterminisme historique marxiste pour qui tout ce qui précède la révolution industrielle constitue une phase infantile du capital. Le marxisme marche dans les bottes de l’économie politique classique anglaise. Il demeure sur un terrain qui fait du niveau 2, c’est à dire du niveau de la production matérielle et des lois du marché, le niveau déterminant. Celui donc, d’un capital industriel qui se structure autour de rapports de production fondés sur la propriété, sur l’exaltation de la croissance des forces productives et la croyance au Progrès, la division claire en deux grandes classes et une forme politique privilégiée, la démocratie parlementaire de la société bourgeoise.

Dans cette perspective, nous avons longtemps spécifié cette forme particulière du capital visant à la totalité comme rapport social parce que fondamentalement médiée par la dépendance réciproque de deux classes et agie par la dialectique des luttes de classes. Mais finalement nous restions prisonniers de la conception marxiste qui fait du niveau 2 le moteur de tout le processus car c’est en son sein que l’on retrouve le travail immédiat défini comme productif à la fois source de la valorisation du capital et de sa négation. La lecture que nous faisons des différentes « crises financières » depuis vingt ans, mais surtout à la lumière de celle de 2008, nous oblige maintenant à recadrer notre appareillage théorique.

Formes du capital et processus de totalisation

Notre choix de privilégier la notion de « capital » n’est donc pas dû au hasard puisqu’on retrouve ce capital à la fois à l’origine de la dynamique historique de transformation du monde, sous sa forme antédiluvienne (usuraire ou commerciale) et à sa fin sous sa forme autonomisée (« fictive24 » ou virtuelle). Toutefois — et ce n’est pas rien — dans les formes antédiluviennes le capital usuraire ou commercial ne dominait pas le procès de production (c’est pour cela que Marx n’y voyait que des formes sans contenu) alors qu’aujourd’hui se réalise une unité des formes dans un capital qui se fait total.

Pour ce qui concerne ce dernier point, celui de la totalisation du capital, certains de nos lecteurs ont raison de parler de formulations néo-bordiguiennes. En fait, cette approche doit beaucoup à J. Camatte et à la revue Invariance25. Elle est censée exprimer la tendance du capital à devenir impersonnel26, à apparaître « capital-automate » tant la domination revêt des formes à la fois complexes et abstraites. Une tendance qui annonce une transformation de la société capitaliste elle-même en ce sens que l’antagonisme des classes n’étant plus moteur27, le processus de totalisation du capital domine les moments particuliers de la reproduction des rapports sociaux. Mais ce mouvement semble contredit dans la mesure où se produit parallèlement une sorte « d’échappement du capital28 » qui remet en cause sa nature de rapport social et la dépendance réciproque entre les classes. On a alors l’impression qu’il n’y a plus d’unité supérieure et que les différents éléments de la totalité s’opposent entre eux (la finance contre l’économie, la finance contre l’État29, l’économie contre le social, la gestion et l’expertise contre la politique etc.). Cette impression ne peut qu’être renforcée par la nouvelle organisation d’ensemble en réseau. C’est cette perception immédiatiste de la « révolution du capital » qu’exprime la fameuse notion de déconnexion quand ses tenants cherchent à retrouver une société capitaliste centrée autour d’un capital productif qui ferait face à un travail pareillement productif et non pas à un capital financier parasite. Le gonflement de la sphère financière est alors vu comme un obstacle à la croissance de « l’économie réelle » alors qu’elle est plutôt un résultat d’une nouvelle structuration du rapport d’ensemble. Le terme de « capitalisme financier » prête donc à confusion même s’il rend compte d’une situation dans laquelle l’activité financière fait figure d’organisatrice du système global.

Ne pas voir cela conduit souvent à une nostalgie pour l’époque fordiste des Trente glorieuses et de l’État-Providence et, au niveau théorique, à une réactivation des aspects les plus datés du marxisme, ceux qui étaient justement adéquats à la description du capitalisme sauvage du xixe siècle. Outre qu’elle entérine le fait hautement discutable d’un progrès assis sur l’exploitation sans limites des ressources naturelles et sur la domination des classes laborieuses, cette nostalgie ne tient pas compte d’une transformation qui a produit une situation qui, pour n’être pas moins critique, en est pourtant profondément différente. Cette situation, c’est celle de l’englobement de toutes les activités humaines qui deviennent une opportunité de « création de valeur ».

C’est la tendance du capital à devenir un milieu, une culture, une forme spécifique de société qu’on qualifiera de « société capitalisée ». C’est ce capital en symbiose avec les nouvelles formes de l’État (réseau, gestionnaire du social, partenaire) qui assure l’unité de cette société dans ce que nous appelons un processus de totalisation du capital.

L’artificialisation de la vie par la génétique vue comme perfectionnement des espèces30 est le pendant de la fictivisation dans l’économie et la finance. Elle produit une véritable révolution anthropologique dans le sens où la subjectivité des individus est maintenant intérieurement déterminée. Par exemple, les besoins sont aujourd’hui produits, ce que le jeune Marx ne pouvait anticiper en avançant l’idée de leur caractère illimité31. Mais tout cela ne peut se développer que parce que la technique est devenue la base de toute objectivation de l’activité à travers une idéologie matérialisée. Et la « société capitalisée32 » s’est incorporée ce système technique33. Elle fonctionne en « temps réel » comme nous le rappelle son constant discours et elle est incapable de penser ses besoins en dehors de cette activité techno-scientifique qui semble pourtant n’avoir pour but que sa reproduction accélérée. Elle est donc aussi auto-référentielle que l’activité boursière ! Elle ne fait que tenter de résoudre les problèmes qu’elle crée, mais sans s’interroger sur le sens ou la finalité de son développement.

Tout l’appareillage « superstructurel » qui avait accompagné ce qui a été appelé communément « la société industrielle », avait permis de distinguer justement formes et système. Ainsi, certains distinguèrent État et société civile (Hegel et Marx), d’autres, vie privée et vie politique (H. Arendt), d’autres encore société démocratique et système capitaliste (Castoriadis). Attardons-nous un peu sur cette dernière différenciation : « Un régime ne se définit pas essentiellement par son économie mais par la théorie politique : les régimes capitalistes sont des oligarchies mais si on parle des sociétés occidentales on ne peut pas dire qu’elles sont purement capitalistes sinon elles seraient totalitaires : elles ont produit des révolutions, des mouvements religieux, des ouvriers », (interview, Le Nouvel Observateur, 1982). Il ne s’agit donc pas, pour Castoriadis, de défendre des régimes politiques mais des sociétés démocratiques qui contiennent cette part historique à la fois démocratique et révolutionnaire.

Cette dernière distinction faite par Castoriadis entre système capitaliste et sociétés capitalistes34 qui lui permettait de réintroduire la question de la démocratie à travers la critique de ce qu’il appelle les « oligarchies libérales » est-elle toujours possible ? Castoriadis semble lui-même dubitatif sur ce point quand il dit35 que la division dirigeants-dirigés perd de sa pertinence dans un système où il y a de moins en moins de fonction pure, de division pure vu la complexité du système. La domination sociale ne peut donc plus être imputée à une classe vraiment définie comme à l’époque de la bourgeoisie mais sans qu’on puisse parler d’un effet impersonnel de la structure capitaliste. Les appareils de domination s’incarnent bien à travers des réseaux diversifiés de pouvoir (réseaux directement politiques, clubs de réflexion, fédérations patronales, directions syndicales, groupes de presse). Il n’y a pas simplement pouvoir anonyme d’un « capital-automate » au sein duquel les personnes ne seraient que des supports de rapports36 ou de simples fonctionnaires du capital.

La force de la société capitalisée semble être de toujours trouver des individus ou des groupes qui s’y identifient. Elle semble reproduire constamment une dépendance réciproque qui n’est plus celle entre des classes mais qui n’en est pas moins prégnante et permet de parler encore en termes de société plutôt que de système. Les réformes en cours depuis une trentaine d’années, autour de l’individualisation des rapports de travail et des salaires, autour de la transformation même de la force de travail en une « ressource humaine » qui se réapproprierait sa propre capacité pour mieux la vendre permettent de comprendre le fonctionnement du rapport social et les nouvelles contradictions. La mobilisation totale qui semble maintenant exigée de la part de chaque salarié n’est possible qu’à partir de marges de manœuvre qui leur sont laissées dans l’(auto)gestion de la ressource humaine de chacun. C’est ce rapport particulier qui permet de ne pas parler d’une soumission totale au capital dans la mesure où cette marge étroite permet de supporter les injonctions extérieures en provenance de la sphère de la domination.

Il y aurait à éclaircir et approfondir ces points car la notion de « domination non systémique » que nous avons avancée ne peut pas être satisfaisante. Elle n’est ni affirmative ni descriptive. Nous l’employons comme par défaut parce que nous refusons d’autres concepts comme celui du « capital automate » ou les théories des systèmes. Nous y reviendrons dans un prochain article.

Il nous faut aussi revenir sur ce qui constituerait aujourd’hui « l’expérience » du travail. Elle ne correspond plus du tout à « l’expérience prolétarienne » décrite par la revue Socialisme ou Barbarie, parce qu’elle est devenue « expérience négative ». La difficulté ne provient donc pas seulement du fait d’avoir des difficultés à trouver une « expérience commune » dans une phase de décomposition des classes, mais du fait qu’une « expérience négative » ne débouche sur aucune affirmation possible (cf. les impasses des différents mouvements des « sans » et la dilution des mouvements alternatifs).

Il n’y a plus d’affirmation possible d’une identité ouvrière aussi bien au niveau des conditions objectives (le travail strictement ouvrier est en chute libre, du point de vue numérique, dans les pays dominants) qu’au niveau des représentations quand aujourd’hui, pour les jeunes, un travail d’agent de sécurité est plus valorisant qu’un travail de métallurgiste ou de mineur. C’est aussi parce que ces valeurs ne sont plus centrales ou représentables que la domination est ressentie plus individuellement que collectivement et qu’elle est psychologisée (« la souffrance au travail »). Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce « ressenti » est bien objectivé par le fait que les pratiques des directions patronales ou administratives tiennent compte de cette tendance à la disparition des identités et des collectifs de travail pour imposer une contractualisation individualisée des rapports salariaux et différentes formes de harcèlement moral.

Le projet originel d’autonomie élaboré par Castoriadis se perd alors dans les différentes formes de l’autonomisation. La hiérarchie y est définie37 comme un moyen au service d’appareils de pouvoir… qui ne dirigent vraiment plus rien. La maîtrise se veut de plus en plus rationnelle et impersonnelle mais cela relève en fait d’une non maîtrise (automatisation des décisions par les « systèmes-experts » et illusion de la toute puissance comme on vient encore de le voir avec la crise financière de l’automne 2008). Mais alors que vaut la distinction de départ entre système capitaliste et sociétés capitalistes ? En fait, c’est reconnaître implicitement qu’il n’est plus possible de faire cette différence.

Ce que le capital est devenu après sa révolution

D’une certaine manière, on peut dire qu’il n’y a plus de conflits internes au capitalisme qui soient porteurs d’un antagonisme radical38. Le capital n’est plus un rapport social antagonique entre les classes. Il n’y a plus de contradiction objective interne et spécifique menant automatiquement à une crise finale. La fameuse contradiction entre développement des forces productives et rapports de production a été englobée par la dynamique du capital comme nous pensons l’avoir montré dans Après la révolution du capital39  ; comme a été englobée la contradiction entre classes-sujets capables de développer une perspective révolutionnaire40.

Il n’y a pas d’un côté, ce qui serait la dynamique du capital et de l’autre les luttes de classe. Cela reviendrait à considérer le capital comme quelque chose d’extérieur alors que la dynamique du capital est justement allée puiser dans les luttes de classes sa force principale. À cet égard la période de 68 (au sens large) a exprimé le plus haut niveau atteint par cette dynamique. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est qu’elle perdure en dehors de la dialectique des classes, comme une sorte de machine folle appuyée sur les innovations technologiques et le capital fictif. À propos de la technique on peut dire qu’on a là un exemple même de la dynamique du capital comme rapport social, au moins à son origine. Le développement technologique a supposé un projet global de société informant des décisions politiques (il n’a pas été un destin) et a impliqué que ce projet rencontre une aventure humaine qui lui était antérieure41.

Comment s’opère cette « révolution du capital » alors que c’est la révolution prolétarienne qui était attendue ? Nous allons essayer de le montrer ici à partir de l’anticipation de Marx sur le devenir du capital dans le désormais très connu « Fragment sur les machines42 ».

Dans ce bref texte, Marx dégage une nouvelle « abstraction réelle », le General intellect, c’est-à-dire le savoir objectivé dans le capital fixe et particulièrement dans le système automatique des machines. Dans le cadre de ce développement, le temps de travail concret n’est plus qu’une « base misérable » pour la mesure de la valeur. Il s’ensuit que l’origine de la crise n’est plus imputable aux disproportions inhérentes à un mode de production fondé sur le temps de travail (validité de la loi de la valeur-travail, loi de la baisse tendancielle du taux de profit, soit le marxisme comme science), mais à une contradiction spécifique entre d’un côté un procès de production qui inclut de plus en plus de technoscience dans ses forces productives et de l’autre, une unité de mesure de la richesse sociale qui correspond encore au stade où c’était la quantité de travail vivant mise en œuvre qui était moteur du processus d’ensemble. L’élargissement de cet écart conduirait, selon Marx, à l’écroulement d’une production basée sur la valeur d’échange et donc au communisme.

Ce Fragment fut à la base de la critique du travail menée par des groupes révolutionnaires dans les pays dominants, particulièrement pendant les chaudes années italiennes. L’opéraïsme issu de la revue Quaderni Rossi s’y référa particulièrement et en déduisit le parasitisme du capital et la caducité de la théorie de la valeur-travail avec la revendication du « salaire politique ». En Italie, le mouvement de 1977 s’y référa ensuite pour exalter la possibilité de nouvelles subjectivités antagoniques à partir du moment où le General intellect ne restait pas seulement objectivé dans le capital fixe mais diffusait dans toute la société y compris à l’intérieur du travail vivant43. Puis ce fut la défaite…

Comment lire et utiliser le Fragment aujourd’hui ? Dans les faits, on a assisté à la complète réalisation de la tendance dégagée par Marx, mais sans le moindre renversement au profit d’une émancipation des travailleurs, et même sans qu’un véritable mouvement s’en saisisse. Seul peut-être le mouvement des chômeurs a initié quelque chose en ce sens mais de manière limitée et fugace. Certains aspects du mouvement anti-cpe, certaines dimensions de la révolte des banlieues et enfin les derniers événements de Grèce ne sont pas sans lien avec cette évolution ; mais ils sont trop partiels et disparates pour constituer de réels points d’appui pour un mouvement de plus grande ampleur.

La contradiction dévoilée par Marx est donc devenue une composante de la société du capital.

La disproportion entre croissance du savoir objectivé et baisse du temps de travail nécessaire entraîne non seulement le développement du chômage et des diverses formes de précarité mais aussi le brouillage des temps de travail effectifs et des temps de non travail supposés, bref, elle entraîne de nouvelles formes de domination.

Nous sommes devant une situation non prévue par la théorie communiste : une sortie de la société du travail à l’intérieur même du salariat et des rapports sociaux capitalistes ; une sortie de la société du travail… sur ses bases mêmes. Cette contradiction se manifeste dans les décalages croissants entre sphère politique et rapports sociaux de production. Contradiction déjà visible hier, lorsque, par exemple, Jospin répondait au mouvement des chômeurs qui l’interrogeait sur le revenu garanti, que les socialistes ne prendraient pas des mesures conduisant à « une société d’assistance » ; et encore plus évidente aujourd’hui quand Sarkozy répond aux vagues de licenciements en disant qu’il faut travailler plus pour gagner plus. Contradiction qui se manifeste aussi dans la sorte de guerre préventive menée par les États contre ses effets visibles au niveau de la dissolution des rapports sociaux (une dissolution sans communisme) et de la difficulté de les reproduire dans ces conditions.

