Temps critiques #11

Dangereux raccourcis

, par Richard Greeman

Les zapatistes donnent l'exemple

L'occupation par les zapatistes de quelques villes dans le lointain Chiapas le 1er janvier 1994, date de l'entrée en vigueur de l'accord anti-travailleur, anti-environnement de Libre Échange Nord-américain (alena), a mis en route un processus qui a déjà ébranlé le système financier continental et scellé le destin du système de la tyrannie du parti unique étatique au Mexique.

L'appel des zapatistes à l'attention des contestataires et révolutionnaires du monde entier est à la fois hardi et modeste. Hardi dans la mesure où les zapatistes lancent implicitement un appel à « l'Humanité » toute entière à suivre leur exemple de résistance à ce que leurs porte-parole nomment « néo-libéralisme ». Modeste dans la mesure où les zapatistes invitent tous et toutes à chercher des solutions. Pour citer Marcos : « Notre rôle est peut être limité à signaler des carences et à ouvrir un nouvel espace de discussion et de participation. Notre rôle historique se termine peut-être ici1 ».

J'assiste depuis deux ans aux discussions autour des Rencontres internationales contre le néo-libéralisme et pour l'humanité organisée sous l'égide des zapatistes et je suis enchanté par l'atmosphère d'ouverture, de non-sectarisme et de sensibilité aux différences culturelles. En tant qu'activiste vieillissant de la génération des années 50, j'ai trouvé particulièrement rafraîchissant l'admirable effort de « réinvention » de politiques de résistances, dans une atmosphère de communion, de respect mutuel et d'humanisme. Rafraîchissant car j'ai assez vécu pour voir pas mal de mouvements prometteurs détruits par des avant-gardistes qui cherchaient à imposer (parfois de façon occulte) des lignes directrices rigides à des rassemblements qui cherchaient leur autodéfinition sur la base de l'expérience et du consensus.

Néo-libéralisme versus capitalisme : questions de terminologie

Durant la dernière rencontre, j'ai entendu beaucoup d'idées intéressantes à propos d'économie et de résistances alternatives aussi bien que d'expériences de résistances à la globalisation économique et à la transformation de la vie en valeur marchande. Cependant j'ai perçu également beaucoup de confusion à propos de questions fondamentales comme : » Qui précisément représente l'humanité ? Sommes-nous supposés être simplement contre le néo-libéralisme ou contre le capitalisme lui-même ? »

Finalement, je suis reparti soucieux que l'emploi de l'expression « néo-libéralisme » en tant que raccourci idéologique pour désigner le système contre lequel nous luttons, puisse se révéler à la fois imprécis et potentiellement dangereux. À la réflexion, peut-être la meilleure contribution que je peux apporter au « nouvel espace de discussion » ouvert par les zapatistes serait de tenter de franchir la barrière des générations et d'essayer d'expliquer mes craintes.

D'abord je trouve que l'emploi du terme de « néo-libéralisme » à la place de « capitalisme » manque de précision. Au sens strict du terme, l'expression « néo-libéralisme » se réfère à une théorie économique ou à une politique basée sur cette théorie. Par exemple les théories du libre échange de l'école des économistes de Chicago et la politique de privatisation de Margaret Thatcher et de ses disciples à l'étranger sont toutes les deux correctement désignées par le terme de « néo-libérales ». Le mot de « capitalisme », quant à lui, désigne tout un système économique et politique.

Le système capitaliste de salariat, de production marchande, d'exploitation et d'aliénation date au moins de cinq siècles et s'est basé depuis le début sur l'exploitation globale (1492). Ce système capitaliste a adopté différentes théories politiques et formes politiques en différentes époques et lieux. Elles allèrent du mercantilisme, de la liberté du commerce, du protectionnisme, de l'impérialisme des trusts et monopoles, du capitalisme social au capitalisme d'État (avec des variantes aussi diverses que le capitalisme des trusts féodaux japonais, le « communisme » stalinien, le fascisme nazi).et maintenant le néo-libéralisme… Tout ceci sans modifier l'essence même du capitalisme, c'est-à-dire l'auto-expansion du capital par l'extraction du temps de travail non payé. Deuxièmement, je pense que substituer l'expression « néo-libéralisme » au terme « capitalisme » induit en erreur du fait que cela semble impliquer que nous devrions tenter de forcer les pouvoirs en place à adopter une autre théorie (la néokeynésienne ?) ou une autre politique économique (le capitalisme de l'État-providence ?) dans l'espoir que grâce à ces politiques économiques l'oppression de l'humanité et la destruction de la nature seraient supprimées ou au moins diminuées de façon significative. Si cette tentative était couronnée de succès cela serait certainement un vrai raccourci, éliminant par la même la nécessité de songer à la perspective effrayante de vivre l'effondrement du système capitaliste mondial et son extirpation par les forces d'une nouvelle humanité — avec les soulèvements et les souffrances que cette perspectives sous-entend.

