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La dialectique à bras le corps

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

I. Un corpus hégéliano-marxiste ?

La démarche de Marx ne consiste pas avant tout à reprendre Hegel et sa méthode, à la remettre sur ses pieds ou à l’actualiser, mais à chercher ses propres fondements au sens d’une mise sur fondation de sa propre théorie. Il procède d’ailleurs un peu de la même façon avec Feuerbach. Il paraît donc difficile de parler d’un unique corpus hégéliano-marxiste pour Marx qui oscillera toute sa vie entre rapprochement et éloignement d’avec Hegel. D’autre part, ses sources sont nettement plus variées avec les matérialistes français et les économistes classiques anglais, les utopistes français et Saint-Simon.

Parler de Marx principalement dans ses rapports à Hegel est donc une réduction à ses rapports à l’idéalisme allemand comme si ce dernier n’avait jamais été complètement critiqué et finalement abandonné par Marx. Cela permet de comprendre, sans toutefois les excuser, les diverses tentatives de couper Marx en deux, en fonction de sa plus ou moins grande proximité avec Hegel, que ce soit pour le déplorer ou au contraire pour le louer. Ces tentatives, qu’elles proviennent d’Althusser et de son hypothèse d’une coupure épistémologique dans l’œuvre de Marx qui va l’amener à élaborer un corpus marxiste compatible avec les bases générales du structuralisme (primat de la pensée matérialiste sur la pensée dialectique) ou qu’elles proviennent du courant Krisis et de « l’école critique de la valeur » bâtissant une sorte de Marx sur mesure avec la mise en avant d’une autre coupure, cette fois entre un Marx ésotérique et un Marx exotérique1, ces tentatives ont en commun la volonté de dégager un « Système Marx » homogène, expurgé de ses impuretés et répondant ou découlant du « Système-Hegel ». Or « faire système » détruit la dialectique.

C’est aussi oublier un peu vite que le point de départ de Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit n’est pas de clôturer d’emblée la discussion par le discours fini du Savoir absolu, mais de critiquer la théorie de la connaissance de Kant. Il s’agit pour Hegel de dévoiler ses présupposés inavoués et par exemple l’idée d’une conscience qui n’est pas transparente à elle-même parce qu’elle n’incorpore cette conscience que comme un élément de la réflexion critique à travers l’expérience phénoménologique, ce que Hegel assimile à une critique transcendante. C’est à cette conception d’une critique transcendante que s’attache la critique dialectique de Hegel qui avance, en opposition à Kant, la notion de critique immanente à travers ce qu’il appelle la négation déterminée, c’est-à-dire une négation de quelque chose dans le réel et pas simplement une négation abstraite que l’on peut trouver dans la philosophie. En effet, il y a pour lui une situation d’insuffisance des savoirs et il y a nécessité de passer à des figures plus hautes de la conscience par l’intermédiaire justement de cette négation déterminée, par exemple par la réconciliation entre le sujet et l’objet, dans l’expérience mais une expérience qui n’est encore que dans la conscience et non pas de l’ordre de la pratique comme dans l’expérience prolétarienne.

Une réflexion critique limitée par le fait que Hegel croit possible une connaissance ou un Savoir absolu ». Il y a là comme une « indécision2 » qui va conduire Hegel à assimiler philosophie et savoir absolu… et être à l’origine d’une contre-offensive positiviste, seul moyen de ne pas retomber dans une critique transcendante à laquelle les jeunes hégéliens n’échapperont pas toujours3.

Marx aurait pu reprendre cela d’une façon plus satisfaisante à partir des Manuscrits de 1844, mais progressivement il a réduit la réflexion critique hégélienne sur le processus d’extranéisation (l’Entfremdung hégélienne) à une activité instrumentale (la perspective de la croissance des forces productives assimilée à la nécessité historique et au progrès) alors que l’homme n’est jamais identique à son activité comme nous le développons depuis n° 4 de Temps critiques avec la notion « d’aliénation initiale » ; et à un mouvement de l’histoire comme simple appropriation de ces forces censée résoudre la question de la séparation (l’Entäusserung hégélienne). Dans ce modèle, la réflexion critique est conçue sur le modèle de la science, sur l’accumulation des connaissances en parallèle à l’accumulation des marchandises. C’est évident dès les Grundrisse4, mais la phrase de Marx, dans les Thèses sur Feuerbach, sur la place de la philosophie constitue déjà une bonne prémisse en ce sens. Bien sûr qu’Engels participe à l’édification du « Système », mais il est aussi le fruit de l’évolution de Marx lui-même qui débouche sur l’aporie qui fait subsister d’un côté l’idée d’une progression des forces productives qui réaliserait la vision des Manuscrits, à savoir l’humanisation de la nature et la naturalisation de l’homme ; et de l’autre, le fait que ce mouvement ne conduit pas à la conscience de soi d’un sujet total, mais au mieux, à une lutte des classes à l’issue incertaine. La dialectique des forces productives semble exister indépendamment de la dialectique des luttes de classes comme si le capital n’était pas un rapport social, mais un sujet automate.

Or, une fois ce « Système » mis en place, il n’y a plus de place pour la moindre critique de Marx, plus de place pour la moindre mise en cause puisque tout ce qui pouvait questionner la théorie a été préalablement retranché du corpus. Ainsi, pour ce qui est d’Althusser, c’est tout le Marx humaniste et prétendument historiciste qui est retranché du corpus. Pour ce qui est de Postone qui est un peu à l’origine du courant dit de « l’école critique de la valeur » et constitue sa caution théorique, il y a une parfaite homologie entre la logique de l’Idée absolue qui anime la Logique de Hegel et celle qui anime le Capital de Marx.

Il en va de même du marxisme en général qui, via la social-démocratie, puis le marxisme-léninisme cherchera à enterrer l’héritage hégélien. Cette réévaluation de Hegel, loin de se situer dans ce qui fut appelé le gauchisme historiciste (Lukács, Korsch et Marcuse) par le marxisme-léninisme, vise à couper au contraire le « Système » de l’histoire. Ainsi de Lénine qui va parfois faire de Marx un simple matérialiste mécaniste alors que comme l’ont dit nombre de marxiens conséquents : le marxisme peut être défini comme le matérialisme le plus idéaliste et l’hégélianisme comme la philosophie idéaliste la plus matérialiste, ce qui rend vain le match de ping-pong. Et ainsi d’Althusser qui voyait comme seule utilisation positive de Hegel par Marx la notion de « procès sans sujet » ; et enfin de Postone et de la revue allemande Krisis pour qui la dialectique historique des luttes de classes se réduit à une forme historique de la contradiction du mode de production capitaliste qui laisserait aujourd’hui sa place au fonctionnement objectif du capital automate.

On pourrait nous reprocher d’être embarqués sur le même bateau ou dans la même galère quand nous disons que le fil rouge des luttes de classes est rompu et que cette contradiction capital/travail a été englobée, mais ce serait ignorer que nous voyons dans cet englobement le produit de ces luttes et de la défaite, en fin de compte, du mouvement ouvrier révolutionnaire. Alors que pour nous la distinction entre théorie communiste et théorie du prolétariat ne peut apparaître qu’historique dans l’histoire des luttes de classes, pour Krisis, cette distinction définit ce que serait pour eux un marxisme pur : une analyse du capital comme système.

Ce n’est évidemment pas notre position comme nous espérons le montrer dans la suite de notre développement. Si on peut parler d’un « Système » hégélien, il nous paraît difficile d’en faire de même à propos de Marx. On a parfois parlé de « la machine Marx5 » comme il l’indiquait lui-même dans une lettre à sa fille Jenny, mais alors c’est d’une machine de lecture et d’écriture dont il s’agit. Machine de lutte aussi car pas plus hier qu’aujourd’hui on ne peut penser l’activité théorique et critique comme un pur travail ou à l’inverse un pur plaisir. C’est ce qui est bien rendu dans le titre du recueil de textes de Bordiga commentés par J. Camatte, La passion du communisme (Spartacus, 1974).

Il ne s’agit pas de sélectionner du Marx pour y trouver une cohérence absolue, mais de voir quand et pourquoi il semble se contredire ou être dans l’antinomie ou encore dans l’aporie. Il ne s’agit donc pas non plus de créer des mini-corpus, hégéliano-marxiste, ricardo-marxiste, saint-simono-marxiste, etc. comme pourrait le permettre finalement la théorie des trois sources de Marx (allemande, anglaise et française), comme l’ont répété des générations de marxistes ou au contraire, à la suite de Kautsky, d’en faire une synthèse favorable à la social-démocratie allemande.

Ce que l’on peut dire c’est que le point de départ de Marx est la reconnaissance du mérite qu’a eu Hegel à développer une analyse de la société en termes de contradiction6 et à saisir la production de l’homme par l’homme lui-même dans le travail. Je résume : le travail a d’abord une fonction de médiation entre l’homme et sa « nature extérieure ». Pour satisfaire ses besoins, il la transforme ; le travail a aussi une fonction supplémentaire : par son travail l’homme parvient à vaincre l’aliénation que constitue le monde objectif. Ainsi la conscience de soi dépasse son subjectivisme et sa tendance à rechercher une transcendance ; elle s’étend et le monde aliéné s’amoindrit. Ceci dit, Marx critique cette abstraction hégélienne du travail qui ne permet pas de mettre en évidence le rôle fondamental de la division du travail. Cette conscience de soi hégélienne comme la conscience du genre (humain !) chez Feuerbach sont des marques significatives de ce qu’on appelle l’idéalisme allemand. Marx va trouver dans le matérialisme français une dimension sociale inconnue jusqu’alors, par exemple chez Helvétius où le monde empirique se substitue à la conscience de soi et chez d’Holbach, pour qui la raison et un rapport actif à la nature remplacent le mysticisme religieux.. La production de l’homme par lui-même dans le travail est un processus historique qui se noue à travers la dialectique de la négativité (objectivation/désobjectiva­tion ; aliénation et suppression de l’aliénation7. En effet, alors que dans un premier temps la vision de Marx est essentiellement anthropologique et a-historique à travers l’influence prépondérante de Feuerbach : « la nature est le corps organique de l’homme ». Lucien Sève dans L’homme, vol. II, (La Dispute, 2008, note 121, p. 131), explique bien la difficulté à comprendre le double renversement opéré par Marx. En effet si Feuerbach a renversé l’idéalisme hégélien en un matérialisme, le renversement de Feuerbach par Marx devrait, en toute logique conduire à un retour à l’idéalisme. Sève nous dit qu’en fait Feuerbach renverse l’idéalisme objectif de Hegel en un matérialisme subjectif, ce qui, pour Marx, présente un acquis (le caractère matérialiste) mais aussi un recul (le caractère subjectif), d’où l’impression que Marx passe sans cesse de l’un à l’autre pour finalement renverser seulement le caractère subjectif du matérialisme feuerbachien : l’homme de Feuerbach devient le monde de l’Homme, puis le monde des hommes de Marx.

Ainsi, par exemple, alors qu’il est souvent tellement influencé par Feuerbach qu’il en arrive à passer par lui pour appréhender Hegel (par exemple dans les Manuscrits de 1844), Marx se rapproche à nouveau de Hegel quand il perçoit le (mauvais) traitement que Feuerbach fait subir à la négation en partant du positif, c’est-à-dire de l’essence humaine qui se perd dans l’aliénation (la religion) et qu’il s’agit de se réapproprier en quittant la projection abstraite de notre humanité dans un Dieu qui n’est que l’Homme élevé en absolu. Dans ce processus il n’y a aucun enrichissement de l’humanité mais seulement perte et récupération, contrairement à la perspective progressiste de Hegel de dépassement de l’unilatéra­lité des premières déterminations. S’il n’atteint jamais l’idée de praxis, au moins envisage-t-il une « pratique théorique » dans laquelle la connaissance est certes dominante par rapport à la pratique, mais tranche avec la passivité de l’anthropologie de Feuerbach. Pour ce dernier, il y a comme une errance dans l’aliénation. Il oublie que celle-ci est aussi objectivation (positive chez Hegel, dialectique chez Marx). Pour Feuerbach, on ne peut sortir de cette aliénation que par un appel à la pensée sensible8 : il insiste sur le caractère déterminé et sensible de l’être, mais il s’agit d’un être intemporel. Pour Feuerbach, l’histoire n’est au mieux que l’histoire des représentations. Or pour Marx, dorénavant, c’est l’homme lui-même qui crée ses rapports sociaux (Troisième thèse sur Feuerbach) au cours du procès de production sociale (la praxis dans la Huitième thèse). Loin de tout déterminisme mécaniste, alors il peut dire : « L’Histoire ne fait rien, elle “ne possède pas de richesses immenses”, elle “ne livre point de combats” ! C’est plutôt l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, qui possède et combat ; ce n’est certes pas “l’Histoire” qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour œuvrer et parvenir — comme si elle était un personnage à part — à ses propres fins ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins »9.

Ce que Marx a critiqué chez Hegel, c’est que cette dialectique n’a produit qu’un dépassement illusoire, car dépassement par la pensée qui laisse en réalité son objet intact. En effet, la choséité que pose la conscience de soi hégélienne ne peut être qu’une chose de l’abstraction dont l’appropriation n’est pas comme chez Marx une réappropriation comme humanisation de la nature mais « incorporation hégélienne dans le soi ». Cela fait de l’homme un être non objectif, spiritualiste. Les bases matérielles, sensibles des formes aliénées de la conscience sont en fait laissées debout, ce qui aboutit à une philosophie triomphante mais conservatrice10. Marx lui oppose le fait que l’existence réelle de l’homme en chair et en os tient tout autant à son action objective dans l’emploi de ses forces essentielles, capacités, qu’à l’objectivité des objets naturels indépendants de lui (ES, p. 137).

Ce qu’il critique aussi, c’est le fait que Hegel introduise une médiation des contraires qui les fait passer l’un dans l’autre et incarne leur identité dans un troisième terme (op. cit., p. 140). Hegel ne perçoit pas l’antagonisme dans la contradiction.

Mais tant que Marx reste dans un langage feuerbachien, la différence peut apparaître comme une controverse philosophique : Marx perçoit l’antagonisme comme opposition entre l’humain et le non humain et non encore entre les classes. Pour en arriver à ce dernier point, il faudra que Marx se débarrasse de la conception hégélienne du travail comme objectivation et aliénation nécessaire (Entfremdung) en faisant apparaître sous sa dimension ontologique, la dimension sociale de la division du travail (Entäusserung). Le monde empirique se substitue alors à la conscience de soi. Mais en attendant, l’opposition l’emporte sur la contradiction et Marx s’éloigne alors de Hegel.

