État-réseau et souveraineté
Vers une « démocratie absolue1 »
Contrôle et auto-contrôle
L’État national au sein du capitalisme mondialisé est souvent perçu, dans une perspective qui se veut critique, comme écartelé entre d’un côté la nécessité de rendre compatibles les intérêts de son économie nationale alors que la concurrence économique est internationale et de l’autre la nécessité de sa survie conçue en termes sécuritaires avec l’idée d’un État réduit au ministère de l’Intérieur dans une « société carcérale2 ». Police partout, justice nulle part comme on peut l’entendre lors des manifestations. Il n’y a là rien d’inventé. Vidéo-surveillance au quotidien, fichage généralisé à toutes les procédures administratives font maintenant partie du décor de la société capitalisée dans laquelle les individus-démocratiques pratiquent une nouvelle forme de contrat hédoniste informel avec l’État sur la base du « j’en profite sous votre contrôle ». Sur cette base du donnant-donnant, il n’est pas difficile, pour l’État, d’étendre ce contrat implicite en ressuscitant l’ancien contrat des débuts de la société bourgeoise (Hobbes, Locke3) basé sur la cession d’une part de liberté individuelle contre un gain de sécurité collective.
Le renforcement des moyens de contrôle de l’État par l’intermédiaire des nouvelles technologies (contrôle des communications, vidéosurveillance, relevés d’ADN, bracelets électroniques), et une tendance à la criminalisation des luttes à travers une politique répressive, sont censés répondre au développement général d’un sentiment d’insécurité diffus et élargi.
Ce n’est donc pas principalement le niveau général des luttes de classes ou des luttes tout court qui détermine des lois sécuritaires, mais plutôt le fait que l’État ne semble plus avoir d’ennemi déclaré ou visible. Cette situation ne pousse paradoxalement pas à la détente puisque, le consensus aidant, l’État aura plutôt tendance à tirer sur tout ce qui bouge sans en apprécier le réel danger4. On est dans une logique inversée par rapport à celle de la société bourgeoise. Celle-ci était fortement dépendante du rapport de classes et donc des rapports de force entre ces classes. Il fallait répondre à la révolution par la contre-révolution, il fallait sévir quand ça « chauffait », y compris en faisant tirer sur les ouvriers et les mineurs. Dans la société capitalisée, on sévit peu ou alors par prévention, mais un peu dans le brouillard parce qu’elle ne comprend pas qu’on s’oppose à elle autrement que de façon classiste ou corporatiste. Elle ne comprend donc rien à la révolte des banlieues pas plus qu’aux convertis au djihadisme, rien à la « mouvance anarcho-autonome » et à l’insurrectionalisme quand, dans le même temps, l’anarchisme cherche à gagner ses lettres de noblesse dans l’université, la recherche et la culture et que des particularismes (néo-féministes, LGBT, racialistes) demandent des droits en pensant subvertir l’ancienne norme dominante parce qu’ils s’affirment « radicaux ».
L’État ne semble donc plus rencontrer d’ennemi intérieur déclaré. Dans cette mesure, les oppositions aux processus de domination ou d’exploitation n’apparaissent plus légitimes de par leur caractère de masse et leur récurrence (pensons aux grèves et aux occupations d’usine dans la période précédente), mais comme de simples résistances, des actes de desperados. Il est donc tentant pour le pouvoir, de criminaliser des actes de violence au cours de manifestations publiques ou au cours d’actions type coup de force en petits groupes dans la mesure où ils apparaissent minoritaires ou déplacés parce que sans rapport immédiat ou visible avec la lutte ou le conflit qui en est à l’origine. Dans la foulée, cette criminalisation peut être étendue aux intentions de destruction de biens publics comme dans le cas des accusations contre les sept inculpés de Tarnac qui ont été requalifiés en actes terroristes ou à des actes qui naguère n’auraient été considérés que comme relevant des tensions sociales (chemise de cadre déchirée à Air France) que le véritable terrorisme ne se soit mis à frapper et à faire sentir sa petite différence ; ou à de simples actes de désobéissance civile dans le cas du soutien aux travailleurs sans papiers et à leurs enfants.
Le « tout sécuritaire » est un sécuritaire obsédant pour l’État comme pour l’individu-démocratique. C’est donc un sécuritaire élargi et en quelque sorte supra-classiste. En effet, il est le produit non seulement de la peur de « possédants » de plus en plus nombreux, de plus en plus variés parce que de plus en plus « petits » (propriétaires de leurs logements, de leur voisinage, de leurs voitures, de leurs portables), mais aussi des caractéristiques d’une société capitalisée dans laquelle la « liberté » croissante liée à un processus d’individualisation toujours plus poussé se paie d’une augmentation des risques ou au moins du sentiment de risque (isolement social, insécurité, précarité). Le résultat c’est une menace diffuse qui pousse plus au retrait des individus qu’à leur intervention sociale-politique. Face à cela, l’État peut se présenter comme celui qui a tous les droits puisqu’il est le responsable de la conservation et de la reproduction du rapport social d’ensemble. Mais il se présente à nouveau, comme à l’époque de Hobbes, comme le garant de contrats individuels plus que comme l’initiateur d’un contrat social.
C’est le temps de la « démocratie absolue » qui interdit de plus en plus des comportements jugés à risque tout en « libérant » de plus en plus les mœurs. Le nouveau sens civique c’est celui de la responsabilité avec inversion de principe. Ainsi, les comportements qui étaient considérés comme de l’ordre de la délation et de la collaboration sous les fascismes deviennent, si ce n’est des comportements citoyens, au moins des actes responsables de vigilance dans la démocratie absolue.
Il y a donc bien toujours contrôle et donc pouvoir hiérarchique vertical.
Cachez des juifs et vous devenez un « Juste », hébergez des sans-papiers et vous risquerez la prison. La dénonciation des sans-papiers est encouragée de fait si ce n’est de droit. Contrairement à ce que disent certains5, l’initiative de ces politiques n’est pas le fait unilatéral de l’État puisque justement les individus-démocratiques et leurs nouveaux types d’associations vont au-devant des demandes de civisme de l’État en transformant eux-mêmes leurs réactions immédiates et personnelles en demandes de droits toujours plus spécifiques (droit de propriété y compris sur son propre corps, droits des riverains) ou en dépôts de plaintes contre les « nuisances » dues aux pauvres ou aux personnes déplacées qui troubleraient les « beaux quartiers ».
Mais ce contrôle n’est plus essentiellement d’ordre disciplinaire. Plutôt que d’imposition par le pouvoir, nous avons une imprégnation qui fait que certains en viennent à parler de soumission volontaire. Mais ce terme employé par La Boétie est trop marqué par son époque qui n’était pas celle des droits. Ou alors il faut reconnaître une positivité de la soumission, qu’elle n’est pas seulement soumission à des pouvoirs et des contraintes, mais aussi soumission à des désirs et des plaisirs. Par exemple sur la question du fichage aujourd’hui, c’est bien plus par l’intermédiaire des cartes d’identité nouvelle formule, des cartes vitales, des cartes bancaires ou de multiples cartes de consommateurs ou par le biais de l’utilisation du courrier électronique ou de téléphones portables que le fichage est généralisé… et accepté dans le cadre d’un donnant-donnant entre État et individu6. C’est ce montage particulier qui installe le capitalisme et la démocratie comme « le moins mauvais des systèmes » et signe la fin de la « société civile » et de son autonomie par rapport à la société politique. En réalité, dans la société capitalisée, il n’y a plus ni société politique ni société civile au sens hégélien du terme, un sens qui a perduré tant bien que mal jusqu’aux années 1970.
Il y a donc aussi auto-contrôle ou contrôle horizontal.
Le connexionnisme généralisé permis par les nouvelles technologies constitue une des bases de l’adhésion des individus à la société capitalisée. Une sorte de nouveau contrat implicite à la Hobbes entre individu et société dans lequel l’individu-démocratique pense accéder à une plus grande richesse de communication sociale ou encore à une plus grande autonomie au détriment d’un pouvoir de contrôle sur les technologies qu’il abandonne au pouvoir politique et aussi à ceux qui les initient (les GAFA : Google, Apple, Face book, Amazon). Désormais, chaque individu-démocratique tient ses comptes sur une balance fictive qui établit un ratio avantages/inconvénients. Cela rend un peu vaines bien des luttes. Il en fut ainsi de la lutte contre le fichage des enfants à l’école primaire dans le cadre de la réforme de 2008. Sans vouloir la caricaturer ou faire preuve de cynisme (certains d’entre nous y ont participé), cela revenait à faire que des parents fichés eux-mêmes quasi naturellement de par leur mode de vie, c’est-à-dire sans rapport avec une quelconque pratique politique critique qu’ils pouvaient avoir ou ne pas avoir par ailleurs, luttaient pour que leurs enfants ne le soient pas trop tôt… alors que dans le même temps ils les préparaient déjà, via l’utilisation de plus en plus précoce d’un téléphone portable rendu incontournable à leurs yeux, à participer au contrôle social. Par là même, ils s’illusionnaient sur leur capacité à maintenir ou recréer une sphère d’intervention politique qui garde son autonomie par rapport aux rapports sociaux dans leur ensemble. Quant à la vidéosurveillance, le « souriez vous êtes filmés » fait partie intégrante d’une société maintenant capitalisée qui est aux antipodes de certaines sociétés anciennes qui, pour des raisons spirituelles, refusaient de se « faire voler leur âme ». Dans la société capitalisée Facebook dévoile au contraire les âmes, car tout doit circuler sans cesse et dans la transparence. Dit autrement, rien ne doit être caché d’un individu-démocratique qui a perdu toute substance. Il doit donc sans arrêt démontrer qu’il existe encore, qu’il a une forme que les adeptes du « branchement » aux nouvelles technologies cherchent à exprimer et/ou un contenu que les adeptes du ressourcement par les identités cherchent à faire remonter à la surface ou même à créer de toutes pièces. D’où, la nécessité, dans ce contexte, de publiciser sa propre image privée an sein d’un espace public lui-même en voie de privatisation.
Dans les deux cas, fichages et vidéosurveillances, l’opposition ne peut qu’être idéologique et au niveau des principes, mais elle ne peut prendre un sens politique subversif en l’absence d’une base réelle ou matérielle de critique du capital dans sa totalité. C’est cette base matérielle que les mouvements des places cherchent à ressusciter partout quand l’occasion se présente, c’est-à-dire quand il devient possible de convoquer un ou des collectifs qui ne soient pas constitués que de l’agrégation d’individus atomisés.
La gestion des situations d’urgence…
L’État contemporain de la société capitalisée n’existe plus essentiellement sous la forme du Léviathan, c’est-à-dire, selon Hobbes, du pouvoir absolu de l’État seul garant d’un ordre qui autrement serait troublé par la guerre de tous contre tous. On peut caractériser sa nouvelle forme de puissance comme celle d’un État qui est présent partout dans les tissus du corps social. Il est donc fort parce que sa domination n’a pas à prendre la forme de l’exceptionnalité même si sa Constitution ou son arsenal juridique de réserve prévoit des lois d’exception pour les situations d’urgence.
Pourtant, la moindre action répressive de l’État est souvent présentée comme relevant d’une fascisation du pouvoir alors que nous ne sommes plus au début des années 1970 quand « l’État-Marcellin » a été tenté de prendre des mesures contre-révolutionnaires fortes, suite aux événements de 1968, ayant pu faire penser à certains, à tort, qu’elles signifiaient une « fascisation ». L’État est toujours pensé comme tout puissant alors que son raidissement à cette époque signalait déjà une faiblesse et non une force (crise de l’État gaulliste et instabilité chronique de l’État italien). De la même façon qu’une restructuration industrielle et un processus de mondialisation/globalisation allaient suivre la baisse de productivité des années 1960, une restructuration de l’État s’avérait nécessaire. Tentons une analyse de cette période charnière de la domination du capital en lui appliquant notre hypothèse du passage d’un État-nation comme forme politique de la société bourgeoise à un État-réseau comme forme politique de la société capitalisée. Alors que comme ailleurs on assiste en Italie à une résorption des institutions et de leur fonction politique, les structures bureaucratiques des anciens corps (police, armée, justice) perdurent, mais sous forme autonomisée. Elles cherchent alors, dans une logique de puissance, à s’imposer par un système dense de relations sociales qui pénètrent aussi bien les autres sphères du pouvoir que celles plus informelles de l’économie souterraine, des mafias et des groupes politiques d’extrême droite7 jusqu’à provoquer une « stratégie de la tension ». La fameuse Loge P2 en représentait un exemple en Italie, les liens entre la DC et la mafia un autre. Mais paradoxalement ces signes d’autoritarisme sont la marque d’un État faible qui doit taper du poing sur la table pour se faire entendre, ne pas simplement prendre des mesures d’exception mais faire de l’exception la règle. Un état d’exception endémique devient alors un État d’exception. Tel est le cas de l’État italien des « années de plomb », un État qui a développé un « état d’urgence permanent » (Persichetti et Scalzone8). Une situation dans laquelle les juges se substituent à des partis politiques compromis par leurs magouilles politiciennes et leurs relations mafieuses, afin d’abord d’anéantir la subversion prolétaire à coup de lois spéciales, ensuite de contrôler les « pouvoirs invisibles » (N. Bobbio), dans des opérations de « purification » comme Mani pulite. Mais même dans ces situations d’exception, les pays démocratiques ne peuvent utiliser des moyens qui ne feraient pas un minimum consensus parmi des individus-démocratiques tenus en alerte par des médias à l’affût. Ainsi, apprenant que les anarchistes s’étaient fait imputer l’attentat de la piazza Fontana, l’État dut reconnaître progressivement la responsabilité de groupes néo-fascistes et même sa propre implication dans la mesure où ces groupes entretenaient eux-mêmes des rapports étroits avec certaines fractions de l’appareil répressif d’État. C’est aussi comme cela que vingt ans plus tard les exactions policières de Gênes ont conduit à la démission de certains responsables de l’ordre public.
D’une manière générale, à partir du moment où on émet l’hypothèse d’une tendance de l’État-nation à exercer maintenant sa puissance sous forme réseau plus que sous forme souverainiste, il nous paraît erroné de voir dans les transformations actuelles de la domination une soumission du politique au juridique et au policier. Cela ne peut correspondre qu’à une situation exceptionnelle ou particulière. Il y a bien plutôt une tendance au contrôle général de l’État sous sa forme réseau et le pouvoir judiciaire doit se frayer une nouvelle place dans l’organigramme général du pouvoir, car il n’est plus seulement celui qui fait appliquer des lois strictement définies et délimitant des droits, des devoirs et des types de justiciables dans une conception très classiste et bourgeoise et même parfois aristocratique du droit comme en Angleterre. Aujourd’hui l’application des lois ne garantit plus seulement les puissants contre les pauvres et les dominés, mais elle met en danger les puissants eux-mêmes quand ils se trouvent imbriqués dans des luttes de réseaux de pouvoir (délits d’initiés, blanchiment d’argent, financements obscurs de partis politiques et de campagnes électorales). En effet, même s’il existait, par exemple dans les années 1930, des attaques contre les puissants, elles débouchaient sur des scandales (Stavisky) alors qu’aujourd’hui le délit d’initié est devenu la norme et les frivolités de la Société Générale sont mises dans le pot commun.
L’État n’est donc pas devenu ou redevenu autoritaire, il est devenu total, comme le capital. Dans sa forme réseau, ses ramifications pénètrent la vie quotidienne de chacun. On est loin de l’État de Bakounine prenant d’assaut l’Hôtel de ville de Lyon. Dans ce processus, on peut dire que l’Italie est mieux placée que la France jacobine, car elle a une longue pratique de l’organisation en réseaux, que ce soit celle de la Camorra napolitaine ou celle des petites entreprises textiles du centre de l’Émilie-Romagne. D’ailleurs, les États démocratiques possèdent en général, dans leur arsenal juridique courant, les moyens de faire face aux situations exceptionnelles ou d’urgence. Rentrons un peu dans les détails pour ce qui est de la France. Tout d’abord, l’état d’urgence fait en France l’objet d’une définition dans la loi du 3 avril 1955 : c’est le renforcement temporaire des pouvoirs de police administrative dans les mains du ministre de l’Intérieur et des préfets sous contrôle du juge administratif. Il s’agit donc de faire passer en temps de paix une juridiction de guerre afin de légaliser la raison d’État. Le journal Le Monde à l’époque ne manqua pas de faire remarquer le rapport entre la faiblesse de la IVe République et le recours à de telles mesures extraordinaires9. Alors qu’elle masquait la guerre faite au FLN et la criminalisation de l’insurrection algérienne, elle fut pourtant reconnue conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et les juridictions spéciales se succédèrent au gré de la volonté des gouvernements suivants. Ainsi, une Cour de sûreté de l’État fut créée en 196310 alors que les principaux généraux putschistes avaient déjà été condamnés et elle resservit en 1968 et dans les années qui suivirent avec l’interdiction des groupuscules gauchistes et les condamnations de leurs dirigeants. Elle fut finalement supprimée en 1981 par Mitterrand, comme d’ailleurs la loi anti-casseur de juin 1970. Mais malgré tout, la loi de 1955 perdure, et le Conseil constitutionnel la déclara à nouveau conforme en 1985 et le Conseil d’État en 2005. Pour faire bon poids, la révision constitutionnelle de 2008, dans ses articles 42 et 48, indique qu’un état de crise implique l’état d’urgence. Par ailleurs, la nomination de juges anti-terroristes aux compétences élargies est devenue une pratique dérogatoire courante et normalisée de fait.
