Temps critiques #15

Remarques sur le procès d’objectivation marchand

, par Bernard Pasobrola

Abandonner le modèle oppositionnel du naturalisme

Parmi tous les mythes autoréférentiels de la société capitaliste — qui se représente tantôt comme un corps en croissance, tantôt comme une jungle où il faut tuer pour survivre, ou encore un univers en expansion —, la plupart dévoilent la fragilité de la frontière société/nature établie et défendue avec ferveur par la Modernité. Car les entités désignées par le mot nature peuvent être aussi bien :

– le monde objectif soumis aux lois de la causalité et de la nécessité (par opposition à la liberté et à la subjectivité humaines ou à la culture) ;

– l'ensemble des lois régissant le devenir du monde, sociétés humaines incluses (comme dans l'expression évolution ou sélection naturelle, etc.) ;

– une certaine forme de déterminisme appliquée à l'homme (la nature humaine) ;

– la partie physique de l'individu opposée à son âme ou son esprit (dualisme cartésien) ;

– le corps non-organique de l'homme (« la nature qui n'est pas le corps humain », selon l'expression de Marx) ;

et ainsi de suite.

Quel que soit le niveau où l'on se place : individu, société, monde, sujet seul, objet seul, on retrouve donc à chaque fois ce concept polymorphe et globalisant. On peut bâtir des oppositions du type : sujet (société, culture, homme, cerveau, esprit, intentionnalité, agent économique) versus objet (nature, planète, corps, non-intentionnalité, main invisible du marché, etc.) et mettre aux commandes soit l'un, soit l'autre pôle, celui du sujet, de l'humain, de sa liberté, de sa libre création et de sa subjectivité ; ou celui de l'objet, de la dure loi de la nécessité, des contraintes matérielles, de la vie corporelle ou de la logique implacable des faits. On peut étendre à l'ensemble de l'univers le modèle de l'objet en renonçant à nos agents humains et à leur pouvoir d'agir rationnellement ; ou, au contraire, on peut étendre le modèle de l'agir à tout ce qui existe, tenir le non humain pour moteur de l'évolution du monde, en délaissant la stricte causalité censée régir le monde objectif. On peut être humaniste et naturaliste, croire à la fois en la nature humaine et en la nature tout court ; ou mettre la morale du côté de l'être non intentionnel et fustiger l'immoralité humaine. Tout est permis, à condition de conserver — même formellement — la ligne de partage entre le pôle sujets et le pôle objets, entre homme et nature.

Une fois la frontière établie, l'esprit critique rationnel — dont le dessein premier est d'arbitrer la lutte entre les deux pôles —, se penche sur le rapport « dialectique » des entités séparées. On se souvient, par exemple, du fameux passage de l'Idéologie allemande où Marx affirme que ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience1. La même année, en 1845, il affirmait dans ses Thèses sur Feuerbach : « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. » Résumons : 1. Êtres doués de conscience, les hommes transforment leurs vies et les circonstances. 2. Le changement de leur vie et des circonstances transforme leur conscience. 3. Leur conscience transformée transforme leur vie et les circonstances. Raisonnement on ne peut plus circulaire. De même que le paradoxe de l'œuf essentialisé et de la poule essentialisée est indémêlable, celui de la conscience et de la vie, fût-elle qualifiée de « réelle », nous place à un niveau où la seule réponse possible est un acte de foi2. Le sujet moderne et rationnel admet que la polarité est largement prédisposée à l'inversion, et que, par conséquent, le pôle-Sujets peut parfois être moins sujet que le pôle-Objets, et ce dernier moins objet qu'il n'en a l'air — après tout, même la polarité des pôles magnétiques terrestres s'inverserait au cours du temps selon les théories scientifiques en vigueur. Même ainsi, il lui importe de défendre la frontière entre les deux pôles. Il s'arme à cette fin de sa seule raison critique qui, elle, est parfaitement désincarnée et n'appartient à aucun des pôles (alors que la conscience est moins que jamais au-dessus du soupçon de matérialité). Le sujet rationnel peut alors actionner à loisir le commutateur qui inverse les polarités afin d'observer ce qui se passe et inscrire les résultats dans le grand registre de la science naturaliste.