« Zéro trouble », criminalisation des luttes qui sortent un tant soit peu de la stricte légalité citoyenne, ouverture massive de nouvelles prisons, fichage généralisé dès la maternelle, contrôle de l’internet, retour des archaïsmes disciplinaires, retours forcés à des emplois qui ne sont en fait que des « petits boulots », sont parmi les mesures qui doivent contenir les « nouvelles classes dangereuses » actuelles ou potentielles qui ne peuvent plus (et ne veulent pas) venir gonfler une fictive « armée industrielle de réserve » devenue maintenant sans utilité parce que peuplée de surnuméraires absolus.

Mais revenons un instant sur la question de la crise44. Les théories marxistes dominantes (que ce soit celle de la baisse tendancielle du taux de profit ou celle d’une crise de la réalisation et des débouchés) ont, en fait, toujours gardé comme postulat que le système capitaliste devait être soit en équilibre soit en crise. La seule différence d’avec la théorie économique orthodoxe (dite « standard »), c’est la possibilité d’un déséquilibre profond et donc la possibilité d’une crise finale. Or, si comme nous l’avons fait remarquer, Keynes ouvrait déjà une brèche dans ce modèle théorique de l’équilibre, il est aujourd’hui rendu irréaliste, pour ne pas dire caduque puisque le capital se développe de plus en plus sous forme fictive ou virtuelle. Il existe en tant que forme qui circule. Sa généralisation et sa puissance ont été rendues possibles par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication : puissance de l’informatisation des banques et des organisations financières, puissance virtuelle des combinaisons financières et des anticipations boursières, puissance du calcul et de la modélisation/simulation, etc. C’est cela qui donne l’impression d’une déconnexion quand, par exemple, les modèles de mathématique financière ne s’attachent pas à approfondir notre connaissance du monde mais à inventer des techniques de contrôle, de prévision, de type assurancielle. Tout devient formel et purement processif.

Même si, comme à l’automne 2008 il peut se produire un krach, une panne, un reflux, il n’ y aura pas de véritable mise en cause du rapport au monde qu’entretient le capital dans son procès de globalisation parce que le capital total a la possibilité de répercuter sur les niveaux II et III, l’effondrement subi dans le niveau I. C’est une possibilité qui lui est donnée par le processus de globalisation.

Le capital ayant englobé sa contradiction par rapport au travail il se dynamise à l’extérieur de ce rapport qui n’en continue pas moins d’exister, mais comme un boulet qu’il lui faut traîner. De là des remarques de plus en plus insistantes de la part d’experts, pas tous altermondialistes, selon lesquelles le modèle occidental ne peut pas s’étendre à toute la planète sans tout faire sauter. Il y a donc une hésitation sur la marche à suivre ; une incertitude entre d’une part ce qui apparaît comme l’objectif à tenir, c’est-à-dire celui d’une « reproduction rétrécie45 » au cœur du « système » et de l’autre la poursuite d’une « reproduction élargie » dans les zones émergentes.

Cette « reproduction rétrécie » se fait dans une étroite dépendance à la dynamique globale du capital fictif.

Étant autonomisé par rapport au travail productif et au capital productif, le capital fictif ne peut plus être interprété selon l’ancienne théorie des crises ; il fait coexister crise et non crise. Par exemple, le capital peut être en crise globale sans crise de production (la crise actuelle de 2008-09), mais il peut connaître une crise au niveau de la production sans crise générale (la crise de 1973-début années 80).

À un niveau plus général, on peut dire que le capitalisme se caractérisait par une grande régularité. C’est sur cette appréciation que furent développées les théories des cycles longs de croissance entrecoupés de périodes de crise (Kondratieff, Simiand, Schumpeter) et c’est encore sur cette base que les marxistes abordent la « crise » actuelle (Chesnais). Or aujourd’hui, la restructuration liée au processus d’unification des formes de capital dans la globalisation, produit des chocs assez imprévisibles et un retour à une analyse en termes de cycles courts.

Ce cours chaotique du capital amène certains dans Temps critiques, à le juger incompatible avec la notion même de reproduction et à proposer la notion de « cours tributaire du capital » au double sens du prélèvement d’un tribut par la captation de la valeur et d’un rapport d’imposition rendant les individus tributaires de cette révolution du capital. Des exemples de ce rapport d’imposition pourraient être illustrés aussi bien par les « nécessités » de la mondialisation que par les « possibilités » ouvertes par les technologies de l’information46.

La dialectique historique du capital, à travers les luttes de classes n’a produit aucune alternative à partir de son antagonisme. Au niveau de l’expérience historique, on a eu l’échec de la révolution par affirmation du prolétariat, que ce soit sous la forme de la dictature du prolétariat (Russie) ou sous celle du pouvoir des conseils ouvriers (Russie encore et Allemagne) ou enfin celle des collectivités agricoles et prolétaires (Espagne).

En ce qui concerne la période actuelle, il est désormais impossible d’affirmer une identité prolétarienne qui permettrait encore la lutte en termes de classes.

Alors que la revendication ouvrière était l’expression de la lutte dans le compromis de classe du cycle de lutte précédent47, elle n’est plus aujourd’hui le moyen adéquat à partir du moment où « la révolution du capital » a produit un englobement des classes qui n’existent plus qu’en tant que catégories sociologiques du capitalisme. Les revendications disparaissent ou alors n’en sont plus vraiment puisque la lutte se déroule en dehors du rapport de travail, même s’il reste sa base de départ. La lutte est portée au niveau du rapport salarial, c’est-à-dire au niveau de la reproduction du rapport social capitaliste. Ainsi, paradoxalement, ce qui exprime la crise générale de ce rapport social ne permet pas directement son attaque par les salariés. Les salariés ont ainsi perdu, même au sein de la médiation syndicale, toute influence sur les négociations puisque celles-ci n’ont pas pour objet de trouver une solution interne aux problèmes de l’entreprise (dans les cas de fermetures ou délocalisations), c’est-à-dire au niveau de la production, mais au contraire une « solution » externe au niveau de la reproduction justement avec les plans de relance ou de reconversion (les plans dits sociaux)48, les primes de licenciement.

Cette tendance entraîne aussi une recomposition du paysage syndical sur la base des nouvelles règles de représentativité. Les syndicats ne seront représentatifs que s’ils sont interprofessionnels et suffisamment « gros », de façon à négocier directement au niveau de la reproduction du rapport salarial. C’est ce que la cfdt avait bien anticipé avec son « recentrage » de la fin des années 70, mais que la cgt commence seulement à comprendre.

Cela influe bien sûr sur les types de lutte qui tendent à reprendre les formes desperados initiées chez Celatex il y a quelques années. Placés dans les pires conditions, les ouvriers continuent d’essayer de monnayer, y compris violemment, le prix de leur force de travail ou de leur acceptation d’une cessation d’activité (cf. le conflit chez Continental et les pratiques de séquestration des managers ces derniers mois). Ces pratiques ne sont certes pas radicales au sens où elles entraîneraient une subversion directe et immédiate des rapports de domination. Cela leur demanderait de lier radicalité de la forme (recours à l’illégalité, y compris à la violence) et radicalité de contenu (la critique du travail et du salariat) ; c’est-à-dire finalement de donner une positivité à la révolte. Mais elles sont radicales dans ce qu’elles expriment négativement. Dans la restructuration actuelle, elles sont le contre-feu défensif des salariés face à leur inessentialisation. Au nihilisme du capitalisme ce n’est plus la perspective d’un socialisme qu’ils opposent (quelle positivité pourraient-ils d’ailleurs y trouver ?), mais celle de la fin de toute affirmation d’une identité ouvrière. Certes, des contradictions internes demeurent mais sans leur caractère antagonique. On a plutôt l’impression d’une guerre unilatérale menée par le capital contre les conditions « normales » du salariat qui intègrent encore la norme du « compromis fordiste » entre les classes. Les luttes d’aujourd’hui mêlent donc inextricablement des déterminations objectives : les conditions de travail et de vie qui sont plus difficiles, les inégalités qui se développent du fait de la mise à mal de l’ancienne norme et des déterminations subjectives : attachement aux principes de l’ancien compromis (la défense de l’outil de travail dans le secteur privé, la mission de service dans le public), la résistance (la défense des « acquis »), la révolte (contre l’insupportable).

Dans la fonction publique et les transports, la situation est un peu différente de celle du secteur privé. Ce sont des secteurs qui se situent directement, de par leur finalité, au niveau de la reproduction d’ensemble du rapport social capitaliste. Les revendications y sont possibles mais elles sont aujourd’hui jugées illégitimes parce qu’elles proviendraient de salariés considérés comme des « privilégiés » ; salariés fonctionnaires ou à statut protégé. Ce caractère illégitime est d’ailleurs renforcé par le fait que la lutte se situant au niveau de la reproduction d’ensemble, toute action traditionnelle, telle la grève, touche l’ensemble des autres salariés et les transforment, dans l’opinion publique, en prises d’otages. Les salariés de ces secteurs ont alors tendance à vouloir légitimer leurs actions par la mise en avant d’un critère non directement revendicatif qui est celui de la défense d’une mission de service public. Cela permet certes de lutter contre une marchandisation accélérée (transports, électricité, gaz, poste) ou rampante (école) mais présente l’inconvénient de camper sur la défense a-critique de ce qui existe encore (l’école républicaine, la laïcité, l’égal accès au service public) comme si ces services publics représentaient un idéal du vivre ensemble.

On peine donc à repérer ce qu’on appelait auparavant des cycles de luttes (le dernier fut celui de 1968-79), alors que de temps à autre, se produisent pourtant des explosions sans référence marquée à des identités ni à des lignes de classe (lutte des chômeurs, révolte des banlieues françaises, émeutes grecques et antillaises) et que se manifestent des luttes dans les secteurs de la reproduction plus que de la production autour des questions de la solidarité (lutte des sans-papiers) et de l’égalité (réseaux éducation sans frontières). C’est aussi pour cela que nous conservons la perspective d’une révolution, mais « à titre humain » car ces différentes luttes sont plus a-classistes qu’interclassistes. Pour qu’un autre cycle de lutte démarre il faudrait que s’établissent des passerelles entre les différents secteurs ; or, pour le moment, les chômeurs de 1998 n’ont pas trouvé les salariés de 2003 qui n’ont pas trouvé les jeunes des banlieues de 2005 qui eux-mêmes n’ont pas trouvé les étudiants anti-cpe de 2006. On peut même dire, au contraire car il semble que ces mouvements se construisent dans la séparation en accentuant leurs particularismes.

Non seulement nous n’avons pas à faire à une nouvelle « composition de classe », comme celle qui occupa tant les opéraïstes italiens dans le cycle de lutte précédent, mais on assiste à une décomposition du salariat avec de fortes tensions internes. Haine du fonctionnaire chez les salariés du privé, défense des statuts garantis dans le secteur public afin de conjurer la tendance à la dévalorisation de la fonction ; et dans le secteur privé afin de conjurer la tendance à la précarisation, hostilité des salariés « au travail » contre la revendication d’un revenu garanti pour les salariés potentiels qui ne sont pas officiellement « au travail », méfiance vis-à-vis des travailleurs sans-papiers soupçonnés d’être des « preneurs de travail ».

Tout cela ne pousse pas précisément à la lutte unitaire et c’est pour cela que les appels des grandes organisations syndicales apparaissent inadéquats puisqu’elles cherchent à créer une unité de façade qui ne repose même pas sur des luttes communes.

À l’inverse de ce que nous pensions dans les années 60-70, l’extension du salariat ne s’est pas traduit par une extension de la prolétarisation mais par des différenciations internes mouvantes au sein du salariat que l’idée sociologique de moyennisation de la société ne réussit pas à représenter pleinement comme le montre actuellement le nombre élevé d’études sur l’accroissement des inégalités. Et même les phénomènes de paupérisation en marche dans les pays capitalistes dominants ne passent plus automatiquement par cette prolétarisation ou alors c’est sous la forme renouvelée d’une « lumpen-prolétarisation ».

La segmentation du marché du travail d’une part et le développement des inégalités internes au salariat d’autre part tendent à engendrer une différenciation par niveau dont nous avons déjà parlé. Les cadres moyens et supérieurs du privé sont directement des agents du niveau 1 alors que les professions libérales et de nombreuses professions artistiques, culturelles ou sportives, s’y rattachent indirectement à travers leur participation et leur adhésion à une néo-modernité mondialisée. Les salariés de l’État et les salariés qualifiés à statut garanti du privé sont présents dans le niveau 2 soit en tant qu’agents de la reproduction interne des rapports sociaux pour les premiers, soit en tant que travailleurs « productifs » dans les secteurs traditionnels de l’industrie pour les seconds. Enfin, au niveau 3, on retrouve beaucoup de salariés peu qualifiés du bâtiment, des travaux publics, du nettoyage industriel, de très petites entreprises, d’employés des services, des jeunes, des femmes, des immigrés qui tous connaissent un statut plus précaire, à des degrés divers toutefois.

Résorption des médiations institutionnelles et société capitalisée

Le capitalisme n’a donc pas réalisé un de ses possibles qui était de produire une domestication totale. Certes, il y a englobement de toutes les activités humaines dans les flux de la capitalisation : c’est la tendance du capital à devenir un milieu, une culture, bref une société, mais il n’a pas non plus parachevé une tendance que la revue Invariance a définie comme réalisation d’une « communauté matérielle du capital ». Cette dernière se manifesterait notamment dans la dissolution des médiations institutionnelles de l’État-nation ; médiations englobées dans des réseaux techniques et intersubjectifs qui se donnent comme un monde « naturel » pour l’humanité d’aujourd’hui. Mais justement, des rapports sociaux médiés subsistent (école, salariat, habitat, santé, etc.) qui entrent en tension avec les forces immédiatistes et virtualisantes mettant les individus directement en rapport avec ces produits de la globalisation.

La forme-société n’a donc pas été entièrement dissoute même si la forme immédiate du réseau prédomine dans le processus de totalisation du capital ce qui semble réaliser le rêve des ultra-libéraux de supprimer toute société qui ne soit pas directement la somme de ces individus libres. Mais la tension individu/communauté qui subsiste encore dans les débats et combats autour de la question du vivre ensemble, de la solidarité nous a conduit à adopter plutôt la formule de « société capitalisée » pour caractériser la situation présente.

Dans ce processus de totalisation du capital, ce sont toutes les médiations des deux phases précédentes qui entrent en crise.

Tout d’abord celle du travail comme nous venons de le voir. Il est de plus en plus visible que le travail est « en trop » parce que le capital tend à s’auto-présupposer en dehors de sa dépendance au travail vivant, dans la domination du travail mort. Le travail n’est donc plus porteur d’un sens positif (le métier) au sein de la communauté du travail, indépendamment de son caractère aliéné par l’appropriation capitaliste. Le travail n’est plus qu’une fonction attribuée par le capital et son sens se réduit au fait qu’il est la condition du revenu. Cette réduction n’est possible que parce que l’ancienne communauté du travail a été réduite à presque rien par l’individualisation des rapports sociaux de production49. Mais attention, nous ne disons pas qu’il y a « fin du travail » car effectivement, il se crée bien toujours des emplois, mais ces derniers ne sont pas considérés (sauf peut être dans le monde anglo-saxon) comme du « vrai travail », mais comme des « petits boulots ». La force de travail devient inessentielle dans la valorisation mais se maintient comme discipline. L’État français veut, par exemple, remettre la valeur du travail à l’honneur quand le capital produit justement aujourd’hui « l’honneur perdu du travail50 »

Il nous semble qu’il faut lever une équivoque sur la question du « travail comme pure discipline ». Le travail salarié a toujours été une activité aux ordres même si l’institution du salariat suppose l’existence de travailleurs « libres ». L’abolition des lois sur les pauvres (que Marx jugeait positive) et autres mesures comme les « enclosures » ont permis de créer une contrainte au travail pour des prolétaires définis comme des « sans réserves » (les allocations pour les pauvres, le droit de vaine pâture sur les « communaux » constituaient des réserves permettant de ne pas tomber dans le salariat). La référence, à l’époque, à « une armée industrielle de réserve » (Marx) dit bien ce que cela veut dire.