Bizarrement, par rapport à l’interprétation matérialiste à tendance scientiste, prédominante dans le marxisme orthodoxe jusqu’aux années 60, par exemple chez Althusser qui voit dans L’introduction à la critique de l’économie politique, le nouveau discours de la méthode que Marx aurait gardé jusqu’au bout, des spécialistes ès-marxisme d’aujourd’hui comme Dardot et Laval signalent (p. 327, op. cit.) que c’est après cette date (après la « coupure épistémologique » !) que Marx découvre La Logique de Hegel. Le Capital peut alors apparaître comme un retour à la dialectique hégélienne, déjà préparé par les Grundrisse. Un retour qui se manifeste :

– tout d’abord, par le fait de dégager le double caractère du développement des forces productives qui à la fois reproduisent et nient le capital. C’est ce que Marx a essayé de montrer dans sa dialectique des limites (Grenze) du capital dont au moins une phrase est célèbre : « La véritable borne11 de la production capitaliste est le capital lui-même ». Marx oppose les « bornes immanentes » au capital qui ne sont faites que pour être dépassées de par la nature même du capital (ce que Hegel appelle le « devoir être ») à la « véritable borne ». Le monopole, le plein emploi et une hausse des revenus du travail sont des exemples de bornes immanentes à l’exigence de valorisation mais elles sont « dépassées » par la concurrence, l’armée industrielle de réserve, la loi d’airain des salaires qui elles-mêmes, ensuite, etc. Comprendre cela c’est comprendre la nature contradictoire du capital et il est bien évident que tout ce mouvement correspond à une dialectique dans laquelle des forces sociales jouent leur rôle. Le capital est un rapport social.

Quant à la « véritable borne », c’est celle qui ne peut être dépassée par le capital dans la mesure où cela reviendrait à dépasser le capital lui-même. Dardot et Laval, dont l’interprétation de Marx est pourtant stimulante, s’avèrent décevants quand ils affirment que la crise de surproduction aurait représenté, pour Marx, la manifestation de cette borne véritable sans pour cela chercher à faire une théorie de l’effondrement (Rosa Luxemburg) ou de la crise finale (E. Varga et les staliniens).

Pour nous, c’est bien plutôt l’énoncé du « Fragment sur les machines » des Grundrisse qui représente la véritable borne en faisant éclater le cadre de la forme-valeur12. En effet, il n’y a pas que le cadre luxemburgiste de la discussion sur la crise (surproduction par rapport aux débouchés du marché) qui est invalidée par la globalisation capitaliste (ce serait vrai si celle-ci se réduisait à la mondialisation), mais aussi celui qui se jouait dans les termes du rapport valorisation/dévalorisation (la baisse tendancielle du taux de profit de Grossmann et Mattick)13. Or toutes les crises de surproduction, toutes les guerres ont été analysées dans le cadre restreint de ce couple qui ne contient nullement la négation du capital.

Problème : la formule de Marx dans L’idéologie allemande, selon laquelle « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition qui existe actuellement » (ES, p. 33), nous paraît aujourd’hui irrecevable. Suite aux défaites du prolétariat et ce malgré son dernier assaut au tournant des années 1960-70, la dialectique des classes s’est achevée dans une révolution du capital qui a réalisé une grande partie du programme de la phase inférieure du socialisme de Marx. Il s’agit donc de trouver de nouvelles « solutions ».

Des auteurs comme Hardt et Negri vont s’y essayer en partant de l’hypothèse que les forces productives (sous la forme intégrée du general intellect) possèdent une autonomie vis-à-vis du rapport social de production et à son impératif de valorisation capitaliste qui cherche à les contenir et les contrôler. La « solution » leur apparaît alors résider dans la nécessaire réappropriation par « la multitude » des forces productives, du capital cognitif, la récupération des « communs ». Fin de la dialectique car le capital n’est plus vu comme un rapport social : le capital a quasiment déjà perdu car, fidèles lecteurs des Grundrisse, ils décrivent déjà le socialisme inférieur réalisé une fois qu’on se sera débarrassé du commandement capitaliste parasitaire.

La démarche de l’école critique de la valeur et sa notion de « capital automate », issue elle aussi des Grundrisse, est tout aussi peu dialectique même si elle conduit au résultat inverse qui est de croire que le capital s’est débarrassé du travail (ce qui est effectivement une de ses tendances actuelles avec la substitution capital/travail dans le procès de production) et que ça ne peut que le conduire à la crise finale puisque Postone et Krisis sont des tenants de la baisse tendancielle du taux de profit si la source de plus-value tend à se tarir. Ils n’ont plus qu’à patienter, ça se fera tout seul.

Cette dernière hypothèse, indépendamment du fait qu’elle nous incite à aller cultiver notre jardin, souffre aussi de reposer sur une définition du capital qui le pousserait constamment à l’élargissement alors que l’époque contemporaine a repéré des périodes de développement en « sous-optimalité » (Keynes) ou de « reproduction rétrécie » comme dans le processus actuel de capitalisation. Elle repose aussi sur l’idée que les seules limites sont internes au capital comme s’il s’était incorporé à la fois la nature intérieure et la nature extérieure des hommes. Il s’y emploie certes, mais de nouvelles bornes apparaissent qu’on ne peut qualifier d’immanentes et dont on peut penser qu’elles sont des bornes véritables.

– ensuite par le recours à l’idée de médiation en tant qu’identité des contraires dans un troisième terme. Mais immédiatement la critique de Marx se fait tranchante quand il dit que cette médiation c’est « la contradiction étouffée14 ». Dit autrement, c’est la contradiction sans antagonisme. Et à l’époque, cet antagonisme est développé en termes encore feuerbachiens que je réutilise d’ailleurs dans les premières pages de mon Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014). Une contradiction qui sera ensuite redéfinie comme celle entre des forces productives (capital et travail) et des rapports de production, contradiction que nous considérons aujourd’hui davantage comme une « borne immanente » que comme une « borne véritable15 ».

C’est seulement dans ses travaux pour Le Capital que Marx dévoilera le caractère antagonique entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production ou dit autrement, le double caractère des forces productives, à la fois reproduction et négation. Mais comme Marx a peu insisté sur le côté négation de la contradiction, plusieurs auteurs ont pu affirmer qu’on se retrouvait en fait dans une situation d’oppositions sans contradiction. Lucio Colletti16 soutient par exemple que la volonté de donner un caractère scientifique à son analyse du capital conduit Marx à sacrifier le concept de contradiction. Il y attaque principalement l’hégélianisme d’Engels (et subséquemment celui de Plekhanov et celui de Lénine), qui n’aurait produit qu’un renversement mécaniste de l’idéalisme et étendu la méthode dialectique aux sciences, dans les traces de l’Encyclopédie des sciences de Hegel… tout en voulant maintenir à tout prix un principe de contradiction qui n’existe pas dans la réalité. Coletti semble ici subir l’influence de Karl Popper pour qui la contradiction n’existe que comme instrument de réfutation de théories ou comme écart entre théorie et faits. Indépendamment de Popper dont je n’ai des lectures que de seconde main, mon propre cheminement m’a conduit à peu près aux mêmes conclusions. En guise de contradiction dialectique, il s’agit concrètement de luttes de classes. Mais il ne s’agit pas là de conflits au sens kantien du terme (des conflits de forces sur le modèle de la nature) qui, partant d’une « opposition réelle » voient un des pôles anéantir son contraire où les contraires s’annuler. Marx est clair là-dessus : le capital est un rapport social dans lequel personne ne peut quitter le navire parce qu’il y a une dépendance réciproque entre les deux pôles du rapport. Le conflit entre ces pôles ne les détruit donc pas, mais les reproduit dans le conflit même. C’est ce qu’on appelle la dialectique des luttes de classes. Or celle-ci s’épuise quand la dynamique du capital entraîne progressivement une subsomption complète d’un pôle par un autre et que le travail vivant n’est plus qu’un outil de la valorisation et même un outil parmi d’autres. L’antagonisme premier dans le rapport social devient virtuel, mais reste potentiel puisque les structures de pouvoir n’ont pas disparu et qu’elles continuent à produire des effets.

– et enfin par l’utilisation de la figure du dépassement en tant que mouvement dans lequel la contradiction est reproduite à un autre niveau ce qui est reconnaître la possibilité d’un non-antagonisme dans la contradiction au niveau de la reproduction du capital. C’est par exemple là-dessus que Marx va bâtir sa théorie des crises cycliques.

 

Mais ce retour à la dialectique hégélienne, dont nous venons de voir trois aspects, est à relativiser. Si Marx affirme un double caractère de la contradiction du capital en tant que d’un côté elle est négation du capital (l’antagonisme dans la contradiction) et de l’autre reproduction (le non-antagonisme), cela ne s’inscrit pas dans le même temps de l’analyse. L’aspect de négation du capital prédomine dans les Manuscrits de 1844 et toute la période pendant laquelle Marx pense non seulement la perspective communiste mais aussi où il croit en sa proximité historique. Or cette perspective s’exprime, certes parfois dans des termes encore hégéliens, mais sur un contenu qui ne l’est plus puisque Marx y critique la conception hégélienne de la contradiction : « ce dépassement est un dépassement de l’être pensé […] dépassement par la pensée qui laisse en réalité son objet intact » (ES, p. 140-143). C’est en cela que la négation de la négation est finalement conservatrice chez Hegel. Sa suppression de l’aliénation est idéaliste en ce qu’elle correspond à une désobjectivation.

Mais la différence, c’est que là où Hegel, dans la Logique, posait la question de « Quel doit être le commencement de la science ? Marx pose la question « Par quelle catégorie doit commencer la critique de l’économie politique ? ». En effet, Marx ne parle pas de science au sens absolu. Elle est à la fois théorique et empirique. Alors que chez Hegel les présuppositions sont négatives parce qu’en provenance de la pensée immédiate et que la pensée pure doit donc s’en autonomiser, pour Marx cela est impossible et le réel n’est pas le résultat de la pensée. Depuis très longtemps, dès sa critique de Proudhon en 1847, Marx oppose l’analyse concrète à l’abstraction spéculative. Une analyse qui ne s’empêche pas de faire référence à des catégories abstraites, mais seulement à partir du moment où elles constituent des expressions abstraites de rapports réels.

Ces questions ont déjà été brassées par le passé car la notion de contradiction elle-même est loin d’avoir été définie clairement par Marx. Pour résumer, on peut dire qu’il y a deux acceptions principales ou deux niveaux de contradiction : tout d’abord celui des rapports sociaux de production qui engendrent des conflits d’intérêts auxquels se rapporte la lutte des classes et ensuite celui de la reproduction du rapport social. C’est à ce dernier niveau, par exemple, que se situerait la contradiction forces productives/rapports de production. Mais comme ces deux niveaux sont à la fois complémentaires — le capital est aussi un rapport social — et antinomiques — le premier est censé détruire le rapport social, le second le reproduire — la reconnaissance de l’existence de ces deux contradictions permet seulement de poser des questions (quelles sont les contradictions jugées fondamentales ?) mais pas de trouver des réponses. En effet, ces deux contradictions peuvent être reproduites indéfiniment puisqu’elles sont comme en équilibre si elles ne sont pas troublées par une perturbation venant de l’extérieur, par exemple en provenance du rapport général à la nature.

Problème : quand on dit dans des revues comme Théorie communiste ou Temps critiques que la contradiction du capital se situe aujourd’hui au niveau de cette reproduction, il faut en tenir compte dans les perspectives et non pas faire comme si on avait encore à faire à une contradiction antagonique permettant, malgré tout (Théorie communiste), de maintenir une perspective classiste. Pour nous, par contre, la possibilité du caractère non antagoniste de la contradiction se manifeste non pas parce qu’un des termes de la contradiction est subsumé par l’autre17, mais parce que c’est la contradiction elle-même qui est englobée.

II. Philologie de l’Aufhebung ?

Il faut donc partir des trois sens courants du concept chez Hegel (supprimer, conserver, élever), au moins comme base de départ. La plupart des traducteurs actuels de Hegel sont d’accord pour prendre pour référence de traduction de l’Aufhebung hégélienne, celle de Bernard Bourgeois, à savoir celle où Aufhebung est traduit par suppression et aufheben par supprimer. C’est d’ailleurs ce sens courant qu’en donne Hegel dans la Logique, en s’expliquant lui-même, clairement et précisément, sur la nuance contradictoire de sens du terme en allemand : « Ce mot veut dire d’abord supprimer, nier […]. Mais nous l’entendons aussi dans le sens de Aufbewahren, conserver, et c’est ainsi que nous disons d’une chose qu’elle a été bien conservée. » (Logique, 96)18. Et d’ajouter : « On ne doit pas considérer cet usage que le langage fait du même mot dans ce double sens, positif et négatif, comme un fait accidentel […] mais il faut au contraire y reconnaître l’esprit spéculatif de notre langue qui s’élève (souligné par moi) au-dessus des divisions et des abstractions de l’entendement. » Aussi, proposer des traductions qui occultent cette ambiguïté du mot en lui substituant de plus une prose contournée et alambiquée, comme celle de Gibelin, ne fait que compliquer les choses. Ainsi, son interprétation est proche de celle que proposent Bauer et les jeunes hégéliens qui souhaitent une sortie pure et simple du système hégélien et opèrent un « dépassement » de l’extérieur qui exclut la dialectique dans la mesure où le « dépassement » ne dépasse pas ce qu’il dépasse. Ils traversent Hegel pour en sortir ou le laisser ou encore le mettre de côté mais cette sortie reste sur le terrain philosophique et la « critique-critique » ne va pas trouver de sujet historique pour la porter (cf. Dardot et Laval : Marx, prénom : Karl, Gallimard, 2012, p. 109). Plus récemment, cette mise de côté anti-dialectique se retrouve dans nombre de textes d’auteurs se réclamant des théories de la déconstruction.

Se mettre de côté, post-modernisé, devient « faire sécession ». Les traductions comparées de Gibelin et Kojève du passage en question du Précis de l’encyclopédie permettent d’en juger (celle de Gibelin est entre guillemets et celle de Kojève, un autre traducteur de référence, entre crochets19).

« [La dialectique] est ce dépassement (hinausgehen) immanent où l’exclusivité et la limitation des déterminations de l’entendement se présentent telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme leur propre négation. Tout le fini a pour caractère de se mettre de côté (sich aufheben) [trad. Kojève : « Tout ce qui est fini est un acte de se supprimer dialectiquement soi-même ».] Le facteur dialectique constitue donc l’âme motrice du progrès scientifique et c’est le principe par lequel seul pénètre dans le contenu de la science, une liaison et une nécessité immanentes et duquel dépend d’une manière générale l’élévation véritable et non extérieure au-dessus du fini [trad. Kojève : « et il est le seul principe grâce auquel une connexion immanente et une nécessité pénètrent dans le contenu de la Science »].