Il faut noter que l'anthropologie a largement entériné la vision naturaliste des Modernes en décrivant les relations des primitifs à leur milieu « naturel » — alors que ce mot n'avait aucun sens pour ces peuples eux-mêmes3 — et en projetant sur eux la fameuse dichotomie nature/culture dérivée du modèle oppositionnel pôle-Objets/pôle-Sujets. Mais l'analyse du processus de transformation de ce milieu naturel en monde économique est demeurée à l'extérieur de son champ. Pourtant, bien qu'il soit nécessaire de la reformuler autrement, la question est cruciale pour nous aujourd'hui qui cherchons dans l'histoire de l'économie, depuis son origine jusqu'à sa phase de recomposition en simple idéologie du travail, ce qui peut motiver son extinction. Sans prétendre élucider la façon dont le système d'échange marchand s'est imposé à une certaine période au point de faire disparaître les systèmes basés sur la réciprocité ou la redistribution, on se demandera quel rôle a joué la monnaie dans la circulation non marchande puis dans la formation du système marchand. Notre interrogation critique débordera largement de celle du mode de production capitaliste que le mercantilisme a engendré et se centrera sur la rupture d'identité entre les collectifs humains et non humains qu'a provoquée le système d'échange marchand, rupture qui a donné naissance à un monde touffu d'objets apparemment autonomes et hostiles. L'apparition de ce type d'objets constitue une véritable révolution dans ce que nous nommons le procès d'objectivation en référence au procès de subjectivation qu'on a coutume d'attribuer au triomphe de l'individualisme bourgeois. Mais cette révolution, qui lui est bien antérieure et constitue la condition principale dudit triomphe, est loin d'être la conséquence d'une simple inversion des pôles comme semble l'indiquer la théorie marxienne de l'homme-objet et du fétichisme de la marchandise.

La théorie du fétichisme s'inquiète que la trace fantomatique de l'objet se dresse comme une force autonome et menaçante en face du sujet, mais, comme l'écrivait Adorno dans ses Notes sur la théorie et la pratique : « lorsqu'on tente de faire croire au sujet que l'objet est quelque chose d'incommensurable, la communication entre les deux est la proie d'un destin aveugle. » Le désastre auquel la subjectivité humaine est confrontée se lit d'abord dans celui que subit l'objectivité, phénomène dont nous ne recevons, hélas, que trop d'images. Et d'ailleurs, une crise n'est-elle pas en premier lieu une débâcle de l'objectivité, donc des collectifs non humains, au lieu d'être seulement celle de l'humain, preuve de l'aspect vital des liens interactionnels entre les existants ? Il serait en conséquence à la fois naïf et anachronique de croire que la solution du conflit consiste à renforcer la suprématie du pôle-S. Elle suppose plutôt le remplacement de la polarité oppositionnelle propre au naturalisme par une axiologie centrée sur l'échange symétrique entre collectifs humains et non humains, et donc par la reterritorialisation et la resocialisation non marchande de ces collectifs. L'une des conséquences majeures de ce changement serait l'abandon de la temporalité linéaire et cumulative qui constitue le fondement de l'idéologie du travail. Libérée de la production marchande et de la tyrannie du temps, l'existence des collectifs humains pourrait redevenir un champ d'expériences librement choisies et maîtrisées.

L'origine de l'économie

Dans L'invention de l'économie (Albin Michel, 2005), Serge Latouche fait état des croyances sociales qui fondent l'autonomisation et la généralisation du domaine économique4. Justifiant son approche résolument constructiviste, il aborde la question par le biais de la représentation car la pratique économique a besoin de la théorie. Même si, comme il l'affirme, la chose économique travaille la société depuis au moins Platon et Aristote, c'est-à-dire depuis le développement du commerce maritime de l'Antiquité, elle a attendu de voir son imaginaire triompher pour exister vraiment en tant que sphère autonome, ce qui ne s'est produit qu'avec la Modernité. La mécanique sociale prend alors exemple sur la mécanique naturelle. On cherche à découvrir les lois de la physique sociale ou de la nature humaine sur le modèle de la physique galiléenne. Latouche rappelle notamment certaines analogies, dans le Léviathan de Hobbes, entre la force d'attraction/répulsion de la gravitation et les sentiments humains. « Si l'univers est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celle de l'Intérêt », écrivait aussi Helvétius. John Locke, poursuit Latouche, « va, dans la trace de Hobbes, élaborer une physique juridique calquée sur le modèle de la mécanique rationnelle de Newton… […] De leur côté, les physiocrates construiront une physique-physiologie de l'ordre social naturel sur le modèle de la circulation du sang de Harvey. » (Latouche, op. cit.)