… et son expérimentation après les attentats du 13 novembre 2015
C’est cette vieille loi de 1955 qui va être réactivée sous une forme modifiée le 20 novembre 2015 en permettant qu’elle soit utilisée sous la seule décision du Président de la République, une situation juridique assez exceptionnelle que l’on ne retrouverait, d’après les juristes, qu’en Égypte.
Ce type de mesures s’accompagne le plus souvent d’un discours approprié qui permet de construire la figure d’un ennemi de l’intérieur (le plus souvent imaginé : « anarcho-autonome ») quand celle de l’ennemi traditionnel de classe s’est évanouie au profit de contestations diffuses et de « trajectoires révolutionnaires »11 alternatives ; et d’autre part de répondre au caractère diffus des guerres asymétriques que livrent des organisations terroristes internationales dont les États ne savent plus si elles méritent le nom d’ennemi extérieur ou d’ennemi intérieur. Dans le premier cas, les États y répondent sur le modèle du « Nous sommes en guerre » du Patriot Act américain ou de l’état d’urgence français ; dans le second est brandie l’idée d’un apartheid social dommageable (Valls reprenant ici une formule des groupes politiques libertaires, mais en l’utilisant à sa convenance). La frontière est toutefois floue puisque Valls semble vouloir lier le « nous sommes en guerre » avec « l’apartheid social » dans le projet de déchéance de la nationalité.
Si la reconnaissance de l’existence d’un « apartheid social » ressemble plus à un discours de gauche qu’une politique du karcher (Sarkozy) il n’en reste pas moins dans le cadre d’une interprétation en termes de zones ghettoïsées alors que, au moins pour ce qui est de la France, la fluidité des communications a plutôt tendance à s’accélérer et les réseaux de moyens de transport collectif à se densifier. Il y a eu en effet, un double mouvement d’installation ou de rejet de nouvelles populations pauvres en périphérie d’un côté, de désenclavement des centres-ville par rapport aux périphéries de l’autre (extension des lignes de métro ou RER, mise en place de lignes de tramways, etc.). Ce va-et-vient incessant est justement significatif d’une mixité sociale et géographique plus grande et non pas un exemple de relégation. Cette dernière peut certes exister en tendance, mais c’est alors quand le quartier se replie sur lui-même sous le coup des pratiques mafieuses ou communautaristes ou encore d’insuffisance d’effort de la part de l’État (comme en Seine St-Denis dans le domaine de l’éducation) ou des collectivités locales. Mais le développement au grand jour des activités religieuses (construction de mosquées et présences d’imans) parce qu’encouragées par l’État et les institutions religieuses officielles, ainsi que le développement d’activités illégales parallèles, largement tolérées par la police parce que largement tolérées par l’État, vont dans le sens d’une stabilisation même si tout n’est pas « sécurisé ». Jusqu’à un certain point, activités sociales et associatives légales et activités illégales compensent en partie l’existence de friches industrielles et le manque de travail officiel et reconnu.
Dans la plupart des cas coexistent, mais de façon conflictuelle, d’un côté un imaginaire populaire nostalgique des quartiers populaires concentrant à la fois lieux de travail et lieux d’habitation avec des valeurs fixes et reconnues qui soudaient la communauté ouvrière ; et de l’autre la réalité actuelle de l’individualisation des rapports sociaux, de la crise du travail et de la famille, la présence des bandes et du sentiment d’insécurité qui en découle. Ce ne sont pas que les rapports sociaux qui se sont individualisés, mais aussi les peurs qui convergent vers un « ressenti » d’insécurité face à la détérioration du bâti, la disparition des commerces, la « rouille » au bas des immeubles et la présence des bandes.
Face à ces « ressentis » impalpables et diffus12, les pouvoirs publics répondent par une matérialisation du sécuritaire (caméras de surveillance, contrôles policiers et interventions ponctuelles de la BAC dans le plus pur style bande contre bande) dont l’effet se veut plus performatif que performant.
Pour en revenir aux nouvelles mesures, on peut dire que du point de vue même de la sécurité leur légitimité n’est pas bien établie. Il n’y avait nul besoin d’en rajouter sous prétexte d’attaques terroristes. Tout au plus, d’après des universitaires juristes (cf. Dominique Rousseau dans Le Monde daté du 22/12/2015), l’article 16 et l’article 36 n’ayant plus aucune légitimité situationnelle, auraient pu être remplacés par un article sur l’état d’urgence en posant son principe dans la Constitution et en faisant voter une loi organique d’accompagnement, c’est-à-dire une loi soumise au Conseil constitutionnel, qui aurait précisé que les droits « sacrés » comme ceux de la presse, de la fonction parlementaire et de la fonction judiciaire13 ne pouvaient être transgressés. Mais rien de tout cela ne fut finalement pris en compte.
Le ministre de l’Intérieur actuel, B. Cazeneuve en est à sa troisième demande de vote de prolongation de l’état d’urgence, le prétexte en étant l’existence de cibles sportives liées à deux grands événements en France, championnat d’Europe de football et Tour de France. Mais en fait, il y a gros à parier que la raison politique qui se cache derrière ces mesures sécuritaires est celle de la possibilité de profiter de ce laps de temps pour faire adopter une loi contre la criminalité organisée qui intègre (définitivement donc) les dispositions actuelles prises au cours de l’état d’urgence. Ce serait revenir au projet premier d’intégrer ces mesures à la Constitution, projet qui s’est révélé trop ambitieux et risqué pour le pouvoir en place. En effet, cela aurait signifié prononcer l’état d’urgence au nom de l’ensemble du corps social alors que le discours dominant est celui d’une société des individus. Le gouvernement s’est finalement contenté de réaliser son projet par la petite porte en faisant adopter par les deux Chambres son projet de réforme pénale ce qu’il n’a pas réussi à obtenir pour la déchéance de nationalité.
Le bilan est assez pauvre : à l’heure actuelle (premier juillet 2016) 12 attentats déjoués depuis 2013 dont 7 depuis janvier 2015 or l’état d’urgence ne date que de novembre 2015. De plus ces résultats ne sont pas forcément dus aux nouvelles mesures. Cela fonctionnait auparavant par l’application de l’article 66 de la Constitution dans lequel le juge judiciaire garantit les libertés individuelles ; or, cela ne fonctionne pas mieux depuis avec la domination de l’administratif sur le judiciaire. Pourtant, les perquisitions administratives ont écarté le juge judiciaire au profit du juge administratif, mais celui-ci a du mal à arbitrer entre ordre public et libertés publiques. Il peut aussi être soumis à des pressions politiques, ce qui semble le cas aujourd’hui puisqu’une dizaine de juges ont publié un texte sur Médiapart pour se plaindre de cet état de fait.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel complique encore les choses en tendant à distinguer la liberté « individuelle » qui resterait de l’ordre des autorités judiciaires et la liberté « personnelle » (par exemple celle d’aller et venir) qui relèverait des autorités administratives. C’est apparemment sur la base de cette distinction que des militants écologistes ont été inquiétés pendant la Cop 21.
Certaines composantes de ce qui était considéré comme relevant de la liberté individuelle : liberté d’aller et venir, secret de la correspondance et inviolabilité du domicile sont remis en cause par les assignations à résidence, la consultation des données numériques et les perquisitions administratives. La jurisprudence du Conseil constitutionnel semble concentrer le concept de liberté individuelle sur le seul droit de ne pas être détenu arbitrairement plus de douze heures. Il n’empêche que neuf sur dix des arrêtés de préfecture sur l’interdiction de manifester ont été déjugés par la justice administrative !
Les nouvelles articulations de la puissance
Déterritorialisation et reterritorialisation
Il faut replacer l’ensemble de ce processus qui mêle contrôle et auto-contrôle dans le cadre des nouvelles articulations de la société capitalisée. Ce qu’il faut mettre à jour, c’est cette nouvelle articulation entre la politique, le social et le juridique avec très souvent une réduction du politique au juridique que ce soit dans le cadre de l’état d’exception comme dans l’Italie des « années de plomb », les États-Unis du Patriot Act et de la prison de Guantánamo, la France de l’après 11 novembre 2015 ou dans le cadre du néo-libéralisme qui, dans sa dimension politique réduit la lutte pour l’égalité à une lutte contre les discriminations et pour l’équité. Articulation aussi entre socialisation et domination, articulation enfin entre local et global puisque dans ce dernier cas de figure, l’État n’est pas perçu comme l’instrument de cette articulation quand il s’exprime et intervient sous sa forme réseau dans la mesure où ses interventions apparaissent moins visibles qu’auparavant.
Plus concrètement, au niveau national, cette réorganisation apparaît comme une perte de compétence de l’État alors que son rapport à l’émergence concomitante de nouvelles entités territoriales constitue dorénavant un agencement spécifique censé produire un alliage entre les différents niveaux d’intervention, du plus proche au plus éloigné, du plus petit au plus grand. Nous avons un exemple de cette stratégie avec la création de la « grande région » censée être mieux en phase avec l’intégration européenne. En effet, elle rendrait compte de l’interdépendance entre niveau II (le niveau national du marché et des anciens États nation) et niveau I (le niveau mondial du capitalisme du sommet). Mais c’est aussi tout le territoire national qui fait l’objet de cette restructuration. Ainsi le projet vise à rendre sa ruralité au département (articulation niveau II/niveau III (le local et ses marges, ses activités informelles), mais par contre à en détacher sa métropole, figure issue d’une nouvelle perspective urbaine (articulation niveau II/niveau I).
Dans cette perspective, L’État est censé faire de la place aux régions sans sacrifier les départements en les protégeant de la domination des métropoles. L’interdépendance des niveaux serait ainsi assurée en gommant autant que faire se peut les rapports de pouvoir au niveau géopolitique.
Cette construction reste très idéologique. La dynamique actuelle du capitalisme du sommet (le niveau I), c’est de déterritorialiser dans sa recherche de fluidité, quitte à ce que le politico-administratif vienne ensuite reterritorialiser au niveau II et III… sans chercher à savoir ce qui « fait territoire ». D’où la gageure que constitue le passage de 25 à 13 régions en France ! On peut donc avoir une toute autre interprétation de ce processus qui est que les métropoles qui raisonnent en villes globales (Londres, Paris, Barcelone), c’est-à-dire au niveau I, veulent s’émanciper en premier lieu des périphéries et des départements (niveau III) et finalement des États-nations (niveau II). On en a un exemple récent avec la proposition du nouveau maire de Londres de créer un permis de travail spécial pour la capitale de l’Angleterre ! Le problème est du même ordre, mais en plus étendu, pour ce qui concerne l’Europe : quelles sont ses limites ? Jusqu’où pousser à l’Est ? Quelle place pour la Turquie ?
Les réponses ne seront pas les mêmes suivant le niveau de souveraineté déployé à cette échelle. L’Europe n’est pas encore une puissance politique capable de faire siennes la nature mondiale du capital et sa tendance au nomadisme. Or c’est ce nomadisme qui l’emporte au niveau du capitalisme du sommet. Les flux l’emportent sur les immobilisations, la capitalisation sur l’accumulation. Et l’absence d’une puissance politique européenne entraîne la désunion des États et des conflits entre type de souveraineté exercée et donc type d’accrochage au cycle européen d’abord et au cycle mondial ensuite. Des chocs se produisent alors au sein de chaque État entre d’un côté la prise en compte des intérêts généraux capitalistes de niveau I et de l’autre, des considérations nationales liées au niveau II (cf. le récent cas Alsthom pour la France) ; et entre États, comme le montrent les dernières directives de la Communauté européenne contre Apple visant à faire payer des impôts aux sociétés là où elles réalisent leurs profits et non là où elles ont leurs sièges sociaux. L’Irlande, qui, tout en étant dans la Communauté européenne, se rêve en territoire hors sol, s’apprêterait à faire appel de cette mesure !
Il en résulte que la conflictualité augmente au niveau du capitalisme du sommet. L’état de capitalisme sauvage n’étant plus tolérable quand la compétition et la concurrence viennent buter sur les interdépendances (mondialisation et globalisation, division internationale du travail de plus en plus fine et complexe), il s’avère nécessaire d’aboutir à un minimum d’ordre et à des régulations stabilisantes. D’où la prolifération des Gx, des sommets sur le climat et le développement durable, l’énergie, etc. La « lutte » contre les paradis fiscaux nous en fournit un autre exemple. Ces grandes manœuvres ne touchent pas que la sphère économique. En effet, contrairement à la vulgate actuelle qui est de dire que le problème vient de l’autonomisation dominatrice d’une économie désencastrée du social et du politique comme le pensait K. Polanyi dans La grande transformation, dans le procès de totalisation et d’unification du capital, chaque sphère tend vers l’inhérence avec les autres. « L’humanitaire » (tribunaux internationaux de justice, conférences et aides pour les réfugiés) imprègne le politique (abolition des barrières de toutes sortes à la circulation des personnes quand les migrants deviennent massivement des réfugiés), qui imprègne aussi l’économie avec une arrivée massive de force de travail potentielle.
Angela Merkel, représentante de la puissance dominante en Europe a d’ailleurs tout de suite pris position pour une ouverture maximum représentant les intérêts stratégiques du niveau I de la domination, celui d’un capital global déterritorialisé, mais organisé en réseaux de production (les FMN et leurs filiales), de circulation (finance) de distribution (Walmart and co), d’investissement (les IDE), d’information (grands groupes de presse) et de communication (Google, Face book) tous garantis par un droit et des institutions internationales. Ce n’est que dans un deuxième temps, et influencée par des réactions défavorables en Allemagne, qu’elle s’est rangée aux politiques plus prudentes de ses voisins. En effet, dans leur majorité, ces derniers continuent à penser en tant qu’États nationaux en charge de la reproduction des rapports sociaux au niveau II et donc dans les termes d’une souveraineté définie par le contrôle sur un territoire (Orban).
Comme le définissait Carl Schmitt, le souverain est celui qui a le pouvoir sur les frontières. La menace de Brexit14 en GB exprime cette contradiction entre niveau I où le capital s’affirme transnational et connexionniste15 et niveau II où la symbiose capital-souveraineté est plus difficile à établir. C’est que la frontière est encore une entité politique qui fait obstacle à la fluidité, même si le niveau de souveraineté de l’Europe est faible, car elle ne s’appuie pas sur un peuple européen qui n’existe pas. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle resurgisse à l’Est de l’Europe, dans des pays qui présentent la particularité d’avoir toujours eu des frontières flottantes et fluctuantes parce qu’ils constituaient des composantes de grands empires (russe puis soviétique, austro-hongrois, ottoman). Or, ils viennent, pour la plupart, d’opter pour une adhésion à la Communauté européenne. Ils doivent donc composer entre d’un côté, le retour d’un nationalisme ombrageux datant des années 1930 et souvent mâtiné de fascisme et de l’autre une volonté de trouver des valeurs communes avec les Européens de l’Ouest. Ils ont alors tendance à repartir de leur particularité, par exemple le catholicisme pour les Polonais, pour en faire le marqueur de cette Europe ! Non seulement c’est un problème par rapport à une adhésion future de la Turquie, mais avec aujourd’hui la question des réfugiés extra-communautaires, on comprend pourquoi ils se posent en défenseurs de la « forteresse Europe ».