Pour nous, partir de la définition de Hegel semble indispensable parce qu’elle met en évidence la dynamique du raisonnement dialectique. Les trois moments : suppression-élévation-conservation sont en interaction et ne sont pas des moments figés et séparés. Ils rendent compte d’une dynamique qui trouve sa pratique aussi bien dans la Révolution française que soutient Hegel que dans les luttes prolétariennes qui suivront.

Par ailleurs, et sans vouloir faire de la philologie, il me semble que Gibelin confond ou assimile deux notions en une : celle d’Aufhebung qui apparaît comme le discours qui supprime alors que l’Ausschaltung représente la mise hors circuit ou la mise de côté comme le signale Gibelin… mais en parlant de l’Aufhebung. Ce qui semble important, c’est finalement que les deux notions d’Aufhebung et Ausschaltung vont dans le même sens, à savoir celui d’une dialectique qui s’éloigne de la philosophie transcendantale et de la notion de fondement premier, origine, essence, chose en soi, pour assigner à l’histoire vécue (individuelle comme sociale) une fonction formatrice essentielle : « l’être » est un « devenu », permettant notamment la prise en considération du temps nécessaire à l’appropriation théorique et pratique du monde, d’où par exemple chez Marx, l’idée d’un passage de la « pré-histoire » (l’histoire humaine connue jusqu’à présent) à l’« Histoire » (la communauté humaine à venir).

Notre interprétation s’oppose à celle de certains marxistes contemporains qui ont volontairement tiré Marx vers une dialectique de l’essence et de l’apparence, à partir de l’opposition hégélienne entre essence et phénomène. C’est le cas de Guy Debord et son emploi récurrent de la notion de « monde renversé » que Marx développe particulièrement dans sa critique de l’économie vulgaire. Nous en avons fait la critique dans L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004, p. 96-103. Ce qui est paradoxal dans cette démarche, c’est que c’est par un surcroît d’hégélianisme dans la figure du renversement et d’inversion du prédicat comme style de pensée que s’opère un décrochage par rapport à Hegel. En effet, pour ce dernier, dans la Logique, même s’il y a une différence originelle entre monde essentiel et monde phénoménal, elle disparaît dans la « relation essentielle » qui est l’unité des deux mondes. Pour Marx, par contre, seules les formes phénoménales constituent un monde et « les rapports essentiels » sont la vérité de ce monde inversé que représentent les formes phénoménales. On peut se poser la question de qui dépasse qui ?

Peu convaincu par la capacité de la traduction française du concept d’Aufheben à rendre toutes ses potentialités, parce qu’une certaine interprétation de Hegel pourrait induire immobilisme et éternité si l’accent est mis sur la conservation, Henri Lefebvre, dans La fin de l’histoire (Minuit, 1971, p. 215), propose de remplacer ce concept finalement « trop sage et tranquille » par celui de Überwinden (surmonter) qui, pour lui, rendrait mieux l’idée que le dépassement est à la fois abolition et élévation tout en laissant des traces des déterminations antérieures, soit de manière symbolique, soit de manière concrète. Par exemple, la Révolution française peut être considérée comme un mouvement de négation des statuts et privilèges héréditaires qui élève l’égale condition théorique de tous les êtres humains au niveau d’un universel (c’est ce que décrit très bien Tocqueville) qui conserve néanmoins, mais sous une nouvelle forme, ces privilèges en tant qu’inégalités selon l’origine sociale. Ce mouvement révolutionnaire, dans ses limites mêmes, est dialectique et s’oppose à toutes les visions d’une pure négation débouchant sur la vision d’un homme nouveau. C’est seulement avec la révolution prolétarienne que cette idée de table rase va apparaître et progressivement s’imposer de façon ultra autoritaire dans le marxisme-léninisme puis les différentes variétés de maoïsme. Mais on est là très loin de la démarche dialectique.

En tout cas cela montre bien que la chose n’est pas simple et que, au-delà de l’interprétation philologique c’est la surinterprétation politique (ou la coquetterie universitaire ou du traducteur) qui l’emporte et il est évident ici que Lefebvre critique implicitement l’Aufhebung hégélienne afin de mieux consolider l’Aufhebung marxienne.

C’est une démarche très différente qu’entreprend Georges Gurvitch quand, dans Dialectique et sociologie (Flammarion, 1962, p. 104), il déclare qu’Aufhebung veut dire conservation bien plus que dépassement. Toutefois, plus loin il complète sa définition en disant que l’Aufhebung est l’acte de sublimer en conservant : « Hegel sublime et idéalise une situation sociale et historique donnée qu’il voudrait conserver » (p. 124). Une action que le fascisme italien aurait parfaitement réalisée.

Dans le même souci, Mickaël Löwy, ne se contentant pas d’attitude par défaut, comme celle d’Hyppolite (citée plus haut) propose le concept de sursomption pour bien marquer le mouvement de l’Aufhebung et son sens de négation déterminée

Le problème est que les marxistes conséquents ont souvent été obligés de « sacrifier » Hegel en le dénaturant afin de « sauver » Marx, donc en créant ou en accentuant la coupure et la tendance à faire système, par exemple en négligeant le fait que déjà chez Hegel, l’Aufhebung est tension entre suppression et conservation et tension vers l’action20.

Toujours au niveau philologique et plus dommageable, l’Aufhebung est aussi souvent confondue avec Umkehrung ou Verkehrung, c’est-à-dire avec le renversement. Ainsi, par exemple, les concepts d’Homme, de Liberté, de Propriété, pris en tant que déterminations capitalistes contiennent du négatif et se renversent en leur contraire. L’aporie que contient en elle-même la pensée dialectique est qu’elle doit, d’un côté supprimer pour ne pas tomber dans le renversement et de l’autre accepter le renversement pour ne pas positiver ce qui contient du négatif21.

Si on veut être plus concret et qu’on prend un débat récurrent de la fin des années 1960-début 1970, à savoir celui entre le Marx humaniste et éthique de Rubel et celui anti-humaniste d’Althusser, on a un exemple de fausse alternative dans la mesure ou chacun des termes de l’alternative renvoie à l’autre son unilatéralité. En effet, que peut vouloir dire lutter sans violence (la fin ne justifie pas les moyens) dans un monde de domination et de violence ? Que veut dire prôner l’égalité abstraite des droits dans un monde où se maintiennent les inégalités de fait, etc. ? Comment refuser la part de non humain des rapports sociaux capitalistes sans accepter l’anti-humanisme ?

Les staliniens ont fait leurs choux gras de ce genre de questionnement qui accepte et se réduit au renversement. La seule porte de sortie est celle qui fait place à la suppression. La suppression de la négation de l’humanisme dans l’anti-humanisme pour ce qui est de notre exemple. Il ne s’agit donc pas de chasser l’humain comme le fait le structuralisme marxiste mais de nier dialectiquement la position de l’homme, c’est-à-dire la nier en le conservant en tant qu’il est à humaniser et non pas pris tel qu’il est actuellement22.

C’est le seul moyen d’assumer la contradiction dialectique et donc de reconnaître le rapport contradictoire entre moyens non humains et fins humaines. Dans la pratique cela revient à privilégier les formes de violence qui, tout en rejetant la position de principe de non-violence, ne laissent pas la bride sur le cou à la violence. C’est, je crois, la position que j’ai tenté de défendre dans Temps critiques sur la lutte armée.

III. Le mouvement dialectique

Pour en revenir à la négation et à ce qu’il faut bien appeler un langage dialectique hégélien de Marx, reprenons la figure de l’homme à humaniser dont j’ai parlé au passage précédent. Dans ce que Marx appelle la pré-histoire de l’humanité, l’homme existe bien mais il existe subsumé sous ses prédicats (bourgeois, ouvrier, citoyen) qui sont à la fois des déterminations de l’homme et la négation de l’homme en tant qu’homme.

Dans les Grundrisse Marx suit exactement la même démarche que celle suivie par Hegel dans La phénoménologie de l’Esprit. L’homme en tant qu’homme ne vient à la fin du processus qu’en se débarrassant de ses prédicats de la même façon que l’Esprit n’arrive qu’après que l’esprit a cessé de n’être que (ou :) a « dépassé » la conscience sensible, l’entendement, la dialectique maître/esclave, etc. Pour Marx comme pour Hegel le devenir dialectique consiste en un passage du non-être à l’être, car seuls les prédicats sont posés dans la « préhistoire » de l’Esprit et de l’Homme, pendant laquelle le sujet est nié par le prédicat ou, dit autrement, le sujet passe dans le prédicat qui semble tout recouvrir. Il me paraît évident que ce processus est très important pour une appropriation de Marx dans la perspective de la communauté humaine alors qu’une approche qui concevrait le processus comme changement à l’intérieur de l’être ne pourrait le faire que dans la perspective du renversement (Verkehrung) et non de la suppression (Aufhebung). Dit de façon plus politique, le renversement donne la dictature du prolétariat du « communisme » ; la suppression donne l’individu social singulier de la communauté humaine.

Je ne pense pas que cette distinction ne soit que scolastique parce qu’elle a trouvé son débouché pratique dans les années 1960-1970, quand l’émergence de mouvements de lutte à la dynamique révolutionnaire met en crise le cadre, du coup devenu trop étroit, du programme prolétarien. Or, celui-ci, par l’intermédiaire des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, mais aussi de certaines de ses fractions gauchistes ou ultra-gauche, a continué longtemps plus tard à affirmer la positivité de la classe du travail dans le processus révolution en affirmant sa thèse d’une « libération du travail » de sa gangue capitaliste. Mais cette « libération du travail » comme d’ail­leurs la fameuse « libération sexuelle » ne constituent, en fait, que de simples renversements qui, certes, contenaient une visée émancipatrice mais sans aller à la racine de l’aliénation critiquée. De notre côté, à travers une critique de l’idéologie ultra-gauche historique, nous analysions le communisme comme le produit d’un mouvement de renversement mais qui soit en même temps suppression de l’objet renversé, c’est-à-dire suppression du travail, des classes, de l’État et plus généralement de toutes les séparations.

On sait depuis, avec le reflux et le recul critique, que la dialectique ne casse pas les briques même quand elle semble épouser ou même produire le sens de l’Histoire. Le mouvement de la dialectique (la théorie réduite à un jeu de concepts) ne remplace pas la dialectique du mouvement.

Pour en revenir au procès de production et au procès de travail, c’est cette même critique de la « libération du travail » qui amena Panzieri et les Quaderni Rossi à s’opposer, dès le début des années 1960, à l’idée « progressiste » de la neutralité des forces productives.

Là encore, on voit comment la dialectique n’est pas qu’un outil mais l’expression du mouvement lui-même. Les opéraïstes développent leur analyse dans la compréhension de ce mouvement du capital qui tend à nier la part d’autonomie du travail vivant dans la domination du travail mort, mais qui en même temps permet que se développent les luttes contre le travail. C’est justement ce que n’arrivent pas à faire Marcuse et l’Internationale Situationniste qui ne voient dans l’automation que la négation absolue du travail sans poser la question de son rapport au capital.

Durant les années 1970, à un autre niveau, celui de groupes informels ou de revues éphémères comme Crise communiste ou L’Unique et son ombre, c’est ce que certains essaieront de faire. Centrant l’analyse sur le procès d’individualisation, ils procéderont à l’inversion de l’ordre de la subsomption : du « prolétaire-individu de la société bourgeoise à l’individu-prolétaire » de la société capitaliste. L’inversion du prédicat effectué ici ne signale pas que nous sommes déjà dans la fin de la pré-histoire puisque les prédicats demeurent, mais ces derniers sont maintenant critiqués en tant que tels, par exemple dans des « pratiques critiques » qui remettent en cause les prédicats, contradictoirement et avec des limites certes, puisque les prédicats sont encore maintenus dans les luttes anti-travail et féministes. Mais il y a émergence des conditions de possibilité d’une révolution à titre humain, donc d’une Aufhebung, d’une suppression qui ne soit pas que renversement comme dans les cas de figure de la dictature du Parti-prolétariat ou même celle d’un pouvoir des conseils ouvriers23.

Prenons un second exemple de mouvement dialectique dans Le Capital de Marx. Soit la position, la négation et la négation de la négation pour montrer en quoi cela diffère de la vulgate thèse-antithèse-synthèse à laquelle la dialectique a souvent été ramenée.

La position, c’est l’exposé de la circulation simple, celle qui sert de base au Livre I centré sur l’analyse de la marchandise et de la plus-value dans laquelle le prédicat (la circulation simple) nie le sujet (le capital) qui s’y réfléchit. Le travail est valeur et le capital est présupposé ; dans la négation de la position il y a identité du sujet et du prédicat dans la production capitaliste dont l’analyse sert de base au Livre II centré sur la reproduction du capital dans laquelle le profit et sa péréquation en taux de profit moyen occultent en partie la plus-value. La valeur est capital, ce dernier étant maintenant posé ; enfin dans la négation de la négation c’est la production capitaliste qui se nie elle-même. Le capital dévore le capital tant et si bien qu’on ne peut plus reconnaître ses différentes déterminations (industrielle, commerciale, financière) dans sa nouvelle phase de totalisation24 qui se manifeste aussi par une fictivisation accrue. Sa dynamique devient celle d’un vaste flux qui fuit toute fixation. Comme nous pensons l’avoir démontré, la capitalisation domine l’accumulation à travers la croissance des pratiques de fusions-acquisitions25.

C’est l’objet du Livre III. Le prix de production occulte la valeur. Parallèlement, le travail se perd dans le capital (substitution capital/travail, le mort saisit le vif, anticipation de l’inessentialisation de la force de travail, évanescence de la valeur qui parcourt tout le cycle productif, en amont comme en aval de la production conçue stricto sensu). La société se présente alors comme société du capital et si on étend cela à tous les rapports sociaux on aboutit alors à la société capitalisée26. Mais ce qui est décrit dans le Livre III apparaît de façon beaucoup plus claire dans les Grundrisse pourtant antérieurs, à travers l’interprétation qu’en donne Negri27 : « l’argent étant lui-même la communauté, il ne peut en tolérer d’autres en face de lui28 ».

Cette approche par l’argent dans les Grundrisse plutôt que par la marchandise dans Le Capital, permet de mieux comprendre la valeur comme représentation de la conflictualité et de l’antagonisme que comme loi de l’économie classique qui sert de support aux hypothèses ricardiennes de l’état stationnaire et de la paupérisation inéluctable d’une part, à la théorie des crises de Marx d’autre part.