Puisque ces métaphores constituent la grille de lecture à travers laquelle les acteurs conçoivent leur activité, Serge Latouche tente d'inventorier celles qui ont joué un rôle majeur dans la construction du domaine de sens propre à l'économie. Il les définit ainsi :

– l'homme a une nature et cette nature est « naturelle » ; il a donc, par nature, des besoins déterminés (naturalisme) ;

– le comportement humain obéit à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur ; l'homme est capable de faire le calcul de ses plaisirs et de ses peines (hédonisme) ;

– l'homme naît comme individu ou atome du corps social ; la société est donc seconde par rapport à ses éléments (atomisme social ou individualisme) ;

– l'État société comme organisme social et politique résulte d'un contrat passé entre les individus (contractualisme) ;

– l'association des hommes est intéressée ; sa finalité n'est pas seulement la sécurité et la paix, mais aussi le plus grand bonheur possible ; il s'agit d'une association à but lucratif (productivisme) ;

– l'homme est propriétaire de lui-même et de la nature, il a raison d'en être maître et dominateur (privatisme) ;

– la nature est avare, les objets de la satisfaction des besoins ne sont pas donnés, et les moyens pour les obtenir ne sont pas abondants ; il faut donc produire (rareté) ;

– l'homme doit user de sa force physique et de son ingéniosité pour tirer part des moyens : la terre, les matières premières, les forces naturelles… (technicisme) ;

– la transformation laborieuse de la nature est une obligation ; l'appropriation de la nature pour la transformer et l'adapter à nos besoins, c'est le travail (travaillisme).

Serge Latouche décrit l'enchaînement de ces métaphores centrées sur les catégories naturalisme-hédonisme-individualisme. On peut regretter, cependant, qu'il n'ait pas davantage pris en compte la métaphore circulationniste des physiocrates5 dont la portée fut, elle aussi, considérable. D'autre part, il ne s'intéresse tout au long de l'ouvrage qu'au pôle-Sujets et, bien qu'il épingle le naturalisme, il ne tire aucune conclusion notable concernant l'évolution du pôle-Objets au cours du processus d'apparition de l'économie. Des économistes comme Michel Aglietta et André Orléan6 ont choisi quant à eux une approche moins asymétrique. Ils remarquent avec raison que la vision du sujet que propose l'économie politique « implique que l'objet est une chose inerte, un "bien" dans la liste de biens arbitraires. » Loin de s'en tenir à la dichotomie marxienne de la valeur d'échange et de la valeur d'usage, les auteurs repèrent dans le système marchand évolué (capitalisme) une double mutation : 1. un changement de statut des objets (les choses « inertes ») 2. la naissance du mythe du sujet libre et autonome, sorte d'hyper-sujet qui a atteint un niveau de « rationalité » inconnu jusqu'alors et qui entretient des relations uniformes avec tous les objets parce qu'il est a priori indépendant de tous les autres sujets. En fait, ironisent-ils, « qui prend au sérieux homo œconomicus doit voir en lui non pas l'homme moderne de la lutte concurrentielle, vivant dans l'incertitude de ses liens avec autrui, mais le produit d'une très haute civilisation, ayant accompli sur lui-même une véritable ascèse grâce à laquelle il s'est libéré complètement de la passion des autres. » L'économie politique néo-classique a milité, sous couvert de description objective, pour un monde correspondant à un principe de subjectivation idéal dont elle a cherché à hâter l'avènement. Les relations de domination et soumission des hommes entre eux, les contraintes et obligations sociales sont occultées au profit de la seule relation entre le sujet individualiste et ses objets, i.e. le rapport du pôle-S atomisé, tel que nous le connaissons aujourd'hui, et de son problématique corollaire du pôle-O transformé en une masse inquiétante d'objets anonymes.