Illusions dangereuses sur les Requins végétariens

Mais je crains que cet espoir ne soit une illusion. Il tend aussi à concentrer les énergies sur la lutte contre les manifestations du capitalisme (dégraissages, délocalisations, formation de conglomérats, restructurations, dogmatisme libre-échangiste, globalisation2) tout en oubliant de s'attaquer à la nature même du système du salariat et de la marchandise (la société marchande) où le profit dérive du vol par le capital du travail et des terres non payés.

De plus, dans la mesure où le « néo-libéralisme » est synonyme de libre échange global et de mondialisation, être « contre le néo-libéralisme » tend à suggérer que l'humanité se trouverait mieux dans le cadre d'une forme quelconque de capitalisme national. Une telle vision constitue une invitation aux activistes locaux de chaque État à rejoindre les rangs des protectionnistes parmi les classes possédantes « patriotiques » qui sont elles-aussi opposées au « libre-échange » et à la pénétration de leur nation par le capital international. Par cette logique, ces exploiteurs locaux — qu'ils soient propriétaires terriens, chefs d'entreprises, dirigeants d'entreprises d'État — doivent être considérés comme étant du côté de l'humanité, à force d'être « contre le néo-libéralisme ».

À part le fait d'ignorer le conflit fondamental entre riches et pauvres, cette version protectionniste de « l'alliance patriotique » de l'opposition au néo-libéralisme conduit logiquement à la guerre internationale. Puisque chaque économie capitaliste nationale entre en compétition avec toutes les autres, les riches dans chaque pays mobiliseront inévitablement les pauvres comme chair à canon dans des guerres fratricides contre d'autres nations capitalistes. Par exemple durant les années 30, les national-socialistes d'Hitler utilisèrent ce type de propagande pour dresser le peuple (volk) allemand contre le capitalisme juif international et l'Empire britannique tandis que les militaristes japonais imposaient l'unité nationale contre la pénétration en Asie du capital blanc européen. De telles illusions sont dangereuses. L'argent n'a pas de race, ni couleur, ni nationalité. Le capitalisme était déjà global depuis ses débuts le long des routes commerciales internationales de la fin du Moyen Âge, et la Bourse ne s'est jamais distinguée par son patriotisme.

De plus, le capitalisme n'est pas « réformable ». Se battre pour amener le capitalisme à changer de nature est à peu près aussi réaliste que d'essayer de convertir un requin en végétarien — et à peu prés aussi risqué. De par sa nature le capitalisme n'est pas plus en mesure d'abandonner l'impitoyable exploitation des êtres humains qu'il est de la nature du requin de renoncer au sang et à la chair. Tout comme le requin végétarien mourrait de faim, l'entreprise ou la nation capitaliste qui s'abstiendrait de payer à ses travailleurs le minimum et d'en soutirer le maximum de labeur serait éliminée par la concurrence de requins plus féroces sur le marché mondial.

Je me rends compte combien il est épouvantable d'accepter le fait que la seule voie de sortie pour l'humanité soit de déraciner totalement le système capitaliste. Prendre le raccourci « d'être contre le néo-libéralisme » est plus aisé, plus à la mode. Mais est-ce correct d'inviter les gens à nous rejoindre et à plonger dans la mer des luttes sociales sans afficher l'avertissement « Danger : eaux infestées par les requins ! » ? C'est l'avertissement que le gouvernement réformiste socialisant d'Arbenz a oublié de délivrer au peuple guatémaltèque en 1954. Arbenz le désarma, la cia entra en action et des décennies de terreur de droite en résultèrent. L'équipe d'Allende emprunta le même raccourci au Chili de 1970 à 1973 avec les mêmes résultats désastreux. Apprendront-ils jamais ?