D’une manière générale, les Grundrisse et le traitement des catégories marxistes qui y est développé fournissent un meilleur matériel que Le Capital (si on excepte le Sixième chapitre inédit) pour rendre compte du caractère « social » du développement capitaliste, ce qui est quand même important si on se place en premier lieu du point de vue de sa dynamique. Cela apparaît le plus clairement dans l’usage qu’on peut faire du « Fragment sur les machines » des mêmes Grundrisse.

Par exemple, nous pensons trouver dans l’interprétation qu’en fait Negri une des prémisses de la critique post-moderne de la dialectique29. En effet, le rapport social capitaliste finissant ou en crise n’est plus analysé comme un véritable rapport social de dépendance réciproque mais comme séparation entre d’un côté, une valorisation capitaliste qui est devenue quasiment extérieure à un procès de production moderne et de l’autre une auto-valorisation ouvrière d’un nouveau type (« l’entrepre­nariat politique ») menant progressivement mais quasi automatiquement vers le communisme. Negri le dit clairement. Dans ces conditions, l’antagonisme n’est plus une forme de la dialectique : c’est sa négation (op. cit., p. 325) qui conduit vers « l’indépendance prolétaire ». L’idée post-moderne de « sécession30 » n’est pas loin et les bases théoriques d’une nouvelle pensée de l’affirmation sont posées. « La subjectivité ouvrière devient classe révolutionnaire, classe universelle » (ibid., p. 326) et « à cette lumière, la logique antagoniste cesse d’avoir un rythme binaire […] Elle refuse la dialectique même comme simple horizon. Elle refuse toute formule binaire comme si Marx était entièrement assimilable au marxisme. Le procès antagoniste tend ici à l’hégémonie, il tend à détruire et à supprimer son adversaire. Nier la dialectique : cette formule éternelle de la pensée judéo-chrétienne, cette périphrase pour dire — dans le monde occidental — rationalité » (ibid., p. 327). Et de conclure que si Marx s’est bien engagé dans ce travail de destruction (le terme de déconstruction n’est pas encore à la mode au moment où Negri s’exprime sur le sujet) il faudrait maintenant s’y engager à fond. Le chemin des Grundrisse offrirait une base fondamentale « à la critique marxienne de toute forme dialectique. C’est en cela finalement qu’on retrouve le caractère pratique de la pensée marxienne [cf. encore mes remarques à Dietrich Hoss, ndlr]. La fin de la dialectique ? Oui, parce que c’est l’acte d’une pensée qui n’a pas l’autonomie de la force collective, ou de la praxis collective qui constitue le sujet en tant que dynamisme tendu vers le communisme. Il faut détruire l’adversaire. Seule la pratique communiste peut le détruire et doit, faisant cela, en se développant elle-même, libérer la riche multilatéralité indépendante du communisme » (ibid., p. 327).

Là où Negri croit liquider la dialectique hégélienne en continuant Marx, il nous semble qu’il la réhabilite malgré lui en conservant un terme du rapport comme concentrant en lui toute la dynamique d’ensemble. Mais c’est une dialectique pauvre, celle du renversement avec retour à l’hypothèse de libération du travail grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et la primauté grandissante du travail cognitif et du general intellect (le commandement capitaliste serait devenu purement parasitaire).

À partir de 1981, il affirmera (in Elogio dell’assenza di memoria, revue Metropoli) une rupture encore plus grande avec la dialectique. En effet, l’absence de mémoire historique du jeune prolétariat sans travail est assimilée à l’absence de dialectique et considérée comme une richesse. Il s’agira de s’abandonner aux nouvelles subjectivités31 aux dépens de l’historicité (la sédimentation des luttes de classes, ses traces) et de l’objectivité (il n’y a pas, contrairement à ce que disent les néo-opéraïstes que du capital cognitif, prétendument immatériel, d’un côté et que le savoir de la multitude, concentré dans le general intellect de l’autre, il y a bien toujours du capital fixe32).

IV. L’Histoire et le mouvement. Théorie et mouvement historique

Les prises de position de Marx sont parfois contradictoires33 ou peuvent apparaître comme incompatibles, mais elles ne relèvent pas d’un quelconque éclectisme qui verrait Marx tenter de faire tenir ensemble Hegel (la dialectique) et Saint-Simon (l’administration des choses et la fin de la politique), positivisme et messianisme. Marx articule une logique du capital dans son cours vers la totalité et une logique de l’affrontement de classes et cette articulation n’est pas que théorique, elle est aussi historique et politique comme l’indiquent les nombreuses métaphores de Marx (et d’Engels) concernant l’accouchement. Mais Marx naturalise (la révolution est en gestation puis accouche d’une autre société, pour Engels, c’est la violence qui est la grande accoucheuse34) et parfois darwinise (la concentration des entreprises comme droit du plus fort) la dialectique hégélienne de l’histoire.

Marx n’est d’ailleurs pas plus éclectique que ceux qui lui reprochent son éclectisme, tel Georges Gurvitch dont « l’empirisme dialectique » revendiqué nous fournit un exemple en mêlant rationalisme et relativisme35, critique du positivisme et sociologie de la connaissance, dialectique et critique de la dialectique à travers sa référence plutôt positive aux antinomies indépassables (celles qui sont liées à la diversité des totalités sociales réelles) et vouées à l’équilibre de Proudhon, dont la dialectique antithétique rejette toute idée de synthèse, toujours de nature gouvernementale et idéologique.

Pour Gurvitch, cela permet premièrement, de montrer qu’il existe des contradictions qui ne sont qu’apparentes, par exemple celle entre individualisme et étatisme ; deuxièmement, d’éviter un recours forcené à la bipolarisation, mais il reconnaît que ça immobilise la contradiction. Mais pour nous ici, la question n’est pas là puisque Proudhon conçoit une dialectique sans Aufhebung, une dialectique où il s’agit juste de jouer l’antithèse (le « bon côté » de la contradiction) contre la thèse (le « mauvais côté » de la contradiction36). Ainsi de la contradiction capital/travail où il ne s’agira que de libérer le travail sans voir la dépendance entretenue par les deux pôles du rapport social qui implique comme sortie, la négation de ce rapport social et non pas la négation de l’autre pôle. Par cet exemple, on se rend compte du caractère immédiatement pratique des différentes conceptions théoriques de la dialectique au sein du mouvement ouvrier révolutionnaire à la fin du XIXe siècle et au tournant du XXe. Aujourd’hui, la question est toujours d’actualité qui voit les altermondialistes et autres gauchistes vouloir le bon travail productif contre la méchante finance, le capitalisme fordiste contre le néo-libéralisme, etc.

 

La question n’est pas celle de l’éclectisme mais du contexte historique, du rapport entre Histoire et histoire des idées, des rapports entre théorie et mouvement et plus généralement du rapport au temps.

Ainsi, pour Gurvitch, la connaissance du temps historique n’a rien de commun avec le temps vécu. C’est donc la spéculation dogmatique qui la guette comme le dit Henri Lefebvre37. Il est un temps en devenir qui échappe aux sujets agissants qui sont eux, pris dans le temps, dans son immédiateté. Gurvitch met l’accent sur les « créations collectives » (il se réfère à M. Mauss et ses « phénomènes sociaux totaux ») dans les mouvements de l’histoire, sur « l’événement », sur les discontinuités et les ruptures mais dans le cadre d’un découpage des disciplines : à l’histoire de montrer les continuités sur le temps long, à la sociologie de montrer les discontinuités d’un temps plus court38. Ce qu’on peut avancer, c’est que Gurvitch critique l’historicisme et surtout la dialectique qu’il appelle « ascendante » et qui relie Hegel et Marx, à savoir une dialectique à perspective eschatologique qui la rendrait inutile puisque le résultat de son exercice est comme présupposé.

Il y a bien chez Gurvitch une visée de totalité qui est médiatisée dans son « hyper empirisme dialectique ». Cela lui permet de ne pas absolutiser le social comme les positivistes, Comte et même Durkheim. Mais il ne comprend pas le rapport entre mouvement subjectif des idées et mouvement objectif de la réalité sociale. Il ne comprend pas le rapport entre d’un côté dialectique hégélienne et essor de la bourgeoisie à partir de l’État ; et de l’autre dialectique marxiste et « mission » révolutionnaire prolétarienne d’abolition de l’État.

Henri Lefebvre y voit lui, avant l’heure, une caractéristique de la critique de droite (on pourrait dire aujour­d’hui, globalement de la pensée post-moderne) pour laquelle rétrospectivement « il n’y a pas eu d’historicité, mais seulement des invariances39, des constances cachées sous des faits et des événements ; des structures découvertes en soulevant les plaques posées sur elles, des totalités fixées, “réifiées” » (op. cit., p. 185). Dans cette optique, tout événement est coupé du temps historique et ramené au temps vécu, le seul qui pourrait faire l’objet d’une véritable connaissance scientifique. L’Histoire devenue « le poids de l’histoire » peut laisser place aux différents discours des experts en savoir éclaté. Foucault a été parmi les premiers à prononcer la fin de l’intellectuel historique au profit des savoirs enfin spécialisés et non pas recouverts par la totalité. L’Histoire peut ainsi laisser place à l’histoire de la folie, à l’histoire de la sexualité, à l’histoire des chambres à coucher, des manières de table ; laisser place aussi aux « études » : « études de genre », études post-coloniales, etc. On a le même phénomène en ce qui concerne Mai 1968 qui fait l’objet depuis 2008, d’une appropriation de l’événement par les historiens, non pas pour le réinstaller dans le temps historique, mais pour le reverser dans le temps vécu lui-même transformé en un magma socio-culturel dans lequel les protagonistes sont négligés pour leurs présupposés idéologiques et politiques au profit de « témoins » jugés fiables car neutres.

 

Revenons à Marx et prenons l’exemple de la façon dont il parle de Saint-Simon. L’appréhension qu’il en a et l’utilisation qu’il peut en faire n’est pas positiviste ou scientiste principalement, mais historique, d’où les variations de positions tout au long de son parcours théorique et politique. Dans ses œuvres dites de jeunesse, c’est du Saint-Simon socialiste utopique dont il parle, celui qui développe une éthique du travail et le souci de la souffrance extrême des classes pauvres. Dans les premières œuvres communistes c’est Le nouveau christianisme, c’est-à-dire le testament doctrinal et politique qui l’intéresse avec les idées de « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » et du remplacement de l’État et des gouvernements par « l’administration des choses40 ». C’est aujourd’hui le credo du courant dit des « communisateurs » (les revues Théorie communiste et Trop loin), tiré d’une phrase souvent attribuée à Marx mais qui se trouve dans l’Anti-Dühring d’Engels. Or, la question pour Marx, c’est qui déterminera tout cela ? Pour Saint-Simon, ses disciples et ses successeurs indirects planistes et fascistes, ce sera la fonction d’une nouvelle élite du savoir. « Nous sommes tous devenus saint-simoniens » dira François Perroux, cité par Rubel (op. cit., p. 269). Pour les marxistes-léninistes ce sera le Parti. Pour Marx, c’est moins clair, d’où toutes les interprétations possibles jusqu’à celles autour de « l’association41 ».

Après « la révolution du capital » les deux plus sérieuses hypothèses en présence semblent être celle du capital-automate et celle du capital comme pouvoir, même si bien sûr ces deux termes, qui tentent une synthèse, comprennent et intègrent un réductionnisme certain.

Si on en reste à la comparaison Marx/Saint-Simon sur ce point, la différence principale semble être que là où Saint-Simon voit la classe la plus pauvre comme bénéficiaire du changement social, Marx y voit son maître d’œuvre. Par la suite et par exemple dans Le Capital, Marx sera plus critique par rapport à Saint-Simon parce que ce qu’il aura concrètement sous les yeux, c’est la réalisation d’un socialisme impérial à travers les disciples de Saint-Simon, Enfantin et Péreire. Mais le travail de sape d’Engels aura aussi joué son rôle dans la mesure où Saint-Simon sera rejeté dans le camp des socialistes utopiques qui n’ont pas par définition, à partir du moment où on les désigne comme tels, le sens de l’histoire et de la nécessité historique.

V. La discontinuité Marx-Hegel

Le lien peut-être le plus fort qui unit Hegel et Marx, c’est la dialectique en tant que méthode révolutionnaire et non pas en tant que méthode tout court. En effet, en tant que méthode absolue, force absolue et unique à laquelle aucun objet ne saurait résister, en tant que tendance de la raison à se reconnaître elle-même en toute chose, la dialectique hégélienne contenue dans la Logique est inutilisable pour Marx et il ne se fait pas faute de la critiquer. Il n’y voit que l’abstraction du mouvement, le mouvement de la raison pure. Il n’y a alors pas de problème à poser. « Tout ce qui s’est passé et qui se passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement. Ainsi la philosophie de l’histoire n’est plus que l’histoire de la philosophie, de sa philosophie à lui. Il n’y a plus d’histoire selon l’ordre des temps. Il n’y a que la succession des idées dans l’entendement42 »

Or chez le jeune Hegel la dialectique devait incorporer le rapport entre celui qui pense et son objet, établir le lien entre le singulier et l’universel dans l’histoire, dévoiler les contradictions qui travaillent le réel, dépasser continuellement ce qui est déjà donné et refuser de s’établir comme système final sans pour autant se dissoudre dans l’indéterminé43. Il ne faut pas oublier le « Tout ce qui existe mérite de périr » de Hegel sous prétexte qu’il a aussi dit : « Ce qui est raisonnable existe effectivement et ce qui existe effectivement est raisonnable44 », ce qu’il serait peut être plus approprié de traduite par : ce qui peut être raisonné existe effectivement et peut être raisonné.

Marx peut partir de cela quand il est guidé par la nécessité de transposer dans un langage théorique la dynamique du capital comme rapport social au sein de ses conditions historiques. Dans cette mesure la dialectique n’est pas avant tout une méthode mais un mouvement réel (« dia » = à travers) entre un tout et des parties, ce qu’affirmait déjà à sa manière Fichte quand il disait que le mouvement réel propre à l’humanité, aux sujets sociaux et à la société et l’histoire, est dialectique.

C’est pour cela que nous avons continué aussi à parler en termes de dialectique des luttes de classes tant que les classes ont pu représenter des sujets antagonistes, même dans leur dépendance réciproque au sein du rapport social capitaliste et non pas une simple stratification sociale.