De la même façon, la manufacture a constitué un enfermement bien avant que Foucault ne théorise les « enfermements ». L’ost de Taylor puis la chaîne fordiste ont puissamment discipliné la force de travail. La preuve en est que Trotsky51 et Lénine52 concevaient une « militarisation » de la force de travail soviétique sur le même modèle.

Cette contrainte au travail existe bien toujours comme d’ailleurs de nombreux aspects de l’ost qui perdurent. Contrainte au travail et discipline connaissent successivement des moments de relâchement (disparition des petits chefs et niveaux hiérarchiques avec l’installation les technologies numériques dans les usines et à un autre niveau, mise en place du rmi) et de tension (croissance des niveaux hiérarchiques dans les services, y compris publics, baisse des allocations chômage et de leur durée, refus de mettre en place un système de revenu garanti, tentative de transformer toute activité en travail par de nouvelles professionnalisations53, changement de rôle des anpe, mise en place du pare). Mais ce n’est pas dans ce cadre que nous parlons de « discipline ». Nous en parlons en rapport avec un contexte qui est celui de « l’inessentialisation de la force de travail » quand le travail devient simple emploi. Quant il tend à n’être plus que fonction dans le cadre d’un système d’attribution des revenus. Ce système d’attribution des revenus est lui-même de moins en moins constitué par du revenu direct (les salaires) car il est de plus en plus socialisé revenus de transferts ou sociaux). Nous ne pensons d’ailleurs pas que la tendance soit à une inversion de ce mouvement. Malgré toutes les déclarations des néo-libéraux et les cris de Cassandre de l’extrême gauche, les États-Unis sont bien en train d’instituer un système de sécurité sociale et la Chine ne fait que reculer le moment de le faire. En France même, la création de la cmu ne fait pas exception. La différence avec la période précédente, c’est que la socialisation des revenus ne se fait plus seulement sur la base des revenus du travail.

Mais qu’entendons-nous par « inessentialisation de la force de travail » ?

Premièrement, au niveau du travail, celui-ci perd sa signification intrinsèque. En ne donnant au travail, dans la conscience de l’individu moderne, celui que nous appelons « l’individu-démocratique », que la compensation abstraite de l’argent, les nouvelles formes de domination brouillent complètement les anciennes références et par exemple celles qui constituaient des valeurs ouvrières. Valeurs mettant en avant le Progrès, les rapports entre travail productif et transformation du monde, la solidarité. La loi sur les 35 heures abattue par le recours (et les demandes) aux heures supplémentaires, le « Travaillez plus pour gagner plus » de Sarkozy sont des expressions de cette déstructuration des collectifs de travail au profit de parcours de plus en plus individualisés. Le salarié s’impose alors sans cesse de faire œuvre de volonté pour redonner sens à un « travail » qui a perdu toute valeur intrinsèque54 mais qui reste nécessaire pour survivre.

Deuxièmement, inessentialisation du travailleur lui-même. Nous l’avons vu dans notre analyse de la tendance à la valorisation en dehors du travail vivant55 et le fait qu’il reste des salariés qui fabriquent n’invalide pas cela, mais on le voit aussi dans la tendance à la substitution capital/ travail dans la production (avec la domination du « travail mort ») comme dans la circulation (avec la mise en place du tout informatique) et on le voit enfin dans la transformation du travailleur en « ressource humaine » qu’il s’agit de piller sur le modèle des ressources naturelles.

D’ailleurs, c’est la figure elle-même du travailleur qui devient irreprésentable car plus personne ne s’y reconnaît : il apparaît comme celui qui nuit aux autres car soit il est « toujours en grève » (ça c’est pour les salariés du secteur public), soit il est celui qui pollue l’environnement (les salariés des usines chimiques ou autres), soit encore celui qui empêche de circuler (le chauffeur routier qui ose doubler sur l’autoroute et qui en plus prend en otage les touristes quand il est mécontent).

La société du travail dont le modèle reste la société bourgeoise du temps des deux révolutions industrielles est arrivée à sa fin et il n’y a pas à le regretter. Mais la société du capital n’en a pas fini avec le travail car là où elle détruit le travail vivant productif (il devient « inutile » d’où les dégraissages même en période de hausse des profits), elle doit le recréer comme emploi devenu « utile » (l’agent de sécurité remplace le mineur). Bien sûr cela nécessite un changement de dimension. Ce sont les entrepreneurs individuels qui licencient alors que c’est l’État et les représentants des entrepreneurs qui décident des réembauches éventuelles. Par exemple l’État décide des priorités d’allègement de charges aux entreprises selon qu’elles embauchent des jeunes ou des chômeurs de longue durée ou des « seniors », etc. L’État décide aussi de l’ampleur des dégraissages : une simulation américaine de la fin des années 90 estimait à 50% le nombre de salariés des grandes entreprises susceptibles d’être licenciés sans changement de productivité. En France, ce sont les pouvoirs publics, en liaison avec la direction des hypermarchés qui décident de la mise en place ou non et dans quelle proportion des caisses automatiques. Dans ces conditions, le travail ce n’est plus essentiellement, ce que fait le travailleur au sein de « l’économie », mais un rapport social et politique de domination qui rend compte de la peur d’une nouvelle « question sociale ». Nous sommes dans une période très différente de celle de l’époque des « classes dangereuses » qu’il fallait intégrer de gré ou de force au processus d’industrialisation et d’urbanisation parce qu’on en avait besoin, mais qui s’en rapproche par certains côtés dans la mesure où elle laisse apparaître des « exclus » de la restructuration qu’il faut non pas intégrer au processus dont on vient de voir qu’ils sont écartés, mais qu’il faut relier d’une manière ou d’une autre à la société capitalisée. D’où toute les problématiques sociologiques en terme de « lien social » à restaurer. D’où aussi l’importance prise aujourd’hui par les processus préventifs de contrôle vis-à-vis des jeunes (fichier base élèves, nouvelles lois pour les mineurs, etc.) et la tendance à une criminalisation des luttes.

Parallèlement, en accompagnement idéologique en quelque sorte, les centres de pouvoir mettent en avant une valeur du travail comme s’il fallait compenser la perte de centralité du travail lui-même. Cela s’accompagne, surtout en période de fort chômage, d’une promotion du « travail libre » à travers la possibilité de monter sa propre petite entreprise et effectivement les créations d’entreprises augmentent de façon significative masquant provisoirement une crise du salariat. Aujourd’hui, tout le discours qui prétend remettre le travail au centre de la société sert premièrement à contrôler la partie de la population sans emploi et secondairement à remoraliser ceux qui croient encore effectivement aux vieilles valeurs du travail et s’offusquent à la fois des activités des grands prédateurs et autres traders et des mesures d’assistance aux « pauvres ». Alors que le travailleur qualifié traditionnel cherchait à lutter contre l’emprise du capital par l’affirmation de sa « professionnalité », le travailleur moderne n’a plus pour possibilité qu’un retrait et un repli sur la vie privée.

Ensuite, celle de l’État-providence avec sa « démocratie sociale ». L’État se recentre sur ses fonctions régaliennes sans pour autant retourner à la forme originelle de l’État-gendarme. En effet, il tente de socialiser ces fonctions en étendant sa toile de protection (contrôle) jusqu’au sein des comportements quotidiens des individus56. Il déploie une sorte de socialisation démocratiste opérée sous la forme d’un État-réseau avec sa multitude d’associations collaboratrices.

Si, déjà dans sa forme d’État-providence il ne correspondait pas à ce que le marxisme appelle le niveau « superstructurel » des rapports sociaux de production, avec la forme État-réseau il n’est même plus question de niveau et de différence nette entre « infrastructure » et « superstructure ». Il est la colonne vertébrale de la structuration d’ensemble et sa fonction est d’organiser les rapports de pouvoir, au sein des activités en réseau, comme autant de compromis effectifs entre des puissances réelles mais différenciées. Il synthétise le tout en tant que représentation de la puissance sociale.

Nous assistons à une symbiose entre État et capital. Les plans de relance pour sortir de la crise ne représentent pas des tentatives de moralisation du capital même quand cela passe par des nationalisations bancaires comme en Grande Bretagne. Par exemple en France ou en Allemagne, le lien entre l’État et les investisseurs institutionnels est tel que la différence entre action de la puissance publique et acteurs privés perd de son sens. Et comme tous ces acteurs ont pour but d’intervenir à un niveau mondialisé, il n’y a plus possibilité d’invoquer une voie nationale-capitaliste57 de sortie de crise. Nous ne sommes plus dans les années 30 et le retour à « l’économie réelle » n’est pas invoqué par les fascistes mais par les sociaux-démocrates qui demande une relance keynésienne par la demande, au niveau mondial ou au moins européen.

Il n’est plus possible d’opposer un capitalisme pensé à partir de l’État aux États pensés à partir du capitalisme. Cela repose toujours sur l’idée d’une instrumentalisation d’une force par une autre, ce qui était déjà discutable dans la phase précédente. Il n’est plus possible non plus d’opposer politique et économie comme à l’époque de l’État-nation quand un gouvernement pouvait poser sa décision politique en contre-tendance de l’évolution générale (les nationalisations de 1981-82 en France en pleine période de restructuration néo-libérale au niveau mondial).

Cette symbiose entre État et capital au sein du niveau 1 symbolise le capitalisme actuel. Elle montre que le capitalisme n’est ni un système ni une substance existant dans les choses, mais la trame et la manifestation d’un phénomène de puissance. Le fait que cette puissance apparaisse sous la figure de l’État, comme une puissance sociale et pas seulement politique ou répressive, pose aujourd’hui un problème à tous les critiques conséquents de l’État. Un problème que, malheureusement, les anarchistes58 et les « communisateurs59 » sont bien rares à soulever.

Dans un même mouvement, l’entreprise (et non plus l’usine60) et l’État sous sa forme réseau vont pénétrer et imprégner les rapports sociaux. Pour cela, il a fallu que les grandes institutions connaissent une crise. En Italie, ce sera particulièrement net en ce qui concerne l’État démocrate chrétien en général, ses services secrets, sa police et sa justice d’un côté, la grande usine sur le modèle Fiat de l’autre. Dans les deux cas, les luttes ouvrières et étudiantes n’y ont pas été pour rien, mais leur défaite a produit une nouvelle forme de restructuration, à travers la diffusion des nouvelles technologies de l’information. Benetton est un bon exemple de ce redéploiement en Italie et cette dynamique sera théorisée par Negri avec la notion douteuse « d’entrepreneuriat politique ».

Cette restructuration n’est donc pas strictement réactionnaire comme dans la périodisation de Marx. En effet, celui-ci concevait des cycles de luttes et de révolutions suivis de cycles de contre-révolution qui semblaient autant de retours en arrière parce que la période historique, celle qui va de 1830 à 1870, est effectivement marquée par de telles alternances61. Mais ce n’est déjà plus le cas dans le dernier tiers du xixe siècle où les luttes sur la durée du travail vont servir de base au développement du capital fixe et de la productivité du travail d’un côté, à l’amélioration de la condition ouvrière et son intégration progressive dans la société de l’autre. Cette dialectique des classes en lutte se clôt, justement, avec le dernier assaut prolétarien et la révolte de la jeunesse entre 1965 et 1978. Elle se clôt sur une défaite de la perspective révolutionnaire, mais qui n’est pas suivi d’un cycle de contre-révolution car il n’y a pas non plus eu révolution. Nous sommes déjà dans une rupture avec le fil historique des luttes prolétariennes et dans une phase d’englobement de l’antagonisme des classes. On va alors assister au paradoxe de l’explosion conjointe de ce que les médias appellent la révolution libérale-libertaire et l’éclosion d’un néo-conservatisme idéologique et tout cela en à peine vingt ans.

Berlusconi représente une figure emblématique de la fusion de ces deux mouvements : celui de la transformation de l’État-institution en État-réseau et celui de la transformation des anciennes forteresses ouvrières en réseaux de production (Prato) et de télécommunication (Mediaset). L’État et l’entreprise tendent à envahir tout l’espace des rapports sociaux et tout le langage aussi, mais nous n’avons pas affaire ici à un mouvement univoque mettant en place un nouveau Léviathan ou un « 1984 » orwellien. Les nouvelles technologies de l’information ont été le véhicule privilégié de ces transformations qui ont réalisé le tour de force d’une totalisation en réseau62.

Dans la crise des institutions, la séparation des pouvoirs telle que la théorisait par exemple Montesquieu, n’est plus un caractère de ce que nous appelons « les sociétés capitalisées ». Le point d’ancrage avec ce que nous avons développé précédemment, c’est le fait que les lois tendent à remplacer la Loi. Ce sont toutes les frontières qui deviennent floues : entre normes et goûts (confusion entre droits des homosexuels et respect judiciaire d’une préférence sexuelle par exemple) ; entre légalité et illégalité (a-t-on ou non le droit d’abriter qui on veut sous son toit ?) ; entre démocratie et système totalitaire (lois anti-terroristes, Guantanamo). Ce n’est pas pour rien que certains parlent aujourd’hui, à propos du gouvernement Sarkozy, d’un régime aux tendances vichystes (Badiou). Mais ce n’est pas parce que certains faits ou certaines lois peuvent nous rappeler cela que nous sommes dans le même cas de figure. Faire de Sarkozy ou de Berlusconi des figures d’une sorte de néo-fascisme néglige le fait qu’ils sont aussi des grandes figures du libéralisme, des hérauts de la liberté du marché. Que pour eux, le plus grand ennemi n’est pas le prolétaire mais le fonctionnaire en dit long sur la transformation de l’État, des rapports sociaux et du personnel politique.

La fonction d’organisation de la bureaucratie, au sens wébérien du terme, est aujourd’hui réduite à la transmission et l’application tatillonne des ordres. Ce phénomène touche le petit fonctionnaire qui, par exemple, fait du zèle dans la chasse à l’immigré clandestin et croit ainsi échapper aux futures réductions d’effectifs qu’une privatisation éventuelle réaliserait au détriment du « corps » des fonctionnaires. Cette « mauvaise graisse » comme disait le ministre de l’Éducation Nationale, Claude Allègre en 2000. Mais ce phénomène de résorption des bureaucraties touche aussi les hauts fonctionnaires dont l’autonomie et l’initiative sont de plus en plus limitées (valse récente des préfets, recteurs, inspecteurs d’académie, juges et magistrats). C’est cette position « aux ordres » qui ôte toute densité aux institutions et réduit leur légitimité aux yeux de beaucoup. Sur cette base, il devient facile de réduire le nombre de fonctionnaires à partir du moment où l’action de l’État n’est plus mesurée en termes de puissance publique mais en termes de gestion et de rentabilité. Cette idéologie s’appuie sur le sens commun qui pense que le fonctionnaire ne travaille pas assez ou pas vraiment (c’est par exemple la position dominante au sein des professions indépendantes) ou alors qu’il est improductif et à charge des productifs (c’était la position du mouvement ouvrier traditionnel). Le comble est atteint quand ce bon sens populaire ne verse pas vers l’extrême droite mais penche vers la gauche pour demander plus d’État… et donc plus de fonctionnaires. « Le privé » est alors considéré comme « le mal », identifié qu’il est alors à la propriété et à l’intérêt privés. La common decency de J.-C. Michéa est vraiment mise à mal par la réalité des réactions populistes.