Cette position contradictoire rend compte du fait que le territoire ne fait plus immédiatement sens puisqu’il n’est plus, pour eux, ni un obstacle (le plombier polonais) ni un support aux échanges (leurs usines, comme Dacia en Roumanie ou Skoda en Tchéquie ne sont que des succursales de Renault et VW). C’est aussi pour cette raison que l’on assiste à une inversion de sens des demandes de régionalisation ou de souveraineté. En effet, dans le cadre du développement inégal du mode de production capitaliste tel qu’il s’affirme aux XIXe et XXe siècles, ce sont plutôt les régions pauvres ou périphériques qui affirment leur différence comme dans les différentes variantes du « Nous voulons vivre au pays » entonné dans les luttes du Larzac en France, mais aussi en Corse, au Pays basque espagnol et en Irlande du Nord. Alors que dans la révolution du capital, ce sont plutôt les régions riches qui veulent faire sécession de l’État central (Catalogne, Écosse, Padanie) afin de mieux s’affirmer au sein de la diversité et de la fluidité des réseaux mondialisés (comme s’il n’y avait plus qu’un niveau de puissance et de domination) sans avoir à traîner le poids (fixité et immobilisations) des boulets que représenteraient maintenant des territoires qui ne semblent plus participer de la puissante dynamique du capital, mais seulement relever des anciennes formes de pouvoir, des anciennes industries. Ces revendications, sous leur caractère néo-moderne, sont en fait déjà dépassées si ce n’est rendues archaïques par les processus concrets de mise en exercice de la mondialisation. Ainsi, les Catalans « branchés » ne veulent pas payer de contribution fiscale pour les Andalous « attardés » dans le cadre d’un rééquilibrage des budgets régionaux, alors que l’agriculture andalouse est à la pointe de l’innovation productiviste et ogmisée qui lui permet de se déverser sur toute l’Europe par camions interposés ou bien sert de matière première à l’une des plus puissantes industries agroalimentaires européennes justement sise… en Catalogne.
L’État abandonne certes des champs de compétence, mais au moins pour les niveaux II et III c’est toujours lui qui tient les cordons de la bourse. Or tant que la question des sources et niveaux de financement n’est pas éclaircie ou tranchée, cela ne peut que pousser ces métropoles et régions les plus dynamiques, vers une mondialisation accélérée (Montpellier) ou l’autonomie territoriale (Barcelone, la Padanie) ou encore à ce que des zones de l’entre-deux cherchent à survivre grâce à une aide rentière accordée sous condition (politique agricole commune comme avec la PAC ou clientélisme local comme avec le barrage de Sivens).
Le global n’étant plus que partiellement médié par les anciennes institutions légitimées démocratiquement et pour ce qui est de la France au moins, selon les règles républicaines (crise de l’État dans sa forme d’État-nation), ce global apparaît comme un Léviathan qui nous serait extérieur. Il nous ferait face comme si nous ne participions pas à sa reproduction. C’est ainsi que de toutes parts se font entendre des appels à l’État qui ne remplirait plus son rôle ou des appels à des comportements citoyens afin de recomposer une société civile avec ses corps intermédiaires et éviter le face à face dont nous venons de parler. Des appels qui visent, par ailleurs, à combler le déficit institutionnel (cf. L’appel à l’indignation de S. Hessel) et à rétablir l’État-nation aussi bien au niveau de ses principes que de son programme conçu dans les termes de l’ancien régime de souveraineté (cf. les références au retour au programme du CNR des lendemains de la Libération). Or nous ne sommes plus dans la même époque et les conditions qui ont présidé à son élaboration ne sont plus présentes.
Le local contre le global ?
L’État d’aujourd’hui n’est pas perçu comme à la fois un concentré de société et dans son inhérence au capital. C’est pourtant ce triptyque dont essaie de rendre compte notre concept de société capitalisée. Il en résulte un retour à l’idée de société civile en décalage avec l’État, la politique et les politiciens corrompus, en décalage aussi avec le niveau de revenu des patrons, leurs pratiques (« patrons-voyous »), leurs parachutes dorés.
Ce manque d’acuité critique produit une augmentation des pratiques de compensation avec le développement de positions principalement « anti » : anti-Berlusconi ou anti-Sarkozy, anti-capitaliste sans plus de précision, anti-américaine, anti-sioniste et anti-fasciste, anti-finance et anti-banque. Toute perspective révolutionnaire apparaissant utopique, on assiste à un repli désabusé ou au contraire frénétique sur des petits communs dénominateurs. Communautarismes et relativisme supplantent internationalisme et universalisme, le ressentiment remplace la conscience de classe.
Ce manque théorique s’accompagne d’un risque d’immédiatisme quand des mouvements comme ceux anti-TAV du Val de Suze ou de NDDL ou encore contre le gaz de schiste ont tendance à jouer le local contre le global, la petite propriété terrienne contre les grandes infrastructures, les poids lourds contre le ferroutage d’un côté de la frontière, le ferroutage contre les poids lourds de l’autre, le pouvoir municipal contre l’État comme si les pouvoirs locaux ne constituaient pas des segments du réseau global. Le récent exemple du barrage de Sivens montre d’ailleurs que ce local peut s’avérer être un piège puisqu’il peut accoucher, via la décentralisation, de projets peut-être moins gigantesques, mais tout aussi contestables ou discutables.
Certes, la lutte peut être dure ou même s’avérer belle, mais il n’empêche que l’État est analysé comme s’il s’agissait d’une unité homogène qui ne connaîtrait pas de conflits internes alors que chaque segment de l’appareil d’État est relié à des activités et institutions régionales, nationales et internationales. S’y déroule un jeu politique et des processus décisionnels publics complexes. Une grande quantité d’orientations contradictoires co-existent ou s’opposent au sein des activités et initiatives étatiques et para-étatiques. Une fois de plus nous réaffirmons qu’il n’y a pas de « plan du capital », mais des stratégies, des luttes entre forces sociales et fractions du capital. Dans ces conditions, il peut être important de ne pas se tromper de combat.
Quarante ans après l’idéologie étasunienne du small is beautiful, on a aujourd’hui des tendances similaires qui jouent la proximité contre le lointain, le particulier contre le général, la société contre l’État ; tout cela en vertu d’une illusion qui est de croire en un pouvoir d’intervention supérieur à ce niveau (démocratie à la base, participation citoyenne) comme si ce n’était pas tout l’espace qui avait été quadrillé et capitalisé produisant ces effets de concentration capitaliste, de destructions de l’environnement16. Plus généralement c’est l’idée d’une séparation entre un État politique abstrait et lointain et une société civile de base qui se fait jour17, le paradoxe étant que ce sont souvent les mêmes qui critiquaient le « citoyennisme » hier qui en revêtent les oripeaux aujourd’hui, mais sous une forme sécessionniste. Doit-on alors penser que la même activité dans la même institution passe de mauvaise à bonne quand on change de protagonistes et d’orientation idéologique ?
Non, s’il est bien nécessaire de revenir « au terrain », ce n’est pas prioritairement pour y chausser des bottes ou des sabots, mais pour en comprendre les transformations, pour remettre un peu d’objectivité dans nos pratiques en cette époque de subjectivisme absolu et de décisionnisme politique. Or, si l’idéologie ne nous obscurcit pas la vue, il faut bien reconnaître que ce qu’il y avait de vivant dans le local tend de plus en plus à disparaître sous le coup des transformations du rurbain et ce qui surgit de cette transformation n’est souvent qu’un local recréé, artificiel dans son opposition au global.
Ces tentatives de reterritorialisation s’effectuent en effet sur une déterritorialisation déjà bien avancée. Nous ne somme pas au Chiapas et nous n’avons plus de « base arrière18 » pour réactiver une théorie du fuoco qui était déjà vouée à l’échec à l’époque où Régis Debray et Che Guevara la développait et s’essayaient à la mettre en pratique parce que justement, même dans ces pays là à dominante paysanne, la question révolutionnaire ne pouvait négliger la question urbaine. A fortiori aujourd’hui dans des pays comme la France.
L’exemple de Sivens est significatif à cet égard. Même si le projet du barrage est programmé à un niveau qui les dépasse, les agriculteurs pro- barrage ne sont pas de gros propriétaires terriens qui cherchent à s’engraisser en captant de l’eau pour leur maïs, comme le laisserait supposer le fait que la FNSEA soit partie prenante dans l’affaire et les soutienne, mais des déçus de la modernisation qui essaient de s’en sortir par tous les moyens. Ils voient les écologistes et les « révolutionnaires » qui les visitent comme de doux rêveurs de la grande ville ou des apprentis bureaucrates quand ils sont passés du statut de paysan à celui de politicien. Ce qui est remarquable à Sivens et aussi à Roybon avec le projet de Central parcs, c’est que si on y regarde de près, c’est souvent du 50/50 entre les « pro » et les « anti » si on ne tient compte que des personnes qui vivent sur place. Par exemple, à Gaillac et dans les villages alentour, les conflits de positions traversaient les familles et les amitiés, créant des tensions qui se seraient peut-être avérées positives pour justement permettre de dépasser des positions apparemment inconciliables… si les forces de l’ordre et leurs commanditaires n’étaient pas venus « radicaliser » la situation et changer la donne.
On peut certes penser, comme sont tentés de le faire les militants extérieurs, qu’il y a chaque fois les bons d’un côté (« ceux à qui on ne la fait pas ») et les méchants de l’autre (les « vendus » et ceux qui ne veulent pas comprendre), mais si on veut rester sérieux alors il faut reconnaître que les choses sont sûrement plus complexes. Entre l’intervention de José Bové qui est de dire que le projet de barrage de Sivens ne servira qu’à augmenter la production de maïs des gros agriculteurs et le discours de la responsable de l’association de défense du projet, elle-même femme d’agriculteur, qui déclare que le pourcentage de production de maïs n’a jamais été aussi bas dans la région (- de 25 % des terres cultivées) et que la majorité des agriculteurs à proximité ne sont que des petits ou moyens agriculteurs, c’est toute une dialectique local/global qui se joue dont les luttes doivent tenir compte.
De toute façon on ne peut qu’être circonspect vis-à-vis de toute forme d’intervention extérieure qui ne relayerait pas une lutte déjà amorcée par des personnes directement concernées concrètement sur le terrain. Ce qui était valable hier pour un piquet de grève doit l’être aussi pour une zone agricole. Nous étions critiques par rapport aux pratiques « d’établissement » des militants maoïstes dans les usines à la fin des années 1960 ; il n’y a pas vraiment de raison que nous soyons devenus favorables à la nouvelle forme d’établissement que représente le nomadisme zadiste19.
Il y a bien des actes concrets de résistance à des grands projets, plus ou moins stratégiques, clientélistes ou quasi mafieux, mais fétichiser des ZAD comme forme d’action peut conduire à la même situation « hors-sol » que nous avons déjà mentionnée plus haut.
Si le nomadisme politique d’une frange de la jeunesse et de militants peut redoubler des transplantations de population de pauvres dans certaines campagnes et amener des expériences de terrain ouvertes, s’attaquer à la situation actuelle dans les villes est une tâche encore plus ardue, même si les exemples récents de l’Espagne avec la lutte contre les expulsions suite au mouvement des places indiquent des pistes aujourd’hui que la pratique des squats semble reculer, malgré des tentatives de la relier à celle des ZAD en tant que pratiques de sécession.
La lutte actuelle contre l’État prend souvent une forme aveugle, car sa critique se borne aujourd’hui à relever son caractère totalitaire, confondant ici total et totalitaire comme si le modèle était encore celui de l’État-nation à l’époque de sa formation. Une époque où l’État se posait en dépositaire de l’Un, que ce soit sous la forme révolutionnaire du Comité de salut public pendant la Révolution française ou du Parti Communiste bolchévique en Russie soviétique ou sous la forme contre révolutionnaire de l’État fasciste en Italie et en Allemagne. Même sa forme républicaine et de tradition laïque, comme en France, peine à résister face à une restructuration qui menace ses fondements (cf. tous les discours sur l’identité et l’histoire nationale). C’est qu’aujourd’hui c’est l’État dans sa forme réseau qui se fait le dépositaire du multiple… comme nouvelle forme de l’Un. C’est aussi pour cela qu’on assiste à des réactions républicanistes ou souverainistes (de droite et de gauche) en défense d’institutions en crise ou en perte de vitesse, alors que beaucoup de ceux qui croient critiquer l’État ne font en fait que « tirer sur l’ambulance » en participant à la dégradation de ces anciennes médiations institutionnelles. En effet, ils se pensent radicaux (ils croient prendre les choses à la racine ») en déconstruisant toute l’histoire des luttes révolutionnaires du passé parce qu’elles auraient toujours été en deçà de leurs idéaux affirmés, idéaux qui perdraient ainsi tout sens progressiste ou émancipateur20. C’est l’immédiateté produite par le processus de globalisation qui tend à assurer l’équivalence entre ce qui est de l’ordre de l’individualité et ce qui est de l’ordre de l’universalité à travers le triomphe du relativisme culturel et idéologique.
Là encore la révolution du capital a frappé et nous ne sommes pas loin de « l’individu immédiatement social » que Marx appelait de ses vœux. À défaut de l’auto-émancipation prolétarienne, c’est le capital qui émancipe !
Les apories du passage de l’État de la forme nation à sa forme réseau
L’exemple des « ABCD » de l’égalité21.
Comment interpréter l’existence d’une réelle intervention de l’État dans le cadre des « ABCD » de l’égalité alors que dans le même temps nous énonçons que l’État n’est plus éducateur, qu’il n’interviendrait plus qu’au coup par coup dans le cadre d’une simple gestion sans volonté politique particulière ? Il y a bien là une stratégie, mais elle diffère des tentatives précédentes (Chevènement) ou des projets actuels (Juppé) pour imposer une éducation « citoyenne ».
Comme l’État-nation a pu être un État-stratège (et l’être puissamment), l’État-réseau peut aussi l’être, mais à sa manière, c’est-à-dire en créant ou en activant des groupes et des organisations qui seront les opérateurs d’une action politique et idéologique particulière. Son action passe beaucoup moins qu’auparavant par les médiations institutionnelles du système éducatif (inspection, rectorat, direction des établissements, formation des maîtres, administration des carrières, évaluations, etc.). Elle n’entre pas en confrontation frontale avec elles, mais cherche plutôt à les déborder. En effet, elle passe davantage par la mobilisation de réseaux ad hoc, de groupes et d’individus-relais. Il s’agit d’une stratégie de type campagne politique et morale, une action de néo agit-prop en quelque sorte22. Mais surtout, ce qui apparaît clairement c’est ici la restructuration et le redéploiement de l’État dans le cadre de la prédominance de l’hyper-capitalisme du niveau I à travers l’adhésion aux directives de la commission européenne quant aux questions sociétales qui doivent maintenant être entendues à partir d’une approche multiculturaliste prenant en compte les particularismes et les identités sujets à discriminations. Cela ne veut pas dire que la dimension universaliste disparaît complètement comme le montrent le maintien du collège unique, l’idée d’une culture commune, le principe de laïcité, mais ces exigences anciennes qui relèvent aujourd’hui du niveau II et de la souveraineté nationale doivent cohabiter tant bien que mal avec les nouvelles directives de niveau I. Regardons cela dans le détail. Cette campagne des ABCD a été préparée par une fraction minoritaire de l’appareil d’État (Ministère du Droit des femmes) avec l’aide d’experts qui, associés aux lobbies (ici les lobbies genristes) et à certaines associations « citoyennes » vont ensuite en programmer l’application afin de rendre effective la mise en place des modules au niveau de l’organisation concrète de l’école, c’est-à-dire dans l’emploi du temps des classes, les méthodes pédagogiques et la formation des maîtres. Le ministère de l’Éducation nationale a une fonction de régulation et de contrôle de la politique éducative qui ressort du niveau, or il s’est trouvé confronté à une proposition venant d’un ministère secondaire pour ce niveau II (un strapontin tactique ou politicard aurait-on dit avant), mais en prise directe aujourd’hui avec les exigences du niveau I dans le cadre des recommandations de la Commission européenne. Cela ne pouvait qu’agiter le parti socialiste et mener à des arbitrages et compromis en fonction de rapports de forces au sein de l’État, rapports de force qui dépassent justement la tendance politique au pouvoir. C’est là que les politiciens au gouvernement, quel que soit leur programme et même leur bonne ou mauvaise foi d’origine, vont goûter aux nouvelles règles des jeux de pouvoir qui tendent à dissoudre ou recycler les anciens clivages politiques. Le compromis qui en résulte passe en général par une phase expérimentale au niveau de quelques académies, puis après évaluation, si elle se révèle satisfaisante, l’action est généralisée à l’ensemble du territoire. Néanmoins, ce passage de l’expérimental particulier à la généralisation n’implique pas pour autant que la stratégie, en l’occurrence genriste, de l’État-réseau dans sa tentative d’articulation au niveau I, y a gardé sa dimension d’universalité. C’est en cela d’ailleurs que les modules ABCD ne peuvent pas être interprétés en termes « d’éducation de la nation » et d’institution. Remarquons ici au passage que si les établissements de l’enseignement secondaire devenaient autonomes (comme le sont les universités depuis la loi LRU qui recrutent et gèrent tous leurs personnels) cette tension entre universalité de la mission d’enseignement (sur la figure de l’ancien instituteur) et particularité de la fonction de formateur serait en partie levée. Ce type d’action-campagne idéologique contribue d’ailleurs à cette (future ?) autonomisation des établissements (sur le modèle anglo-saxon par exemple).