Pourtant, des marxistes sont tombés dans cette confusion entre méthode révolutionnaire et méthode de pensée ; c’est le cas de Lukács lorsqu’il essaie de distinguer forme et contenu ; c’est aussi le cas d’Althusser lorsqu’il pose une homologie entre la structure de la Logique de Hegel et celle du Capital de Marx. Cette axiomatique d’Althusser subordonne toute conceptualisation à une logique d’exposition et d’auto-production de concepts à la manière hégélienne.

Toutefois, si homologie il y a, elle est chez Marx à rechercher dans l’adéquation entre ses analyses et l’activité pratique des prolétaires. D’où ses livres de vulgarisation ou militants comme Salaires, prix, profits et Travail salarié et capital.

Nous ne situons donc pas la discontinuité Marx-Hegel dans le retournement d’une méthode dialectique qui aurait été « remise sur ses pieds », l’opposition entre idéalisme et matérialisme ne nous semblant pas le plus important aujourd’hui pour la compréhension du monde. Déjà l’accusation d’idéalisme dans la pensée de Hegel est soumise à question puisque Hegel est le premier philosophe moderne, à la suite d’Aristote, à avoir introduit l’économie dans la philosophie.

Nous ne la situons pas plus dans une rupture de Marx avec le principe d’identité puisque toute la problématique des Manuscrits de 1844 réside justement dans cette identité du rapport homme/nature (« l’essence humaine de la nature ou l’essence naturelle de l’homme », ES, p. 95) et du rapport homme/social « je suis social parce que j’agis en tant qu’homme » ; « l’individu est l’être social […]. La vie individuelle et la vie générique de l’homme ne sont pas différentes » (ibid., p. 89-90).

Ce texte continue à nous apparaître fondamental pour la perspective de la communauté humaine parce que justement il n’y a pas contradiction entre les deux termes mais tension. Une tension qui est à la base du tragique de la condition humaine, un tragique qui peut se traduire de façon diverse mais qui est indissociable de cette condition. C’est ce principe d’identité que Marx affirme encore dans L’idéologie allemande quand il critique le néo-kantisme des hégéliens de gauche qui séparent la conscience critique (le sujet) et le monde (l’objet) et se projettent tellement à l’extérieur ou même au-dessus du monde que leurs idées n’ont plus de correspondance dans le monde réel. Pour Marx, ce faisant, ils régressent en deçà de Hegel. Toutefois, il n’est pas impossible de dire qu’ils sont aussi victimes de certaines limites de Hegel et de sa tendance à recréer une dualité objet/sujet à travers l’opposition entre l’Esprit absolu et l’histoire concrète45.

Principe d’identité que Marx affirme pour la dernière fois dans la onzième thèse sur Feuerbach quand il énonce une identité entre interprétation et transformation du monde à travers l’action du prolétariat. Mais dès que Marx entreprend Le Capital et que le cycle contre-révolutionnaire est amorcé, il semble prendre ses distances avec l’identité, d’abord parce que l’écart se fait grandissant entre théorie et monde réel et c’est encore plus net aujourd’hui que le sujet prolétariat est caduc et que se pose la question d’une dialectique sans sujet manifeste ; ensuite parce que dans Le Capital, il caractérisera sa démarche comme ne partant pas de l’homme, mais des conditions historiques et économiques déterminées. Renversant la formule de 1844 selon laquelle « l’individu est l’être social » il affirme : « Les conditions préalables ne résultent ni de la volonté de l’individu, ni de sa nature immédiate, mais de conditions et de rapports historiques qui font déjà de l’individu un être social déterminé par la société » (Un chapitre inédit du Capital, UGE, p. 218) et encore : « La société n’est pas constituée d’individus, mais exprime la somme des relations, des rapports où ces individus se situent les uns par rapport aux autres » (Le Capital, Livre 1, ES, p. 547). Et enfin, « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (Le Capital, Livre 1, ES, p. 354). 

Il n’empêche que cette question du principe d’identité est une première brèche importante dans les sources hégéliennes de Marx. Ce qui est commun à Hegel et Marx, c’est l’idée de totalité mais chez Hegel elle se manifeste sous la forme d’une identité absolue dans un Sujet-Objet absolu qui est à la fois toute la nature et toute l’humanité. Or cette identité absolue est incompatible avec la pensée dialectique qui implique une unité contradictoire et une tension entre objet et sujet. Transformation du sujet par l’objet et modification de l’objet par le sujet. Marx ne dissout pas l’histoire humaine dans l’histoire de la nature ni l’histoire de la nature dans l’histoire de l’humanité. Il y a unité des deux : « L’histoire est la véritable histoire naturelle des hommes » (L’idéologie allemande).

La discontinuité, surtout par rapport à ce qui nous intéresse ici, se manifeste dans le fait qu’à partir de là, Marx va dire que les hommes font leur histoire. Et c’est une parole nouvelle par rapport à l’idéologie bourgeoise, nous l’avons déjà évoqué. En effet, la pensée bourgeoise se garde bien de cette aventure. Sa lutte contre la religion peut très bien se livrer à l’intérieur d’une perspective qui reste providentialiste comme chez Kant ou simplement humaine comme chez Burke qui s’affirme contre la religion mais en tant que théoricien de la contre-révolution, s’oppose à l’idée de création divine et s’en tient à celle de création humaine. C’est qu’à l’époque et pour le dire comme Rancière46, le concept d’Histoire n’est pas encore en place. La question n’est pas encore : est-ce que l’homme fait l’histoire mais : qu’est-ce que l’homme ?

L’idéaliste Kant, le matérialiste Helvétius et l’utilitariste Bentham y donneront chacun une réponse qui contribuera à consolider cette pensée bourgeoise, non pas dans le sens d’un approfondissement puisque ces positions sont trop différentes, mais en couvrant tout le champ du discours possible pour la bourgeoisie, avant que Hegel se penche sur cette question à travers le concept d’Histoire qu’il reliera à celui de Raison. C’est de là que Marx va repartir et non pas des jeunes hégéliens, dont nous avons vu avec Feuerbach qu’ils en restaient à l’histoire des représentations. À partir des Thèses sur Feuerbach, Marx se détache du langage philosophique, qu’il soit de type idéaliste ou du type matérialiste du XVIIIe siècle. Pour lui l’homme, les hommes, connaissent mieux leur histoire que celle de la nature parce que c’est leur histoire, celle de leur rapport à la nature et de leurs rapports sociaux. Comme le dit encore Rancière (op. cit., p. 43) : « (Marx) peut dire que l’homme fait l’histoire sans pour autant énoncer une thèse sur le “sujet” de l’histoire ». Mais avant de revenir sur ce côté politique de la chose, je repasserai par l’Aufhebung pour essayer de montrer que la rupture est déjà théorique et qu’elle porte sur la différence d’appréhension de ce concept par nos deux auteurs.

Pour Hegel, le concept implique certes un dépassement (hinausgehen) mais sous-tendu par la Logique. La forme logique produit de l’histoire en orientant ou suscitant des contenus qui débouchent sur une tendance à la cohérence et au rationnel. C’est une conception finalement fermée, marquée par l’idée de synthèse et surtout celle de « Système47 » dans lequel le temps hégélien est intégré48.

Pour Hegel, « l’Histoire universelle est le jugement dernier ». Une phrase paradoxalement athée dans la mesure où elle implique qu’il n’y a pas d’autre devenir que celui que les hommes produisent. Alors que la conception de Marx est plus ouverte, plus en mouvement, fondée sur le devenir autre, hors système si l’on peut dire. C’est un temps créateur qui mêle détermination et indétermination, mais le marxisme développera ensuite une autre philosophie de l’histoire peu différente de celle de la Raison hégélienne.

L’idée de fin de l’Histoire semble commune aux deux conceptions, alors que Marx avait plutôt développé celle de fin de la préhistoire au sens où l’humanité n’y est pas encore complètement réalisée. Elle supposait quand même un lien entre préhistoire et l’histoire, ne serait-ce qu’à travers l’existence de déterminations naturelles/ sociales. On en sait quelque chose aujourd’hui avec ceux qui voudraient nous en séparer par le recours illimité aux sciences du vivant et leurs bio-technologies. Ce faisant, ils sont dans la perspective du Sujet-absolu de Hegel, de l’homme total de Marx et de ses dérivés pervers que représentent la « page blanche » de Mao et de Pol Pot.

Revenons aux « hommes qui font l’Histoire ». Ici se glisse une ambiguïté source de confusion. Pour Marx, c’est la révolution qui produit de l’histoire (cf. aussi Engels et Le rôle de la violence dans l’Histoire) alors que pour le marxisme, y compris parfois dans ses formes hétérodoxes communistes de gauche, c’est l’histoire qui produit les révolutions à travers « le sens de l’histoire ». C’est dans cette dernière perspective que la dimension rationaliste triomphe avec des formulations telles « l’histoire progresse », « l’histoire avance », etc. L’événement n’est alors qu’une résultante d’autre chose, d’une cause unique ou de plusieurs causes qui auraient convergé et il doit donc être, d’une manière ou d’une autre, dans la continuité, dans le sens de l’Histoire49. Il est donc forcément prévisible et c’est le rôle de la théorie que de prévoir, d’anticiper. Cette position sera poussée à son extrême limite par la Gauche italienne et Bordiga50.

C’est cette absence de cause prévisible qui va faire, par exemple, que Marx ne reconnaisse pas, au moins dans ses débuts, les potentialités de la Commune de Paris parce qu’il n’y voit qu’un obstacle au développement progressiste du capital… et du prolétariat allemand. Ou alors quand il reprend la phrase de Hegel sur l’histoire qui se répète en farce, c’est qu’il est incapable de voir dans une révolution qui n’est pas guidée par le prolétariat — comme dans les journées de février (cf. son 18 Brumaire) — autre chose qu’un coup de main (ES, p. 16,) ou « un simple ébranlement superficiel, un prologue de la révolution » (ibid., p. 18). L’événement est dénié, rangé dans l’insignifiant historique d’où le fait que Marx n’y voie qu’une farce. Cette pratique sera réitérée et rationalisée par les marxistes et les léninistes qui vont concevoir de plus en plus des développements linéaires qui laissent de côté ou « dépassent » tous les archaïsmes ou scories du passé. La seule discontinuité admise est celle de la crise finale alors qu’il faut appréhender l’histoire comme un conflit récurrent entre éléments de discontinuité et éléments de continuité.

Reprenons cela autrement. Le marxisme orthodoxe a construit une nouvelle méthodologie (le matérialisme historique) qui déduit l’explication du présent à partir de l’origine des temps et ceci dans l’aspiration à une visée qui doit aboutir à une histoire universelle (cf. Plekhanov et Les questions fondamentales du marxisme, ESI, p. 31). Une démarche largement reprise aujourd’hui par beaucoup, qui, se perdant dans le présent, cherchent leurs clés dans le passé. Mais ce n’était justement pas la démarche de Marx qui posait plutôt le problème de la contemporanéité de l’histoire, qu’on ne peut réduire à la célèbre formule sur la connaissance de l’anatomie de l’homme comme clé de la connaissance de l’anatomie du singe. Pour lui, s’il y a continuité du présent par rapport au passé, ce qui suppose une conception de l’histoire comme continuité d’événements, cette continuité, qui constitue un certain niveau d’abstraction, est aussi une suite d’événements discontinus (niveau concret) par lesquels le présent acquiert un sens propre en tant qu’il est irréductible au passé. Continuité et différence dans le même mouvement. De rares marxistes hétérodoxes comme le jeune Lukács, qui parlera du « présent comme histoire », ou Ernst Bloch, qui utilisera régulièrement les notions de contemporanéité et de non-contemporanéité dans le cadre de l’analyse du fascisme, par exemple, sont dans cette lignée.

Sortir de ce rationalisme, c’est aussi arrêter de développer une pensée binaire, arrêter d’opposer ordre du rationnel et ordre du symbolique, le premier étant réduit à une pensée figée en catégories abstraites et « droite dans ses bottes », le second étant souvent assimilé à une dimension irrationnelle.

D’une manière plus générale, sortir de ce rationalisme qui est venu s’étendre sur l’histoire et lui ajouter un sens précis et définitif, c’est accepter de développer une dialectique du déterminé et de l’indéterminé. Pour prendre un exemple historique, il faut sortir de l’impasse que constitue le choix entre l’option idéaliste rationaliste de Weber sur le rôle de l’éthique protestante du capitalisme d’un côté et celle du marxisme rationaliste qui n’y voit qu’idéalisme et qui ne considère l’idéologie que comme reflet. Cela revient à reconnaître que la Réforme possédait une indétermination réelle — par exemple, Luther était très opposé au développement du commerce et le puritanisme anglais combattra l’individualisme économique — à se transformer en une conscience de soi de la nouvelle classe dominante, pour parler dans le langage de l’idéalisme allemand51.

Mais il faut reconnaître aussi qu’il y avait bien des forces sociales en recherche de cette conscience de soi ; des forces sociales qui jusque-là n’avait pas cherché de rupture avec le monde médiéval et l’Église et cherchaient plutôt à composer tant qu’elles ne percevaient pas la possibilité d’une alternative à l’universel féodal et religieux dominant, la perspective d’une autre totalité. Tout le mouvement historique de conscience de soi de la bourgeoisie peut être analysé à cette aune, du mouvement communaliste des XIe et XIIe siècles à la lutte contre la monarchie absolue.

On retrouve cette indétermination dans le dernier Marx, celui qui fait référence à l’existence d’un « mode de production asiatique » dans ses lettres à Vera Zassoulitch. Son idée première d’une définition des différents types de sociétés dans l’histoire se définissant principalement par leur mode de production n’est pas remise en cause, ce qui en soi est déjà un problème. Mais celle qui l’accompagnait jusqu’alors d’une succession historique de ces modes de production, déterminée en fonction d’un accroissement des forces productives développées qui bouleverse les rapports de production, devient problématique.

Cette position l’amène aussi, au moins implicitement, à reconnaître qu’un « mode de production » peut rester comme pétrifié par une dimension symbolique qui déborde l’explication par le social-historique ou le rabattement du symbolique sur l’idéologique. Mais il cède parfois à cette dernière tendance quand par exemple il sacrifie la dimension symbolique de la division du travail par sexe au profit d’une explication naturaliste. Bien sûr on peut penser que son doute tardif et furtif par rapport à cette supposée succession des modes de production pèse de peu de poids par rapport au poids idéologique de l’orthodoxie représentée par l’Introduction générale à la critique de l’économie politique de 1857, mais cela a quand même le mérite d’être formulé. Ce doute sera évacué par la seconde Internationale de Engels et les social-démocraties allemandes et russes qui ramèneront le marxisme à un déterminisme historique sans faille.