On en oublie qu’il aurait été possible, à certains moments de l’histoire (et encore maintenant), de créer des services collectifs (mutualité, coopératives) dans le cadre d’une perspective révolutionnaire.

Les transformations récentes de l’institution judiciaire vont également dans ce sens. En principe, dans une démocratie, l’indépendance de la justice ne peut être garantie que par l’action permanente et indéfectible de la puissance publique qui donne aux juges les moyens d’exercer leur magistère indépendamment de toutes les pressions financières, politiques, religieuses ou autres. Y compris les pressions que pourrait être tenté d’exercer l’État lui-même, en tant qu’il s’incarne dans un pouvoir politique doté, à ce titre, d’intérêts spécifiques. C’est cela qui, en principe, fonde la séparation des pouvoirs en démocratie. Or aujourd’hui, on assiste à la disparition des corps intermédiaires de l’État63. La façon dont Berlusconi et Sarkozy traitent les juges est symptomatique de la tendance à intégrer directement l’institution judiciaire au pouvoir exécutif64.

Tout cela ne se fait pas facilement et en un jour. C’est le fruit d’un long processus amorcé quand les membres du pouvoir exécutif ont cherché diverses stratégies pour se soustraire eux-mêmes aux autorités judiciaires au cours d’affaires dans lesquelles ils étaient directement ou indirectement impliqués. Les juges ont parfois essayé de résister ou de défendre une autre conception de l’État comme au cours de la lutte de l’État italien contre les mouvements de lutte armée des années 70 puis de l’opération mani pulite. Mais le désir d’indépendance des magistrats a perdu de sa popularité et de sa légitimité démocratique à partir du moment où il s’est appuyé sur un même déni du Droit (loi sur les repentis, individualisation et contractualisation des peines) que celui qui était reproché aux personnes poursuivies et dès l’instant où des juges emblématiques ont rejoint la sphère politique électoraliste (di Pietro en Italie, Jeanpierre et maintenant Joly en France).

Les syndicats sont directement attaqués65 ou, pour certains, délégitimés. Les institutions sont résorbées comme la Justice qui abandonne le Droit au profit des droits et de la contractualisation de la société. Des espaces de socialisation critique (comme par exemple dans l’école) n’existent plus que dans la crise de l’institution66. La gestion des intermédiaires remplace l’institution quand l’individu se retrouve seul face à la puissance de l’État67 ou des entreprises.

Toutes ces transformations peuvent être résumées par l’idée du passage de l’État-nation à l’État-réseau.

– Dans la première forme, la puissance s’exerçait essentiellement à partir du territoire national et d’une idéologie adéquate, le patriotisme, organisée autour de l’idée d’unité nationale. Cela n’empêchait pas l’État d’exercer cette puissance vers l’extérieur (colonialisme, exportations, développement de fmn), mais la perspective restait nationale, donc située au niveau 2 dans notre classification.

– Dans la seconde forme, la puissance s’exerce à partir du niveau 1, en interconnexion avec les grands acteurs nationaux, mais aussi en rapport avec le niveau 2. Par exemple, dans la sphère financière, cette forme réseau permet à l’État de continuer à assurer ses interventions de « capitaliste en dernier ressort » et cela, aussi bien au niveau 1 de manière à ce que ce dernier puisse se restructurer à l’intérieur du pays (plan de refinancement des banques) et en direction des pays proches (cf. toute l’agitation actuelle au niveau des organes décisifs de l’Union européenne), qu’au sein du niveau 2 afin de rouvrir les robinets qui permettent l’irrigation du tissu industriel national.

Ce que l’État-nation a perdu avec la fin de l’indépendance de la banque centrale, il le récupère en tant qu’État-réseau par la force d’intervention de grandes banques de dépôt qu’il continue de contrôler malgré leur passage officiel au secteur privé. Une des caractéristiques d’ailleurs de cette nouvelle mise en réseau dans les niveaux I et II, c’est justement le caractère dépassé de l’opposition public/privé. Ce qui est public peut devenir privé (la santé, l’éducation, la recherche, France Télécom et edf et ce qui est privé peut devenir public comme le montre les renationalisations68 en Grande-Bretagne et la quasi-nationalisation de certaines banques aux États-Unis. On retrouve cette indistinction dans les rapports avec le niveau 3 dans lequel les ong ont joué, justement, un rôle de relais dans la rénovation des anciens réseaux issus de la décolonisation (cf. la « Françafrique »).

Il n’empêche que ce processus de totalisation s’effectue à la suite d’une révolution du capital qui voit ce dernier s’autonomiser de l’ancienne société du travail. Il semble se désintéresser de la reproduction d’ensemble ; de ce qu’on appelait communément et commodément « le système capitaliste ». La valorisation parcourt tout le processus (unité de la production et de la circulation) sans plus de référence au caractère productif ou non et la force de travail devient même un obstacle à la valorisation : on avait déjà des robots sur les chaînes de montage, on a des guichets sans guichetiers et on va avoir des postes sans postiers, des caisses sans caissières. C’est le « lien social » de l’exploitation qui se délite et ce n’est pas un hasard si les questions de sécurité reprennent de l’importance alors qu’il n’y a plus ni ennemi extérieur ni ennemi intérieur déclaré69.

On pourrait même dire que les tribulations du capital fictif sont une parfaite illustration des rapports de domination et des jeux de la puissance. Elles se déroulent dans un horizon qui a dépassé toutes les stratégies de classe liées à une vision du monde assurant une certaine maîtrise d’ensemble. C’est ce même capital fictif qui impose ses règles de valorisation au niveau global, son rythme, sa fluidité et son court-termisme.

La captation des profits devient plus importante que la croissance économique (qui en engendre pourtant une partie), car les modalités de captation ne sont pas toutes liées à cette croissance, mais aussi aux dépenses d’investissement et aux versements de dividendes. En effet, cette captation n’a pas lieu au niveau micro-économique des entreprises mais sur le marché des biens et services où ceux qui tirent leurs revenus du capital vont consommer sans contribution directe à la production. C’est cette consommation qui était traditionnellement considérée comme improductive mais qui ne peut plus l’être aujourd’hui où il devient de plus en plus difficile de distinguer consommation productive et consommation improductive. De plus, ce revenu peut être lié à des avances-argent des banques ce qui modifie profondément les conditions de solvabilité, d’où l’importance prise par la fictivisation. Cette situation se reproduit au niveau de la hiérarchie des puissances étatiques avec l’exemple du pouvoir démesuré de captation des États-Unis sur la richesse produite partout ailleurs dans le monde.

L’entrepreneur classique schumpetérien ne peut plus alors prendre le chemin du « pari » que constitue la décision d’investir, c’est le capital globalisé, les holdings qui s’en chargent. L’activité productive est désormais soumise aux impératifs de valorisation du capital global, impératifs qui s’énoncent en termes de « bonne gouvernance ». La transparence devient le maître mot dans la mesure où le risque entrepreneurial doit être clairement identifié70. Ce n’est plus l’entrepreneur classique qui prend le risque mais des sociétés spécialisées, les « sociétés de capital-risque » qui apprécient les opportunités de profit.

La financiarisation de l’économie et plus généralement la globalisation ont donc servi de piqûre de rappel contre la politique de puissance précédente des managers. Mais la contradiction est reportée au niveau de la reproduction d’ensemble des rapports sociaux. La contradiction entre valorisation et puissance est explosive parce que la globalisation et la restructuration qui l’accompagne se font sans véritable mode de régulation. Les règles de la « bonne gouvernance » n’ont en effet pas les mêmes vertus que celles de l’ancien mode de régulation fordiste. D’un côté, le capital semble déborder partout l’ordre capitaliste (le côté « sauvage » du néo-libéralisme) par fictivisation et virtualisation des opérations, mais de l’autre, l’exemple de la Russie et de certains pays africains riches de la rente, montrent que le capital sans cet ordre capitaliste, sur un territoire national en tout cas, est la chose la plus explosive qui soit (mafia et blanchiment d’argent, pillage des ressources naturelles et guerres ethniques). C’est pourquoi nous parlons, dans le texte sur la crise du « cours chaotique de la révolution du capital. La forme État-réseau constitue-t-elle un compromis (mouvant, provisoire et fragile) à la virtualisation/fictivisation ? En toute rigueur logique, non, car un réseau ne cristallise pas, ne coagule pas des forces et des flux, mais il irrigue des pouvoirs et des puissances. Alors ? Il faudrait dialectiser cette notion d’État-réseau en montrant dans quelles situations de la crise (la France ? L’Allemagne ? Le Japon ?) État-nation et État-réseau se combinent dans une configuration provisoire et instable. Une sorte de néo-État-ouvert qui intervient au travers d’organismes mixtes (mixte entre administration et gestion et non pas entre « privé » et « public »), tels que des Agences, des missions, des opérations politiques et médiatiques, des personnages-icônes, des alliances objectives (avec les syndicats, les associations, les ong, les fondations), des entreprises et des firmes « citoyennes », etc.

Le capitalisme contrôlant le capital ne peut être aujourd’hui qu’une chimère (celle que poursuivent néo-sociaux-démocrates et néo-socialistes de tous bords) ; chimère d’un nouvel ordre mondial qui se dérobe sans cesse puisque dans le niveau 1, l’organisation en réseau limite toute hiérarchisation stable entre ses différentes composantes.

La globalisation restructure les trois niveaux

Dans la période où prédominait encore le niveau 2, celui de la dépendance réciproque entre capital et travail, niveau centré sur la question de la recherche de survaleur, on a pu distinguer deux phases71. Tout d’abord celle de la Domination Formelle du capital, qui s’exprimait dans une Weltanschauung bourgeoise faisant coïncider valeurs universalistes et Progrès (grosso modo jusqu’en 1914) ; ensuite, celle de la domination réelle du capital (grosso modo à partir des années 20 jusqu’à la fin des années 70) qui a pris la forme de la rationalité techno-bureaucratique planifiée, à tel point que le projet de classe bourgeois a semblé s’évanouir dans le Plan du capital et son discours sur la fatalité de l’économie.

Mais avec « la révolution du capital », ce n’est pas d’une nouvelle phase de la Domination Réelle dont il s’agit. Il s’agit de quelque chose de qualitativement différent où semblent se libérer les dernières forces d’une dynamique qui ne repose plus sur la dialectique de conflits entre forces antagonistes, mais sur une fuite en avant qui a été grandement favorisée par deux facteurs.

– Tout d’abord, la techno-science est massivement et entièrement intégrée au procès de production. Mais cette intégration n’est pas seulement liée à un processus de rationalisation et/ou à la volonté d’accroître la productivité. La techno-science est devenue le champ privilégié des jeux de la puissance et de la « guerre économique ».

– Ensuite, la globalisation ne correspond pas à une simple extension planétaire de ce qui existait dans les pays du cœur du capitalisme, mais à une restructuration particulière des trois niveaux dont nous avons déjà parlé. Une nouvelle structuration qui leur donne ordre hiérarchique, degré d’interpénétration et de complémentarité (maillage et interfaces). Par exemple, il ne s’agit pas de savoir si la Chine est l’atelier du monde et l’Inde son bureau d’étude comme le prétendent les journalistes économiques qui se situent encore dans une perspective traditionnelle de division internationale du travail en fonction des « avantages comparatifs » (Ricardo ou Smith) des différents pays. L’organisation en réseau est l’espace propre de la globalisation. C’est l’ensemble des Firmes multinationales, y compris donc celles des pays émergents, qui peuvent se déplacer sur les différents segments du réseau global sans avoir forcément à chercher le contrôle de chacun des sous-réseaux. Certaines accumulent des techniques, des savoir-faire, d’autres des positions commerciales. Dans cette perspective, les États ne sont pas tous dans la même situation. Ceux des pays dominants épousent le plus possible cette forme réseau alors que ceux des pays émergents, comme en Chine tentent la gageure de maintenir une unité supérieure totalitaire tout en se redéployant à l’intérieur des réseaux, tandis que ceux des pays dominés se décomposent tout bonnement (accélération de la tribalisation et du caractère religieux des conflits).

La hiérarchisation des trois niveaux ne doit pas se comprendre comme une hiérarchie entre trois mondes séparés géographiquement, mais comme une différenciation au sein d’un même monde. Ainsi, l’Angleterre de la City n’est pas face aux bidonvilles du Bangladesh mais face à la paupérisation des anciennes régions charbonnières. C’est une situation inédite qui est grosse de nouvelles contradictions dans une société qui produit les inégalités sans plus reproduire ni les antagonismes de classes (déclin des luttes de classes au profit d’une opposition morale ou d’un comportement cynique par rapport au capitalisme), ni les antagonismes nationaux (alliance États-Unis-Chine-Afrique au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce).

Ce dernier point marque la fin de l’idéologie tiers-mondiste et d’une vision du monde qui séparait un centre capitaliste et une périphérie. Aujourd’hui, le niveau 1 a étendu ses tentacules sur l’ensemble du monde et le système financier, y compris sous la forme de la finance islamique, conduit à une polarisation d’un type nouveau certes, mais qui aboutit à une soumission des dirigeants de l’ancienne périphérie aux exigences du niveau 1, pour ne pas rester sur la touche (une nouvelle compradorisation dit Samir Amin). Il n’y a donc plus de spécificité périphérique (cf. encore l’exemple de Dubaï).

La logique de la puissance transparaît quand les activités déterminantes de la société capitaliste contemporaine (recherche, renseignement stratégique, contrôle individualisé, aéronautique, certaines branches du complexe militaro-industriel, communications-informations) ne constituent pas des politiques « rentables » de par leurs possibles retombées civiles, mais sont avant tout le fruit d’une réorganisation du rapport des forces entre celles qui privilégient la valorisation (et le court terme) et celles qui valorisent la puissance (et le long terme).

La recherche est ainsi un opérateur de capitalisation du General intellect au profit des entreprises, mais il est aussi un opérateur de la puissance au profit des États. Les réformes actuelles de la recherche, en France, montrent les difficultés rencontrées lorsqu’on veut trancher entre les différentes forces en présence qui, toutes, se situent au sein de la dynamique du capital. Il y a là un immense pompage-captation de moyens et de richesses sociales qui échappe concrètement aux salariés modernes aussi bien qu’aux chercheurs à la poursuite de leur « autonomie72 ».

L’idéologie du marché a aussi joué son rôle en réintroduisant du concret dans la domination, aussi bien à la base, dans la réactivation, sous une forme moderne, de l’image du self made man (le « gagneur », le directeur de sa « petite entreprise… qui ne connaît pas la crise », etc.) qu’au sommet avec la transformation des stratégies managériales de long terme en décisions tactiques court-termistes de nouveaux seigneurs de guerre et autres oligarques modernes. Cette résurgence d’oligarques (russes ou autres) ne signale pas une cristallisation organisationnelle en oligarchie73. Cela nécessiterait en effet la constitution d’un nouveau type de pouvoir politique, or pour le moment un pouvoir à la Poutine représente plutôt une dégénérescence du pouvoir soviétique, inexportable à l’extérieur de l’aire slave, et l’exemple de l’Italie clientéliste du « système » Berlusconi, s’il correspond mieux à la réalité d’un capitalisme en réseau, annonce plutôt la dissolution de la forme politique. L’État renonce alors à représenter « l’intérêt général » pour choisir la voie d’une appropriation privative de la richesse sociale.

Ces jeux de la puissance d’un capital global qui tend à subsumer ses formes particulières ne sont pas déconnectés d’une base matérielle qui continue à produire des rapports sociaux spécifiquement capitalistes74. Mais la reproduction de ces rapports sociaux est rendue de plus en plus difficile par la crise de valorisation dans le niveau 2 et l’inessentialisation de la force de travail pour cette même valorisation.