L'argument des pratiques économiques transhistoriques ou intemporelles qui consiste à affirmer que les sociétés humaines ont de tout temps pratiqué l'échange, argument généralement utilisé à l'encontre de la thèse de l'invention de l'économie, notamment par les économistes et historiens marxistes, semble justifié par l'anthropologie sociale qui, de son côté, n'a eu de cesse de parler d'économie primitive. Nombre d'anthropologues, et certains parmi les moins économicistes, ont cédé aux sirènes du fétichisme de l'échangisme économique, proposant une vision ethnocentriste des sociétés sauvages. Souvenons-nous de Marshall Sahlins qui a emprunté à l'économiste russe Chayanov la notion de mode de production domestique dont on a du mal à comprendre l'utilité puisqu'il affirme que « parler de "l'économie" d'une société primitive, cela même est un exercice d'irréalité ». (Âge de pierre, âge d'abondance, éd. Gallimard, 1976). Laura et Raoul Makarius, bien qu'ils aient centré leurs recherches sur le réseau opaque des liens symboliques, ont émis l'idée que la chasse serait « la première forme de production de la société humaine ». Les choses sont plus tranchées chez Lévi-Strauss pour qui l'échange est la charnière entre nature et culture et concerne l'ensemble de la vie sociale. Les sociétés primitives seraient des sociétés-pour-l'échange : échange exogamique de femmes (parenté), de biens et de services (économie)7, de mots et de significations (culture). Vision contestée par certains anthropologues comme Pierre Clastres, par exemple, qui a pris le contre-pied de sa théorie. L'échange exogamique n'est à son avis qu'un moyen pour fomenter une alliance politico-militaire avec d'autres groupes car, à l'inverse de la conception lévistraussienne, les sociétés primitives sont des sociétés contre l'échange et pour la guerre. L'Autre, l'Étranger, est toujours un ennemi possible. La logique de ces sociétés est centrifuge : refus de l'Un, de la séparation et de l'État. L'état de guerre permet de conserver le Nous indivis et autonome et de garantir le statu quo, la non-évolution interne du groupe. Le problème de fond n'est donc pas : avec qui allons-nous échanger, mais comment allons-nous maintenir notre indépendance ? En fait, selon Clastres, Lévi-Strauss confond deux types d'échange : l'échange comme processus fondateur des sociétés humaines et l'échange comme mode de relation entre différents groupes. Plus récemment, Alain Testart a, lui aussi, remis en question la vision échangiste. Il regrette que, à la suite de Lévi-Strauss, de nombreux anthropologues aient confondu échange et réciprocité.

De manière générale, l'anthropologie témoigne à l'évidence que les sociétés étudiées sont à la recherche d'un équilibre, mais ce n'est pas d'un équilibre économique ou même écologique qu'il s'agit ; ce qui leur importe, ce sont plutôt les équilibres proprement axiologiques, redoutant ce qui compromet l'équilibre des échanges de propriétés vitales entre les collectifs ou trouble l'ordre des substances : mâle/femelle, droite/gauche, sang de chasse/sang de femmes, pur/impur, etc. L'interdépendance entre les membres du groupe est moins matérielle que symbolique, un symbolisme dominé en particulier par la consubstantialité des consanguins (Makarius) — risque de transmissibilité du danger entre eux, obligation de pratiquer l'exogamie sexuelle et alimentaire, de venger la mort d'un proche, et ainsi de suite. La distinction société/nature n'étant pas pertinente aux yeux des primitifs, ils considèrent qu'un crime peut nuire à l'ensemble de l'univers. L'ordre est axiologisant et le maintien de l'équilibre cosmique impose de ne pas introduire de désordre en mélangeant ce qui doit rester séparé8. Ainsi que Roger Caillois le constate dans son ouvrage L'homme et le sacré, la plupart des interdits sont en premier lieu « des interdits de mélange » car les « qualités des choses sont contagieuses : elles s'échangent, s'intervertissent, se combinent et se corrompent, si une trop grande proximité leur permet de réagir entre elle. »

La conception archaïque des relations entre l'individu et le monde n'admet pas les séparations conceptuelles du naturalisme9. La pensée magique n'a pas établi — ou ne souhaite pas établir — de coupure radicale entre esprit et matière, collectifs humains et non humains, essence et apparence ou autres ruptures oppositionnelles propres au naturalisme rationaliste. C'est pourquoi la théorie marxienne ou l'anthropologie sociale ont tant de mal à nous parler de l'échange ou de la valeur au sein de ces sociétés qui ne vivent pas, comme la nôtre, dans une dimension purement économique, ce qui est le cas de celles qui demeurent à un stade de groupes de taille modeste et isolés. Car les choses se présentent sous un jour différent lorsqu'elles commencent à créer de grands ensembles étatiques qui accentuent la division sociale du travail. Les raisons du passage du modèle centrifuge au modèle centripète sont encore très mal élucidées. Le début de la centralisation et la naissance de l'État s'expliqueraient par exemple par la densification de la population et l'augmentation du nombre d'interactions inter-personnelles qui, à partir d'un certain stade, deviendrait critique10. On passerait de quelques centaines d'interactions potentielles entre deux individus pour un groupe de vingt personnes à plusieurs millions si le groupe en compte deux milles, ce qui rendrait impossible l'arbitrage des conflits par le groupe lui-même. Mais cela n'explique pas pourquoi la population s'est densifiée à certains endroits. La localisation des premières sédentarisations (Croissant fertile) a donné lieu à de nombreuses hypothèses. Certains l'attribuent à la présence déterminante de ressources particulièrement importantes comme les céréales à grosses graines ou les gros mammifères, éléments qui auraient favorisé l'agriculture, entraînant un important accroissement démographique. Mais cette règle ne semble pas s'appliquer partout puisque certains groupes connaissaient vraisemblablement les céréales à grosses graines et le principe de la germination sans pour autant se sédentariser.