Dans Les formes de l’histoire (Gallimard, 1978), Claude Lefort fait bien ressortir les enjeux des diverses interprétations de Weber (pages 120 et suiv.), enjeux qu’on retrouve d’ailleurs dans les prises de position par rapport à la Révolution française avec l’opposition entre d’une part les « révisionnistes » à la Furet, pour qui il n’y a jamais de discontinuité dans l’ordre idéologique ; et d’autre part ceux pour qui l’idée de révolution garde tout son sens52.

Or c’est parce que ce sont les hommes qui font l’histoire que l’histoire peut avoir une fin au sens où il peut advenir un autre devenir qu’un devenir historique. Le problème c’est que l’absence actuelle de visibilité d’un tel projet conduit souvent à des positions catastrophistes et non pas à une véritable perspective émancipatrice, comme on aurait dit avant que ce ne soit la révolution du capital qui recouvre tous les possibles émancipateurs pour les utiliser comme des opérateurs de capitalisation de toutes les activités humaines. C’est cette révolution du capital qui tend à faire disparaître toute conscience historique puisque ce serait « la fin de l’histoire » non pas au sens communiste de Marx, mais au sens de Fukuyama, c’est-à-dire du « doux marché ».

Cette dernière perspective est en phase avec l’idée de la fin des idéologies. Ainsi, la fin des « grands récits » sera-t-elle perçue, dans les années 1970, avec un enthousiasme de facture anti-totalitaire comme dans les différentes variétés de post-modernisme ou avec un pessimisme passéiste par rapport à une époque où il ne se passerait plus rien, parce que même s’il se passe quelque chose, ce qui se passe ne fait que passer, ne laisse pas de trace, n’a donc plus de caractère historique.

Place aux médias alors et au temps des médias qui transforment l’événement de manière à le rendre « pur », pour qu’il apparaisse dans une brutalité instantanée qui marque sans laisser de trace. D’une manière générale, dans la société capitalisée, ce vide produit par l’absence d’historicité a tendance à être rempli par du culturel et du sociétal. À un niveau basique, il ne faut pas chercher plus loin la cause des projets récurrents de réforme des programmes d’histoire et géographie au sein de l’Éducation nationale en France. Elle s’y manifeste peut-être avec plus d’acuité qu’ailleurs car il y a quand même la possibilité de se référer à une révolution (celle de 1789) qui résonne encore aux oreilles de beaucoup, en France et hors de France. Mais d’une manière générale, c’est la plus grande partie de l’Europe qui connaît une certaine résistance historique à la spatialisation capitaliste mondiale. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres formes de résistance à la dynamique du capital, mais elles ne sont pas du même ordre.

Plus surprenant, c’est même parfois la critique communiste radicale qui prononce cette liquidation en se réfugiant dans une critique des formes, par exemple « la forme-valeur » pour ce qui est du courant Postone, Jappe et la revue allemande Krisis. Là encore, sans développer plus avant ici, le problème n’est pas tant de choisir entre une théorie de la substance-valeur et une théorie de la forme-valeur qu’entre une vision de la valeur comme représentation d’une tension entre forces et une vision de la valeur comme catégorie abstraite.

VI. Le devenir de la contradiction

Le mouvement dialectique tel que Hegel et Marx l’envisageaient peut être remis en question ou au moins questionné à partir de deux angles :

– celui de l’englobement de la contradiction et je ne développe pas davantage renvoyant à la première partie du livre rédigée par Jacques Guigou.

– celui d’une conception rigide de la dialectique dans laquelle les contradictions seraient faites pour être résolues, ce qui adviendrait mécaniquement ou automatiquement quand les éléments composant la contradiction disparaissent. À ce propos, on peut dire que l’idéologie du progrès a laissé croire à la possibilité que tout ne soit que dépassement, que la dimension de conservation soit elle-même supprimée et avec elle toute dialectique ; qu’il n’y ait plus que du « moderne ».

Cette tendance est inscrite dans la démarche même de Marx et son appréhension de la notion de contradiction. Il s’en explique bien dans Misère de la philosophie à partir de la critique de la Philosophie de la misère de Proudhon (cf. également note 95). Il y attaque la conception de la contradiction chez Proudhon dans la mesure où elle revient à opposer le bon côté et le mauvais côté de toute chose (opposition des antinomies). Le « dépassement » ne serait alors qu’un faux dépassement qui garderait le bon côté (éd. Sociales, 1961, p. 130). Or pour Marx, l’Histoire avance au contraire par ses mauvais côtés puisque c’est par la négativité que le mouvement fait l’Histoire (ibid., p. 144). Il applique par exemple ce raisonnement à la question de la technique où, s’il critique le machinisme et l’aliénation qui lui est inhérente, il pense progressiste le développement de l’automation. C’est une propension que l’on retrouvera chez Marcuse et l’Internationale situationniste et nous avons déjà critiqué son unilatéralité et le fait que poussée à bout, il ne soit plus possible de neutraliser le mauvais côté que réalise finalement la révolution du capital en bouleversant les rapports entre naturalité et artificialité, alors que le bon côté semble s’estomper avec la domination du capital fixe et des nouvelles technologies.

Mais il y a d’autres cas de figure du réel qui indiquent que la résolution peut être temporaire ou formelle ou plus exactement recouverte par un mouvement historique et une transformation des rapports sociaux. Je dis « recouverte » et non « englobée » parce que les deux mots ne rendent pas compte exactement du processus à l’œuvre. En effet, dans le fait de recouvrir, il n’y a pas d’Aufhebung car la contradiction est tellement mise de côté (cf. supra ma critique adressée à Gibelin) qu’il n’y a même plus contradiction ou au moins conscience d’une contradiction. Dans le recouvrement, la contradiction est en quelque sorte occultée ; elle n’est plus portée à la conscience53 alors que le mouvement d’englobement reste dialectique dans la mesure où le dépassement est aussi conservation, même si ce qui est englobé est renvoyé à des contradictions secondaires par rapport à une contradiction principale.

Essayons maintenant d’appliquer cette grille abstraite de lecture à un cas précis, par exemple, celui des rapports à la nature à partir du moment où la domination sur cette dernière semble de l’ordre du naturel. Comme pour ce qui est des rapports de sexes et la domination de l’un sur l’autre, la « contradiction » est comme mise hors jeu de l’histoire. C’est un peu pour cela que, par antiphrase, nous les avons appelées des « contradictions ancestrales ». Nous pouvons alors dire qu’elles ont bien été « recouvertes ». Et elles resurgissent dans un temps qui apparaît à beaucoup comme post-historique (« la fin de l’histoire »). Elles sont alors « libérées », non pas par un mouvement dialectique faisant resurgir la contradiction comme aujourd’hui actuelle (sa contemporanéité) au sens où elle trouverait enfin sa résolution dans l’époque, mais comme l’affirmation d’une évidence, une nécessité pour la période présente, tels que le sont l’écologie, le féminisme et tous les particularismes identitaires.

Par contre, dans l’englobement, la contradiction est bien présente mais comme désactivée. Elle n’est pas hors jeu mais elle s’épuise faute d’antagonisme et de mouvement suffisamment fort pour « l’élever ». Le risque est alors de voir dans cet englobement la réalisation de la tension hégélienne entre conservation et suppression, ce qu’a finalement développé la revue Invariance à partir de la notion « d’échappement du capital » : « le développement du capital fictif s’accompagne du triomphe de la spéculation. Chez Hegel le mouvement spécifique est celui où il y a reconstitution de ce qui a été dissocié, le moment où le concept lui-même crée le positif. C’est la production de la réalité par le concept quand il n’y a plus rien en dehors comme présupposition sinon le concept lui-même » (Invariance, année IV, série II, p. 75).

Il faut cependant noter à ce sujet que J. Camatte, le principal auteur des textes publiés dans cette revue, sans renier la notion d’échappement du capital, a donné au concept d’englobement une extension plus vaste. Ayant échappé à toutes les déterminations historiques qui, depuis son surgissement entravaient son mouvement, le capital tend à former une totalité, une communauté matérielle qui engendre destruction de la nature et de l’espèce humaine54.

On en revient à notre discussion sur la caractérisation de l’époque actuelle, entre d’une part la position d’H. Bastelica et J-L. Darlet (op. cit.) qui la voient comme une confirmation de la philosophie de Hegel et de l’autre celle de J. Guigou pour qui « Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel ».

Nous avons critiqué cette notion « d’échappement », dès son apparition, parce qu’elle donnait l’impression d’un point de non-retour, de non-contrôle et en même temps de logique implacable créant un nouveau déterminisme, une logique unique reléguant le reste au second plan55. Sur le modèle marxiste orthodoxe, la dialectique allait se transformer de méthode pour l’analyse d’un monde qu’elle était au départ en facteur de transformation du monde à l’arrivée. L’échappement du capital rendait caduque l’idée même de mouvement de la contradiction et ne laissait plus la place qu’à une description de l’advenu. La nécessité de la pensée critique tombait alors d’elle-même alors qu’au contraire nous affirmions nous, le temps de la critique. Mais aujourd’hui, dans le cadre de ces discussions autour de l’Aufhebung, il faut souligner que ce concept d’échappement a pu servir aussi à occulter la question du dépassement au sens du « surmonter » d’Henri Lefebvre (Ünterwinden). En effet, échappement et englobement pouvaient alors être envisagés en dehors de toute problématique de crise et de déséquilibre de la part du « Système ».

Nous aussi nous sommes guettés par cela quand nous décrivons le procès de totalisation du capital qui semble ne rien laisser en dehors de lui.

C’est là un des points sur lequel il faut greffer une dialectique ouverte qui « dialectise la dialectique » (Gurvitch, op. cit., p. 307) et puisse faire co-exister dans ce même processus de totalisation, non seulement des moments ou des lieux de détotalisation, mais aussi un rapport dialectique entre unification et division. C’est une chose dont H. Lefebvre se préoccupait beaucoup, à la fin de sa vie, quand il répétait, dans des discussions surtout ; « penser global, résister et lutter local ». Cette approche dialectique ouverte est toujours exigeante car difficile. Ainsi avons-nous eu du mal à tenir le cap quand J. Guigou de son côté et moi du mien nous avons développé les notions de « parachèvement56 » (pour JG) et de « système de reproduction capitaliste57 » (pour JW). En effet, ces deux notions nous tiraient vers une compréhension du capital comme « Système » clos, comme machine et automate. Plus ou moins conscients de nous être fourvoyés à l’époque, nous avons modifié nos approches, J. Guigou développant alors l’idée de « domination non systémique58 » plus en rapport avec une dialectique ouverte et moi celle du capital comme pouvoir à partir de la critique de la théorie de la valeur-travail et de la réévaluation de la valeur en termes de puissance et de représentation.

C’est que la dialectique, quand elle s’affirme comme synthèse, tend inexorablement vers le « Système », vers une cohérence absolue (par exemple, ceux qui voient partout dans les phénomènes socio-économiques « un plan du capital »), alors que la dialectique est aussi un facteur de renversement des « systèmes ».

Ainsi, il ne faut pas faire de la révolution du capital, du sentiment d’accélération qu’elle produit par la fictivisation de certaines de ses composantes, la totalité du mouvement car il existe des tendances contraires ou divergentes. Il ne faut pas non plus croire que tout serait en mouvement alors que des résistances de toutes sortes sont bien présentes et même actives59. Dit autrement, il n’y a plus la Totalité mais un processus contradictoire vers la totalisation. Ce que nous appelons la « capitalisation » est une forme de cette totalisation et la société capitalisée est cette société de la totalisation sans totalité qui produit ce que les médias, les intellectuels qui leur sont attachés et les politiques, appellent une crise d’identité. Mais savoir si elles débouchent sur des perspectives autres, antagoniques ou alternatives est une autre affaire. Tout juste peut-on dire qu’elles ne semblent pas avoir vocation à constituer des « sous-systèmes60,, ce qui d’ailleurs serait encore une façon hégélienne de voir les choses justement. Comme dirait F. Billard (op. cit. p. 79) : « le système de domination n’est pas un système, pas plus que la domination n’est un concept ». Or, quand on pensait encore en termes de Système et sous-systèmes, la dialectique servait à la fois de passerelle entre les sous-systèmes et d’articulation avec le Système. La pensée dialectique se fit attaquer là-dessus parce que justement elle ne laissait pas d’autonomie possible à ces sous-systèmes, par exemple à l’art (dans le réalisme socialiste et les théories de Jdanov), à la science (avec les théories de Lyssenko et sa science prolétarienne), à l’État (avec la théorie de la dérivation).

C’est pour cette raison que nous avons situé nos derniers développements à l’intérieur de l’idée d’une « domination non systémique » (cf. J. Guigou, in Temps critiques n° 14) et nous avons essayé d’étayer cette hypothèse avec notre typologie du redéploiement du capital selon trois niveaux (cf. Temps critiques n° 1561). Pas de plan du capital, nous l’avons déjà dit et notre essai de modélisation en trois niveaux n’empêche pas que l’ensemble soit soumis à des changements de forme, à des déplacements de forces. Ce qui en résulte, c’est une impression de décentrage du pouvoir ou même d’absence de pouvoir ou alors au contraire que le pouvoir est partout. Cela pose aussi un problème que nous ne résoudrons pas par nous-mêmes : comment parler de processus de totalisation, d’unité du capital et de société capitalisée si c’est la dynamique du capital qui s’avère la tendance la plus forte et qu’elle continue à être engendrée par des forces hétérogènes si ce n’est concurrentes, voire divergentes ?

Ce faisant nous ne « dépassons » rien et nous nous trouvons au moins devant deux apories.

– La première qui est que continuer à parler en termes de contradiction suppose au moins l’idée de totalité mais qu’est-ce qu’une totalité « non systémique » ? (cf. J. Guigou) ;

– La seconde consiste à maintenir l’idée de contradiction à la fois en dehors du concept de contradiction systémique interne dont le modèle fut la contradiction entre forces productives et rapports sociaux de production ; et en dehors d’une logique de l’émancipation ruinée par le sort que la révolution du capital a infligé à la perspective de « l’autonomie » au sens castoridien du terme (cf. aussi la critique qu’en fait J. Guigou62).

C’est un point d’achoppement de notre critique et donc de sa capacité à ne pas en rester à de l’immédiatisme, de sa capacité à s’élever au niveau de ce qui serait une résolution des contradictions au niveau théorique du moins, sachant toutefois que nous refusons toute autonomisation de la théorie au sens où elle pourrait produire elle-même sa propre pratique… théorique. Nous ne tenons pas à faire sortir Althusser du placard, bien au contraire en ces temps où le structuralisme, certes défait idéologiquement, tente de se redéployer ou est utilisé dans des perspectives post-modernes (le pouvoir n’aurait plus à proprement parler de sujet).