Le jeu est en effet monopolisé, au sein du niveau 2, par les forces du pôle dominant capables de s’extraire de l’ancienne dépendance au travail vivant productif pour tisser des liens avec le niveau supérieur. Ce travail vivant est devenu inessentiel au procès de valorisation et a été concrètement réduit à n’être plus qu’appendice de la machinerie capitaliste (dans l’industrie) ou fonctionnaire du capital (dans les services).

Le pôle dominé du rapport social, représenté par les différentes formes du travail vivant ne peut évidemment répondre à ce niveau faute de « bases arrière » (la campagne pour les paysans, l’usine et la communauté ouvrière pour les prolétaires) qui furent préalablement détruites dans le cours du capitalisme. C’est la fin de la dialectique des classes qui fut jusque-là (en gros fin des années 7075) le moteur de la dynamique d’ensemble. Cette nouvelle situation ne s’explique pas essentiellement par le fait d’un rapport de force momentanément défavorable à la classe du travail (c’est l’explication la plus courante donnée par les tenants de la théorie du prolétariat), mais du fait qu’elle se soit décomposée sous le double coup de la défaite subie dans les années 60-70 et des restructurations qui s’en sont suivies. Comme nous l’avons développé ailleurs, c’est un fil historique qui se rompt76

Si l’on ne prend pas la juste mesure de ces discontinuités et si on tient absolument à parler encore en termes de classes, il faut alors les nommer clairement et montrer comment s’expriment leur antagonisme et des contradictions qui seraient encore inhérentes au capitalisme. Pour ne prendre que l’exemple des grèves actuelles (2009), elles expriment l’irreproductibilité globale de l’ancienne classe du travail dans des conditions inchangées. Les entreprises ne sont donc pas occupées par les grévistes pour continuer à y travailler puisqu’il n’est plus possible de revendiquer la dépendance réciproque capital/travail. Cela c’est déjà du passé comme le montre la mésaventure des salariés de Continental qui avaient pourtant accepté de revenir sur la loi des 35 heures afin de sauver leur unité de production et leur emploi. Ce qui se joue et se négocie alors dans ces luttes, c’est le prix du retrait et l’accès plus ou moins direct au revenu. La tension reste très forte dans un pays comme la France car l’ancienne norme fordiste du salariat n’est pas encore détruite et l’accès au revenu ne passe pas encore par la nouvelle norme anglo-saxonne du cumul des petits emplois. En effet, malgré les effets d’annonce sur le nécessaire allongement de la durée du travail et le recul de l’âge de la retraite, les plans sociaux de pré-retraites continuent à fonctionner, depuis bientôt trente ans, comme une forme alternative d’accès direct au revenu. Accessoirement, ils constituent aussi une mesure préventive contre toute lutte d’envergure dans les grandes entreprises qui peuvent se payer et faire payer à l’État, ce genre de plan social. Mais cette fonction d’amortisseur rencontre aussi ses limites comme le montre le retour des séquestrations de patrons ou de cadres depuis quelques mois. Ces dernières séquestrations ne sont pas du même ordre que celles, par exemple, des années 1967-1973. Elles ne participent pas d’une offensive prolétarienne qui, par exemple en France, en mai 68 a constitué parfois les prémisses de la grève généralisée. Elles sont défensives et en décalage avec l’évolution générale du rapport social capitaliste77. Il y a en effet décalage entre d’une part, l’organisation en réseau des fmn (la fameuse « gouvernance ») qui ne permet plus de définir qui dirige au niveau d’une simple unité de production et d’autre part une fixation de ces luttes sur ce qui relèverait d’une incompétence ou de la gestion scandaleuse d’une unité particulière. Il y a bien actuellement, dans le cadre d’une acceptation globale de la société capitalisée, le développement d’une révolte morale contre ses abus ou dérives. À un niveau concret, nous pouvons remarquer que ces actions s’inscrivent dans le cadre du « retard » français dans la mise en place des normes de la « gouvernance » globale ; à un niveau plus général, on saisit ici la contradiction qui existe entre ce qui apparaît comme une dynamique abstraite de croissance et le rôle que continuent à jouer en son sein des forces qu’on ne peut plus appeler des classes au sens historique et politique du terme et qui ont tendance à agir en lobbies restreints et ponctuels.

La situation est plus critique en Guadeloupe vu le stade avancé de la décomposition du niveau 3. Il ne s’agit plus simplement de se procurer du numéraire en revendiquant une très forte augmentation des salaires de base, mais de s’attaquer à tous les prix et pas seulement celui d’une force de travail qui, là-bas, est déjà largement laissée en jachère ou payée au-dessous de sa valeur si on veut conserver le discours marxiste sur la question78.

Les revenus et les prix, deux opérateurs de la domination

Comme nous le disions dans Crise financière et capital fictif, la plupart des prix sont aujourd’hui des prix de cartels ou des prix politiques. Il en est donc de même pour le prix du travail. Le salaire n’a plus de base dans la production de richesse qui dépend de moins en moins de la mise en œuvre de ce travail vivant mais de plus en plus d’un travail mort qui concentre toutes les connaissances scientifiques, techniques et organisationnelles (le General Intellect de Marx). Dans cette mesure on peut dire que par rapport à la notion traditionnelle de capital fixe (accumulation de travail passé ou mort), la part croissante représentée par ce même general intellect indique que c’est la distinction même entre travail vivant et travail mort qui est remise en cause comme d’ailleurs celle entre travail productif et travail improductif. Le travail abstrait s’impose comme recouvrement du travail vivant par le travail mort rendant vaine toute recherche d’une quelconque substance de la valeur et a fortiori de sa mesure. D’où notre insistance sur la question des prix dans la perspective des luttes actuelles79. C’est sur ce constat, disons-le de bon sens, que les théories sur un revenu minimum garanti ont pu se développer sous différentes formes. Toute demande d’un « salaire politique (comme dans l’Italie des années 60-70) ou d’un revenu garanti apparaît comme nécessité de paiement non pas d’un travail concret effectué, mais d’une fonction exercée au sein d’un réseau d’activités (le strict « procès de production » a été englobé) dont le champ est de plus en plus étendu et les contours de plus en plus flous. Les sociologues et économistes parlent d’ailleurs de « zone grise » de l’emploi ou du « halo » du chômage pour caractériser cette situation.

Plus fondamentalement par rapport à la théorie marxiste, ce que vend le salarié ce n’est pas une marchandise (la force de travail), mais la mise à disposition pendant la journée de travail, d’un temps personnel dont le dénominateur commun avec tous les autres n’est pas sa réduction à des quanta de travail simple, mais à du temps abstrait (et non pas un temps de travail : que le salarié « rouille » ou pas ne change rien à l’affaire !). Ce que le capitaliste achète donc, c’est un droit de commandement sur la capacité de travail en général qui lui est garanti par l’existence du rapport salarial avant même le rapport de travail et d’exploitation. C’est aussi ce qui donne l’impression de revenir au temps de la révolution industrielle et aux débuts du salariat, quand il s’agissait d’imposer un nouveau rapport social. Pourtant la situation est aujourd’hui très différente dans la mesure où il ne s’agit plus que de perpétuer ce rapport en dehors même d’une nécessité objective. C’est ce qui explique les nouvelles procédures d’embauche. Ce n’est plus une qualification particulière qui est requise, mais une capacité abstraite dont personne ne connaît vraiment les tenants et aboutissants. D’où le véritable casse-tête que constituent les confections de cv et les réponses aux tests ou entretiens d’embauche. On a l’impression qu’il s’agit d’une sorte de mise à nu du salarié, nouvelle façon d’entretenir sa condition de prolétaire. Le prolétaire « sans réserve » d’aujourd’hui n’est plus majoritairement celui qui n’a rien, mais celui qui ne peut rien cacher car il doit tout dévoiler de lui-même pour mieux se vendre. Là encore on a l’impression que la révolution du capital parcours toute l’histoire de la domination en y réactivant les formes les plus anciennes dans ce qu’on pourrait appeler un esclavage salarié. La capacité de travail n’est plus détachable de la personne du salarié à partir du moment où ce qui est en jeu, c’est la « ressource humaine ». Avec cela, ce sont les concepts de survaleur et de rapport d’exploitation qui tombent pour laisser place à un rapport salarial où prédominent les rapports de domination et une soumission d’ordre monétaire. Cet ordre salarial n’est donc pas le fruit d’un simple rapport privé entre capital et travail, ce que laisse la plupart du temps présupposer les textes de Marx particulièrement insuffisants sur la question de l’État. Le capital en tant que totalité ne peut être pensé en dehors de l’État, la logique du profit en dehors de celle de la puissance. Nous voilà revenus à Braudel et Fourquet80.

Nul doute que ces tendances opposées vont s’exacerber, le travail et le revenu se disputant de plus en plus le statut de médiation sociale principale. Cette insistance sur la question des prix, à propos des luttes récentes est justement une conséquence de ce que nous avons appelé l’évanescence de la valeur. Il n’y a pas de valeur en dehors de la valeur d’échange qui s’exprime en prix. La question « métaphysique » de la transformation de la valeur en prix s’en trouve résolue.

La « société capitalisée » est comme l’infrastructure sur laquelle surfent les puissances de ce monde. On assiste à une sorte de radicalisation des extrêmes. D’un côté donc, la « froideur bourgeoise » décrite par Marx et Adorno a cédé la place à une mécanique du capital qui semble tourner à vide. Elle s’énonce comme fatalité de la contrainte économique et ses combinatoires qui paraissent jeter aux orties les fondements anthropologiques de l’espèce. De l’autre la dialectique historique des affrontements de classes a laissé place à des forces qui semblent toujours plus mystérieuses : le capital financier, les grands spéculateurs, les firmes multinationales, les lobbies politico-économiques, les réseaux des marchés mondiaux, les nouvelles « classes dangereuses ».

Les clubs de rencontre et de réflexion style Davos, réactivent les figures des grands prédateurs qui pillent et ne donnent rien. Celle, anonyme, des grandes multinationales organisées en réseaux tellement complexes, qu’on n’en distingue plus le nœud et celle des nouveaux managers que les parachutes dorés font sortir de l’ombre. Ces forces donc, au sein du niveau 1, réalisent enfin une unité entre la richesse et la puissance qui n’avait jamais pu vraiment être réalisée auparavant et pouvaient justifier la séparation historique entre l’État moderne et le capital. Des formules telles que « l’État bourgeois », « l’État de la classe dominante », « l’État du capital », sans être complètement fausses, n’étaient que des raccourcis théoriques et des armes pour les luttes. Elles font partie d’un parcours de lutte mais aussi de la défaite au même titre que le mot communisme d’ailleurs.

Cette « révolution anthropologique » affecte la vie quotidienne des individus. Elle explique, par exemple, le passage d’une conscience de producteur (affirmation du travail comme médiation sociale) à une conscience de consommateur (affirmation du revenu comme médiation sociale81). Elle concerne aussi la mécanique du capital. En effet, le développement exponentiel du capital fictif, c’est tout le contraire de l’organisation bureaucratique par des fonctionnaires. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de critiques actuelles énoncent une irrationalité du capital financier par rapport à ce qui serait la rationalité du capital productif. Offres publiques d’achat (opa), boulimies de fusions/ acquisitions, recentrage sur le corps de métier, chasse aux surprofits et à la rente apparaissent comme le mode de fonctionnement d’un ordre maintenant bouleversé. Cet ordre ne leur apparaît que comme désordre parce que ce qu’il produit ne serait plus « qu’un grand cimetière sous la lune » suivant la métaphore en cours au Japon, c’est-à-dire finalement, une perversion de la « destruction créatrice » (Schumpeter) propre à la dynamique positive du capital.

Ces critiques ne tiennent pas compte d’une transformation que Castoriadis avait déjà signalée il y a plus de trente ans. Sans employer à l’époque le terme de révolution anthropologique (qui vient plutôt de Pasolini), il signalait que la dynamique du capital avait supprimé toutes les figures anthropologiques qui lui avaient été nécessaires dans la période cruciale de sa « marche vers la maturité » (pour paraphraser Rostow) et particulièrement celles décrites par Weber (le fonctionnaire) et par Schumpeter (l’entrepreneur), mais où on retrouvait aussi la figure du « bon ouvrier » conçue sur le modèle de l’artisan. Dans sa « révolution », le capital s’éloigne toujours plus de ces « idéal-types » wébériens comme on peut le voir aussi bien dans le fonctionnement des administrations modernes que dans les pratiques des pdg de grandes sociétés aujourd’hui. Dans les premières, la crise des institutions dont elles dépendent conduit à promouvoir une nouvelle pseudo-rationalité (cf. les « politiques publiques » et leurs « évaluations » pour « dégraisser » et augmenter la productivité) qui copient celle de l’entreprise capitaliste privée alors que dans les secondes, les managers et les actionnaires ont remplacé les entrepreneurs. Quant aux « bons ouvriers »… on n’en trouve plus ma bonne dame !

L’objection qui nous est parfois adressée sur la vision d’un capital-sujet ou d’un capital-automate82 est peu recevable. Comme nous le faisons remarquer en conclusion du texte sur « la crise financière83 », il y a bien des forces et des rapports de force qui constituent une nouvelle modalité de la dynamique du capital, même si elle n’est plus celle de la dialectique des luttes de classes. Ces forces donnent l’impression de ne plus chercher à reproduire les rapports sociaux comme si se réalisait une tendance à l’auto-présupposition du capital au sein de la société capitalisée. De la même façon que Keynes avait montré qu’il existait des situations de sous-optimalité (par exemple « l’équilibre de sous emploi ») dans le capitalisme, aujourd’hui la pression des fonds de pension et de placement montre que le capital peut fonctionner de manière à fixer lui-même les bornes de son expansion, le champ et l’intensité de « sa crise ». Il peut donc fonctionner « à l’économie », de manière « rétrécie » comme nous l’avons déjà dit. À la limite on peut dire que le monde de la finance et les nouvelles « classes dangereuses » représentent les deux figures emblématiques de cette extranéïsation que certains vont analyser comme déconnexion ; déconnexion de l’économie réelle d’un côté, déconnexion du salariat de l’autre. On retrouve ici l’image d’une guerre sociale d’un nouveau type.

Pas plus que la dialectique des luttes de classes n’avait abouti au « dépassement » du capitalisme, la totalisation actuelle du capital n’implique son parachèvement parce qu’elle ne rencontrerait plus de négativité. Plus que jamais l’enjeu historique n’est pas celui de « la sortie84 » du capitalisme, mais davantage son extinction par l’action et/ou sa désertion.

Il n’y a pas de « sortie » du capital(isme)

L’histoire du capital se confond avec celle de ses multiples fausses sorties, avec celle de ses crises jamais « finales » ; avec celle de sa survie85 dans les pires conditions pour la majorité des êtres humains. Il est vain d’espérer son ultime « sortie » qui supposerait un implacable déterminisme historique. C’est pourtant, parmi d’autres86, ce qu’énonce A. Gorz dans un texte récent87.

Selon Gorz, « par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort-vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital. » Après avoir rappelé la baisse de la valorisation des capitaux productifs et souligné l’importance de la fuite en avant dans le capital financier et ses « bulles boursières », Gorz fait le constat de la domination absolue du marché. « Le tout-marchand, écrit-il, s’attaquait à l’existence de ce que les Britanniques appellent les commons et les Allemands le Gemeinwesen, c’est-à-dire à l’existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inapropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par nous ».