Le legs marxien

On sait que le legs marxien en relation aux sociétés pré-capitalistes est très pauvre et fournit peu d'éclaircissements sur l'apparition de l'économie marchande. Dans les passages du Capital consacrés à l'accumulation primitive (Cap., VIII, chapitre XXVI), Marx cherche avant tout à expliquer la genèse du travailleur libre, c'est-à-dire du producteur qui, dépossédé de ses moyens de production, est contraint de devenir salarié. Cette partie de l'œuvre de Marx est certainement très éclairante quant à la généralisation progressive du salariat et l'industrialisation massive aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais dès qu'il passe de l'analyse des forces productives — capital/travail ou capitalistes/travailleurs — à celle de la marchandise, « forme élémentaire de la richesse bourgeoise », Marx évacue la constitution de cette forme marchandise, évitant de l'analyser du point de vue du produit et non des producteurs. Il affirme, par exemple, que l' « une des conditions de la genèse [du capital], l'échange des marchandises, le commerce, se forme lui-même sur la base de diverses formes de production qui ont ceci de commun que la production capitaliste n'y existe pas encore, sinon de manière sporadique… » (Marx, op. cit.) Mais alors, que produit-on dans ces sociétés pré-capitalistes, et à quoi ressemble leur procès d'objectivation ? Qu'échangent-ils, les propriétaires de marchandises indépendants ? Quelles sortes de marchandises11 et sur quelle base-valeur ? On l'ignore. Mais pourquoi s'en soucier, puisque tout conduit à l'apparition de l'inévitable monstre à deux têtes — valeur d'usage et valeur d'échange — qu'est la marchandise capitaliste ? C'est la réponse que semble insinuer Marx, fidèle en cela à sa vision téléologique de l'histoire (le cheminement obligé des sociétés de leur stade primitif vers le stade civilisé). Le raisonnement avait pour unique objet de montrer pourquoi la double forme valeur de la marchandise devenait la forme dominante quand le capitalisme triomphait. Dans l'un des rares passages où il évoque l'échange pré-capitaliste sous la forme du troc (Critique de l'économie politique, I, 1), il présuppose l'existence de l'objet dont il souhaite montrer l'apparition : le monstre à deux têtes. « Le troc direct, écrit-il, forme primitive du procès d'échange, représente plutôt le début de la transformation des valeurs d'usage en marchandises, que celle des marchandises en argent. La valeur d'échange n'acquiert pas une forme indépendante, mais est encore directement liée à la valeur d'usage. »

L'idéologie progressiste à laquelle Marx adhère tend à naturaliser la notion de valeur d'usage, proposant ainsi une vision utilitariste de l'objet. N'est-il pas trompeur d'appliquer nos catégories à l'échange primitif et, qui plus est, à des sociétés du monde I (selon la classification d'Alain Testart dont on parlera plus loin) i.e. des sociétés qui ne pratiquaient pas l'accumulation ? On a vu plus haut que la constitution du pôle-S par l'échange marchand et sa théorisation par l'économie politique conduisaient à la conception moderne de l'objet-esclave, de l'objet réifié, et l'on a appelé ce phénomène procès d'objectivation marchand12. Le fait que l'objet ait été progressivement désanthropomorphisé et transformé en bien fongible13 au cours du processus marchand puis industriel invalide la vision objectiviste de Marx. L'usage n'est pas en correspondance naturelle et automatique au besoin  ; il est, au contraire, purement axiologique dans la mesure où il dépend du système de croyances qui régit la société et de la façon dont cette dernière ordonne l'univers. La notion d'usage se résume à la manifestation des pratiques sociales permises par l'objet et qui constituent la finalité de sa création14. Ces rituels sont variables selon les peuples et les époques. Les besoins (même ceux qu'on dit biologiques) et les désirs sont inextricablement liés chez les humains. Aristote fait observer que les animaux ont eux aussi une certaine liberté en relation à leurs besoins15. Pour Spinoza, le besoin (« l'appétit ») n'est pas différent du désir. « Le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même, écrit-il dans l'Éthique. Il résulte de tout cela que ce qui fonde l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir, ce n'est pas qu'on ait jugé qu'une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu'une chose est bonne par cela même qu'on y tend par l'effort, le vouloir, l'appétit le désir. » (« De l'origine et de la nature des passions, prop. 9 »).