Qu’il y ait bien stratégie de l’État-réseau dans cette action des ABCD et qu’il s’agisse d’une stratégie de particularisation du rapport social, d’autres éléments viennent le corroborer. Tout d’abord, l’égalité, dans la tradition républicano-démocratiste, se voulait porteuse d’universalité et l’école publique devait y contribuer. On connaît ses avancées (allongement de la scolarité, lutte contre la sélection, etc.), mais on connaît aussi ses ratés (confusion entre massification et démocratisation, entre enseignement et éducation). Or, ici, les pédagogies mises en œuvre n’ont pas pour but de remédier à ces échecs. Les modules ABCD ont davantage une visée particulariste puisqu’ils se réfèrent aux genres (et à ses diverses théories) et non aux individus à la fois singuliers et dans leur universalité. On voit l’inversion post-moderne à la base de l’opération. Dans les premiers temps de la modernité, le programme éducatif prévoyait que progressivement certes, les garçons et les filles soient soumis au même système d’enseignement, mais dans la différence des sexes marquée par une séparation des établissements ou des classes et par quelques enseignements spécifiques de discipline. Genre et sexe étaient en fait confondus, même si le genre n’avait pas d’existence sociologique validée par la recherche universitaire, parce que l’universalisme inachevé et le poids de restes patriarcaux étaient encore largement assumés par le pouvoir. Dans les fins de la modernité, l’idée dominante devînt que les séparations devaient tomber, de lieu comme de discipline, puis de cursus. L’individu-élève était pris en quelque sorte dans son entier d’être humain en devenir dans un système éducatif dont tout le monde pouvait bénéficier. Un niveau supérieur d’universalité et d’égalité était atteint, au moins en théorie. Mais aujourd’hui que nous disent les thèses post-modernes ? Qu’il faut déconstruire cet universalisme abstrait de l’égalité derrière lequel se cachent les pratiques de discrimination de genre en défaveur des filles. Dans le meilleur des mondes post-modernes il faudrait à nouveau séparer les élèves dans des classes non-mixtes afin de retrouver une équité réelle, credo du libéralisme.
À l’universalité de la différence sexuelle entre les femmes et les hommes vient se substituer la particularité des genres et toutes ses combinaisons possibles (cf. les queer par exemple). Il y a comme une homologie politique et stratégique entre la forme (réticulaire et connexionniste) prise par la campagne des ABCD et les contenus idéologiques qu’elle diffuse. Tout cela fonctionne (ou dysfonctionne) comme une opération étatico-idéologique qui vient couvrir des « cibles à former » : des enfants (encore bien trop déterminés par leur sexe !) à former et non plus à éduquer23. L’État dans sa forme nation n’est pas, bien sûr, absent de ces dispositifs, car sa mise en réseau reste encore très incomplète et ce, particulièrement en France, pays du jacobinisme et d’une certaine conception de l’universalisme. À ce titre, il régule les éventuels mouvements du négatif ; il évalue les effets « culturels » ; il délègue « des missions » à ses experts ; il fait le coaching de ses relais syndicaux et associatifs. Il peut brandir parfois le recours à la loi et à l’Institution (celle de l’instruction obligatoire, celle du monopole de la délivrance des diplômes nationaux, etc.), mais c’est de plus en plus un scénario de fiction puisque c’est par le contrat et le cas par cas qu’il agit (toujours pas de numerus clausus à l’entrée des universités, mais des facultés qui sélectionnent de fait plus que de droit). Il ne lui reste donc plus grand-chose de politique à décider en tant qu’État-nation… délité. De ce point de vue il se contente d’administrer bureaucratiquement comme dans le cas de son système central d’orientation qui procède maintenant par tirage au sort pour l’affectation dans certaines disciplines universitaires surchargées. Il faut bien reproduire la lourde machine, le mammouth comme disait Allègre, mais parallèlement il faut dynamiser l’ensemble en développant des niches innovantes par des pratiques de coaching étatique des réseaux et des groupes d’action particularistes. L’exemple récent de la « Journée de la jupe » vient illustrer cette démarche nouvelle. Gérer au coup par coup24 devient faire un coup, en novlangue, faire un buzz25 !
Ce particularisme exacerbé s’impose peu à peu et parfois de façon insidieuse, comme le montre, par exemple, la genrisation de l’orthographe qui affecte non seulement les groupuscules militants d’extrême gauche dans leurs tracts, mais les administrations et particulièrement celle de l’Éducation nationale. En effet, ces directives diffusent comme officielle et évidente cette nouvelle pratique sans qu’elle ait été soumise à discussion comme dans le cadre institutionnel des réformes officielles de l’orthographe. Il va sans dire que cela est en tout point conforme avec les directives de la Commission européenne quant à la lutte contre les discriminations, le patriarcat et le sexisme. Ici encore, comme pour les ABCD, on a un exemple d’articulation concrète entre niveau I et niveau II de la puissance où se joue le passage conflictuel de la forme nation à la forme réseau de l’État.
Ces fragments d’histoire récente montrent que le passage de l’État-nation à l’État-réseau n’a aucun caractère d’automaticité ou de continuité. C’est plutôt un processus discontinu de buissonnement, de surgissement de multiples ramifications, mais des rameaux d’un arbre dont le tronc et les racines se craquellent de toutes parts ; à terme l’arbre a disparu, il s’est transformé en vastes bois de grands buissons… Bien sûr, comme nous l’avons plusieurs fois relevé, la puissance des États dans le niveau I (« le capitalisme du sommet » comme l’appelait Braudel) s’exerce principalement sous la forme réseau, alors que dans les niveaux II (celui du marché) et III (celui plus informel ou de proximité) elle le fait d’abord sous la forme nation. Mais cette remarque est à dialectiser puisque l’opération ABCD se veut nationale et qu’elle se réalise en mode réticulaire et connexionniste.
La question des articulations de la puissance et de sa hiérarchisation interne n’est donc pas réglée.
Le passage de l’État propriétaire à l’État actionnaire
L’acquisition par l’État de 17 % du capital de Peugeot SA est un exemple d’une politique dite de l’actionnaire stratégique. Elle s’effectue grâce au développement d’une structure pyramidale d’actionnariat à travers l’action de la Caisse des Dépôts et Consignations, de banques publiques et de fonds stratégiques d’investissement. Cela n’est pas incompatible avec des formes de privatisation qui permettent de récolter de l’argent réorienté ailleurs en utilisant la technique boursière des actions à vote double qui lui sont concédées. Il est ainsi devenu le plus puissant actionnaire de la place de Paris ce qui lui permet de contrôler les OPA inamicales éventuelles (ENEL italien contre Suez défendu par GDF en 2006, etc.). L’État actionnaire perçoit donc de nombreux dividendes dont il oriente la destination comme dans le cas d’Orange. C’est le redéploiement de l’État et non son retrait tant de fois annoncé par ceux qui croient sur parole le discours néo-libéral. Le crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi en est une autre forme dans la mesure où il était censé surtout profiter aux PME nationales jugées insuffisamment productives et surtout insuffisamment exportatrices par rapport à leurs concurrentes. En effet, la France connaît toujours plus de difficultés d’accrochage entre niveau I et niveau II par rapport à l’Allemagne et l’Italie.
Le projet de loi El Khomri
Selon Corinne Delaume dans Le Figaro du 17/05/2016, ce projet est à rattacher aux GOPE, c’est-à-dire aux « grandes orientations de politique économique décidées par la direction générale des affaires économiques » de la CE (cf. l’article 121 du traité sur le fonctionnement de l’UE). Ces documents sont ensuite transmis à l’Ecofin (conseil des ministres de l’Économie et des Finances) puis au conseil européen (conseil des chefs d’État et de gouvernement). Ces GOPE, d’indicatifs à l’origine sont devenus beaucoup plus contraignants depuis 1998 et l’instauration de l’euro et des règles du traité de Maastricht. L’insistance est portée sur la stabilisation des prix, l’assainissement des finances publiques, la modération des salaires et le marché du travail. Ainsi, en 2012, au moment de l’élection de Hollande, un GOPE incitait à revoir la procédure administrative de licenciement, et que l’existence d’un salaire minimum soit rendue compatible avec l’emploi et la compétitivité, et accompagnée de mesures spécifiques pour les jeunes. Toutes ces mesures s’inscrivent dans la « stratégie de Lisbonne » (2000) à l’horizon 2020. Deux préconisations sont particulièrement remarquables par rapport à l’actualité : la première consiste à prôner des dérogations aux dispositifs juridiques généraux (travail du dimanche, paiement des heures supplémentaires, accords d’entreprises plutôt que de branches) de façon à assurer davantage de flexibilité du travail, c’est-à-dire exactement un aspect du projet El Khomri ; la seconde à restreindre le nombre de professions hyper-réglementées, ce qui correspond exactement à la loi Macron. On perçoit bien ici l’accrochage au niveau I même s’il se situe encore dans le cadre du droit du travail français, c’est-à-dire au niveau II. Le rapport Badinter sur le Code du travail est une tentative d’articuler les deux niveaux en arrondissant les angles produits par la crise du travail et sa perte d’importance dans la valorisation du capital.
Une tendance à la judiciarisation des rapports sociaux, mais en marge de l’institution
Quand les lois remplacent la Loi
Dans les démocraties, du moins, la loi était chargée de donner le ton et la direction générale en fonction de l’évolution des rapports sociaux et des rapports de force et de domination qu’ils impliquaient, préparant ainsi les évolutions sur le long terme (cf. le code Napoléon qui deviendra le Code civil avec son article 1 sur le droit de propriété) ou venant ratifier de transformations déjà inscrites dans les faits ou les esprits (cf. l’évolution progressive des lois concernant la famille et le droit des femmes ou la fin de la pénalisation de l’homosexualité). La loi « travaillait » donc lentement, faisait l’objet de longues concertations ou affrontements au sein de l’appareil législatif. Une fois édictée elle s’imposait à tous non seulement par l’autorité de la loi (« nul n’est censé ignorer la loi »), mais parce qu’elle créait un nouveau repère, une référence claire, que l’on soit pour ou contre, elle s’imposait et d’autant plus qu’elle émanait d’une institution elle-même considérée comme légitime (le Parlement). C’est ce qui tend à disparaître ou en tout cas qui s’estompe quand de multiples lois et décrets semblent être adoptés dans l’urgence et sous le coup de la pression des événements (terrorisme, pression des lobbies). La loi y perd son caractère généraliste et semble s’émietter dans ses particularisations et la défense de multiples catégories ou sous-catégories qui toutes se proclament légitimes à revendiquer des droits. Dans son nouveau rôle, la loi doit se démultiplier, se rendre flexible, s’adapter. Identités multiples et mini-communautarismes26, anciens corporatismes et nouveaux lobbyismes cherchent à obtenir des droits (individuels ou de groupes peu importe) car c’est à partir d’une conception individuelle du droit qui régénère les idées libérales du tournant entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Comme à l’époque de Hobbes il s’agit d’établir de nouveaux droits sur la base de contrats entre individus ou groupes d’individus, contrats encadrés par un État minimum qui est lui-même l’objet d’un accord plus général et implicite entre les individus-démocratiques et lui-même. Mais cette réutilisation du credo libéral d’origine est passée à la moulinette de la société capitalisée qui lui assure sa néo-modernité. Ainsi le domaine d’action de l’individualisme propriétaire est démocratiquement beaucoup plus étendu qu’à l’époque de Hobbes, où les avantages du contrat étaient, de fait, réservés aux seuls individus bourgeois réellement propriétaires des moyens de production. Aujourd’hui, il s’étend à tout un chacun, du contrat de travail dans sa version commerciale ou auto-entreprenariale, en passant par le contrat de confiance du consommateur jusqu’au droit de disposer de son propre corps dans les pays qui ont transformé les prostituées en « travailleuses du sexe ». Par exemple, aux États-Unis, anciens libéraux, néo-libéraux (les Tea party), néo-libertaires, mais aussi des Américains moyens se rassemblent, toutes tendances confondues, sur la seule base commune de la revendication du moins d’État et du refus de payer des impôts. Tous, mais pour des raisons différentes, pensent sortir gagnants de cet affaiblissement de l’État traditionnel. Rien d’étonnant alors à ce que le caractère impératif de la loi soit de moins en moins perçu et ressenti comme légitime. Toutes les polémiques actuelles autour de la laïcité en France en témoignent. C’est souvent parce que les lois en vigueur ne sont plus connues ou plus reconnues que le pouvoir se croît obligé de légiférer à nouveau dans ce qui va forcément apparaître comme une surenchère qui sera jugée provocatrice par certains (la loi sur le voile islamique) et c’est parce que le pouvoir ne sait plus lui-même ce qui est de l’ordre de la loi qu’il peut se mettre à légiférer de manière intempestive comme il pense le faire pour le « burkini » ; rien d’étonnant non plus à ce que les institutions législatives et judiciaires perdent de leur autorité. À cette aune, le 49-3 n’est pas un chiffon rouge pour les manifestants lycéens, étudiants et prolétaires qui manifestent contre le projet de loi El Khomri, ni pour les participants à Nuit debout. Il figure dans l’arsenal légal d’un pouvoir législatif presque aussi déconsidéré que l’est l’exécutif. Il ne relève donc pas de l’état d’urgence et encore moins de l’état d’exception. Nous ne sommes pas dans l’hypothèse althussérienne et maoïste d’une fascisation du pouvoir27. Son emploi parachève plutôt la faillite de la représentation politique au grand dam des politiciens vertueux à la Hamon qui s’indignent de le voir utiliser (cf. le journal Libération du 30/05/2016).
Il ne s’agit pas de défendre les anciennes institutions de l’État-nation comme le feraient les différentes variétés de souverainistes, mais de pointer les transformations et leurs conséquences. Et donc ici précisément, les conséquences de leur affaiblissement. Ainsi, les mastodontes de l’informatique ne sont pas en reste, qui visent à remplacer un État jugé inefficace par des réseaux de connexion. Des passerelles plutôt que des murs, voilà qui est libertaire assurément. Si on en croit Evgeny Morozov (Libération du 20/04/2015) on a maintenant un État symbiote des entreprises californiennes et de la Silicon Valley. L’État providence est à sec et se finance par une dette qui ne serait pas soutenable. Ce sont donc les grandes entreprises du secteur des NTIC qui fourniront dorénavant les services à bon marché pris en charge autrefois par la collectivité. Morozov tire la sonnette d’alarme : pour lui, ces nouveaux objets techniques remplissent le vide laissé par la défaite des mouvements politiques radicaux de ces dernières années. Il dénonce dans les nouvelles technologies des « concentrés d’idéologie ». Non pas qu’il soit contre la technologie, mais parce qu’un nouveau discours dominant sur la neutralité, doublé d’un autre sur la fatalité des nouvelles technologies, nano, bio, info et cognitives nous mènerait tout droit à l’ubérisation du monde et à « l’Homme augmenté ». Cette illusion de la neutralité est partagée aujourd’hui par les néo-opéraïstes derrière Antonio Negri. Ils sont focalisés sur la notion de « communs » sans voir que ceux-ci sont en train d’être recréés, mais phagocytés et privatisés par les entreprises privées du secteur des NTIC. En effet, celles-ci cherchent à créer un nouvel en commun, mais hors du collectif, qui corresponde à la fois à la réalité de l’individualisation (base de la dynamique du capital) et à la nécessité de continuer à « faire société » (base de sa reproduction).