Par où la sortie face à un horizon si obscur ? Écartant aussi bien la dictature écologiste qu’un « socialisme de guerre », se prononçant pour la décroissance, il perçoit une voie de sortie qui s’ébauche : celle de « l’auto-production, de la mise en commun et de la gratuité ». Il s’attache à montrer que les logiciels libres, les réseaux communs d’échanges gratuits des savoirs, des biens nécessaires, des œuvres, des pratiques culturelles et artistiques peuvent conduire à une véritable « production libre de toute la vie sociale ». Liberté et gratuité qui affaibliraient d’autant l’emprise de la sphère marchande. Et de conclure : « Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché ». Mais ce produire n’est plus qu’un produire virtuel qui suppose résolue la question du travail « hétéronome » (dans le langage de Gorz, le travail qui ne permet pas l’activité autonome et la créativité) par l’extension de l’automation et l’existence illusoire d’une base arrière dans l’agriculture. Dans cette perspective, l’intégration de la techno-science à la production continue donc à être considérée comme globalement positive parce qu’il ne la voit qu’à travers la miniaturisation de ses applications. Or cette voie vers la liberté socio-cognitive, le capital l’a déjà explorée ; il y a même trouvé de l’oxygène. Microsoft formate et verrouille les échanges entre individus ; Google numérise toutes les pages des plus grandes bibliothèques du monde. Capital cognitif et capital fictif font bon ménage. La « société de l’information et de la communication » constitue une nouvelle base matérielle de la société capitalisée. Le nouveau projet de loi d’Obama et de l’administration américaine sur le contrôle de l’internet semble déjà très avancé et signale les limitations à notre liberté. La « toile » ne constitue pas une voie de libération, mais elle n’est pas sans contradiction. Il faut faire ici une différence entre des laudateurs qui abandonnent toute critique de la techno-science et des expériences alternatives qui bloqueraient ou détourneraient certains outils de leur usage d’origine. Dans notre perspective de luttes pratiques contre les prix, tout ce qui relève de la production, de la transmission ou d’échanges gratuits n’est pas négligeable. La question reste ouverte et nous pensons y revenir dans un prochain texte.

Viatique pour la poursuite de l’élan théorique

Le capital avait trouvé dans le rapport social capital/travail l’opérateur principal de sa dynamique progressiste et productiviste88, mais le capital est devenu société. La « société capitalisée » a englobé la contradiction d’origine en la transformant de contradiction antagonique en contradiction non antagonique et elle tend à supprimer tout écart à elle-même comme cela pouvait encore exister à l’époque où la société civile avait une réalité historique (la société bourgeoise).

Les divers anticapitalismes d’aujourd’hui restent dépendants de cette détermination sociétale : luttant contre les inégalités du « néo-libéralisme », contre les oligarques et contre les exploitations, les précarisations, les nuisances, les injustices, leur horizon politique, même en négatif, reste celui d’une société démocratique à retrouver, d’un travail à libérer89. Ils sont souvent enfermés dans ce qu’ils critiquent et ils en oublient que certaines contradictions ne sont pas liées à la forme capital spécifique mais à des rapports entre les hommes ou des rapports, plus anciens, à la nature. La critique ne peut donc s’exercer uniquement de l’intérieur du capital mais doit saisir ce qui caractérise un arc historique beaucoup plus vaste et des formes de domination multiples. C’est à ce prix qu’elle peut intégrer les différentes critiques, prolétarienne contre le travail, féministe contre la domination masculine, écologiste contre le rapport purement instrumental à la nature, etc.

Ce n’est donc pas de théories anticapitalistes90 dont nous avons besoin, mais d’idées pour nous décapitaliser. Il faut dévoiler par des pratiques alternatives une immédiateté des rapports humains qui dépasse les médiations de toute sorte qui régissent les rapports sociaux capitalistes. Il faut rouvrir l’horizon des possibles qui s’est rétréci au point de devenir linéaire, unifié, amoindri, rabattu sur « la vie mutilée » comme disait Adorno. Un autre que le capitalisme doit être conçu comme la création par les hommes de capacités sociales et historiques générales qui ne sont pas assimilables à la mission ou même à l’action d’une classe parce qu’elles se sont constituées sous la forme aliénée du rapport social capitaliste.

Il n’y a pas de « société à refaire » ; c’est la tension individu/ communauté humaine et le rapport communauté humaine/nature qui, aujourd’hui plus que jamais, se trouvent au cœur de notre devenir. Une tension individu/communauté qui doit résoudre l’aporie d’une multiséculaire opposition entre individu et société91 et l’impasse que représente l’opposition entre d’un côté une universalité abstraite rattachée aux Lumières et à la révolution française et de l’autre le développement actuel des particularismes. Une communauté humaine qui ne nécessiterait pas de produire une nouvelle unité supérieure ; une forme quelconque d’État et son attribut politique moderne, la démocratie ; cette démocratie donnée comme universelle et qui a pourtant couvert de nombreux crimes…

À ce propos, il n’est pas sûr que la vision marxienne d’un individu immédiatement social dans le communisme serait bien satisfaisante. Elle suppose, en effet, une transparence qui résoudrait toutes les tensions et par exemple celles qui résultent de la spécificité de la « nature intérieure » de l’homme ; spécificité qui a pourtant résisté aux innombrables tentatives de créer « un homme nouveau ». En outre, un autre rapport à la nature extérieure devrait aussi tenir compte d’une histoire humaine désormais enchâssée dans des mondes techniques. Comprendre cela, c’est créer les conditions d’une critique qui puisse s’appuyer sur autre chose qu’elle-même, évitant ainsi la posture hypercritique, pour saisir, parmi toutes ces déterminations, ce qu’il en est à présent des êtres humains.

Notes

1 – Celle qui cherche à périodiser son développement et à anticiper le devenir (notamment les Grundrisse et le Chapitre vi inédit du Livre i du Capital).

2 – Conception qui aboutira à ne pas publier toute l’œuvre de Marx, sur l’initiative d’Engels puis des chefs historiques de la iie Internationale.

3Cf. Polanyi (Karl), La grande transformation, Gallimard, 1972.

4 – Le commerce existe bien avant le marché, autant dans le grand commerce administré (sans intermédiaire marchand) par des fonctionnaires qui ne sont pas des marchands mais un sous-ensemble de l’appareil d’État dans les « empires-monde » (Wallerstein), puisqu’ils ont pour but leur promotion de statut et non le profit, que dans les échanges de biens rares ou de prestige qui étaient souvent assurés par les « peuples marchands ». Mais en Lydie, c’est déjà d’un autre processus dont il s’agit. « Avec les Lydiens, le mouvement de la valeur qui jusque là ne concernait, chez les peuples commerçants (araméens, phéniciens, philistins et grecs) que la sphère de la circulation, va pénétrer le procès de production. C’est le moment où elle acquiert vraiment une substance et où elle donne forme à l’activité humaine, la forme d’une valorisation » (Camatte J., Invariance iv, no 6, 1988, p. 13).

5 – À la suite de Polanyi, il faut distinguer deux niveaux de l’échange ; celui qui est interne à la communauté (le trade ou marché de village) et celui qui lui est externe (le market). Ce dernier ne se développe vraiment qu’avec l’action de l’État et/ou l’apparition progressive d’une classe de marchands qui va faire le lien entre les deux types de marché alors que le fait que paysans et artisans vendent sur le trade ne les transforme pas en marchands. C’est alors qu’on pourra parler d’un marché au sens moderne du terme ou même d’une économie de marché, à condition toutefois de ne pas en faire quelque chose de séparé de l’action de l’État ou de celle du capital.

6 – Le marxisme a été gêné par tout cela car il est à la recherche d’une coïncidence entre avènement du Mode de Production Capitaliste (mpc) et constitution d’une classe homogène qui formerait sa base sociale. Or il ne peut la voir ni dans ces petits producteurs ou marchands, ni dans la grande bourgeoisie commerçante ou financière liée au commerce au long cours… ni dans l’État ! On retrouvera ce problème à la note 22.

7 – Marx s’auto-critiquera plus tard dans ses Notes marginales sur Wagner.

8 – Il n’y aura guère que les néo-ricardiens comme Sraffa et plus récemment P. Fabra, L’anticapitalisme, éd. Champs Flammarion, pour contester ce point de vue et faire remarquer qu’en stricte logique de la loi de la valeur-travail, toute production de richesse supplémentaire entraîne un processus de dévalorisation.

9Cf. Guigou (Jacques) et Wajnsztejn (Jacques), Lévanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.

10 – Nous laissons de côté ici le fait de savoir s’il s’agit du travail concret productif, du travail en général ou du « travail abstrait ».

11 – Dit autrement, la valeur n’existe pas parce qu’il n’y a pas encore de « travail nécessaire » et qu’elle ne se constitue que dans l’échange et non dans la production ; mais elle existe quand même parce qu’il y a déjà des proportions de temps. Dit encore autrement, la valeur est déjà présupposée, mais pas encore posée (c’est la position de Ruy Fausto dans Le Capital et la logique de Hegel, L’Harmattan, 1997).

12Marx, Le Capital, livre iii, Les Éditions Sociales, p. 737 sqq.
À partir d’autres présupposés, mettant au premier plan l’analyse des catégories et des formes chez Marx, Moïshe Postone, dans Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009, traduction d’O. Galtier et L. Mercier), exprime une position qui nous paraît assez proche avec sa conception de la valeur comme médiation sociale, mais il le fait en assimilant valeur et capital dans sa citation de Marx (p.118) puisque pour lui la valeur ne peut exister que sous le capitalisme déjà constitué en tant qu’objectivation du travail abstrait, forme absolument spécifique à ce même capitalisme. Le travail abstrait devient son propre fondement social et n’est plus alors directement lié à la production de la richesse. En créant sa propre sphère sociale il acquiert une existence quasi objective faite de nécessité, de discipline, de fonction et de lien social. C’est sans doute ce que nous n’avons pas perçu dans les luttes anti-travail des années soixante/soixante-dix. Nous nous sommes contentés de critiquer toute affirmation du travail concret au nom de sa nécessaire abolition en tant que travail abstrait. Ce faisant, nous négligions le caractère de médiation sociale que continuait à avoir le travail concret pour n’y voir que domination abstraite. Cela pouvait encore tenir au niveau pratique tant que l’intensité des luttes permettait d’envisager cette possibilité, mais leur défaite allait ruiner cette perspective.

13 – L’ordinateur avec lequel nous écrivons ce texte n’est pas du capital, mais un produit de celui-ci alors que l’ordinateur de l’entreprise est du capital, d’abord parce qu’il est médiation de la production et du profit ; ensuite parce qu’il n’est pas neutre. Le capital en tant que totalité sociale participe d’un imaginaire capitaliste qui sélectionne les innovations en fonction de ses besoins.

14Castoriadis (Cornelius), Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, p. 267. Plus exactement, une métaphysique de la forme valeur. C’est ce que Castoriadis cherche à éviter en refusant la distinction entre valeur d’échange et valeur ce qui supprime par là même toute discussion sur cette « forme valeur » (ibid, p. 269). Cela le conduit aussi à dénier au travail abstrait son statut de forme et à l’assimiler au « travail en général ». Pour une comparaison critique des approches de Postone et Castoriadis, on se reportera au texte de B. Pasobrola, « Fin du travail : version Postone ou Castoriadis ? » disponible à : www.larevuedesressources.org...

15 – En témoigne l’importance prise par les cadeaux en argent au cours des anniversaires et des fêtes. Déjà, dans la bourgeoisie les grands-parents donnaient un louis d’or à leurs petits enfants mais ce qui est nouveau, c’est la rapidité avec laquelle cela se répand dans toutes les couches de la population. Aujourd’hui, par exemple, l’argent de poche des enfants et adolescents apparaît comme l’incarnation d’une liberté de choix. L’argent se pose en pouvoir libératoire universel.

16 – C’était déjà le cas des économistes classiques qui ne voyaient dans l’État que puissance improductive.

17 – Surtout les trois volumes de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve et xviiie siècle. A. Colin, 1979). Pour tout dire, nous avons tenté une synthèse entre l’analyse de longue durée de Braudel et une caractérisation par niveaux hiérarchisés que Loren Goldner a développée sans référence à Braudel (« Du capital fictif », 2003, consultable sur le site : home.earthlink.net/ lrgoldner/ et repris dans le recueil de texte de Goldner Nous vivrons la révolution, éd. Sans patrie ni frontière, 2008, p. 122-129).

18Cf. notre Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2009. Le terme de capitalisme lui-même est récent (Louis Blanc l’emploie en 1850, Proudhon à peu près au même moment) puisque Marx ne l’utilise qu’après 1867 alors qu’il utilise déjà les mots capitaliste et classe capitaliste. Il sera ensuite vulgarisé dans son opposition au mot socialisme. Braudel nous semble en faire une utilisation abusive en parlant de « capitalisme antique » pour déboucher sur une conception a-historique ce qui est le comble pour un historien : « Impérialisme, colonialisme, sont aussi vieux que le monde est monde et toute domination accentuée secrète le capitalisme » (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. iii, p. 251).

19 – « Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce que l’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres ». Braudel (Fernand), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. ii, Les jeux de l’échange, p. 8.

20 – Y compris lorsqu’il nomme « méta-capitalisme » le moment (théorique) où toutes les formes historiques du capitalisme se trouvent englobées dans la dynamique de « la longue durée ». Il n’y a pas un au-delà capitaliste du capitalisme. La totalisation contemporaine du capital n’est pas un dépassement. Le capital comme valeur en procès garde sa spécificité, mais celle-ci n’opère plus sur la dialectique des classes sociales ; elle capitalise toutes les activités humaines dans une société particularisée, non dans le communisme.

21 – Par exemple dans le passage du marché de gros village au marché urbain (où il y a domination du market sur le trade), dans le passage d’une petite bourgeoisie d’artisans, commerçants et paysans enrichis aux dynasties bourgeoises, par le développement des premières « économies-monde » (Wallerstein) et le désenclavement de l’économie (Polanyi).

22 – Braudel F., op.cit, vol. i, p. 200.

23 – L’origine de cette question est abordée à la note 6.
L’exemple le plus typique (et le plus gênant pour Engels et Marx) est celui de l’Angleterre où marchands et financiers, anciens agriculteurs enrichis et passés à l’industrie, vont être absorbés dans l’ancien ordre aristocratique de domination. De même, le mouvement des enclosures a souvent été présenté par les marxistes comme le début d’une concentration du capital ; or il n’a pas été réalisé par les grands propriétaires (ils n’en avaient pas l’utilité) mais par les petits et moyens avec l’aide de l’État (cf. Wallerstein). Ce qui est essentiel c’est la rupture produite avec l’ancien rapport social : la propriété privée est « libération » de la chose au profit de l’individu dans la mesure où cela l’affranchit des droits d’usage collectif jusque là en vigueur. Accessoirement cela repose la question des classes : de la formation d’une classe d’abord et de sa conscience, du rôle des classes moyennes ensuite (sur ce point on peut se reporter à la première partie de J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007, et enfin de ce qu’est une classe dominante (pour les historiens marxistes, le mpc date du xvie siècle, mais l’État reste féodal jusqu’au xviiie siècle !).

24 – On retrouve quatre points communs entre ces deux moments du processus : 1) l’organisation en réseau (la Hanse, les villes italiennes, Bruges et Amsterdam) ; 2) la circulation de l’information à partir de nœuds stratégiques que constituent ces villes-État ; 3) les débuts du processus de fictivisation (cf. les crises du crédit dans la seconde partie du xviiie siècle. Elles sont modernes en ce qu’elles ne s’enracinent pas dans les rythmes de croissance ou de crise des productions agricoles ou industrielles, à l’inverse de ce qui se passait dans les crises dites « d’ancien régime ») ; des nœuds stratégiques assurent le captage de la richesse. Peu importe qui produit et qui vend. Il suffit de récupérer cela en bout de circuit. Les villes-État importent des produits agricoles de faible valeur ajoutée et ne produisent plus que des produits de haute valeur ajoutée. Pour Florence par exemple, l’huile et le vin en Toscane contre le blé sicilien. Cette situation est encore aujourd’hui celle des grandes puissances et surtout des États-Unis.