Tragédie historique de l'antifascisme

Si je semble exagérer l'importance du thème c'est parce que j'ai vécu assez longtemps pour être le témoin du destin tragique de deux générations de gauchistes dont les luttes échouèrent de façon désastreuse parce qu'ils reculèrent devant l'anticapitalisme et trouvèrent plus facile et plus à la mode de prendre des raccourcis idéologiques et de se définir comme « contre » quelque chose de plus immédiat et tangible. Je me réfère aux antifascistes de la génération de mes parents et aux anti-impérialistes de la mienne.

Les antifascistes ne réussirent pas à stopper le fascisme en Espagne ou ailleurs en Europe en 1936-1939. Ils se refusèrent à s'opposer au fascisme en tant que forme extrême du capitalisme en crise. À la place, ils prirent un raccourci : le Front Populaire contre le fascisme. Cette alliance pro-capitaliste composée de communistes staliniens, de sociaux-démocrates, de partis capitalistes libéraux-démocrates, de syndicats et d'organisations culturelles était large, puissante et impressionnante. Mais après que les magnifiques chants populaires aient été chantés, les ralliements ralliés, les communistes signèrent un pacte avec Hitler (ayant préalablement supprimé la révolution anticapitaliste des ouvriers et paysans espagnols3) pendant que les socialistes européens et les libéraux-démocrates (Léon Blum, etc.) vendirent la République bourgeoise espagnole et cédèrent à Hitler à Munich. Il a fallu 20 millions de morts pendant la Deuxième Guerre mondiale pour arrêter Hitler en 1945 et maintenant le fascisme se relève. Quel merveilleux raccourci !

Le sort paradoxal de l'anti-impérialisme

De même les anti-impérialistes des années 60 ne réussirent pas à stopper l'impérialisme. Car au lieu de s'y opposer en tant qu'aspect du système capitaliste, ils empruntèrent tous les raccourcis imaginables qui allèrent du soutien aux candidats capitalistes en faveur de la paix (tels que le sénateur nord américain Mc Carthy) à battre le tambour pour les dictateurs des régimes de capitalisme-d'État tel que Ho Chi Minh, Enver Hoxha, Mao Tsé-Toung, Kim Il Sung, colonel Quadaffi (tous anti-impérialistes bona fide). Du temps des campagnes mouvementées, des marches et des brigades rouges, personne n'avait le temps d'écouter ceux qui, minoritaires parmi nous, avaient compris que « l'impérialisme » n'était pas un complot des chefs de gouvernement mais l'essence même du capitalisme (et ce depuis 1492), ceux qui virent que le soi-disant « communisme » n'était rien d'autre que le capitalisme d'État totalitaire et bureaucratique, et que « la libération nationale » pouvait signifier se battre et mourir pour remplacer un oppresseur étranger par un oppresseur national

Trente ans après, les « longues marches » anti-impérialistes de ma génération ont atteint leurs destinations et nos mouvements souterrains ont refait surface devant un spectacle édifiant. Nous regardons les leaders « anti-impérialistes » du Vietnam « libéré »,.de la Chine « communiste » inviter sans la moindre honte les capitalistes étrangers à venir exploiter leurs travailleurs. Et les exploiter à des tarifs défiant toute concurrence que les conditions de travail mises en place par ces États « révolutionnaires » a Parti unique ont rendu possible (usines-bagnes, etc.). Cette nouvelle alliance anti-travailleur a été résumée par le très sérieux commentaire de l'éditorialiste du New-York Times à propos de l'annexion de Hong Kong : « Longue vie à l'héritage de Mao et à Merrill Lynch  »4. Bien sûr il était plus aisé d'expliquer « d'anti-impérialisme » que « l'anticapitalisme ». Quel merveilleux raccourci !

La question aujourd'hui est la suivante : est-ce que l'emploi de l'expression « anti-néo-libéralisme » comme substitut à l'expression « anticapitaliste » peut mener à un nouveau dangereux raccourci ?