VII. Retour sur la dialectique : mythe et raison

Il ne s’agit pas d’opposer le mythe à la raison car l’un comme l’autre cherchent à comprendre le monde. Le mythe est aussi un discours discursif, bref une théorisation si on en croit Kojève et son Introduction à la lecture de Hegel (TEL, Gallimard). Un discours qui prend la forme du monologue, dont la « méthode », si l’on peut dire, est celle de l’imposition de sa violence dans le principe de non-contradiction. La différence ne réside donc pas dans le niveau de vérité supérieure qu’aurait la raison sur le mythe63, mais premièrement sur le recours à l’image d’un coté et au concept de l’autre, et deuxièmement sur le fait que le discours, tel qu’il s’organise par exemple à partir de Platon et Aristote prend la forme dialectique (dialogue) avec la trilogie thèse-antithèse-synthèse. Mais cette dernière n’est que relative et non absolue.

Ce qui donne l’impression d’une opposition entre mythe et pensée dialectique-logique rationnelle c’est que la seconde a dans un premier temps frayé son chemin contre la première puis dans un second temps elle a continué sa critique contre une pensée religieuse qui, pourtant, au moins pour Hegel, est une rationalisation de la référence mythique64 et non pas une pensée obscurantiste reposant sur l’illusion. Le mythe a été « révélé » aux hommes par des dieux ou un Dieu qui en garantissent par là même la validité. On assiste ainsi à une généralisation-rationali­sation de la référence mythique. La différence n’est donc pas entre mythe et raison mais entre dialectique du discours (« la méthode dialectique ») et dialectique du réel. Il y a là un problème que j’ai déjà soulevé à propos de la validité actuelle du concept de contradiction dans la dialectique du réel. Le marxisme orthodoxe s’est en quelque sorte résorbé dans une dialectique du discours assez proche d’un positivisme (cf. l’idée de « dialectique de la nature » d’Engels dans l’Anti-Dühring65), mais il reste capable de jouer de la « ruse de la raison ». Pour Engels, les lois motrices de l’Histoire reproduisent, dans leur domaine, les lois des sciences. Il a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature, alors qu’on ne retrouve pas dans celle-ci de dialectique sujet/objet ni d’unité théorie/pratique.

C’est cette dialectique instrumentalisée qu’utilisera le marxisme pour développer une histoire du progrès et de la révolution en marche, un dialectisme formel qui imprègne la Seconde Internationale d’Engels alors même qu’elle en exclut les anarchistes et les « Jungen » de la social-démocratie allemande. Ce procédé culminera au sein de la Troisième Internationale, quitte à faire intervenir « la ruse de la raison » pour intégrer ce qui ne colle pas avec le principe du déterminisme historique et maintenir l’idée d’un continuum progressiste de l’Histoire. Mais cette ruse de la raison, ainsi conçue et instrumentalisée, distord passablement son origine et son sens hégélien qui n’est pas théologique mais affirmation que l’Universel, l’Idée ne se réalise que par le particulier. Comme le dit Solange Mercier-Josa66, « C’est une manière métaphorique de penser le procès par lequel l’histoire s’universalise, l’orientation effective du processus historique, comme universel concret. Mais les analyses de Marx des processus par lesquels le mode de production capitaliste de par ses contradictions mêmes produit l’effective possibilité pour que “l’activité des individus”, “des individus singuliers sociaux” soit posée “comme immédiatement universelle et sociale” (Grundrisse, vol. II, ES 1980, p. 323) ne relèvent d’aucune conception préalable téléologique de l’histoire, d’aucun a priori éthique ou normatif ».

Si on retrouve parfois cette instrumentalisation dans le marxisme, elle ne se trouve pas directement chez Marx pour qui l’Histoire n’est pas une personne supérieure qui s’assignerait des fins, ni l’Esprit hégélien qui produirait cette histoire comme histoire de l’Esprit ou comme moyen de réaliser l’universel dans l’histoire67. Pour Marx, ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils ne la font pas dans des circonstances choisies par eux-mêmes (ils ne sont pas à proprement parler « sujets » de l’histoire) car ils agissent aussi sur ces conditions et les transforment dans une dialectique des conditions et de l’action68. Ces conditions ne sont donc pas un extérieur de l’action qui servirait de support aux protagonistes pas plus que ceux-ci ne sont des « porteurs » (Träger) comme le pensait Althusser69 hier et comme le pensent Postone, Kurz, Jappe aujourd’hui.

Ce n’est d’ailleurs pas « leur » histoire que font les protagonistes car elle est déterminée par des conditions sédimentées par l’action des générations antérieures. Dans cette mesure, on est toujours dans l’histoire par notre praxis70, mais une histoire qui nous outrepasse71 en tant qu’elle est histoire de l’humanité. C’est pour cela que la tradition continue à jouer son rôle même dans les situations révolutionnaires, de par ses références quand il s’agit d’une tradition révolutionnaire (la République romaine pour la Révolution française, les barricades de 1848 pour Mai 1968) ou comme résistance contre une trop grande nouveauté.

Dans ces positions que je viens de critiquer, le rapport dialectique qu’entretiennent liberté et histoire s’en trouve aboli et on ne peut comprendre alors pourquoi c’est parce que la liberté rend imprévisible l’histoire que la théorie devient rationalisatrice presque naturellement, sans pour cela constituer un « système ».

Je pense aussi qu’on retrouve cette opposition entre dialectique du discours et dialectique du réel dans l’analyse du fétichisme de la marchandise. Dialectique du discours qui insiste sur la réification des rapports sociaux de production en rapport entre les choses, dialectique du réel dans ce qui est le mode opératoire de la pratique capitaliste. Et Marx de conclure : « Les rapports de leurs travaux privés apparaissent pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt comme des rapports sociaux entre des choses » (Le Capital, t. 1, section I, Livre I La Pléiade, p. 607).

Et de cette pratique capitaliste bien réelle découlent des effets tout aussi réels. Reconnaître cela, pour Marx, c’est échapper à l’écartèlement d’une pensée qui, d’un côté, va opposer l’essence à l’apparence et, de l’autre, se confiner dans un déterminisme historique tout ce qu’il y a de plus positiviste ; c’est en outre maintenir une pensée dialectique.

J’y ai déjà fait référence, à ma façon, quand j’ai dit qu’une fois les choses mises au point sur les questions autour de la valeur (critique de la théorie marxo-ricardienne de la valeur-travail et critique de l’idéalisme allemand qui préside à celle de la forme-valeur72), on pouvait alors se consacrer à la « vraie » question, celle des prix qui renvoie à toutes les autres, c’est-à-dire à celles des conditions de production et d’échange et à celle de l’État.

VIII. La négation déterminée en temps de crise.

Sous l’influence des jeunes hégéliens, Marx a tendance à concevoir la négation dans sa forme abstraite. Par exemple, dans une lettre à Ruge il exprime l’idée que si la raison a toujours existé, elle ne s’est pas toujours exprimée de manière rationnelle et que c’est ce diagnostic que la critique doit établir. Non pas comme chez Hegel pour juger rétrospectivement que l’irrationalité passe finalement dans la Raison à travers « la ruse de la raison », mais en tant que perspective permettant de lever les éléments d’irrationalité qui bloquent le mouvement dialectique et en premier lieu le processus révolutionnaire.

La critique de Marx, de transcendante, se fait progressivement immanente, d’abord sous l’influence du naturalisme de Feuerbach puis et surtout sous l’impact des luttes sociales qui agitent l’époque, de la révolte des tisserands allemands jusqu’aux révolutions de 1848. La rationalité abstraite exigée par la critique transcendante s’est transformée en critique immanente par le biais des luttes provoquées par la misère sociale et la perspective de son abolition. Soit le prolétariat comme négation déterminée de cette condition sociale. Un prolétariat qui n’est pas tant un porteur de la raison qui remplacerait la philosophie que le porteur d’une expérience, même si c’est à travers la rationalité des intérêts qu’elle va se développer comme conscience de classe au sein du mouvement ouvrier, à côté d’une critique transcendante qui persistera et s’exprimera dans le messianisme prolétarien.

Aujourd’hui, nous nous trouvons fort dépourvus pour trancher par rapport à ces deux types de critiques, car leur fondement de classe est remis en question. La critique immanente supposait une « expérience prolétarienne » qui, par bien des côtés, s’est perdue73 et la critique transcendante sur la mission du prolétariat supposait une vision de la classe qui ne soit pas une classe de la société, qu’elle reste finalement une classe « dangereuse ». C’est une hypothèse que la dynamique du capital a fait voler en éclat à travers la transformation de la question révolutionnaire en une question sociale puis finalement en une gestion du social. Mais comme le capital, en tant qu’il est rapport social, ne « dépasse » jamais rien totalement, il n’est pas dit que cette gestion du social puisse continuer à en assurer le devenir. D’abord, elle ne fonctionne pas comme moteur mais comme huile de graissage et, surtout, rien ne dit qu’elle puisse faire quelque chose au cas où une inessentialisation croissante de la force de travail (au niveau mondial), ne trouvant pas de voie de garage et de stockage dans l’ancienne armée industrielle de réserve, se verrait ressusciter de nouvelles « classes dangereuses ».

La seule chose qu’on peut dire, c’est qu’une synthèse des deux critiques serait la bienvenue. De la première, il faut garder l’idée d’une critique qui ne préjuge pas des formes de la transformation/révolution de ce monde tout en s’appuyant sur le concret des conditions. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a du chemin à faire quand on voit de plus en plus ces conditions à travers les lunettes du sociétal plutôt que du social, d’un nouvel agencement des normes plutôt que la perspective d’un autre monde ; de la seconde, il faut garder l’idée que tout n’est pas lié aux intérêts, aux particularismes et aux identités, que les conditions pour un universalisme moins abstrait ne sont pas totalement absentes.

Notes

1 – Il faut quand même reconnaître à ce courant que sa coupure n’étant pas d’ordre épistémologique mais politique, cela ne le conduit pas à diviser l’ensemble entre un bloc historico-politique et philosophique et un bloc économique. Leur centrage sur les Grundrisse d’une part et sur le chapitre sur le fétichisme dans Le Capital d’autre part est édifiant à cet égard. Ces textes sont pour eux ésotériques, car ils dépassent une conjoncture historique qui est celle de la révolution industrielle et de la croissance de la classe ouvrière pour s’attaquer à la racine du capitalisme. Ces analyses ésotériques sont donc à distinguer des textes exotériques réduits à des textes de propagande ou historiques.

2 – Cf. J. Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, p. 42.

3 – Par exemple, B. Bauer en appelle à la radicalité de la philosophie pour lutter contre l’irrationnel et le faux ; et Ruge, l’un des principaux correspondants de Marx dans les années 1840, en appelle lui à un « parti politique théorique » puisqu’il ne voit pas de réalisation pratique à la critique.

4 – Cf. Marx, Grundrisse, Anthropos, vol. II, p. 211, 213, 220, 223.

5 – Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl. Gallimard, 2012, p. 26.

6 – Cf. K. Marx, Critique du droit politique hégélien, (ES, p. 101 et 129)

7 – K. Marx : Manuscrits de 1844, ES, p. 132.

8 – Cf. aussi, la référence à Bergson par B. Pasobrola dans nos échanges antérieurs consultables sur le blog de Temps critiques. Marx a lui-même été influencé par cet aspect sensible puisqu’il parle de « nature sensorielle » de l’homme, de « perception sensorielle » ou de « monde sensible » (Sinnlichkeit), de souffrance, etc., qui lui permet d’appréhender ce qui existe avant lui, autour de lui et de se comporter d’une manière universelle et libre par rapport à ce monde objectif (cf. Marcuse : Philosophie et révolution, Denoël-Gonthier, 1969). Cela lui permet d’opposer un homme concret à l’homme abstrait de Hegel car cette « sensibilité » s’objective dans des besoins et des pratiques. Position qu’il mettra de côté à partir de L’idéologie allemande. Il adoptera dorénavant une vision dans laquelle l’individu est déterminé par ses rapports sociaux et non plus par sa nature sensible qui constitue finalement le noyau de la pensée bourgeoise. Donc, non pas ici un retour à Hegel mais une nouvelle façon de concevoir le concret.

9 – Marx, La Sainte Famille chap. VI partie II. Gallimard, La Pléiade, p. 526 ou alors dans la version des ES de Badia et allii, 1969, p. 116. Ce passage est en fait écrit par Engels et non par Marx d’après Maximilien Rubel qui ajoute cette remarque, page 137 de son Karl Marx (Rivière, 1969, p. 137) : « C’est la pensée prométhéenne de Goethe plutôt que la théodicée historique de Hegel qui s’exprime dans ces lignes ».. C’est aussi le sens de la critique qui change. La « critique-critique » n’était qu’une activité méta-théorique, la critique devient une activité pratique-critique. C’est ce sens que Marx essaie de donner à sa dialectique quand il substitue à la théorie de l’objectivité de Hegel une théorie de l’objectivation. Ce chemin est resté inachevé et recouvert par le diamat malgré quelques tentatives isolées (Adorno et la « dialectique négative », Lefebvre et sa « logique dialectique », Karel Kosik et sa Dialectique du concret (Maspero, 1970). En effet, le diamat oppose d’un côté, la fausse totalité de la structure qui, comme dans l’hypothèse plus récente du capital-automate, ne considère les rapports sociaux que comme des conditions sociales et de l’autre la totalité concrète (la production sociale des hommes) qui permet de dépasser l’opposition entre ce qui relève du quotidien et ce qui relève de l’Histoire.

10 – La méthode de Hegel (la dialectique des contradictions) est donc révolutionnaire mais ce sont ses conclusions qui sont réactionnaires.

11 – Je reprends ici la traduction du mot allemand Schranke faite par Dardot et Laval (in op. cit., p. 601) plutôt que celle de « barrière ».

12 – Cf. Marx : « Capital fixe et développement des forces productives » in Grundrisse, ES, 2011, p. 650-670. Nous résumons : avec l’intégration de la technoscience dans le procès de production proprement capitaliste, le procès de travail devient un maillon de la production comme un autre et le temps de travail ne peut plus être la mesure de la richesse concrète. Le travail n’étant plus ni substance ni mesure de la valeur, c’est la loi de la valeur qui devient caduque.