Pour Marx, au contraire, l'activité humaine se distingue de celle de l'animal en ceci que l'animal « produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme produit d'une façon universelle ; il ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré. » (Manuscrits de 1844). Il est donc impossible pour Marx de séparer les besoins ou désirs de l'activité productive, et de considérer l'activité d'une espèce simplement comme un échange symbiotique avec les autres existants. Pour Joseph Gabel (La fausse conscience, éd. Minuit, 1962) la théorie de la valeur marxienne n'est pas une axiologie au sens propre, mais n'en est pas non plus la négation : elle en est le négatif puisqu'elle est « la phénoménologie d'un processus de dévalorisation réificationnelle qui montre comment, dans l'économie capitaliste, la marchandise devient valeur et l'homme devient marchandise ». Or, puisqu'il naturalise la notion de « valeur d'usage », Marx ne semble-t-il pas considérer que le pôle-O est naturellement constitué d'objets réifiés tels qu'en produisent les sociétés marchandes, ou de valeurs-ressources à leur disposition ? Pour lui, le procès d'objectivation marchand ne pose pas problème en soi, seule est regrettable la perte de maîtrise du producteur sur son produit et donc la faible dominance du pôle-S sur le pôle-O devenu autonome, du moins en apparence (fétichisme de la marchandise). La nature, « corps non organique de l'homme » (Marx, op. cit.), est vue à travers le prisme cartésien de la domination et possession. Il y a donc bien une axiologie positive sous-jacente à la théorie de la valeur de Marx, même si elle paraît masquée par la prééminence du champ « objectif » de l'économie ou par le flou de sa théorie sur les formes pré-capitalistes de l'échange.

La tradition maussienne et sa critique

La tradition maussienne a fortement influencé la vision de l'échange archaïque en vulgarisant la fameuse symbolique du don — devenue d'ailleurs une sorte de cliché anticapitaliste ou la solution miracle au pourtant si complexe problème de l'échange.

Dans sa Critique du don : Études sur la circulation non marchande, (Syllepse, 2007), Alain Testart remet en question l'opposition binaire de Mauss entre le don et l'échange marchand en introduisant une autre catégorie à l'intérieur de l'échange : l'échange non marchand. Pour Testart comme pour Marx, l'échange marchand implique que ce soit le rapport aux choses qui commande le rapport entre les personnes (dans notre terminologie, le pôle-O domine le pôle-S) — et même un double rapport aux choses : la répudiation de la chose mise en vente et le désir de ce que le vendeur peut en retirer. D'autre part, l'échange marchand est coupé de tous les autres rapports pouvant exister entre les échangistes. Par contraste, un échange non marchand dépend de rapports autres que des rapports strictement économiques et ne peut être assimilé à un don car il suppose l'obligation d'une contrepartie. Alain Testart reproche d'ailleurs à Mauss d'avoir tellement insisté sur le contre-don — la fameuse obligation de rendre — qu'il a fini par occulter la différence entre échange et don. Dans le cas du don, la contrepartie n'est pas nécessaire, elle ne constitue pas la finalité de l'acte et n'est pas non plus sa condition. On ne peut pas l'exiger car si on l'exige, on se place sur le plan de l'échange. Pour A. Testart, aucun transfert n'est dû dans le fameux potlatch des Amérindiens de la Côte nord-ouest : on ne rend que pour une question d'honneur, mais sans que personne n'y soit obligé. On ne peut réellement parler de réciprocité (au sens matériel) que dans l'échange. Le potlatch est « un jeu élitiste de reconnaissance réciproque ». Il faut donc, selon l'auteur, établir une distinction importante entre le potlatch qui est une suite ininterrompue de dons et de contre-dons, et le kula qui est vu comme une suite d'échanges non marchands16.

Autre exemple similaire : le bridewealth (compensation matrimoniale ou le prix de la fiancée). Cette coutume oblige le futur mari à fournir aux affins des biens pour obtenir la main de leur fille. L'auteur nous dit que dans de nombreuses sociétés traditionnelles, ces transferts de biens pour des raisons matrimoniales représentent la plus grosse part de tous les transferts effectués dans ces sociétés. Les monnaies dites primitives, telles les monnaies de coquillage d'Océanie, servent avant tout aux paiements de mariage. « Pour autant, écrit-il, il ne s'agit pas d'un échange marchand. Aucune femme à marier n'a jamais été offerte sur un marché, aucun mariage n'a jamais été conclu par achat. Le mariage est une alliance entre deux familles et c'est dans le cadre de cette relation d'affinité que se fait la transaction, c'est sous condition de cette alliance que se réalisent la vente et l'achat de droits sur l'épouse. Un échange conditionné par un autre rapport social qui le dépasse, à la fois parce qu'il le commande et généralement parce qu'il lui survit, c'est ce que nous appelons un échange non marchand. » (Testart, op. cit.) Il existe bien des rapports (parfois extrêmement contraignants) des choses entre elles dans le kula ou d'autres échanges non marchands (dans le kula, les colliers vont dans un sens, les bracelets dans l'autre ; pour ce qui est de la compensation matrimoniale, on doit l'honorer en fournissant un certain type de biens, etc.), mais les relations de ce type ne dominent pas les relations inter-personnelles.