Marxophobie

Je comprends comment l'expression a été adoptée par notre mouvement traduite, d'un contexte latino-américain riche en résonances culturelles. Je sympathise aussi avec le désir de se distancer de toute idéologie. Cependant je me demande avec une certaine anxiété pourquoi nous, contestataires et résistants, hésitons à utiliser le terme propre (à savoir « capitalisme ») alors que même les manuels scolaires et les éditorialistes conservateurs n'ont pas peur d'utiliser le « mot commençant par un C » pour désigner le système dans lequel nous vivons. En fait le magazine le plus en vogue du monde des affaires aux États-Unis centre sa propre publicité sur le slogan suivant « Forbes outil du capitalisme ».

La seule explication que j'ai entendu concernant le désir presque phobique d'éviter le « mot commençant par un C » est qu'un certain Karl Marx l'avait utilisé et nous ne voulons pas être étiquetés « marxistes » (pas plus que Marx lui-même !)5. Il est certain que nombreux sont ceux qui aujourd'hui considèrent le marxisme comme rigide, corrompu et, pire que tout, passéiste. Alors nous réinventons la roue du « capitalisme » et la renommons bizarrement « cette chose ronde néo-libérale qui roule ». Si nous continuons à suivre cette logique, nous devrions aussi éviter d'utiliser les termes tels que : « évolution », « inconscient », « gravité ». Après tout Darwin, Freud et Newton sont eux aussi rigides, corrompus et pire que tout, passéistes. Et nous ne voulons pas exclure ou offenser ceux qui croient que Dieu a créé le monde tel quel, que le libre arbitre exclut les forces inconscientes et que la terre est le centre du système solaire. Surtout nous ne voulons pas paraître « élitistes ».

Plaisanterie à part, pour moi le pire élitisme consiste à se mettre au niveau de son auditoire et à enrober les vérités dérangeantes. Je me souviens encore des anti-impérialistes français autour du Parti communiste dans les années 50 qui cachaient la vérité à propos des goulags russes aux ouvriers français de façon à « ne pas désespérer Billancourt » (une importante usine de construction automobile de l'époque). Peut être que si les intellectuels de gauche avaient eu l'honnêteté de dire la vérité à propos du stalinisme dans les années 50 nous n'aurions pas les « nouveaux philosophes » parisiens néo-libéraux en selle aujourd'hui et il n'y aurait pas d'ouvriers de l'automobile en France qui votent pour le Front National de Le Pen, par désespoir pour la plupart. Appeler les choses par leur vrai nom c'est, à mon sens, le début de la sagesse et de l'intégrité. Dans tous les cas le vocabulaire « non idéologique » est chose inexistante. Car chaque phrase trahit son contexte idéologique sous-jacent. Aujourd'hui l'idéologie prédominante des médias c'est l'anti-marxisme et ce contexte envahissant exige d'éviter de tels « poncifs » et termes passéistes tels que « capitalisme ». Alors nous parlons de post-modernisme, post-industrialisation, post-« fordisme », globalisation (mondialisation), néo-libéralisme. Tout ce qui permet d'éviter la contamination par ce pauvre philosophe non lu, passéiste, et plus de vingt fois discrédité qui, le premier et avec le plus de justesse, analysa le système capitaliste : à savoir Marx.

L'analyse zapatiste remet Marx à jour

Curieusement, les meilleures remarques et les plus pertinentes sur la situation présente que j'ai entendu dans nos mouvements inspirés par les zapatistes ne sont rien moins que des mises à jour de ce qu'écrivit Marx en 1867 dans son ouvrage sur le capital. Là, Marx analysa les lois de base du capitalisme à savoir la concentration de la richesse, l'expansion de la pauvreté et la permanence d'un chômage massif (qu'il intitula « la loi générale » du développement du capitalisme).

De plus, sur le front politique, Marx a su voir que l'essence de l'État-nation (qu'il soit démocratique ou monarchique) repose sur la violence, « les corps spécialisés composés d'hommes armés, les prisons, etc. » institués dans un but répressif de façon à maintenir le statu quo en faveur des riches. Il observa que les gouvernements capitalistes agissent comme une sorte de « comité central » de la bourgeoisie, gouvernant dans l'intérêt du capital et arbitrant ses querelles internes. Aujourd'hui l'analyse zapatiste dénonce les armées, les forces de police, les prisons et autres appareils répressifs que nous voyons se multiplier dans tous les pays. Nous sommes de plus en plus conscients que d'importantes contributions financières légales ou illégales dominent partout la politique « démocratique », tandis que les « réformes » semblent tout simplement accroître le pouvoir d'importants intérêts et répandre leurs fonds fangeux sur les élus.