25 – Influence surtout visible chez J. Guigou.

26 – Ce que Bordiga a effectivement pointé dès les années 50, dans son texte « Propriété et capital », mais Marx avait déjà signalé que la croissance capitaliste conduirait à un déclin progressif de la question de la propriété dans le programme prolétarien et pour appuyer ses dires, il citait l’exemple des premières sociétés par actions apparues à son époque.

27 – Cette perspective se trouve encore radicalisée dans une approche récente qui, elle, n’est pas en rapport avec le fil historique du programme prolétarien. M. Postone (op. cit.) et à sa suite le groupe allemand Krisis en viennent à décrire un processus de domination sociale dans lequel les classes ne jouent qu’un rôle périphérique puisqu’il n’y aurait pas de sujet historique de cette domination mais seulement des rapports objectivés qui traversent des classes. Postone réduit en effet, à tort, l’opposition entre les classes à une question de propriété et la dialectique des luttes de classes est remplacée par une dialectique des formes aliénées. Dans cette mesure, le terme de « classe dominante » n’a pas de sens. Postone aboutit ainsi à un nouveau déterminisme, celui des formes aliénées, qui s’inscrit dans une trajectoire historique aussi sûrement que le « sens de l’histoire » des marxistes orthodoxes.

28 – La notion « d’échappement du capital » a été élaborée dans les années 1970 par Invariance pour désigner les processus par lesquels la valorisation du capital n’est plus seulement déterminée par l’exploitation de la force de travail pendant le temps de travail. Il y a franchissement des anciennes limites du rapport capital/travail ; la « création de valeur » se réalise dans tous les rapports sociaux. Le capital n’est plus strictement assigné à la nécessité pour lui d’exploiter du travail humain productif. Temps critiques a défini cela comme la tendance à « la valeur sans le travail » ; cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999.

29 – Un exemple récent d’un tel conflit nous est donné par le débat sur le maintien ou non de l’état d’urgence en faveur de la banque centrale américaine (la fed) qui permet d’échapper au contrôle du pouvoir politique. C. Dodd au Sénat est pour sa restriction et B. Frank au Congrès voudrait son extension… alors que tous deux sont représentants du parti Démocrate !

30 – Ce n’est pas un hasard si les recherches les plus importantes qui sont financées aujourd’hui concernent les domaines de la médecine, de l’environnement, de la communication ou des bio-ingénieries. Le corps humain, désossé de sa capacité de force de travail rendue en grande partie inessentielle, revient au premier plan comme enjeu (bio-politique disent certains). Des contre-feux s’allument qui voudraient retrouver ce qui serait un rapport primordial avec la nature. Ils s’allument aussi bien dans le courant de la deep ecology que dans des revues ou livres issus de la gauche communiste C’est une préoccupation constante d’Invariance depuis la série iv, de la revue Discontinuité et aussi de Cl. Bitot dans son livre, Quel autre monde possible  ?, Colibri, 2008. Le « retrouver » indique ce qui dans le projet originel contient aussi son échec car il ne s’agit pas de retourner au passé mais d’envisager l’avenir compte tenu d’un advenu qui n’est pas errance de l’espèce, mais parcours de son histoire.

31 – Pasolini, dans ses Écrits corsaires, éd. Champs Flammarion, a bien décrit ce processus au niveau des comportements des individus ou des groupes de base. Le processus a été moins analysé au niveau social et politique. Par exemple, Boltanski et Chiapello parlent d’un Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, mais c’est parce qu’ils restent obnubilés par le modèle rigoriste prévalant pendant la domination du capital industriel, celui décrit par Marx, Weber et Sombart. Mais chez les néo-classiques, dès la fin du xixe siècle, la théorie de la « valeur-utilité » n’a rien à voir avec la morale ; la valeur se fait frivole, découvre le désir derrière le besoin ; (Cf. goux J.-J., Frivolité de la valeur. Essai sur l’imaginaire du capitalisme, Blusson, 2002).

32 – Si certains s’entêtent encore à parler de classe bourgeoise en tant que classe dominante, il n’y a plus guère de monde pour penser que nous sommes encore dans une « société bourgeoise » qui pouvait être définie comme une société dans laquelle la politique recréait l’unité détruite par les révolutions dirigées contre l’Ancien Régime. Une unité traversée par les conflits et particulièrement par des conflits de classe.

33 – Elle n’est donc pas à la merci de ce système technique puisque justement elle se l’est incorporée supprimant ainsi tout écart avec ce qui la présuppose.

34 – Interview, Le Nouvel Observateur, 1982.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le propos est daté. Nous savons aujourd’hui quel type de mouvements culturels et religieux sont produits par la révolution du capital : les fondamentalismes religieux, les particularismes identitaires, les clanismes, les communautarismes virtuels et nous savons aussi ce qu’elle a fait de la classe ouvrière (une friche).

35 – Introduction à La société bureaucratique, UGE, coll. « 10/18 », 1973.

36 – Cette idée d’une machine capitaliste dans laquelle les individus ne sont que des supports de rapports est développée par le groupe Krisis et par des marxistes indépendants comme Ruy Fausto (Marx, Logique et politique, Publisud, 1986) et Tran Hai Hoc (Relire le Capital, Page Deux, 2003). Elle l’a été aussi par les rhétoriciens des « procès sans sujets ni fins » (Althusser, Foucault, Deleuze et Guattari) et les théories de la « déconstruction » (Derrida).

37Le Monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe III, Le Seuil, 1990.

38 – C’est la force électorale et la faiblesse théorique des associations ou partis écologistes que de se présenter comme extérieurs aux contradictions du capitalisme.

39Wajnsztejn J., Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007, p. 47 sq.)

40 – J. W., op.cit, p. 112-122.

41 – Le rapport à la technique comme le rapport à la nature extérieure sont donc historiques mais ils restent un rapport et non un extérieur qui serait subi sous la domination. De plus, ce rapport à la technique a été informé par la passion de l’activité et de la découverte propre aux humains (cf. Sfar Ch. et Wajnsztejn J. « À propos de l’aliénation initiale », in Guigou J. et wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, p. 11-15 et 33-36).

42Cf. Grundrisse, Marx, Œuvres II, La Pléiade, 1968, p. 304-316.

43 – Pour un commentaire critique de cette dernière position qui sera surtout développée par les neo-opéraïstes réunis autour de Negri, Virno et Lazzaratto, on peut se reporter à l’article de Riccardo d’Este, « Quelque chose », Temps critiques, no 8 (automne 94-hiver 95), p. 23 à 32 et à l’article de J. Wajnsztejn, « Le devenu de l’autonomie », dans l’anthologie de la revue Temps critiques, vol. 1 : « L’individu et la communauté humaine ». L’Harmattan, p. 71-78.

44 – Pour plus de développements sur ce point, on peut se reporter à l’article de J. W. sur la crise dans ce même numéro.

45 – Cette notion se distingue à la fois de celle de « reproduction simple » (c’est celle qui se situe à niveau de productivité constante et qui met en avant la distinction alors essentielle entre travail productif et travail improductif. Elle est analysée au niveau des capitaux individuels) et de « reproduction élargie » (valeur qui s’auto-valorise à travers une accumulation du capital constant toujours plus importante par rapport au capital variable et donc une productivité du travail accrue. Elle est analysée au niveau du capital global). Ces deux notions sont définies par Marx, la première dans les livres I et II du Capital, la seconde dans le livre III. Une des manifestations de cette « reproduction rétrécie » se manifeste justement par ce processus de désaccumulation relative dans la production et les limites rencontrées dans l’accroissement de la productivité du travail (instrument de mesure devenu hautement discutable depuis la révolution du capital).
Guy Fargette dans sa revue Le Crépuscule du xxème siècle a été le premier à utiliser le mot mais dans un sens sensiblement différent. Pour lui, l’État et les forces syndicales encore bien présentes dans la fonction publique ne seraient plus que force d’inertie sur le modèle du mpa. Elles seraient coupées de la sphère de l’économie et limiteraient particulièrement la dynamique et la stratégie de puissance des grandes entreprises.
On pourra aussi se reporter à l’article de Riccardo d’Este dans le n°8 de la revue Temps critiques (1995) repris dans le volume 1 de l’anthologie des textes de la revue, intitulé : L’individu et la communauté humaine, éd. L’Harmattan (1998), p. 377-387. Il y décrit une opposition entre production et reproduction. Dans la phase « progressiste » du capital, la production domine la reproduction car elle contient une sorte de dimension supérieure ou supplémentaire porteuse d’un nouveau développement (par exemple le passage du cabriolet à l’automobile). Mais dans le « neo-capitalisme », la reproduction dominerait la production en ce que cette dernière ne serait plus qu’itérative (la Punto ne fait que remplacer la Uno). Les innovations ne seraient plus guidées que par des conditions de reproduction. C’est proche de ce que nous disons maintenant, mais Riccardo d’Este le conçoit encore dans le cadre d’une « reproduction élargie ».

46 – De toute façon ce « cours tributaire » ne viendrait concurrencer que la notion de « reproduction élargie » et non pas la notion de reproduction au sens que nous lui donnons quand nous parlons de « reproduction du rapport social » par exemple quand nous disons qu’aujourd’hui, les contradictions du capital sont portées au niveau de sa reproduction globale et non plus au niveau de la production. C’est à ce niveau que se joue « la crise ». Une autre critique qui serait faîte à la notion de reproduction c’est qu’elle inclurait l’idée de substance. C’est très discutable car la reproduction peut très bien s’effectuer par des ajustements de multiples processus et réseaux pour qu’ils convergent de façon à faire encore société (même si c’est sous la forme de la société capitalisée) et non pas système. Là encore la discussion est ouverte.

47 – Sur ce sujet, voir les intéressants développements de la dernière livraison de la revue Théorie communiste (été 2009), intitulé : « Le moment actuel ». Même si nous n’allons pas jusqu’à en faire une théorie, ce que nous disons semble assez proche de ce que ces auteurs entendent par « l’écart ».

48 – On a un exemple de cette perte d’influence au niveau interne dans les démêlés du délégué cgt de Continental avec la direction de la cgt en 2009.

49 – Ne nous méprenons pas. Il ne faut pas confondre conscience et réalité. Beaucoup de gens « croient » encore au travail comme activité humaine privilégiée, alors que le rapport social capital-salariat, dans sa recomposition ne « croit » plus en eux. La réalité impose l’indifférence au contenu du travail, l’indifférence au travailleur. Chacun se sait remplaçable, peu sont à même de définir leur travail et son utilité supposée ; seule demeure la fonction, le sens de la hiérarchie, le pouvoir éventuel qui en découle. Ainsi, même les cadres supérieurs sont embauchés pour leur supposée compétence dans leur spécialité, mais aujourd’hui, ils travaillent bien souvent dans un tout autre secteur. Comme dans un grand club de football moderne, l’essentiel pour l’entreprise est de concentrer de la matière première humaine, ce capital le plus précieux comme disait cyniquement Staline et comme le claironnent maintenant les spécialistes des relations humaines. Il s’agit toujours, comme dans l’ost, de « faire rendre » un maximum à la force de travail, mais cette exigence touche maintenant tous les salariés et non plus simplement les os car cette exigence n’est plus rapportée principalement à la production matérielle.

50Cf. l’article de R. Kurz du Groupe Krisis, intitulé : « L’honneur perdu du travail », dans le no 25 de la revue canadienne Conjonctures (1997). Il n’existe pas, à notre connaissance d’autre traduction en français de ce texte.

51Cf. Trotsky, Terrorisme et communisme.

52Cf. Virginie Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Seuil, 1976.

53 – L’inessentialisation de la force de travail ne marque pas la fin du travail mais sa crise et une crise du salariat qui en est sa base actuelle. De plus en plus de gens doivent être reproduits en dehors du travail ou autour (les jeunes, les vieux, les nouveaux migrants, les chômeurs) sans qu’ils puissent véritablement constituer une future armée industrielle de réserve. Un nombre élevé d’entre eux sont des surnuméraires en l’état actuel des rapports sociaux.

54 – Ce que nous disons sur la perte de valeur intrinsèque du travail ne concerne pas que les salariés peu qualifiés. Dans les autres secteurs la seule différence, sauf pour une infime minorité qui sont de toute façon des dirigeants de la domination, réside dans des marges de manœuvre qui permettent, par la volonté là aussi, de remplir le vide de la fonction. Il s’agit alors de « faire comme si » notre travail avait encore de l’importance et lui trouver une valeur « extrinsèque » pour pouvoir « tenir ». Dans les services publics cela conduit les salariés à faire le grand écart entre :
- d’un côté, leurs conditions de travail réelles, souvent mauvaises qui démontrent une dévalorisation voire une déqualification de ce travail, constitutives de ce que nous avons appelé la perte de valeur intrinsèque (par exemple, dans « L’État-nation n’est plus éducateur, l’État-réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. » cf.  :
http://tempscritiques.free.fr/spip....
- et de l’autre côté une mythification de la mission de service public (valeur extrinsèque) afférente à leur profession et statut d’origine.
Cette mythification conduit souvent ces salariés à défendre leur institution et leur mission et donc à ne pas se concevoir comme simples salariés. Par exemple, dans l’Éducation Nationale, les enseignants se mettent à défendre « l’École de la République » (telle qu’elle est) parce qu’elle représenterait cette valeur extrinsèque. Plus généralement, dans cette inessentialisation de la force de travail, le moindre grippage qui ferait se télescoper le volontarisme du salarié pour donner sens second à ce qui a perdu sens premier, peut conduire à cette « souffrance au travail » dont on parle tant aujourd’hui.

55 – En forçant un peu le trait, on peut dire qu’aujourd’hui ce n’est pas au travail qu’on demande de créer de la richesse, mais à la richesse qu’on demande de créer du travail (développement de la pratique des chèques-services, des « emplois aidés », appel idéologique à « l’entreprise citoyenne »).

56 – Même si le mot est mis à toutes les sauces, c’est le sens de la notion de « bio-politique ».

57 – Bien qu’il reprenne à son compte la plupart des catégories que nous utilisons dans ce texte, nous nous trouvons en désaccord avec Yves Dupeux, collaborateur occasionnel de Temps critiques, qui reprend cette notion dans son article, « L’époque du national-capitalisme », Lignes, no 30, octobre 2009.
Il nous semble que Dupeux confond intervention interne de l’État et intervention externe, ce qui apparaît dans son passage sur la concurrence fiscale. Il ne perçoit pas que la symbiose État-capital ne se réalise plus dans le niveau 2 mais dans un niveau 1 qui n’envisage l’allocation optimum des ressources qu’au niveau mondial au sein d’une nouvelle division internationale du travail (dit). Elle est censée profiter à tous les pays quitte à ce que, dans chaque pays, la population doive s’adapter à cette nouvelle donne.
Pourtant il relève bien que le capitalisme est d’emblée mondial, mais il n’en tire pas toutes les conséquences quand il avance que l’État national peut encore en appeler à une communauté nationale des travailleurs comme si son action principale se situait encore au niveau 2 comme dans les années 30-40, comme si les travailleurs étaient encore tous des « nationaux », comme si les entreprises en France étaient encore françaises, comme si les consommateurs consommaient toujours français !

58 – Nombreux sont ceux, qui continuent à penser l’État comme à l’époque de Bakounine prenant le contrôle de la mairie de Lyon pendant deux heures !