Contrairement à ce que disent les néo-modernistes, ce n’est pas le privé qui se fait politique, mais le politique qui disparaît étouffé sous le privé dans la mesure où plus personne ne semble capable de définir un « intérêt général » qui était à la base de l’idéologie républicaine dans la forme État-nation. Dans le nouveau maquis des droits, le pouvoir des juges devient de plus en plus important et leur contrôle politique une affaire d’État comme l’a montré encore en France la tentative de réforme visant à leur ôter leur indépendance par rapport au Parquet28. La dernière décision du Conseil d’État sur le burkini qui resterait de l’ordre de l’affirmation d’un comportement privé et les glapissements de rage de Sarkozy qui en appelle à la loi et au Parlement pour légiférer sur une atteinte à l’ordre public, et quoiqu’on pense du fond de l’affaire, sont significatifs de cette tendance et pour tout dire, de cette dérive.
Avec l’institution résorbée, c’est la remise en cause de la séparation des pouvoirs
Il y a une remise en cause de la séparation des pouvoirs pourtant au cœur des principes démocratiques. Dans la crise actuelle des institutions publiques, la séparation des pouvoirs, telle que la théorisait Montesquieu du moins, ne semble plus de mise. En effet, quand les lois remplacent la Loi, les frontières entre goûts et normes juridiques (droits des homosexuels contre assignation sexuelle pour le mariage, l’enfantement et l’adoption), entre légalité et illégalité d’un même acte (tradition d’hospitalité politique ou désobéissance incivique envers les sans-papiers), entre démocratie et dictature (Guantánamo, lois d’exception anti-terroristes) deviennent floues et changeantes. Le pouvoir législatif semble sacrifié au pouvoir exécutif dans le processus de recentrage régalien de l’État (cf. le « 49-3 » et surtout la floraison des décrets administratifs) et le pouvoir judiciaire sacrifié au pouvoir politique (cf. les assauts de Sarkozy contre la magistrature et la réforme des juges et de l’instruction). Mais ce n’est pas parce que Sarkozy peut faire un peu de « vichysme » qu’il faut le réduire à cela comme le fait Alain Badiou de façon simpliste29. Sarkozy comme d’ailleurs Berlusconi ne sont pas des étatistes et des planificateurs d’un ordre nouveau. Ce sont des hérauts du libéralisme et des marchés. Pour eux et leurs proches les ennemis ne sont pas les prolétaires, mais les fonctionnaires qui représentent des obstacles, non seulement en tant que défenseurs du service public, mais parce que leur statut inamovible devient une rigidité insupportable pour qui veut fluidifier, flexibiliser l’emploi pour une amélioration de la « productivité ». Il faut alors procéder au « dégraissage du mammouth » comme disait le ministre de l’Éducation Allègre dans le gouvernement socialiste Jospin (2000). Tout ça doit être aux ordres et ceci est valable aussi bien pour le petit fonctionnaire qui doit faire du zèle dans la chasse à l’immigré ou au sans-papier que pour le haut fonctionnaire qui doit traiter les dossiers avec le souci essentiel de rentabilité. En effet, les hauts fonctionnaires ne sont pas épargnés. Hier ils étaient victimes de mesures politiques à chaque changement de gouvernement, aujourd’hui ils sont en plus victimes de mesures administratives qui résultent de la perte de valorisation de leur fonction dans la restructuration de l’État (valse récente des préfets, recteurs, inspecteurs d’académie, juges et magistrats) et d’une redistribution des cartes. En retour, c’est toute l’institution qui s’en trouve dévalorisée et qui perd de sa légitimité. Les transformations récentes de l’institution judiciaire vont dans ce sens qui voient la disparition des corps intermédiaires de l’État. La façon dont Berlusconi et Sarkozy traitent les juges est symptomatique de la tendance à intégrer directement l’institution judiciaire au pouvoir exécutif. Les attaques de Sarkozy contre les juges du tribunal de Bobigny en Seine Saint-Denis sous prétexte de lenteur administrative sont les parties les plus visibles d’un processus qui s’accompagne d’une grande réforme de la Justice qui vise à contrôler politiquement et directement tous les magistrats et ceux qui ont des fonctions proches (cf. la prochaine réforme de l’Inspection du travail). Tout ceci ne se fait pas facilement et en un jour. C’est le fruit d’un long processus amorcé quand ces mêmes membres du pouvoir exécutif ont cherché diverses stratégies pour se soustraire eux-mêmes aux autorités judiciaires au cours d’affaires dans lesquelles ils étaient directement ou indirectement impliqués. Les juges ont parfois essayé de résister ou de défendre une autre conception de l’État comme au cours de la lutte contre les mouvements de lutte armée des années 1970 puis de l’opération mani pulite en Italie, mais le mouvement s’est résorbé de lui-même à partir du moment où il s’appuyait sur un même déni du Droit (loi sur les repentis, individualisation et contractualisation des peines) et où des juges emblématiques ont rejoints la sphère politique électorale (di Pietro en Italie, Jeanpierre en France, Garzon en Espagne) sur des positions politiques pour le moins ambiguës.
Mais il serait trop réducteur de ne considérer ces faits que comme la marque d’une remise en cause de la séparation des pouvoirs. Il s’agit d’une tendance à la fois plus générale et plus totale, mais paradoxalement plus « démocratique » parce qu’elle rend compte de la complexité sociale et de la diversité des intérêts en présence dans la société capitalisée qui est tout à la fois uniformisation/homogénéisation d’une part et différenciation/diversification d’autre part30. Cet effritement des institutions s’inscrit dans un affaiblissement général des anciennes médiations qui servaient à gérer les positions et conflits de classes. Il en va ainsi du projet de réforme de l’Inspection du travail comme de la transformation de l’ancienne ANPE en un simple « Pôle-emploi ». Il concerne aussi la médiation syndicale dans les pays où celle-ci conservait une dimension, si ce n’est révolutionnaire, du moins contestataire et à dimension politique. Ce qui est en jeu, c’est la disparition de tous les grands corps intermédiaires de l’ancien État-nation. Des mesures comme la loi sur les repentis pour bâtir des dossiers, négocier des peines en fonction du niveau de repentir et non pas de la gravité des faits, l’oubli de la présomption d’innocence, la charge de la preuve tout à coup confiée à l’accusé sont des mesures qui s’inscrivent dans le cadre d’une sauvegarde de l’ordre établi dans une situation exceptionnelle. L’une des particularités de l’Italie c’est justement que l’exceptionnalité n’y est jamais exceptionnelle et que la loi sur les repentis peut servir aussi bien au quotidien de la lutte contre la mafia qu’à l’exceptionnalité de la lutte contre les subversifs des années de plomb. C’est que « L’institution résorbée » selon la formule de J. Guigou31, a perdu de sa fonction juridico-politique ou socialo-politique. Elle cherche alors à perdurer à travers l’autonomisation de sa fonctionnalité bureaucratique par rapport aux missions traditionnelles de service public (va-t-en guerre de l’armée de métier, lutte de fractions entre gendarmerie et police, entre police et pouvoir exécutif avec la suppression des renseignements généraux, face à face entre police et justice quant à la qualification des peines et leur application, bagarres entre hussards de la République et pédagogues dans l’Éducation nationale, etc.). Ces composantes des anciens corps ou de l’appareil d’État tendent à développer des logiques fractionnelles de puissance afin de défendre leur pré carré ou même de l’accroître tant elles se sentent menacées. Menacées dans une mission (perte de sens de l’activité professionnelle) qui assurait leur légitimité et donc leur capacité d’influence32. Leur stratégie de secours passe alors par le tissage serré de relations sociales au grand jour (lobbying) ou de manœuvres plus souterraines (cf. la Loge P2 en Italie, la guerre des polices en France) ou encore sur le modèle du coup de force (« stratégie de la tension » en Italie, intervention incontrôlée d’une fraction des forces de l’ordre dans une école où s’étaient réfugiés les manifestants anti-G8 de Gênes en 200133). Un exemple plus récent nous est donné à travers les actions et exactions des forces de l’ordre à Nantes-NDDL et au barrage de Sivens. À la lumière des vidéos, ces dernières semblent livrées à elles-mêmes, en milieu hostile (campagnes désertes, bois), sans sembler recevoir d’ordre précis, mais avec juste l’assurance, si ça tourne mal, de pouvoir utiliser des flashballs ou des grenades offensives sur des individus comme s’il s’agissait de tir au lapin. Même chose d’ailleurs au cours des manifestations contre la loi El Khomri dans lesquelles co-existent de nouveaux types d’encadrement des cortèges qui semblent parfaitement planifiés et des incertitudes sur les moyens à utiliser (cf. par exemple l’imbroglio autour des grenades de désencerclement). Or la hiérarchie de ces forces de l’ordre et même sa base, via les syndicats, ne peuvent ignorer un pouvoir socialiste à l’abandon, des reculades constantes et un pessimisme général à l’intérieur de son propre camp. Elles ne peuvent plus savoir alors s’il s’agit d’une crise de régime grave ou d’une simple crise de « gouvernance ». En tout cas, les deux possibilités les plus probables sont, soit une forme de lâchage, plus ou moins conscient de la part de la hiérarchie intermédiaire des forces répressives de l’État, soit un blanc-seing accordé aux forces de répression par un pouvoir aux abois, afin d’éviter tout abcès de fixation contestataire, toute occupation permanente comme s’il en allait de sa survie. Dans ce dernier cas on se trouverait dans une dérive autoritariste visant à compenser le manque de légitimité d’une politique réduite aux effets d’annonce et à la gestion des affaires politiques au coup par coup. Une tendance effective de la gouvernance socialiste pour ce qui est de la France, mais qui donnerait de la légitimité future aux politiques de redressement souverainiste de diverses forces politiques (Les Républicains, le FN, Mélenchon).
Justicialisme populiste et posture victimaire.
L’institution judiciaire suppose une première hiérarchisation verticale, d’ordre interne, et une seconde hiérarchisation entre intérieur (l’institution représentant l’ensemble du corps social dont l’intérêt général est censé être représenté et défendu par le « ministère public ») et extérieur (l’intérêt privé en la personne de la « partie civile »). Or aujourd’hui, dans la société capitalisée, la tendance est plutôt à l’horizontalité (comme dans l’organisation en réseau) avec une personnalisation et une contractualisation accrues des peines par l’importance prise par les personnes elles-mêmes. On est sur le modèle du donnant-donnant avec la mise au premier plan des familles de victimes. Par exemple en Italie, on assiste à une sorte de modernisation de l’idée de vendetta34 et la pratique du lynchage médiatique35. Cette horizontalité, on la retrouve aussi dans la mise à plat de tous les particularismes qui expriment des droits à la place du Droit. Chaque particularité fournit la base pour un processus de victimisation puisqu’elle élève son existence et son expression au stade d’un enjeu de société. La lutte contre les discriminations vient supplanter la lutte pour l’égalité. La loi doit alors trancher toutes les questions, y compris les plus personnelles puisqu’elles sont élevées au niveau politique (cf. encore en Italie, la défaite récente de la Gauche à propos d’un projet en faveur de l’homoparentalité). Les victimes surtout, mais aussi les accusés, sont enjointes de négocier des peines en dehors d’une stricte matérialité puisqu’on tiendra compte des intentionnalités du moment présent et à l’avenir autant ou plus que du délit qui est à l’origine du procès. De ce point de vue, les lois Perben (2002 puis 2004) cherchaient à rattraper notre « retard » quant à cette évolution contractuelle effective au niveau international par rapport à notre rigidité institutionnelle nationale36. Dit autrement, ce qui est « tendance », c’est un mélange du droit contractuel anglo-saxon où on a intérêt à négocier sa peine, même si on est innocent, dans le cadre d’une négociation quasi commerciale ; et de loi italienne sur les repentis où il s’agit de négocier à condition justement de faire preuve de repentir. Dans les deux cas, la situation est très différente, mais ce qui fait le lien c’est que la culpabilité réelle importe peu.
Du point de vue général du droit cela tend à produire une équivalence entre d’une part des droits particuliers souvent dérogatoires ou même parfois contradictoires et d’autre part des droits universels. Cela fait environ trente ans que la notion d’équité sert de cheval de Troie néo-libéral en provenance des pays anglo-saxons. Les théories de Rawls sur la justice s’y développent qui visent à renverser le principe égalité de l’universalisme maintenant jugé trop abstrait. Dans cette brèche peuvent s’engouffrer aussi bien les justicialistes de droite et à leur suite les associations de victimes qui crient vengeance contre les coupables en demandant le droit à la légitime défense ou au moins exigent « la peine infinie » (cf. Alain Brossat, op. cit.), que les justicialistes de gauche comme les Girotondi italiens et Nanni Moretti qui définissent la légalité comme le pouvoir des sans-pouvoirs et projettent sa restauration comme premier horizon politique, mêlant ainsi une demande de pénalisation accrue de la corruption et des scandales à la Berlusconi avec le refus de l’amnistie pour les anciens de la lutte armée qui ne se repentent pas ; justicialistes de gauche toujours qui réclament que les paroles soient condamnées comme si elles étaient des actes. Dans cette perspective, Dieudonné côtoiera Negri et de Luca parce que, chacun à leur façon, ils sont des « mauvais maîtres »). Nous sommes à nouveau en plein relativisme : toutes les positions politiques et les actes qui y sont attachés se valent. La convergence de ces deux justicialismes tend à produire une nouvelle police de la pensée, et l’idée d’une justice purificatrice qui cache ses échecs dans la lutte contre les différentes mafias du crime par des démonstrations de rigueur éthique37.
Dans ce processus de victimisation potentiellement généralisable à de nouvelles catégories, chaque particularisme cherche à fonder sa « position » de dominé ou de discriminé non pas par une place spécifique dans les rapports sociaux capitalistes, ces derniers étant producteurs d’inégalités, de domination et d’exploitation, mais par une sorte de domination invariante et par nature que l’homme blanc hétérosexuel et mangeur de viande ferait peser sur des minorités. Et c’est à partir de celles-ci que se développent des associations et organisations qui cherchent à faire reconnaître cet état de fait puis à l’ériger en « Cause » et enfin, à faire que cette cause devienne un enjeu de société (la parité sous toutes ses formes y compris celle de la « diversité », le mariage homosexuel, la GPA, la libération animale). Sur ces bases, défenseurs de l’ancienne famille et défenseurs des nouvelles formes de familles peuvent se succéder dans la rue. Match nul dans une société capitalisée capable de s’accommoder de l’une et de l’autre, mais qui laisse son personnel politique gérer ça au coup par coup là encore, « d’avancées » en « reculades » au gré de l’humeur d’une opinion publique tout à coup passionnée par un « sujet de société » crée ou monté en épingles par les médias38. Pourtant, de partout montent des voix qui dénoncent le « retrait » global des individus par rapport à la « chose publique » et on se récrie contre la régression des droits sociaux dont plus personne ne semble se préoccuper hormis dans un pays aussi « arriéré » que la France comme on a pu le voir au cours des manifestations contre le projet de loi El Khomri. Et encore, toute personne mobilisée sur ce terrain, et ce malgré quelques manifestations massives, a pu se rendre compte de l’isolement dans lequel il se trouvait quand il quittait les rangs de ladite manifestation et contemplait les personnes assises aux terrasses des cafés ou déambulant tranquillement dans les rues. Les sondages manifestaient peut-être une opposition au projet, mais la manifestation par procuration a atteint des sommets qu’on ne soupçonnait pas à l’époque pas si lointaine de la grève par procuration !
Mais revenons à la notion d’État pénal. La moindre action répressive de l’État est souvent présentée comme relevant d’une fascisation du pouvoir alors que nous ne sommes plus au début des années 1970. L’État est toujours pensé comme tout puissant alors que son raidissement à cette époque signalait une faiblesse et non une force (crise de l’État gaulliste et instabilité chronique de l’État italien). Tentons une explication de la situation à partir de notre analyse sur le passage d’un État-nation comme forme politique de la société bourgeoise à un État réseau comme forme politique de la société capitalisée. Alors que comme ailleurs on assiste en Italie à une résorption des institutions et de leur fonction politique, les structures bureaucratiques des anciens corps (police, armée, justice) perdurent, mais sous forme autonomisée. Ce qui s’est passé à Gênes pour le G8 (avec surtout l’intervention de la police dans l’école) et les attaques en France de la police contre une justice qui déferait ce qu’elle aurait déjà du mal à mettre en place, en représentent des exemples actuels.