Finalement l'analyse de Marx de « La soi-disant accumulation primitive du capital » montra de quelle façon, dès 1492, le capital avait été créé, non par l'épargne et le difficile travail de capitalistes mais par l'utilisation des forces armées pour « voler, réduire en esclavage et ensevelir dans les mines » les peuplades indigènes des pays pré-capitalistes — processus global qui s'accélère aujourd'hui au point où non seulement les peuplades indigènes mais tout l'environnement est menacé.

À partir de ces analyses Marx concluait que le capital mondial ne pourrait jamais cesser son expansion jusqu'à envahir la terre entière, transformer chaque individu en consommateur de biens dépendant, qu'il soit un esclave-salarié ou un membre de ce que Marx appela « l'armée de réserve des chômeurs ». De plus, vers la fin de sa vie Marx s'aperçut que l'attachement des peuples pré-capitalistes à leur culture et économie communautaires (par exemple le Mir des paysans russes) représentait à la fois une résistance à la dégradation due au capitalisme et l'embryon d'une société future. En dernier lieu, avant de mourir, Marx assista à l'apparition de puissants et importants trusts et réalisa que le capitalisme pourrait se transformer en son contraire, passer de la compétition au monopole, de la rivalité nationale aux trusts internationaux, donc en une seule économie capitaliste sans changer sa nature : l'insatiable faim de profit illimité basé sur l'exploitation du travail et de la terre.

La pièce qui manque au puzzle de Marcos

Cependant, en 1997 le nom de Marx demeure un anathème alors que ses analyses du chômage, de la paupérisation, de la concentration, de l'accumulation et de la globalisation du capital paraissent de plus en plus évidentes aux observateurs (et sont généralement acceptées en pratique par les capitalistes et les analystes de marché des titres et valeurs de la Bourse). Cet anathème est si puissant que même Marcos dans son récent manifeste « La Quatrième Guerre mondiale a commencé » (Le Monde Diplomatique d'août 1997) expose exactement six de ces points de vue marxistes en tant que « six pièces d'un puzzle » sans faire allusion une seule fois aux théories marxistes. Avec pour résultat que, une fois arrivés à la « septième pièce » du puzzle. nous ne sommes plus certains si « la Quatrième Guerre mondiale » est la guerre entre les riches et les pauvres ou la guerre entre le néo-libéralisme globalisateur et la « souveraineté nationale ».

Il est certain que des concepts tels que le néo-libéralisme éclairent et sont utiles pour décrire les aspects de notre condition moderne. Mais nous ne devons pas leur permettre de devenir les substituts, les raccourcis idéologiques tels que l'antifascisme et l'anti-impérialisme. Si nous évitons de faire face au problème central et systémique du capitalisme, si nous ne réussissons pas à nommer l'ennemi par son nom, je crains que nos mouvements ne se retrouvent idéologiquement désarmés lors de la prochaine crise. Par exemple lors du prochain krach boursier, les politiciens capitalistes opportunistes commenceront à se prononcer avec vigueur contre le « néo-libéralisme » afin d'obtenir des votes. D'ailleurs la Bourse pourra bien les autoriser à être élus dans le but de calmer les masses et coopter nos mouvements. Qu'est-ce que signifiera alors être « contre le néo-libéralisme » ?

Des partenaires inattendus

En fait, même aujourd'hui les seuls opposants consistants à la mondialisation en France et aux États-Unis sont les nationalistes semi-fascistes comme Le Pen et Pat Buchanan. Ils sont certainement là pour défendre la souveraineté nationale contre le néo-libéralisme. Comme dit le proverbe anglais : « la politique fait partager le même lit à des partenaires inattendus ». Comment notre mouvement peut-il éviter de se retrouver dans le même lit avec Le Pen et Pat Buchanan (par exemple en s'opposant à la fermeture des usines) si nous sommes réticents à nous opposer ouvertement au capitalisme ? J'ai été le témoin d'alliances encore plus étranges deux fois dans ma vie, donc je n'invente pas des paradoxes uniquement pour le plaisir de briller.