59 – Nous reprenons ce terme par facilité car il commence à être connu dans le milieu radical. Il regrouperait tous les communistes de gauche convaincus qu’il est possible de passer au communisme aujourd’hui sans phase de transition. Les groupes informels autour de la revue Meeting en sont la plus claire expression. Si pour les anarchistes, l’État est total car il symbolise la domination, pour les communistes radicaux, l’État n’est rien car il n’est qu’une superstructure du capital. La communisation suffit donc à l’éliminer.

60 – Alors que l’usine était le centre d’un mouvement centrifuge vers lequel tout convergeait, l’entreprise est le point de départ et de diffraction d’un mouvement centripète qui parachève ce que Polanyi avait nommé « le désencastrement de l’économie ». Nous sommes bien, alors, dans ce que nous avons appelé la « société capitalisée ».

61 – Ce n’est pas pour rien que l’ait disparaît comme force au lendemain de la défaite de la Commune.

62 – Elle inclut la possibilité d’une utilisation critique de ces nouvelles technologies avec les pratiques de logiciels libres, de journaux électroniques, les mobilisations militantes sur le net, mais la marge est étroite.

63 – Cet effritement de l’institution s’insère dans un affaiblissement général de toutes les anciennes médiations. C’est le cas de la médiation syndicale dans les pays (Espagne, France, Italie) où la tradition syndicale comprenait des dimensions révolutionnaires et/ou politiques.

64Cf. l’incident entre Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et les magistrats de Bobigny à propos de leur prétendue lenteur quant au traitement des dossiers de la petite délinquance. Cf. aussi les projets de « grande réforme de la Justice » et de réforme de l’Inspection du travail.

65 – Après le récent conflit (automne 2009) qui a bloqué une journée la gare Saint-Lazare, le président de la République a traité le syndicat sud-rail « d’irresponsable ».

66Cf. les grèves récurrentes dans l’Éducation depuis 1986. Cf. « À propos des luttes actuelles dans l’éducation nationale », Intervention, n°8, mars 2009. Disponible sur le site de Temps critiques : tempscritiques.free.fr/spip.php ?article205

67 – Il y a même un « médiateur » pour les lecteurs du journal Le Monde tellement ce journal a perdu son statut d’institution de la presse ! Et dans les rares institutions dont les médiations sont encore opérantes comme dans l’Éducation Nationale, on invente des « remédiations ». Les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres ont largement participé de ce processus mystificateur. Au lieu de questionner la forme même des apprentissages, ils ont voulu « remédier » aux difficultés de l’apprentissage en « apprenant à apprendre ». L’intégration des iufm dans les universités (2008) donne un coup de frein à la tendance à l’autonomisation des apprentissages séparée des contenus de connaissance ; elle ne la stoppe pas pour autant puisque les universités sont elles aussi assignées à professionnaliser toujours davantage leurs « offres de formation ».

68 – En France aussi certaines fractions politiques demandent une nationalisation des entreprises mises en liquidation « et qui sont encore rentables ».

69 – Certains peuvent penser que le débat actuel sur l’identité française est une instrumentalisation électoraliste ou alors une fausse question ou bien encore l’expression d’un racisme camouflé. Même s’il peut aussi y avoir un peu de tout cela, il nous semble que l’essentiel se joue ailleurs, justement dans le difficile passage de l’État-nation à l’État-réseau. Et ce passage est rendu particulièrement difficile en France par l’origine révolutionnaire de sa conception de l’État-nation.

70 – C’est ce qui explique le déclin de formes de concentrations telles les participations croisées ou la stratégie conglomérale quand elles servaient de paravent à un verrouillage entre, « groupes amis », du capital de l’entreprise comme dans une certaine tradition industrielle française. Il s’agit, maintenant, de limiter tout ce qui est de l’ordre des flux internes à l’entreprise, forcément opaques. Le chemin semble un peu déblayé en France, depuis que le groupe axa-uap a choisi la stratégie anglo-saxonne pour la reprise de Vivendi. D’ailleurs la concentration par participation croisées avec une entreprise étrangère comme Nissan pour Renault et maintenant Mitsubishi pour Peugeot n’a que peu de rapport avec le véritable meccano que constituaient les anciennes formes.

71 – Précisons les notions dans le sens où nous les entendions c’est-à-dire dans une perspective d’anticipation du devenir capitaliste qui est la nôtre mais aussi celle de Marx dans Le chapitre inédit du capital. Dans la Domination Formelle : « Le procès de travail devient le moyen du procès de valorisation du capital, du procès d’autovalorisation du capital, de la fabrication de la plus-value. Le procès de travail est soumis (subsumiert) au capital (il est son propre procès), et le capitaliste entre comme dirigeant en chef dans le procès. Il est aussi immédiatement, le procès d’exploitation du travail d’autrui. Voilà ce que j’appelle la soumission formelle du travail au capital » (Marx, Un chapitre inédit du capital, éd. uge, coll. « 10/18 », p. 191).
Voilà maintenant comment Marx définit la Domination Réelle tout en la rattachant à la Domination Formelle : « La caractéristique générale de la soumission formelle y subsiste, à savoir la subordination directe du procès de travail au capital, quelle que soit la technique qui s’y exerce. Mais sur cette base va s’élever un mode de production capitaliste technologique et spécifique qui modifiera la nature réelle du procès de travail et ses conditions réelles. Ce n’est qu’à partir du moment où ce mode de production entre en action que se produit la soumission réelle du travail au capital (Chap. inédit, p. 216). Dans cette forme, c’est le capital fixe qui devient dominant : « Dans la production du capital fixe, le capital se pose comme fin en soi » (Fondements, tome II, p. 228, Anthropos, 1968). L’autoprésupposition du capital tend vers l’absolu. Marx se livre alors à l’analyse en détail de ce phénomène mais pour ne pas alourdir la note, nous renvoyons aux pages 213, 215 et 221 du tome II des Fondements. Cette nouvelle soumission suppose une « révolution complète » (qui se produit et se renouvelle constamment) dans le mode de produire, dans la productivité du travail et dans les rapports capitaliste-ouvrier (idem, p. 218). De la même façon que le travail et l’ouvrier deviennent inessentiels dans le procès de production, le capitaliste tend à disparaître au profit du fonctionnaire du capital. Ce n’est plus la possession directe du capital qui prévaut mais la détention de droits sur l’exploitation du travail d’autrui, exploitation opérée par le capital total/social.
Nous employons encore cette terminologie, même si nos développements actuels tendent à la remettre en cause. Elle établissait une périodisation chronologique de la domination définissant aussi une nature spécifique à chaque période (extraction de plus-value absolue dominante dans la Domination Formelle et extraction de plus-value relative dominante dans la Domination Réelle). Cette analyse prenait sens dans le cadre d’une analyse faisant du niveau 1 le cœur du capitalisme. Aujourd’hui que la « révolution du capital » a produit une nouvelle hiérarchisation des trois niveaux et progressé vers une plus grande unité d’ensemble, cette distinction nous apparaît moins efficiente. Maintenir la distinction aujourd’hui conduit ceux qui continuent à s’y référer principalement, comme le fait la revue Théorie Communiste par exemple, à produire théoriquement une seconde phase de domination réelle pour essayer de comprendre ce qui se passe. Ils parlent alors de « restructuration », mais sans percevoir la fondamentale rupture réalisée par la « révolution du capital ». Au sein même de Temps critiques cette position s’est exprimée dans la mise en avant, par J. Guigou, de la notion de parachèvement du capital (Cf. « Trois couplets sur le parachèvement du capital », Temps critiques, no 9, repris dans le volume 2 de l’anthologie La valeur sans le travail, p. 261-276) avant de l’abandonner à partir de notre théorisation sur la « révolution du capital ».

72Cf. Interventions, no 8, mars 2009 : tempscritiques.free.fr/spip.php ?article205

73 – Pour des remarques critiques sur cette notion d’oligarchie on peut se rapporter au no 14 de Temps critiques, p. 105-114.

74 – Des rapports d’exploitation donc. Nous conservons ce terme même si nous ne le rattachons plus à la notion marxienne, telle qu’elle est utilisée pour le calcul mathématique d’un « taux d’exploitation » dans le cadre de la théorie de la valeur-travail. Mais au fur et à mesure que le travail vivant immédiat devient moins central pour la valorisation, que sa fonction, pour le capital, est surtout disciplinaire, cette catégorie de l’exploitation est supplantée par celle de domination. Nous avons déjà signalé que le harcèlement moral au travail en représentait une des nouvelles formes. La domination est donc multiple : elle impose l’ordre du travail dans une société qui en montre constamment l’inutilité (il n’est pas de l’ordre de la valeur d’usage) ; elle produit un rapport particulier aux agencements machiniques qui impose son propre temps (non seulement celui du taylorisme mais aussi celui du toyotisme) et son propre type de domination en réduisant les catégories de petits chefs ; mais cette domination abstraite est « humanisée » par les nouveaux traitements de la ressource humaine (cf. les pratiques de harcèlement moral dont nous avons déjà parlé).

75 – Tout cela est bien décrit par P. Souyri dans La dynamique du capitalisme au xxe siècle, Payot, 1983.

76Cf. Temps critiques, no 13, hiver 2001.

77 – Pour une interprétation intéressante du phénomène on pourra se reporter au texte d’A. Dréan : « La forme d’abord », juin 2009 : www.non-fides.fr/ ?La-Forme-D...

78 – Pour de plus amples développements sur ce point, on pourra se reporter aux pages 79-82 de notre Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2009. Juste une précision : en Guadeloupe, l’unité a pu facilement se faire autour des différentes figures de travailleurs, chômeurs, précaires, jeunes car il y avait une conscience du fait que l’État et la métropole devaient payer une sorte d’entretien général de la force de travail, qu’il passe par des augmentations de salaires, une augmentation des aides ou la détaxation et la baisse des prix des produits importés. Nous n’en sommes pas encore là sur le continent où les différentes figures du salariat continuent majoritairement à faire cavalier seul, chacune de leur côté.

79Cf. par exemple, les luttes de ce printemps à la Guadeloupe et le « Manifeste pour les produits de haute nécessité ».

80Cf. F. Fourquet, Les comptes de la puissance, Encres, 1980 et Richesse et puissance, La Découverte, 1989. La référence à Fourquet n’est pas non plus apologétique. Fourquet écrit dans les années 70-80 donc avant l’écroulement du bloc soviétique et ce qui va s’en suivre, c’est-à-dire premièrement, un relatif déclin de la fonction politique et de la souveraineté avec une crise des États-nation et de l’impérialisme et deuxièmement, avec la globalisation et la financiarisation, une recomposition des rapports entre capital et État dans le sens d’une grande instabilité (un nouvel ordre politique mondial introuvable, une restructuration « économique » qui ne trouve pas son mode de régulation). En bref, toutes choses qui s’opposent à la période précédente. Significative des erreurs possibles de cette époque, Fourquet va partager l’idée (fausse) castoriadienne d’une « stratocratie soviétique » et plus généralement, celle de la résurgence de « l’État guerrier ».

81 – La référence aux Minima Moralia d’Adorno (éd. Payot, 1980, p. 213, alinea 147) reste fructueuse. Tout particulièrement celle à une « composition organique de l’homme » qui croîtrait au même rythme que la composition organique « technique » du capital. Pendant que la hausse de la composition organique technique produit la décomposition de la classe, la hausse de la composition organique de l’homme produit la désintégration croissante des individus (schizophrénie de « l’individu égogéré »). Mais certains marxistes trouvent la critique d’Adorno trop radicale car elle supprimerait toute possibilité de sortir de la contradiction rapports de production/forces productives. En effet et c’est cohérent avec la vision pessimiste d’Adorno à l’époque, mais c’est surtout cohérent avec sa critique de la méthode dialectique qu’il enfourche quasi sur le champ (alinea 152, p. 227) : aucun saut radical n’est possible dans le cadre du rapport social existant justement à cause de la hausse de composition organique de l’homme. Un tel saut serait accompli uniquement par l’événement qui conduit hors de cette dialectique ; ce que J. Camatte avait théorisé avec son « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter » dans le n°6 d’Invariance, série II, 1975. C’est aussi ce que nous cherchons à expliciter dans l’idée de « révolution à titre humain ».

82 – Une fois de plus les critiques procèdent souvent par amalgame en mettant dans le même sac plusieurs courants jugés trop hétérodoxes ; ainsi sommes-nous parfois rangés avec les « communisateurs » sous prétexte que nous critiquons toute perspective révolutionnaire en terme de phase de transition ; de même nous sommes confondus avec Krisis sur la question du capital-automate alors que nous avons fait la critique de cette conception dans L’évanescence de la valeur (p. 63 et suivantes) et souvent insisté sur des logiques de domination et de puissance !

83 – J. Guigou et J. Wajnsztejn ., Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2008.

84 – C’est pourtant l’objectif de certains partisans de la « décroissance » et notamment des groupes les plus radicaux de cette mouvance qui veulent « Sortir de l’économie ». Restant fixés au couple productivisme/déproductivisme encore actif dans le niveau I, les sortistes de l’économie s’enferment dans une négation simple de l’économie. Ils ne perçoivent pas comment, dans le chaos et la dissolution engendrés par sa totalisation, le capital a supprimé les anciennes déterminations de l’économie politique et de sa critique. « Sortir de l’économie », cela est déjà en partie réalisé par la « révolution du capital ». Leur critique s’effectue donc essentiellement au-dessus de l’économie dans la parole des experts ou bien en dehors quand ils mettent en avant l’existence d’une « économie informelle » (S. Latouche) surtout présente dans le niveau III.

85Cf. Lefebvre H., La survie du capitalisme, La reproduction des rapports de production, 3e édition, préface de J. Guigou, Anthropos, 2002.

86 – Dont Y. Moulier Boutang et les théoriciens neo-opéraïstes du « capitalisme cognitif », laudateurs des supposées potentialités révolutionnaires des logiciels libres et autres outils « d’auto-production » d’informations et de savoirs.

87Gorz A., cf. « La sortie du capitalisme a déjà commencé », à l’adresse ci-dessous :
kinoks.org/spip.php ?article214

88 – Malgré leur antagonisme, les deux pôles du rapport social adhéraient aux mêmes valeurs du travail, du progrès, de l’ordre, de la famille.

89 – L’anticapitalisme prend souvent la forme d’une critique de ce qui est abstrait (l’argent, la finance, « le grand capital ») au profit de ce qui est concret et transhistorique (le travail, la production). C’est la thèse que défend Postone dans sa compréhension (limitée parce que purement économique) de la forme particulière d’anti-capitalisme que fut l’antisémitisme nazi, mais cet anticapitalisme s’exprime encore aujourd’hui, de façon parfois explicite (c’est quand même devenu rare vu l’arsenal de lois garantissant le « politiquement correct »), mais le plus souvent de façon détournée, dans le cadre par le biais de diverses théories du complot.

90 – Pour la plupart, elles restent contaminées par l’objet de leur critique en restant seulement « anti ». Elles ne font alors que prendre le contre-pied de ce qu’elles critiquent. Par exemple, certaines veulent moraliser le système financier, d’autres genrisent l’orthographe pour établir l’égalité des sexes, d’autres veulent mieux distribuer ou redistribuer les richesses, enfin, d’autres, plus radicales, veulent « communiser » ce qui existe…

91 – Nous esquissons ici une critique du substantialisme pour qui la réalité se présente sous forme de substances qui entrent en relation les unes les autres, par exemple l’individu et la société, le sujet et l’objet, l’homme et la nature. Pour nous il s’agit plutôt de la mise en mouvement de différents moments (de forte ou de basse intensité) ou de dimensions d’une même totalité synthétique. C’est ce que nous essayons de montrer quand nous parlons justement de la tension individu/communauté ou du capital considéré comme un rapport social et des médiations (par exemple les classes sociales) à travers lesquelles se constituent ces rapports.