Mais si le procès de totalisation n’a plus la figure du Léviathan, il ne prend pas non plus celle de Big Brother. Il y a totalisation en réseaux dans laquelle les forces de pouvoir diffusent de manière centrifuge alors qu’elles accumulaient et centralisaient de façon traditionnellement centripète39. Ce processus n’est donc pas contradictoire avec les nouvelles formes de la démocratie. Nous avons parlé de « démocratie absolue » au début de cet article ce qui rend compte de cette totalisation à l’œuvre, mais dans sa forme réseau elle permet aussi toutes les formes de démocratie de proximité ou participative ou solidaire.
Quelles que soient les différences entre États nationaux, ces derniers, quand ils comptent encore en termes de puissance, affirment leur souveraineté et leur pouvoir par le contrôle des politiques énergétiques, environnementales et alimentaires. En France la compétence technique est concentrée dans l’État. La forme État-nation y perdure plus qu’ailleurs suite à son histoire fondatrice (le jacobinisme issu de la Révolution française) et à son histoire récente (la résistance et le gaullisme) de laquelle émerge une théorie politique de l’indépendance nationale, certes en recul aujourd’hui, mais néanmoins toujours appuyée sur le développement du secteur nucléaire en lien avec des entreprises satellites comme EDF ou des instituts de recherche stratégique comme l’INRIA. En Allemagne, tout passe par un jeu complexe entre Länder, Parlement fédéral, Communes et tribunaux administratifs. Le passage à l’État-réseau y est plus avancé puisque cette complexité des liens a pour fonction de recueillir, confronter et synthétiser les différents intérêts. Mais dans ces deux cas pourtant différents, on assiste à un accroissement du pouvoir des administrations et de leurs experts dont beaucoup travaillent en lien avec des grandes entreprises ou des institutions financières. Il en va différemment dans les pays anglo-saxons de tradition libérale qui ont poussé loin les déréglementations. L’État doit aussi y être très présent, mais pas pour les mêmes raisons. Il ne doit pas ralentir les choses pour prendre de la hauteur car son but est d’accélérer les processus de capitalisation y compris en dehors de toute procédure démocratique. Les rythmes de la mise en réseau sont donc très différents suivant les pays, même si la tendance générale semble claire sans être pour cela parachevée.
Paradoxalement, les interventionnistes et les non- interventionnistes se retrouvent sur la nécessité du poids de l’État, mais d’un État transformé. Il n’est plus question « d’autonomie » de l’État ou à l’inverse d’un État de classe. Et pas plus de l’autonomie d’une société civile qui est aussi morte que la société politique. La lutte pour les droits de l’homme qui était censée produire de l’écart à l’État, de la contestation de l’arbitraire quand l’État se pose comme dépositaire de l’Un et du changement social produit aujourd’hui l’individu du marché et du libéralisme avec ses multiples particularismes. Le moindre des paradoxes n’est pas celui qui voit aujourd’hui des « indignés » revendiquer la « démocratie réelle », c’est-à-dire le rétablissement de la société civile alors que cette demande ne peut justement pas être faite à un État qui s’est fait le dépositaire du multiple et qui a donc le plus grand mal à continuer à « faire société40 » au sens traditionnel du terme, ce qui supposait une homogénéisation minimum autour de valeurs communes. C’est pour cela aussi que certains parlent de « automate » ou d’anthropomorphose du capital. Nous pensons pourtant que le rapport social capitaliste continue bien à faire société, mais en tant que société du capital, de société capitalisée, ce que nous avons essayé d’expliciter dans le numéro 15 de la revue.
Le consensus autour de nouveaux droits est en fait un consensus minimaliste. Le sujet de droit (ce dernier bien souvent entendu comme droit naturel pré-révolutionnaire) remplace le citoyen (au sens de 1789-1793) même si le discours étatiste se fait contorsionniste afin de rendre les deux compatibles.
L’État retrouve une légitimité autoritaire dans la mesure où il cherche à faire tenir ensemble ces éléments du multiple quand il ne semble plus possible de trancher entre d’un côté des droits fondamentaux apposés à des institutions traditionnelles qui symbolisent pourtant l’expression traditionnelle de la souveraineté ; et de l’autre des nouveaux droits qui remettent en question les normes anciennes de l’institué.
Le passage de l’État-nation à l’État-réseau est donc tout sauf un long fleuve tranquille parce que comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous n’avons pas affaire à un « système ». Ainsi, la forme État-nation et la forme démocratique ont-t-elles largement contribué à encadrer et contrôler les transformations conduisant de la domination formelle à la domination réelle du capital, même s’il a fallu en passer par deux guerres mondiales, les fascismes et des destructions massives de populations et de biens. Or aujourd’hui, la forme État-réseau ne semble pas avancer du même pas. Les transformations continuent certes, mais sans que des médiations jouent encore leur rôle de ciment, sur lequel puisse prendre pied et se développer un nouveau « vivre ensemble ». Le contrat social global qui unissait les classes au-delà même de leur antagonisme au sein de la nation s’estompe dans la forme réseau pour laisser place à une contractualisation généralisée, mais particularisée quasiment au cas par cas et souvent délocalisée et décentralisée. Ce qui domine alors, c’est la fragmentation et des intersections entre ces fragments qui donnent l’impression d’une agrégation censée regrouper tous les fragments. C’est ce que positivent politiquement les tenants de l’intersectionnisme en provenance des pays anglo-saxons. Ils déconstruisent toutes les anciennes catégories de classes, de sexe, de nations, les brassent et les agitent jusqu’à en faire ressortir de nouvelles identités. Cette tendance produit une sorte de Cour des miracles dans laquelle naissent et se développent les accouplements les plus inattendus pour ne pas dire les plus monstrueux (vieux ouvriers immigrés retraités pro-FN, féministes pro-prostitution et pro-voile, « révolutionnaires » souverainistes, altermondialistes islamophiles antisémites et racialistes, partisans racistes de la libération animale, homosexuels islamophobes de partis d’extrême droite comme aux Pays-Bas, etc.) sans le moindre questionnement sur l’éventuelle compatibilité des fractions composant l’ensemble et comme si les intersections devaient toujours être positivées.
La critique relativiste de la totalité comme étant ce qui est à rejeter parce qu’universaliste, parce qu’occidentale, parce que se plaçant d’un point de vue surplombant, etc., conduit à des pratiques immédiatistes qui n’ont plus de critère de vérité parce que si, prises en soi elles peuvent avoir une certaine logique, rapportées aux autres elles paraissent déconnectées, irrationnelles, nombrilistes. La « révolution moléculaire » s’épuise dans un quotidiennisme satisfait bien loin de celui, d’origine contestataire et antagonique aux pouvoirs en place, qui agitait les années 1960 et 1970. En effet, il s’inscrivait dans des combats plus larges et ne cherchait pas à se faire reconnaître par l’État, sa loi et son droit. Et celui-ci le lui rendait bien que ce soit par sa police ou par sa justice ou par la difficulté qu’il y avait, à l’époque, à faire entendre sa voix autrement que dans la rue ou dans des revues militantes alors qu’aujourd’hui il suffit d’ouvrir le journal Libération pour y voir à quel point ce qui a pu être anticonformiste si ce n’est subversif est devenu branché.
Aujourd’hui, tout semble lisse, même si la colère, le ras-le-bol ou même la haine couvent sans qu’il n’y ait possibilité d’y voir le travail de la vieille taupe révolutionnaire ou le travail dialectique du négatif. C’est anxiogène pour nous, mais cette absence palpable d’antagonisme et de luttes frontales est aussi anxiogène pour les pouvoirs en place, quels qu’ils soient. En effet, si le pouvoir n’est pas directement attaqué ou remis en cause par des pratiques qui ne sont guère portées par des révoltes contre l’ordre établi, ce même pouvoir sait qu’il ne peut pas véritablement en tirer profit parce que, même quand il abonde dans le sens de cette dynamique du changement social, il n’en tire la plupart du temps aucun surplus de légitimité. Les images d’une Commission européenne technocratique, de « patrons-voyous » et des politiciens « tous pourris » nous le rappellent chaque jour. D’où la tendance de plus en plus courante à se hausser du col et à gouverner à coups de menton (Sarkozy, Valls, Trump, Orban, Mélenchon).
Jacques Wajnsztejn
(texte d’origine : hiver 2014, actualisé à l’été 2016)
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La circulation de ce projet de texte a ensuite entraîné un échange de correspondance. Cet ensemble doit donc être pris comme un travail en procès et n’a rien de définitif puisqu’il s’agit plus de questionner certaines de nos positions que de donner des réponses toutes faites. Nous le livrons néanmoins tel quel en espérant qu’il permette d’élargir et d’approfondir la discussion.
Lettre de Jacques Wajnsztejn à la revue accompagnant le projet de texte, 12/12/2014
Bonjour à tous,
D’une manière générale, la notion d’État-réseau que nous avançons depuis quelques années me paraît moins satisfaisante. Je ne veux pas dire qu’il ne faut plus l’employer du tout, mais je ne pense plus, ou en tout cas je suis moins sûr qu’il faille en faire un axe central de nos développements.
En effet, même si on essaie de faire tenir cette forme réseau — qui rend compte du redéploiement horizontal de certains lieux de pouvoir en rapport avec les transformations de la capitalisation — avec notre schéma vertical de puissance en trois niveaux, je trouve que cela mérite d’être mieux fondé. En effet, nos deux derniers textes sur l’État dans le n° 16 : « Marx et les théories de la dérivation » (JW) et « État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires » (JG) sont plus historiques que théoriques. Ils représentent plus une porte d’entrée qu’une solution aux difficultés d’analyse rencontrées. Or, mes dernières recherches sur les rapports à la nature, puis les échanges sur le blog autour de la raison et de la rationalisation (disponibles sur le blog) m’ont confirmé une certaine incohérence dans le fait d’une part de théoriser une forme réseau de l’État et d’autre part de maintenir le schéma des trois niveaux de la puissance. Ce n’est pas que j’y vois une incohérence analytique ou phénoménale. Nous ne faisons sans doute pas erreur dans la description, mais c’est plutôt au niveau de la conceptualisation et même de ses présupposés que le bât blesse.
Ainsi, au premier regard, il peut sembler cohérent de critiquer d’une part les thèses post-modernes sur le moléculaire et le déconstructivisme de Derrida, Foucault, Deleuze/Guattari, Butler et d’affirmer de l’autre un rapport critique, mais positif, à Hegel et à la catégorie de totalité. C’est ainsi que nous utilisons la notion de « processus de totalisation du capital » afin de décrire la tendance à l’unité production/circulation, à une capitalisation de la production qui unifie les formes financières, productives et commerciales par opposition aux thèses opposant « économie réelle » et capital fictif ou forme financière. Dans la même continuité critique, nous continuons d’utiliser la dialectique même si nous essayons de la mettre à jour avec le concept d’englobement développé depuis au moins une dizaine d’années.
Mais à y regarder de plus près, n’y a-t-il pas là une contradiction au sein de notre démarche théorique ?
La difficulté provient du fait qu’il faut se garder de deux côtés. Du premier nous devons montrer plus clairement que nos théorisations sur l’État-réseau, la dissolution des classes sociales comme groupes antagonistes et même celle sur « l’évanescence de la valeur » ne sont pas assimilable à une dissolution moléculaire des lieux de pouvoir, des strates de domination, et des lieux de création de la valeur, tout n’étant plus que circulation et connexionnisme41 ? Et de l’autre comment renforcer l’idée d’une tendance à la totalisation qui soit bien présente sans pour cela que les trois niveaux de la globalisation du capital, dans leur interdépendance hiérarchisée ne viennent à former une nouvelle infrastructure et in fine un « Système » (notion que nous critiquons par ailleurs) ? Cette hypothèse réduirait alors les questions de pouvoir et de puissance à de simples « effets » (retour par la fenêtre d’un Foucault qu’on a pourtant chassé par la porte) et nous rapprocherait d’un néo-structuralisme aujourd’hui représenté par des revues comme Krisis (la théorie du capital-automate) et Théorie communiste (le réemploi de la notion « d’instance »). C’est après avoir commencé le texte sur l’État-réseau que m’est apparue la nécessité d’aborder la question de la souveraineté. Et ce souci a été conforté par les nouvelles tendances souverainistes qui se font jour, au niveau économique comme au niveau géopolitique (risque de « Brexit » avec la Grande-Bretagne, politique impériale de la Russie de Poutine qui ne finance plus comme à l’époque de l’URSS, les partis communistes européens, mais des formations d’extrême-droite, repli des États-Unis sur une nouvelle ligne isolationniste initiée par Obama, mais qu’une victoire de Trump, paradoxalement, viendrait renforcer, tendances militaristes au Japon, agressivité chinoise sur certains territoires, indétermination de la nouvelle politique turque, etc.). Devant ces tendances se pose la question des effets politiques de la mondialisation, que nous n’avons pas distingué des effets économiques ou même culturels. Pour nous tout cela semblait converger vers la fin des impérialismes, « l’unité guerre-paix », une certaine complémentarité dans la concurrence entre États (exemple États-Unis et Chine, France et Allemagne) une intégration par zonage des pays dominés sans passer forcément par un néo-colonialisme, bref une dépolitisation de la domination (ou une déconstruction du politique) particulièrement prégnante à son niveau I. C’est cette automaticité du processus que j’essaie justement de questionner.
Un dernier point pour être complet. Par rapport à tous ces questionnements, notre concept de société capitalisée (lui-même peu explicitée alors pourtant qu’on nous demande souvent des précisions sur sa réelle signification et portée) a-t-il une quelconque valeur opératoire et explicative en dehors de son caractère de synthèse (le capital s’est fait société et non plus seulement rapport social de production comme dans la société bourgeoise ou même encore pendant sa période de « domination formelle ») ? Si oui, c’est le moment de le faire fructifier !
JW
De Jacques Guigou à Jacques Wajnsztejn le 12/12/2014
Après avoir lu ta lettre qui accompagne ton texte sur l’État (que je n’ai pas encore lu), il m’est venu la réflexion suivante :
– ce que tu désignes comme une affirmation récente des souverainismes et même des nationalismes n’invalide pas notre modèle des trois niveaux du capitalisme. J’y vois au moins les raisons suivantes :
1 – Dans ce modèle, le niveau II, celui des États-nations et des capitaux reliés à la réalité nationale (du travail, des rapports sociaux de type nationaux, des idéologies nationales, etc.) nous avons mis l’accent sur une situation où les rapports sociaux de production restent, si ce n’est dominants, du moins très présents et très actifs. Alors que dans le niveau I c’est la reproduction globale qui compte.
2 – Compte tenu de cela, ces accentuations récentes des « souverainismes » et des nationalismes ne seraient qu’une exacerbation du niveau II sur les niveaux I et III. Il n’y aurait pas rupture entre I et II, mais des continuités moins prégnantes du capitalisme du sommet sur les situations nationales. Ainsi, par exemple, les faiblesses et les délitements de l’UE ouvriraient un champ d’intervention aux courants et aux intérêts nationaux. De pareilles situations pourraient sans doute être repérées à propos de l’Asie : Chine et Japon affirmant leur identité nationale d’abord dans le domaine de la production (et moins dans celui de la reproduction).
3 – Les difficultés et les obstacles rencontrés par le niveau I, pour assurer un semblant de reproduction sur la totalité, engendreraient une puissance de globalisation moins forte que celles des années 1990 et 2000, ce qui permettrait des percées des « solutions nationales » (de type Montebourg ou FN ou Mélenchon).
4 – Les opérations de pillage et d’accaparement d’espaces dans le niveau III seraient alors conduites par une sorte d’alliance entre le niveau I et le niveau II (par exemple. la régulation relative de la déforestation amazonienne par l’État brésilien associé aux grands cartels d’ONG et de fondations US pour la protection de l’environnement). Les négociations sur le climat à Lima illustrent aussi cette nouvelle donne.
Autrement dit, la notion de souverainisme telle qu’elle a été produite et diffusée par les politologues est à critiquer, sans doute aussi à abandonner. Le phénomène visé étant ici et maintenant davantage de type fédéraliste que de type jacobin (pour prendre une référence dans la Révolution française).
à suivre
JG
De Jacques Wajnsztejn à Jacques Guigou.
