Quatrième de couverture des numéros 14 & 15
La société actuelle n’a plus qu’un lointain rapport avec la société bourgeoise qui s’est pleinement développée pendant les deux premières révolutions industrielles. Le cycle des révolutions (1905-1937) s’est achevé dans la défaite : stalinisme, fascismes et guerre. Les restructurations qui ont suivi (État-providence, fordisme et « société de consommation ») marquent la formation d’une société capitalisée dans laquelle la puissance du processus de valorisation antérieur sert de base à des innovations qui transforment non seulement le procès de production, mais innervent l’ensemble des rapports sociaux. Par-là tend à se réaliser une complémentarité et donc une unité des formes et des niveaux de domination : réalisation d’un marché potentiellement mondial ; dissolution des classes en tant que forces antagoniques et sujets historiques ; généralisation des formes politiques de la démocratie mais en tant que formes vides puisque les forces de contestation censées la vivifier ont été liquidées ; contrôle de tout l’espace-temps des êtres humains par les technologies de la vie quotidienne.
Au sein de cette société capitalisée, l’État a perdu l’autonomie relative qu’il avait dans la société de classe. Désormais il n’a plus à représenter un équilibre des forces et c’est pour cela qu’il tend à réduire la politique à de la gestion. Cet État est à la fois puissant et faible :
– Il est puissant parce qu’il est total et non pas totalitaire. A cet effet il donne un tour sécuritaire à ses anciennes fonctions régaliennes et il a donc de plus en plus tendance à concevoir « l’état d’exception » comme la norme. N’étant plus régulateur des antagonismes de classe, la puissance normalisatrice de ses institutions s’est notablement affaiblie ; affaiblissement qu’il cherche à compenser en se redéployant en réseau pour cogérer le social. Cette cogestion d’activités dites « innovantes » (politiques de la ville, actions locales, financement de diverses associations, accompagnements de proximité, etc.) diffuse des intermédiaires sociaux provisoires mais laissent des individus atomisés et incapables de reformer justement, une société civile qui se distinguerait de l’État contre lequel des mouvements alternatifs pourraient se développer.
– Il est faible dans sa dimension politique unitaire d’État-nation puisqu’il doit conjuguer la déstructuration de rapports sociaux que les « contraintes extérieures » lui désignent comme archaïques (les réformes obligatoires) et la reproduction de ces mêmes rapports sociaux dont il est lui-même une composante (l’impossible réforme de l’État !). On peut dire que la plupart des grandes luttes de ces dernières années (contre les réformes sur la sécurité sociale et les retraites) répondent à cette contradiction sans essayer de la dépasser.
Parler de système pour notre monde reviendrait à lui supposer une cohérence qu’il est bien loin d’atteindre. En effet, il ne tend vers l’unité que par des processus complexes de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. Une méfiance vis-à-vis du discours du capital (« la pensée unique ») ; un refus de la fuite en avant dans des technologies perçues comme « lourdes » et clairement productrices de domination (actions contre les OGM) ; des actions menées contre la précarisation des conditions de vie et de travail ; les révoltes récurrentes dans les banlieues sont autant de signes avant-coureurs de ces luttes, même si elles restent pour le moment au stade de jacqueries modernes. Mais la théorie critique qui anticiperait le développement et le sens de ces mouvements se trouve momentanément désemparée devant une situation qui conjugue la disparition des classes antagoniques, supports traditionnels de la révolution et la persistance de questions qu’elle croyait avoir dépassées : question des « classes moyennes », question agraire, question nationale, question des « en dehors », mais aussi la question de l’individu. L’analyse politique des nouvelles conditions objectives comme subjectives peut encore nous conduire à des conclusions révolutionnaires, mais à condition d’une part de distinguer absolument la dimension politique de la révolution à venir, de sa dimension sociale et économique déterminée par les luttes de classes et désormais achevée dans la généralisation de la société du capital et d’autre part de reposer la question de cette révolution en dehors du mythe du grand soir. Dans cette mesure, bien des aspirations collectives des révolutions antérieures peuvent s’inscrire dans les conditions présentes, par exemple celles, indissociables, de l’égalité et de la liberté. Cette tension des individus vers la communauté humaine devrait pouvoir s’accompagner d’une création collective des conditions de la vie matérielle.