13 – Cf. H. Grossmann : Marx, l’économie classique et le problème de la dynamique, Champ libre, 1975 et la préface de P. Mattick. Pour un dernier avatar de cette interprétation de la crise, on peut se reporter à La grande dévalorisation, Post-éditions, 2014 de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, de la revue allemande Krisis.

14 – K. Marx, Critique du droit politique hégélien, ES, p. 140.

15 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 47 et suiv.

16 – L. Coletti, Le marxisme et Hegel, Champ Libre, 1976.

17 – C’est ce que soutient par exemple Tran Hai Hac dans Relire le Capital, Page deux, 2003, vol. I, p. 304 avec sa notion de « double caractère de la contradiction » : à la fois antagonique et non antagonique. Il y critique la position de Balibar dans Lire le Capital qui n’envisage pas que les contradictions du capital puissent être autres que de caractère antagonique. Contrairement à ce que disait Mao dans De la contradiction, Pékin, il n’y a pas de contradiction qui se transformerait d’antagonique en non antagonique, galimatias qui lui permettait de justifier ses changements d’alliance dans sa fabrication d’une lutte de classes-maison pour la défense de la dictature sur le prolétariat et les paysans. Toute contradiction du capital relève du non antagonique dans la mesure où elle reproduit le capital et de l’antagonisme en tant qu’elle nie le capital.

18 – Cf. Hegel, Logique, 96, trad. Véra, in La dialectique, Que sais-je ? 1949.

19 – Hegel, Précis de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, Vrin, 1952, p. 75.

20 – Voilà ce qu’en pense Kostas Papaioannou : Le Temps est [pour Hegel, ndlr] « la pure inquiétude de l’Absolu qui habite au plus profond de l’âme et la pousse à transcender ses expériences bornées et à tendre sans halte et sans repos vers sa réalisation intégrale. Le temps est la nécessité de mettre en mouvement l’immédiateté de l’en-soi, la nécessité de réaliser ce qui n’est d’abord qu’intérieur et de le révéler. La nécessité de l’expérience historique » (Hegel, Seghers, 1962). Quant à Rubel, dans les éditions La Pléiade, il traduit die Aufhebung der Religion par « la négation de la religion » (Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, œuvres, vol. III, p. 383).

21 – Ainsi, au début de la septième section du Livre 1 du Capital, chapitre 21, Marx parle du renversement des rapports d’appropriation.

22 – Toute la question étant de savoir définir et dire ce que signifie et implique la perspective de l’humanisation.

23 – Je laisse ici de côté la question de savoir si certains de ces prédicats étaient autre chose que des déterminations sociales et principalement de savoir de quelle nature est le déterminant sexuel. Je renvoie sur cette question à Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014.

24 – Gurvitch signale en note, p. 223 de Dialectique et sociologie, Flammarion, 1961, que le terme de « totalisation » aurait été utilisé pour la première fois par Proudhon dans La création de l’ordre.

25 – Les statistiques internationales confirment que ce mouvement s’est encore accentué en 2015 et les spécialistes y voient une chance pour l’investissement et la croissance alors que nous y voyons, nous, le signe d’une « reproduction rétrécie » (cf. Temps critiques n° 17).

26 – cf. le n° 17 de Temps critiques et l’article sur consommation et dynamique du capital.

27 – Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, Bourgois, 1979, p. 80-81.

28 – Grundrisse, Anthropos ; 1967, I, p. 163.

29 – Critique dont nous avons déjà parlé dans notre lettre à Dietrich Hoss cf. blog de Temps critiques  : http://blog.tempscritiques.net/archives/1188#more-1188

30 – Pour une critique de cette notion, on peut se rapporter à La tentation insurrectionniste de J. Wajnsztejn et C. Gzavier, Acratie, 2012.

31 – Nous en avons depuis un recensement dans le livre Constellations, trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle, L’Éclat, 2014. Cf. mes remarques critiques dans ma lettre à D. Hoss.

32 – Cf. la critique des positions post-opéraïstes dans le volume I de l’anthologie des textes de Temps critiques, L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, p. 71-77.

33 – Pour ce qui nous intéresse ici, Henri Lefebvre en relève une importante dans Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966, p. 159. En effet, dans quelques passages de Misère de la philosophie, Marx n’attaque pas seulement la dialectique hégélienne et la dialectique de Proudhon, mais toute dialectique. Les principales contradictions lui apparaissent comme des faits, « empiriquement observables » et il serait donc inutile de les rattacher à une théorie générale de la connaissance et de méthode de pensée. Il suffirait ensuite de les relier comme le fait le physicien, sans présupposition philosophique. Marx atteint ici un niveau limite de critique parce qu’il veut régler son compte à la philosophie et plus précisément à l’abstraction des catégories. Il prolongera cela dans sa reprise de la théorie de la valeur-travail de Ricardo qu’il accompagnera ensuite d’une théorie de la forme-valeur qui revient à la Logique de Hegel, aux catégories abstraites et à la spéculation philosophique. Sur ce point, cf. aussi la note 64.

34 – F. Engels : Théorie de la violence, UGE, 1972 (en fait les chapitres II, III et IV de L’Anti-Dühring) et Le rôle de la violence dans l’histoire (ES, Botticelli).

35 – D’après ses propres dires, cf. p. 231 de Dialectique et sociologie (Flammarion, 1961, p. 231).

36 – Marx, Misère de la philosophie, UGE, coll. « 10/18 » : Après avoir reconnu que Proudhon a au moins l’avantage par rapport à Hegel de poser des problèmes, il passe à sa critique dans la mesure ou il n’aurait pas compris ce qu’était une contradiction : « Ce qui constitue le mouvement dialectique c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à se poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n’est pas la catégorie qui se pose et s’oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c’est M. Proudhon qui s’émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie » (p. 418).

37 – H. Lefebvre, La fin de l’histoire, Minuit, p. 191

38 – C’est la critique que lui adresse Sartre dans Critique de la raison dialectique. En effet, pour ce dernier, la sociologie n’est qu’un moment de la totalisation historique. Ce à quoi Gurvitch répond qu’il cède ainsi à la tentation d’une philosophie de l’histoire et à un « sens de l’histoire » bien plus hégélien que marxiste.

39 – Les structuralistes ont attaqué (ou évacué dans le cas de Lévi-Strauss) l’historicité au nom de structures invariantes. Une version non hégélienne du « Système » qui se débarrasse par là même de la question historique du sujet et de l’homme et qui en s’exprimant sous forme de modèles mathématiques préfigure ce qui allait se passer plus tard au sein d’une « économie standard » qui, en singeant les sciences « dures » sans leurs moyens, a tenté de s’affirmer comme la science sociale par excellence.

40 – Cf. M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974 et particulièrement, l’article « Saint-Simonisme et marxisme ».

41 – Cf. le livre de Claude Berger, Marx, l’association, l’anti-Lénine, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1974.

42 – Marx, Misère de la philosophie, UGE, coll. « 10/18 », p. 412.

43 – Cf. P. Cardan, « Marxisme et théorie révolutionnaire », in Socialisme ou Barbarie n° 38, p. 48.

44 – « Was vernünftig ist, ist wirklich, und was wirklich ist, ist vernünftig ». Ce qui est rendu le plus souvent sous forme simplifiée par « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel » (cf. par exemple la traduction d’Hyppolite pour les Principes de la philosophie du droit, Gallimard, coll. « Idées », p. 41). Cette formule simplifiée et à l’emporte-pièce n’est-elle pas une façon de se débarrasser à bon compte de la problématique kantienne qui distingue les oppositions logiques » et les « oppositions réelles » ? Néanmoins, cela le conduit à confondre rationnel et réel.

45 – C’est en tout cas la position de Lukács dans Histoire et conscience de classe (cf. Lucien Goldmann, Lukacs et Heidegger, Denoël-Gonthier, coll. « Médiations », 1973, p. 174.

46 – J. Rancière, La leçon d’Althusser, La Fabrique, 2011, p. 27.

47 – Cf. la postface à la seconde édition allemande du Livre I du Capital. Le « Système » n’est que la « gangue mystique qu’il faut ôter pour dégager le noyau rationnel de la dialectique » (ES, 1983, p. 17-18).

48 – Pour Hegel, l’histoire passée est rationnelle en ce sens que tout s’y est déroulé selon des causes identifiables par notre raison ; l’histoire à venir l’est tout autant car elle réalisera la raison.

49 – Et si l’événement imprévisible est en rupture avec ce qui est attendu alors on l’intégrera le plus souvent dans une conception policière de l’Histoire. Une conception qui nous fournit un exemple de pensée non dialectique dans laquelle l’événement ne peut venir que de l’extérieur. Pourtant, paradoxalement, cette conception policière ou cette négation des faits a été théorisée par des « fanatiques » de la dialectique comme Debord et Voyer.

50 – En prévoyant 1975 comme date d’une crise globale du capitalisme, Bordiga n’était pas si loin de la vérité dans sa prédiction, aussi bien du dernier sursaut révolutionnaire classiste… que de la révolution du capital.

51 – Idéalisme allemand très présent chez Weber, sans doute influencé par les jeunes hégéliens et leur activisme de la conscience de soi grâce à laquelle ils pensent avoir trouvé le moyen privilégié de changer le monde. Par rapport et en opposition à cela, il semble que Marx oppose à cette conscience de soi l’idée de nature humaine, mais sans la définir vraiment ; en ne faisant que nommer quelques-unes de ses forces essentielles : « l’œil humain », « l’oreille humaine », bref des réalités concrètes sensibles.

52 – On retrouve la même indétermination quand la dynamique du capital via la dialectique des classes qui, selon Marx, devait produire un dépérissement des classes moyennes par prolétarisation, a produit à l’inverse une moyennisation généralisée au moins dans les pays-centres du capital. Il est vrai que certains communistes radicaux gardent l’espoir que la crise actuelle rétablisse enfin l’ordre des choses, c’est-à-dire qu’elle aboutisse à l’écroulement de cesdites classes moyennes considéré comme vérification de la théorie et prémisse à la subversion des rapports sociaux capitalistes.

53 – Mais il faut, dans cette conceptualisation, éviter toute mise en rapport avec les métaphores de la psychanalyse comme « refoulement », « dénégation », « occultation », etc.

54 – Cf. « Le mouvement du capital » paragraphe 12.3, site de la revue Invariance. http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/mouvementcapital.html

55 – Cela revient à prendre la pensée dialectique pour argent comptant, disait déjà François Billard dans son essai Ordre dispersé (Lignes, 2003, p. 75).

56 – Cf. Guigou, « Trois couplets sur le parachèvement du capital » Temps critiques n° 9, 1996. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article67

57 – Cf. J. Wajnsztejn, « Quelques précisions sur le système de reproduction capitaliste » Temps critiques n° 9, 1996. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article66

58 – Cf. J. Guigou « Vers une domination non systémique » Temps critiques n° 14, 2003. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article159

59 – Cf. Michel Freitag dans Dialectique et société, L’Âge d’homme, 1986, p. 36, note 35 où il avance l’idée qu’on peut, peut-être, s’en tirer en admettant que la totalisation n’est pas de l’ordre de la logique mais du métaphorique.

60 – Cf. François Billard (op. cit., p. 79) « le système de domination n’est pas un système, pas plus que la domination n’est un concept ».

61 – ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206

62 – Cf. « Des émancipés anthropologiques », juillet 2014, site de Temps critiques. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article312

63 – Le mythe possède non seulement une « fonction » de socialisation et de reproduction sociale mais aussi une « fonction » cognitive. Le passage de la pensée mythique à la pensée dialectique va se faire par le passage du monologue au dialogue dans lequel le langage acquiert son autonomie par rapport à sa simple fonctionnalité. Discours religieux et idéologique puis discours scientifique en représentent deux manifestations.

64 – Pour Hegel, le christianisme participe à la construction de l’esprit de l’humanité et prépare à découvrir l’infini de la raison, de l’esprit qui se sait lui-même. De nombreux historiens relèvent l’influence de la rationalité grecque sur les religions du Livre. La Raison ne combat pas la croyance mais le dogme. Le déisme se définira d’ailleurs par une approche rationnelle de la foi.

65 – « La philosophie allemande a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel dans lequel, pour la première fois […] le monde entier de la nature de l’homme et de l’esprit était représenté comme un processus, c’est-à-dire engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l’on tentait de démontrer l’enchaîne­ment interne de ce mouvement et de cette évolution » (Anti-Dühring, ES, 1956, p. 55) et encore : « L’histoire de l’humanité n’apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique… mais comme le processus évolutif de l’humanité elle-même ; et la pensée avait alors pour tâche d’en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et de démontrer en elle-même, à travers toutes les contingences apparentes, la présence de lois » (ibid., p. 56).

66 – Solange Mercier-Josa, Retour sur le jeune Marx : deux études sur le rapport de Marx à Hegel, Méridiens-Klincksieck, 1986).

67 – La ruse de la raison de Hegel peut être considérée comme le fruit des conséquences non intentionnelles des actions humaines (cf. La philosophie de l’histoire, Livre de poche, 2009, p. 23-24.

68 – Les luttes de classes en France, Œuvres III, La Pléiade, p. 437.

69 – Dans Lire le Capital, on trouve la thèse selon laquelle les agents de la production (capitalistes et prolétaires) ne sont que des supports du MPC, mystifiés par les illusions de leur pratique respective. Les idées fausses viendraient de la pratique sociale, la vérité ne serait que dans l’extériorité et la neutralité axiologique de la science. On retrouve cela chez le groupe Krisis avec la coupure entre un Marx ésotérique (la théorie assimilée à la science, par exemple avec la théorie de la forme-valeur) et un Marx exotérique (propagandiste de la théorie du prolétariat et de la théorie de la valeur-travail). Le fait que tout ce fatras théorique ne soit pas ramené aujourd’hui à son origine, c’est-à-dire à Kautsky d’abord puis à Lénine ensuite, montre à quel point les classiques du marxisme sont maintenant ignorés par ceux qui professent pourtant l’autonomisation de la théorie comme condition de sa vérité.

70 – Praxis qu’on peut définir comme transformation simultanée des hommes et de leurs conditions ou dit autrement comme transformation réciproque de leur nature intérieure et de la nature extérieure.

71 – C’est pour cela que les révolutions ont eu tendance à dévorer leurs enfants et les révolutionnaires à justifier les pires purges.

72 – J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, Paris, L’Harmattan, 2004.

73 – Sur cette notion d’expérience prolétarienne, on peut se reporter à Claude Lefort dans le numéro 11 de la revue Socialisme ou Barbarie (1952) et à la critique que j’en ai faite ces dernières années avec la notion « d’expérience négative » et l’impossibilité à affirmer aujourd’hui une identité ouvrière ou prolétarienne.