Avec cette figure de l'échange non marchand, A. Testart fait donc apparaître une sorte de valeur paradoxale, une valeur non marchande qui concerne aussi bien des objets (kula) que des personnes (compensation matrimoniale). L'extrême ritualisation des échanges que décrit Malinowski chez les Trobriandais, les régulations compliquées des transferts de biens entre les cultivateurs de l'intérieur et les pêcheurs du littoral, l'attention portée à la réciprocité entre les « moitiés » de la division tribale, ne sont-ils pas des obstacles au libre jeu de l'offre et de la demande, c'est-à-dire en fait à la pression de la valeur marchande ? N'est-il pas tentant d'appliquer au refus de la libre constitution de la valeur économique chez les Trobriandais le même raisonnement que Clastres appliquait au refus de l'État chez certaines tribus amérindiennes : sociétés contre l'État, sociétés contre la valeur  ? Curieusement, dans son ouvrage sur le don, A. Testart va à l'encontre de cette thèse. Il considère que les biens cérémoniels, ou même les dons, ont aussi une valeur économique et marchande17, ce qui semble en contradiction avec sa démonstration. Encore faudrait-il savoir s'il pense que ces biens ont intrinsèquement une valeur économique ou qu'ils l'ont acquise à partir d'une certaine époque. Même si la frontière qu'il dessine entre l'échange et la valeur économique n'est pas très nette, il admet en tout cas que des biens peuvent s'échanger sans recours à une quelconque monnaie18. Or les économistes et les historiens ont émis l'hypothèse — c'est la théorie classique — que la monnaie a été inventée pour faciliter le troc, opinion qui a été souvent battue en brèche par l'anthropologie. La division sociale du travail est si peu développée au sein des sociétés primitives que personne, fût-il chaman ou autre, ne peut négliger de pourvoir par lui-même à ses besoins essentiels. Le troc suffit amplement aux faibles transferts de biens. On peut se demander, dans ce cas, quel est le rôle de la monnaie chez les primitifs.

La monnaie sauvage et son usage

Les sociétés primitives sont des sociétés sans État ou sans écriture. Alain Testart propose une classification plus précise (Éléments de classification des sociétés, éd. Errance, 2005) et les divise en trois mondes :

– le monde III regroupe les sociétés étatiques où la terre et les moyens de production sont privés ;

– le monde II concerne des sociétés ploutocratiques, semi-étatiques ou étatique, mais sans propriété fundiaire19 ; il existe une certaine forme de richesse non destinée à acquérir des biens mais essentiellement du prestige ; on y pratique le bridewealth ou prix de la fiancée (compensation matrimoniale au moment du mariage), le wergeld ou prix du sang (qui peut être considéré comme le rachat par le meurtrier de son droit de vivre), etc. ;

– et enfin le monde I où les sociétés ont une organisation politique minimale et aucune richesse socialement utile, ce qui veut dire aucune richesse servant à acquérir des biens ou des droits sur des personnes, ou racheter un meurtre, etc. Les chasseurs-cueilleurs, comme les Australiens par exemple, n'ont pas de monnaie et ne font pas de stocks. Ils possèdent certaines techniques pour conserver la viande, mais ne les utilisent pas. Ils ne pratiquent pas le prix de la fiancée, contrairement aux chasseurs-cueilleurs « stockeurs ».