En voici un autre exemple : en 1949 le régime « communiste » chinois de Mao Tsé Toung s'est établi sur la base d'un autre raccourci tentant : la théorie de Mao du « bloc des quatre classes » qui unifiait les ouvriers et les paysans derrière les « propriétaires terriens patriotiques » et « la bourgeoisie nationaliste » dans leur combat pour la souveraineté nationale contre les capitalistes étrangers. Les ouvriers n'ont jamais obtenus leurs droits sous Mao, et aujourd'hui la Chine « communiste » invite les capitalistes étrangers à les exploiter pendant que le Parti met en avant la « souveraineté nationale » en réclamant Hong Kong et Taiwan.

Conclusion

Ce que j'apprécie dans notre mouvement inspiré du zapatisme c'est le sentiment commun qu'il faut refuser le détestable système dominé par l'argent de la société marchande (qui inclut le travail salarié) si nous voulons vivre comme des êtres humains, comme les Indiens du Chiapas arrivent à le faire contre toute attente. Cet humanisme contraste avec les mouvements préalables (socialiste, communiste, etc.) qui se sont retrouvés coincés à l'intérieur du jeu capitaliste en se contentant d'exiger plus pour les travailleurs ou en présumant que si seulement l'État remplaçait le marché, le capitalisme pourrait être différent. Sous cet angle, notre analyse zapatiste basée sur la philosophie humaniste des sociétés indigènes pré-capitalistes dont la révolte est un refus du salariat et de la société marchande, est mille fois plus proche des idées de Marx que les analyses de la plupart de ceux qui s'autodésignent marxistes. Et nous avons des années lumière d'avance sur les sociaux-démocrates, les partisans des nationalisations, de l'État providence, et les « communistes » avec leur panacée bureaucratique.

Les habitants du Chiapas ont compris comme Marx lui-même que le capital n'est pas une chose, c'est un rapport humain — un rapport de force qui permet à une personne d'abord de s'approprier la terre des autres puis de leur voler leur travail pour déguiser ce vol sous la formule « le libre échange équitable » de l'argent contre la force de travail. Tout comme Marx, Proudhon, Bakounine…, ils pensent que cette relation, qui passe par l'argent, est pervertie et doit être déracinée et remplacée par de nouvelles relations humaines basées sur l'égalité, la coopération et le sens communautaire.

Mais l'humanité peut-elle accomplir cette tâche sans nommer la bête que nous devons affronter et dominer… le capitalisme ? Je ne connais pas la réponse mais je pense que cela vaut la peine de se poser la question. En ce qui me concerne personnellement, je suis fatigué d'être le témoin de mouvements qui en essayant de changer les requins en végétariens deviennent cul-de-jatte, fatigué d'essayer désespérément d'apparaître large d'esprit, non idéologique, pertinent, pour finir par prendre des raccourcis qui se transforment en chemin vers l'enfer. Bernard Shaw avait bien raison : « la route vers l'enfer est pavée de bonnes intentions ».

Notes

1 – Cf. Marcos, Depuis les montagnes du sud-est mexicain, Paris, L'insomniaque, p. 27, traduit par l'auteur.

2 – Il est à noter qu'aucune de ces manifestations néo-libérales n'est nouvelle. Par exemple pour la mondialisation : en 1996, l'Asie produisait seulement 22% des biens de la production mondiale en comparaison des 29% en 1900. De même, les baisses de salaire, les fermetures et les monopoles étaient aussi répandus en 1900 qu'aujourd'hui.

3 – Le récent film de Ken Loach Land and Freedom (Terre et Liberté) raconte cette histoire avec précision comme le firent des écrivains tels que Georges Orwell et Victor Serge à leur époque (mais qui les écouta ?).

4 – New-York Times du 3 juin 1997. Merrill Lynch est l'homme d'affaires le plus important de Wall Street.

5 – Marx, dans ses lettres, vociférait contre l'étiquette de « marxiste » et le système sectaire qu'il impliquait. En fait, bien que Marx présidait la première Association Internationale des Travailleurs en tant que Secrétaire Général, l'Internationale demeurait une organisation aux tendances multiples étrangement similaire à ce que nous essayons de réinventer en 1997. Seule une minorité dans l'Internationale « de Marx » approuvait ses idées et les Mutualistes (successeurs de Proudhon qui s'opposaient aux grèves, aux droits des femmes et aux Juifs) votaient fréquemment contre les propositions de Marx.