J’entends bien ta réponse et je n’y vois pas grand-chose à redire sauf peut-être que tu as tendance à trop homogénéiser le niveau I. Bien sûr que le capital tend d’une part à homogénéiser l’espace en abattant les barrières locales et d’autre part à le compresser grâce au temps, un processus que Marx avait d’ailleurs anticipé en son temps (cf. Grundrisse, Anthropos, vol. I, p. 32). Mais si le processus de globalisation est bien réel, les différentes puissances ne s’y inscrivent pas de la même façon. Notre « modèle » est surtout valable pour les pays où on peut parler de société capitalisée. Ce ne sont le cas ni de la Chine42, ni de la Russie, ni de l’Arabie saoudite. Leur inscription dans la globalisation ne fait pas de doute, mais tout ne se joue pas dans le niveau I vue la défense de positions rentières (Russie, Arabie saoudite), de stratégie de glacis (Russie) ou même néo-coloniale (la Chine et l’achat de terre en Afrique) ou la persistance de tendances coloniales (la « Françafrique »). Il ne faut donc pas confondre fin de l’impérialisme (au sens marxiste de stade suprême du capitalisme) et maintien de tendances impériales comme forme politique et stratégique des États43.
Ces positionnements différents jouent sur le rapport entre souverainisme et hyper-capitalisme. Il ne fait pas de doute que la fin des deux blocs a ruiné en partie la position politique de non-alignement, la mondialisation des échanges a fait le reste. Un pays comme l’Inde vient d’ailleurs de remplacer cette ligne par une position plus pragmatique de multi-alignement afin de peser dans tout l’océan indien, c’est-à-dire jusqu’en Asie du Sud-Est pour contrebalancer le poids d’une Chine de plus en plus souverainiste. D’une manière générale et pour tous les États qui atteignent à la puissance, le problème est celui d’une articulation entre local et global ou dit autrement entre niveau II et niveau I.
Ce n’est pas le cas, à l’autre bout de la chaîne, pour des pays comme la Grèce où semble ne pas exister de niveau II, l’arrimage se faisant directement au niveau I des grands armateurs, des banques44, de services d’import/export et de l’industrie touristique, ensemble d’activités immédiatement mondialisées.
Nous ne sommes plus dans la situation de l’impérialisme classique du XXe siècle cherchant à traiter avec la bourgeoisie « compradore ». Concrètement comment cela se passe-t-il pour la Grèce ? Dans les premiers temps de l’intégration, ce sont les institutions communautaires qui mènent la danse par des incitations politiques et des orientations stratégiques associées à de grosses subventions (par exemple passer de la pêche et de l’agriculture au tourisme en application de la théorie d’Adam Smith dite des « avantages absolus » dans le cadre de la division internationale du travail et donc des échanges). C’est la phase de mise en réseau et d’intégration au grand marché. Puis la surveillance et le fonctionnement se font au niveau inter-gouvernemental, signe de la symbiose capital-État au niveau I, mais dans une situation hautement défavorable pour la Grèce qui ne possède pas tous les attributs de l’État moderne et particulièrement la capacité de lever l’impôt. Dans ce contexte, la résistance de Tsipras et du nouveau gouvernement grec ne peut être que nationaliste, même s’il semble faire une politique de gauche ou même à l’inverse faire allégeance aux représentants du capital (la Troïka). En effet, il maintient, par exemple, le budget militaire à 4 % du PIB dans un pays surendetté alors que le budget militaire de la France, en comparaison, n’atteint que 2 %. Cette « résistance » lui vaut l’appui des fascistes et des prêtres représentants de la grande propriété terrienne et qui sont contre tout changement.
Mais le plus important, c’est que mon questionnement concernait plus une remise en question de la notion d’État-réseau que celle de la structuration en trois niveaux qui est pourtant au cœur de ta réponse.
JW
De Jacques Wajnsztejn à Jacques Guigou.
Juste un mot pour dire aussi que c’est peut être notre concept de société capitalisée qui n’est pas assez englobant. Pour moi, si le capital est mondial et que ce qui a été nommé globalisation est un phénomène réel, la plupart des États dans le monde ne connaissent pas de « société capitalisée », ni même pour la plupart, de capitalisme. Certes, le capital y circule mais sans transformer de fond en comble ces sociétés et je ne parle pas ici du Burkina Faso ou autres pays qui aurait été délaissés par les Grands de ce monde, mais bien de la Chine et de la Russie. Connaissent-ils alors un État-réseau ? N’avons-nous pas plutôt affaire à des réseaux d’État (je pense que tout le monde comprendra la différence) qui ont permis l’introduction et la circulation du capital, mais qui empruntent les voies de la bureaucratie (chinoise) ou des oligarques (russes, ukrainiens) capables à la fois de capitalisation rapide par transformation de la propriété d’État et de garder le contrôle sur les flux par le maintien d’un régime autoritaire qui bloque l’évolution correspondante des rapports sociaux vers une société capitalisée.
Dit autrement ou par un autre bout, un minimum de forme démocratique est-il nécessaire à cette évolution comme le pensent les Occidentaux ou bien la Russie et la Chine peuvent-elles sauter l’étape démocratique libérale ? C’est déjà une problématique que soulevaient les socialistes révolutionnaires et aussi Marx à la fin du XIXe siècle, mais aujourd’hui, la perspective n’est plus socialiste !
JW
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Discussions d’avril 2016 (Le Grau-du-Roi)
Il faut reprendre la notion d’État social qui avait fait l’objet d’un sous-titre de la revue Temps critiques au moment des discussions autour du Pacs… et qu’on avait abandonné progressivement pour celle d’État réseau.
Reprenons l’historique en posant comme hypothèse théorique que notre schéma en trois niveaux est déjà pertinent depuis les débuts du capital, même si les articulations entre ces niveaux et donc leur hiérarchisation varient au fil du temps.
– on peut alors dire, avec Braudel, que le niveau I (le « capitalisme du sommet ») présent pourtant dès les débuts du capital aux XVIe et XVIIe siècles, avait dû composer et parfois s’effacer devant la puissance du niveau II pendant la révolution industrielle, et cela, même si le rôle actif du capital financier (Hilferding) et de l’impérialisme (Lénine) au tournant du siècle, témoignaient d’une forte présence du niveau I qui allait encore se manifester avec l’éclosion et le développement des premières firmes multinationales américaines et leur expansion en Europe dans l’immédiat après première guerre mondiale.
Mais un retournement se produit avec la crise des années 1930, la chute des échanges internationaux, le retour en grâce du protectionnisme économique et la mise en place progressive de différentes formes d’État-providence. Politiques keynésiennes, fordisme productif et social, centralité du travail. Le niveau II de la production redevient déterminant parce que même si les théories keynésiennes de sortie de crise sont bien de l’ordre de la reproduction, cette dernière est gérée au niveau de la souveraineté nationale et donc en cohérence avec l’ordre de la production. Dans un premier temps cela conduira à une marche vers la guerre, mais dans un deuxième temps, des stratégies d’indépendance nationale dont l’idéologie gaulliste nous fournit un exemple, pourront coexister progressivement avec une ouverture vers un niveau I (cf. les débuts du Marché commun).
– à partir des années 1970, c’est plutôt un État social qui s’installe progressivement sur le modèle des démocraties sociales allemandes et scandinaves. Chaban-Delmas, Delors, la participation gaulliste. Après la défaite de la dernière grande grève ouvrière, celle de la sidérurgie en 1979, on a le recentrage de la CFDT gauchiste et autogestionnaire (Lip 1973). Période de transition avec les restructurations industrielles, la croissance des services et l’augmentation du chômage. Tendance à l’inessentialisation de la force de travail par rapport à la valorisation du capital. Substitution du capital au travail dans le procès de production. Le procès de valorisation domine le procès de production qui lui-même domine le procès de travail.
Globalisation et mondialisation, la transition vers la prédominance du niveau I est plus qu’amorcée. La productivité n’est plus rien sans la compétitivité (la « contrainte extérieure »). Le FMI et la banque mondiale supplantent l’armée américaine, la CIA de la guerre froide est mise en accusation après son dernier coup d’éclat au Chili. La France abandonne par étape sa théorie de l’indépendance nationale et par ailleurs forme le couple franco-allemand qui va orienter et élargir la communauté européenne.
Émergence des questions « sociétales » et des associations qui les relaient (Marche des beurs, SOS racisme et Act Up), mais ce mouvement s’inscrit encore dans le cadre du fil rouge de l’histoire des luttes de classes. Ces luttes sont donc comprises comme des mouvements sociaux même si leur forme et leur contenu sont en décalage avec les formes traditionnelles. C’est l’époque des « nouveaux mouvements sociaux » et des revendications citoyennes. Comme en 1995 dans le mouvement contre le projet de réforme de la Sécurité sociale par Juppé, on s’adresse encore à l’État-nation, un État qui ne remplirait plus sa fonction de reproduction des rapports sociaux. C’est le sens du « Tous ensemble ». L’appel de Hessel à l’indignation est plus tardif et sert de passerelle entre le citoyennisme tel qu’on vient de l’évoquer et celui qui va se développer lors de la phase suivante avec le mouvement des places en Espagne.
– à partir des années 2000, redéploiement de l’État dans le cadre d’une prégnance accrue et maintenant sans conteste du niveau I à partir du G7 et de l’euro. Au niveau II, l’État dans sa forme réseau continue bien à être social, mais de moins en moins sous la forme qu’il revêtait dans la période précédente. En effet, jusque-là dominait un système de salariat, sous l’égide tripartite État-syndicat-patronat, chargé d’organiser le rapport social d’exploitation et de domination dans une société qui, de bourgeoise à l’origine devenait maintenant société salariale (capitaliste). On lui doit les politiques de revenus, de sécurité sociale, de retraites et de la santé, de l’assurance-chômage. Alors que le terme de « Providence » était sûrement très mal choisi parce que justement le fonctionnement de l’époque reposait sur des règles d’échange entre devoirs et droits (redistribution, salaire social) qui ne laissaient rien au hasard, l’État-réseau intervient dorénavant beaucoup plus au niveau de l’assistance sociale (RMI, CMU, projet de revenu universel). Pour ce qui est de la France, on peut dire que, pour l’instant, les rapports sociaux et donc aussi l’État résistent à un passage brutal d’un régime à l’autre. Paradoxalement, la redistribution à la française sert encore de filet protecteur et d’amortisseur social, mais contribue aussi à l’accroissement des inégalités par blocage de l’ascenseur social.
Alors que l’usine était le centre d’un mouvement centrifuge vers lequel tout convergeait, l’entreprise est le point de départ et de diffraction d’un mouvement centripète qui parachève ce que Polanyi avait nommé « le désencastrement de l’économie ». Nous sommes bien, alors, dans ce que nous avons appelé la « société capitalisée » parce que rien ne semble échapper au capital. C’est un processus particulièrement mal compris puisque nous avons vu coexister ces dernières dizaines d’années des théories sur « l’horreur économique » (Forrester et Méda) et d’autres sur la nécessité de revenir à « l’économie réelle » !
Sur la démocratie maintenant
La référence citoyenne qui perdure dans les mouvements récents (mouvements des places, Occupy) ne peut plus se transformer en citoyennisme, car elle ne s’adresse plus essentiellement aux institutions et cela pour deux raisons : d’abord parce qu’elles ont perdu de leur efficacité et de leur légitimité en se détachant de plus en plus de leur origine démocratique, voire révolutionnaire liée à l’avènement de la forme État-nation ; ensuite parce qu’elle supposerait le maintien d’une structuration hiérarchique pyramidale qui a été mise à mal dans le passage à la forme-réseau. Le niveau II est dans la gestion plus que dans la politique. Pour prendre quelques exemples : la police n’est plus chargée prioritairement de remonter les filières, mais de faire du chiffre (cf. Sarkozy hier, l’état d’urgence aujourd’hui) ; la mission de service public de la SNCF doit s’effacer devant les exigences de rentabilité, etc.
Une exigence de démocratie directe se fait jour (cf. les Indignados en Espagne), les « Nuits debout » en France. Ce n’est pas celle des soviets et des conseils ouvriers, mais plutôt celle de l’agora de l’Athènes antique débarrassée de ces petits préjugés sur les femmes, les métèques et les esclaves ou encore les assemblées de certains clubs de la Révolution française. C’est l’exigence de la démocratie maintenant contre ce qui apparaît comme l’oligarchie. C’est-à-dire que la prégnance du niveau I n’est pas perçue comme redéploiement de la puissance en lien avec les autres niveaux, certes à un niveau inférieur (la mise en réseau n’est pas qu’horizontalité, elle maintient aussi des hiérarchisations), mais comme captation illégitime. Le même mot va alors être employé aussi bien pour désigner les oligarques russes que pour désigner Lehmann Brother’s, Berlusconi ou Zuckerberg, entretenant ainsi les confusions.
Constituante et destitution
Pour A. Negri, la liberté se définit comme pouvoir constituant par la crise et en dehors de tout principe de souveraineté et de représentation. Les luttes se placent sur le terrain du commun et ne se contentent pas d’exprimer un besoin urgent, mais dessinent aussi les contours d’un nouveau processus constitutionnel. Pour lui, il faut partir de l’unité du politique et du social en opposition à la fois aux libéraux et aux anarchistes qui, pour les premiers hypertrophient le politique et pour les seconds la nient, mais dans les deux cas les dissocient. Les dernières luttes des places du printemps arabe aux occupy en passant par les indignados jusqu’au mouvement des places en France seraient « constituantes (cf. aussi, F. Lordon et son idée de luttes non revendicatives).
Cette démarche nous semble aller un peu vite en besogne. Tout d’abord, ces mouvements ne sont pas de même nature sous prétexte d’un même choix d’occupation des places. D’autre part la question de la souveraineté n’est pas réglée puisqu’au sein même des assemblées horizontales, elle est posée par certains comme Lordon place de la République ; enfin, Podemos a montré qu’un mouvement qui se déclare et se propage dans l’horizontalité n’échappe pas forcément à la verticalité comme on peut le voir dans les luttes de pouvoir entre Podemos et le PS espagnol d’une part et au sein même de Podemos d’autre part.
L’analyse de Negri, si elle semble servir de fond commun a bien des tendances, laisse aussi percer de nombreux différends entre ceux qui s’en réclament expressément ou implicitement.
Sur la référence à la Révolution française
Dans un article du journal Libération (11 mai 2016) Sophie Wahnich met en avant le droit à l’insurrection de l’article 35 de la constitution de 1793 et déclare : « Le droit se construit comme principe pratique découlant du pouvoir constituant ». Elle remarque une sacralisation de la parole publique contre la dictature de la majorité sur la minorité dans les AG de « Nuit debout » qui rappellerait les assemblées primaires de la Révolution française. La critique de la « société civile » y est concomitante de celle de la société politique.
Cette pratique de la libre parole de tous qui est souvent critiquée comme consensuelle et artificielle constituerait en fait une pratique antagonique à la politique dans la mesure où il s’agirait d’introduire un « antagonisme agonistique » (Chantal Mouffe, in Libération du 16-17/04/2016), c’est-à-dire un conflit sans ligne amis/ennemis (l’anti-IQV en quelque sorte). Dans la forme, ce n’est pas sans rappeler l’unanimisme anarchiste, mais sur le fond le simple refus du pouvoir ne dit rien sur le « changer le monde ». En tout cas, on peut considérer cela comme un dépassement relatif du citoyennisme première manière, mais avec au moins deux limites. La première est de se situer de fait du côté des positions post-modernes plus générales qui appréhendent les événements en termes moraux, ethniques et religieux plutôt qu’en termes politiques. La seconde est que contrairement à ce que pense Ch. Mouffe ces présupposés ne laissent que peu de chance d’alliage aussi bien avec la jeunesse radicalisée des têtes de manifestations qu’avec les gros bataillons de la CGT.
JW (synthèse de la discussion)
Notes
1 – Cette notion est avancée par Claudio Ielmini dans Le Léviathan et le terrorisme, L’Esprit Frappeur, 2004.
2 – Un « État pénal » comme l’appellent certains gauchistes (en Italie surtout) ou le sociologue bourdieusien Loïc Wacquant dans ses études sur la répression de la délinquance aux États-Unis. Il ne serait nullement antagonique avec un État social comme le montre l’exemple historique de l’Allemagne de Bismarck. À l’inverse, la IIIe République française offre l’image d’un État démocratique sans assistance sociale ni loi sur les pauvres.
3 – Sans qu’il en soit fait publicité (on reparle plus de Schmitt que de Hobbes), les thèses de Hobbes reprennent de la vigueur avec l’idée que les sujets de droit ne le sont que tant qu’ils restent dans la sujétion, mais que cela ne peut s’appliquer aux révoltés car la rébellion ne serait qu’un retour à l’état de guerre de tous contre tous. Sur le sens étymologique et historique du terme de rébellion, on pourra se reporter à l’article de Sophie Wahnich dans Le Monde des Livres du 3/10/2014.
4 – Cf. les accusations contre les présumés auteurs de L’insurrection qui vient.
5 – Par exemple Anselm Jappe dans son article « La violence mais pourquoi faire ? », Lignes, n° 29, mai 2009.
6 – L’ancien fichage directement policier n’opère plus qu’à la marge comme le montre d’ailleurs la suppression des « Renseignements généraux » par Sarkozy et la mise en place de fichiers plus ciblés comme le fichier « S », le fichier des délinquants sexuels, etc.
7 – Cf. sur ce sujet le livre de Giancarlo De Cataldo Romanzo criminale (Métaillié, 2006) et son adaptation cinématographique par Michele Placido.
8 – Cf. Persichetti et Scalzone : La révolution et l’État, Dagorno, 2000, p. 119-131. L’Italie promulgua des « lois spéciales » contre la subversion qui furent votées « en urgence » en 1978, puis une loi sur les repentis à l’origine destinée à la lutte contre la mafia puis réutilisée dans la répression de la lutte armée, une autre sur la dissociation d’avec la lutte armée, etc.
Si on peut reconnaître à Persichetti et Scalzone le fait de bien avoir rendu compte de l’exceptionnalité qui a régné en Italie pendant les « années de plomb », il n’en est pas de même des développements plus récents de Giorgio Agamben sur cette question. Le constat selon lequel l’état d’exception tend de plus en plus à devenir la règle constitue le point de départ de sa réflexion. L’Allemagne et la France seraient pour lui des « dictatures constitutionnelles ». Mais depuis le 11 septembre 2011, l’État se serait dégagé de sa contrainte temporaire en faisant de l’état d’exception une forme de gouvernance parce que la guerre contre le terrorisme serait devenue une guerre infinie (cf. État d’exception, Homo Sacer II, Seuil, 2003, chapitre 1). Gouvernement par décret, toute puissance de l’exécutif seraient les marques de cette gouvernance. Mais tout son développement est centré sur Guantánamo comme symbole de la « vie nue » créée par le vide juridique de ces nouvelles situations. Or Guantánamo et même le Patriot Act font plus figure de cas limites que courant. Ce qui est juste c’est le fait de dire que l’absence d’ordre mondial stable aujourd’hui brouille les frontières entre amis/ennemis et guerre/paix. Mais c’est bien plus le processus de globalisation et la crise de souveraineté induite qui nous en semble la cause que l’hypothèse d’un état d’exception permanent.
9 – La remarque est valable pour Valls aujourd’hui qui nous déclare qu’on est en guerre. Il n’y croît pas lui-même, mais au-delà de l’effet d’annonce sécuritaire, il peut légitimer à l’avance de nouvelles mesures dérogatoires.
10 – De Gaulle était très clair là-dessus quand il déclarait en 1963 à son garde des Sceaux Jean Foyer : « Il y a d’abord la France, ensuite l’État et enfin dans la mesure où il est possible de préserver les intérêts des deux premiers, il y a le droit ».
11 – Cf. leur recension dans le livre : Trajectoires révolutionnaires du XXIe siècle, L’éclat, 2014.
12 – Le « ressenti » est aujourd’hui la nouvelle forme d’appréhension du réel chez l’individu-démocratique. Il remplace progressivement à la fois le bon sens populaire (avant la température de l’air n’était pas ressentie mais vécue) et la conscience de classe (on sait par les sociologues et les journalistes que les classes moyennes « ressentent » le déclassement).
13 – La loi du 3 juin 1958 impose aux constituants de faire de l’autorité judiciaire la garante des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946. L’article 16 contrevient pourtant à cette directive en supprimant le pluriel de « libertés ». La jurisprudence du Conseil constitutionnel a encore réduit le champ d’application en distinguant liberté individuelle et liberté personnelle.
14 – Pour plus de précision et une actualisation sur le Brexit, on pourra se reporter à un article paru sur le site de la revue et sur mondialisme.org à la fin du mois d’août : « État et souveraineté à l’époque des migrations internationales et du Brexit ».
15 – Nous laissons de côté ici la question du rapport de force entre puissances au niveau I. Pour faire vite, nous dirons que les thèses qui soit envisagent le maintien d’une domination américaine (grosso modo les thèses anti-impérialistes classiques + les thèses altermondialistes), soit entrevoient le passage d’une ancienne domination, américaine, vers une nouvelle, chinoise, ne sont guère convaincantes. Celle qui nous semble le mieux correspondre à notre analyse générale est celle de David Harvey qui parle de « domination sans hégémonie » (cf. R. Keucheyan : Hémisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte-Zone, 2010, livre qui laisse place à une recension assez importante des thèses d’auteurs américains).
16 – Cf. le rôle des SAFER dans le mouvement de désertification des régions agricoles.
17 – Cf. L’appel de Vallorgues, les liens tissés avec les maires « contestataires » et plus récemment la constitution de listes électorales municipales alternatives comme dans le Limousin ou encore le fait qu’un des sept de Tarnac soit maintenant membre de l’équipe municipale.
18 – Cf. notre supplément : « les semences hors-sol du capital » (septembre 2000). Disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article97
19 – Après il y a façon et façon de faire. La pratique d’établissement des opéraïstes italiens à Turin et autour de la Fiat était profondément différente et bien plus intéressante et « productive » que celle des maos français ; elle est d’ailleurs plus proche de celle adoptée par les zadistes aujourd’hui.
20 – Pour cela, mauvaise foi et falsifications ne manquent pas comme on peut le voir avec le traitement réservé à La Marseillaise. Les « décoloniaux » et leurs relais dans les larges masses ont ainsi réussi à faire passer le message que certaines paroles de la Marseillaise étaient racistes et qu’il ne fallait donc pas la chanter, mais même qu’il fallait la siffler. Or le passage le plus souvent incriminé est celui « sur le sang impur » comme si celui-ci était celui de colonisés alors qu’il s’agissait en l’occurrence du sang de la noblesse ! Il ne s’agit pas pour nous de nous réclamer de la Marseillaise ni d’ailleurs de l’Internationale qui comprend aussi des paroles sur l’apologie du travail fort critiquable, mais de les reconnaître toutes les deux, malgré leur différence fondamentale, pour ce qu’elles ont symbolisé à un moment historique et ne pas les instrumentaliser, l’une parce qu’elle est devenue un hymne bourgeois, l’autre parce qu’elle a été confisquée par les communistes marxistes et l’URSS.
21 – « État réseau et politique de genre : l’exemple des ABCD de l’égalité », Interventions n° 12 (novembre 2014). Et pour une critique plus théorique, J. Wajnsztejn : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014.
22 – En 1954, Mendès-France avait anticipé avec sa campagne sur « un verre de lait pour tous les élèves, le matin, à l’école ».
23 – Cf. les critiques de la formation par J. Guigou et notamment « La formation rejouée », Temps critiques n° 14, 2006, disponible ici :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article168.
24 – Pour une critique plus générale, on peut se reporter à notre supplément « L’État-nation n’est plus éducateur, l’État-réseau particularise l’école : un traitement au cas par cas », disponible ici :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article277
25 – L’initiative de cette manifestation (calamiteuse et peu suivie malgré le battage médiatique) a été prise par des lycéennes et des lycéens membres (majoritaires) de Commissions académiques « Égalité Hommes/Femmes dans l’éducation » ; commissions rectorales, rassemblant aussi des enseignants, des inspecteurs, des délégués de parents, des formateurs des nouvelles Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ex-IUFM), etc.
26 – Cf. par exemple, la multiplication des lois de type anti-phobes.
27 – Cf. Althusser : « Enfin, ne sommes-nous pas toujours dans l’exception » (Contradiction et surdétermination, 1961).
28 – Les juges sont nommés à hauteur de 90 % par le pouvoir exécutif et non par le Conseil supérieur de la magistrature. Certains réformateurs proposent de rattacher le Parquet au Parlement.
29 – A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Lignes, 2007.
30 – Ainsi, les édiles des grandes villes européennes se retrouvent à faire face à la gestion des bruits, et ce particulièrement la nuit. Il est bien évident que ce « problème » ne se règle pas avec les mêmes armes que celles visant à assurer un contrôle strictement sécuritaire. Il est en effet difficile de trancher entre les bons et les méchants puisqu’il ne s’agit que de différents intérêts en présence qui ne peuvent plus être arbitrés par une unicité de la Loi quand une loi en contredit une autre. Ainsi, l’interdiction de fumer dans les cafés, restaurants et autres lieux de plaisir produit des attroupements sur les trottoirs entraînant du tapage nocturne ! Dans la société capitalisée, tout semble diffracté et il est difficile d’appréhender politiquement cette complexité. Même le « meilleur » gauchisme de type 1968 n’est plus opérant, car sa radicalité s’avère trop simplificatrice. Le « il est interdit d’interdire » devient problématique quand on ne se trouve plus dans un contexte de combat social à la fois subversif et créatif, mais dans une situation où le rapport de force nous est éminemment défavorable et où ce qui est avancé comme une liberté par les uns est considéré comme une régression par les autres.
31 – Alors que les tendances à la suppression de la peine de mort semblaient avoir cause gagnée vers la fin des années 1970, au moins dans les pays respectueux de l’ordre juridique démocratique à l’échelle mondiale, on a vu apparaître des peines extraordinaires ou définitives pour des individus et groupes particuliers (terroristes réels ou supposés, cf. le cas de Georges Abdallah emprisonné en France depuis plus de 30 ans, pédophiles criminels, etc.) qui ne sont pas simplement mis au ban de la société, mais au ban de la Justice. Comme le dit André Brossat dans son article de L’envolée : « Beccaria, Bentham – ou le pont aux ânes des Lumières », il ne s’agit plus d’individus concrets dangereux, mais d’espèces d’individus qu’on aura typologisés et taxinommés préalablement.
32 – On a déjà mentionné différentes logiques à l’œuvre dans l’EN à propos des « ABCD » de l’égalité, mais c’est toute la structure ministérielle et surtout rectorale qui est maintenant fractionnée sans qu’une politique unitaire puisse être dégagée. Il y aura ainsi une filière purement hiérarchique, une filière sociale et une de médecine du travail, enfin une filière culturelle au sein d’un même Rectorat et avec des logiques différentes. Le cas le plus frappant est celui des personnels déposant plainte pour harcèlement moral de la part de leur hiérarchie. Ils s’attaquent donc à leur filière hiérarchique, mais peuvent bénéficier éventuellement du soutien de la filière médecine du travail ou sociale dans la mesure où ce sont ces dernières qui gèrent les « dégâts » occasionnés par la politique menée par la première filière et que le harcèlement étant devenu un problème de par sa fréquence accrue, la possibilité de porter plainte au tribunal administratif devrait devenir un droit. C’est à cette possibilité que s’oppose justement l’institution pour ne pas éclater en tant qu’institution !
33 – À ce propos, le film italien ACAB (All Cops Are Bastards) de Stefano Sollima est un document exceptionnel. Il met en scène une brigade de Celere (les CRS italiens) qui a participé au carnage de Gênes et qui, pour ce fait, a été punie et envoyée sur le front des hooligans. L’habileté de Sollima (un cinéaste plutôt d’extrême gauche) est de se placer du côté de ces « ordures » pour en montrer quand même l’humanité, mais surtout pour montrer à quel point ils sont livrés à eux-mêmes. Livrés à eux-mêmes à Gênes quand ils sont assaillants et en supériorité numérique contre des manifestants réfugiés et désarmés, livrés à eux-mêmes aussi quand ils se trouvent en infériorité numérique et matérielle par rapport aux hooligans et que leur hiérarchie n’en a rien à faire.
34 – Par exemple de la part de la fille de Guido Rossi, syndicaliste CGIL ayant dénoncé de supposés brigadistes à la FIAT et assassiné ensuite par les BR.
35 – Par exemple contre Cesare Battisti.
36 – Il s’agit de tester la conformité des comportements et idéologies au consensus démocratique. Cela consiste à demander ce que telle ou telle personne pense de ses actes antérieurs, s’il a du repentir, s’il demanderait pardon à la veuve untel, etc. C’est un procédé utilisé à l’encontre de Jann-Marc Rouillan depuis qu’il est sorti de prison. Il vient encore d’être utilisé ce printemps après ses déclarations à propos des attentats djihadistes en France. Que ces déclarations soient politiquement débiles n’excuse pas le procédé répressif.
37 – Brossat (op. cit.) met à jour l’évolution actuelle du droit par rapport au procès de rationalisation des peines amorcé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il s’agit de rationaliser tout en restant maître de la situation (le panoptique). C’est seulement le rapport à la sensibilité qui change. La cruauté morale tend à supplanter la cruauté physique. Et ce « progrès » au niveau de la sensibilité se paie d’une carcérisation accrue de la société qu’il ne faut pourtant pas confondre avec une « société carcérale » qui serait antinomique avec la démocratie, même « formelle ».
38 – La place que tiennent les « sujets de société » dans les médias est aujourd’hui emblématique de la façon dont ils ont remplacé la question sociale. Emblématique aussi de la façon dont la société capitalisée réalise les principes méthodologiques de l’individualisme à partir de l’agrégation des désirs et intérêts de l’individu-démocratique. Et toute affaire y devient une affaire d’État comme le disait déjà J-F. Lyotard en 1969, à une époque où il n’était pas encore devenu un théoricien post-moderne (cf. Dérive à partir de Marx et de Freud, UGE, p. 141, 1973). Berlusconi peut être considéré comme une icône de la fusion de deux mouvements. Celui de la transformation de l’État-nation en État-réseau d’abord. C’était d’autant plus facile pour lui que la spécificité italienne y a rendu d’une part difficile l’institutionnalisation d’un État-nation, laissant ainsi le terrain à la pénétration clientéliste et mafieuse ; et d’autre part a facilité la transformation des anciennes « forteresses ouvrières » (Fiat) en réseaux de production (le textile de Prato) et de télécommunication (Mediaset).
39 – C’est ce qui est bien perçu par les organisations islamistes comme Al-Qaïda et Daech pour qui la société capitalisée forme un tout. Pour eux, fondamentalement, il n’y a donc pas à faire de différence entre des attentats qui toucheraient le pouvoir politique ou militaire et des attentats qui toucheraient les populations civiles, comme le 11 septembre 2001 ou le 13 novembre 2015, puisque cette population civile fait elle-même partie du pouvoir mécréant, du passé colonial, etc. Si on comprend cela, on a alors une explication toute trouvée de la bienveillance de certaines franges de l’extrême gauche, des tendances post-coloniales et des racialistes, vis-à-vis des actes des djihadistes ; à l’inverse, ces mêmes organisations islamistes accusent les Occidentaux et les Israéliens de commettre des bombardements aveugles sur des populations qui seraient encore « civiles » parce que peu concernées par les États « fantoches » qui les entourent.
40 – Des sociologues comme A. Touraine s’en inquiètent d’ailleurs (cf. son dernier ouvrage : La fin des sociétés, Seuil, 2014).
41 – C’est à mon avis ce à quoi aboutit Bernard Pasobrola dans ses dernières interventions sur le blog de Temps critiques. D’où mes critiques vis-à-vis de cette orientation, disponibles elles aussi sur le blog.
42 – On pourrait nuancer ce point. Même si la Chine ne constitue pas une société capitaliste et encore moins une société capitalisée au sens que nous donnons à ces termes (cf. mon article dans le n° 15 de la revue), la marchandisation accélérée qui s’y produit dans certaines enclaves et même à un niveau plus général fait qu’on peut repérer, au sein même de cet ensemble différents niveaux de pouvoir et des conflits entre gouvernement central, départements d’État et gouvernements locaux, groupes de pression particuliers, etc. Cette articulation particulière des niveaux de pouvoir lui permet pour l’instant de faire co-exister ses tendances archaïques (bureaucratie impériale versus PC chinois) et post-modernes (les réseaux). Une caractéristique qui la met mieux en phase avec la dynamique actuelle du capital que celle en provenance des oligarques russes.
43 – A. Badiou et M. Gauchet semblent au contraire entretenir une confusion entre impérialisme et Empire dans leur entretien : Que faire. Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philo éditions, 2014, p. 102 sq.). Mais pour Gauchet parce que les deux auraient disparu avec la mondialisation, alors que pour Badiou parce que les deux seraient indissociables du capitalisme et même de la démocratie.
44 – Les banques grecques représentent une tête de pont pour les capitaux dominants (niveau I) dans leur effort de pénétration vers les Balkans.