Les chasseurs-cueilleurs éleveurs de rennes ou de chevaux, quant à eux, évaluent le montant dû en nombre de montures. Ceux-là, pour A. Testart, appartiennent incontestablement au monde II. C'est également dans le monde II qu'ont lieu les transferts de biens donnant lieu à des cérémonies ostentatoires comme le potlatch ou le kula. Les monnaies du monde II servent donc principalement à des transactions non utilitaires c'est-à-dire à payer des biens matériels ou immatériels liés aux personnes. (Testart, op. cit.) Ces acquisitions concernent des biens immatériels sous la forme de droits sur l'épouse, surtout en Afrique, moins en Océanie. Paiements de mariage : achat par le mari des droits détenus par le père de la fiancée, droits de rattachement au lignage des enfants, de toucher des indemnités d'adultère ou autres types d'indemnités, amendes, compensations ou droits d'entrée dans des associations prestigieuses. Dans son ouvrage sur l'origine de la monnaie20, Philippe Rosbapé rappelle que le latin pacare (payer) veut dire « pacifier », « établir un pacte ». Le lien entre le prix de la fiancée et le Wergeld, c'est qu'on rétablit par un paiement (pacte) l'égalité du « quantum de vie » entre deux ou plusieurs groupes quand cet équilibre est rompu par l'octroi d'une fille ou un meurtre. Les échanges de biens précieux et les sacrifices obéissent à la même nécessité de ne pas laisser s'installer de déséquilibre. Les biens précieux sont échangés en tant que substituts de vie : ce sont des garanties par lesquelles les donneurs de biens s'engagent à rendre une vie pour celle qu'ils ont prise à un autre groupe. Lorsqu'il s'agit d'un échange direct de sœurs, il n'y a pas lieu d'effectuer de paiement. En revanche, lorsque l'échange exogamique de femmes est différé, souvent à la génération suivante, le paiement compense le degré d'incertitude.

Lorsque la monnaie n'existe pas, comme chez les aborigènes australiens (monde I), on n'effectue aucun paiement. On fournit, par exemple, du gibier ou du travail aux affins, ce qui est une forme de dépendance personnelle et sans limites. Il n'y a pas non plus de wergeld, et pour un meurtre, on tue, on donne un équivalent, on se soumet soi-même à une blessure. Mais dans les sociétés où l'accumulation de biens matériels s'est accrue de manière significative, la monnaie apparaît spontanément comme un moyen de régler ses dettes. On peut racheter un meurtre avec des coquillages ou des haches polies, payer le prix de la fiancée avec des peaux d'animaux. Il est possible maintenant de solder ses dettes avec des choses, mais on reste encore dans un rapport entre personnes21. Il semble d'ailleurs que dans les sociétés monétarisées, les dons purs aient une place extrêmement réduite. À ce sujet, l'analyse de Malinowski diffère sensiblement de celle de Mauss. Lorsqu'il établit la typologie des échanges aux Trobriands, l'auteur des Argonautes affirme que le don se pratique surtout entre époux, ou parents et enfants, et n'a pas de réelle importance sociale ; il ajoute que « dans la terminologie indigène, il n'existe pas de nom générique pour cette sorte de dons librement consentis […] acte par lequel une personne donne un objet ou rend un service sans rien attendre ni recevoir en retour. » En dehors du don, il existe une gradation d'échanges qui va de la rétribution qu'un homme doit aux parents de sa femme — rétribution sociale par excellence — aux échanges purement commerciaux. Ces échanges qui ne sont ni dons ni commerce consistent en rémunération pour services rendus (paiement du sorcier ou du magicien des jardins, etc.), cadeaux rendus à valeur égale, échange de biens matériels contre des privilèges, titres et possessions non matérielles (ces transactions se rapprochent déjà du commerce dans la mesure où deux propriétaires, possédant chacun une chose à laquelle ils tiennent beaucoup, l'échangent pour une autre qu'ils apprécient encore plus), troc cérémoniel avec paiements échelonnés (exemple type : le kula). Le commerce pur et simple qui relève de l'intérêt personnel, ne nécessite aucun cérémonial, aucune magie ni partenaire personnel. Les artisans-commerçants sont d'ailleurs traités avec mépris22, ce qui corrobore l'hypothèse évoquée plus haut d'une résistance initiale au procès d'objectivation marchand.

On voit qu'il existe entre les extrêmes du don pur et de l'échange marchand, une vaste zone que Testart, en cela assez fidèle à Malinowski, a nommé « échange non marchand ». Elle représente la quasi-totalité des transactions dans les sociétés du monde II qui ont initié certaines pratiques d'accumulation (de biens, de prestige et de pouvoir). Cette zone d'échange mouvante demeure régie par des lois axiologiques et, même si elle constitue le terrain de prédilection du paiement monétaire, l'échange économique est maintenu à sa frontière. Le pôle-S ne s'est pas encore constitué par atomisation des individus, comme dans les sociétés où le procès d'objectivation marchand est allé à son terme. Les liens interhumains sont encore formés de rituels d'échange entre personnes identifiées, et non d'assemblages d'objets réifiés et de praxis dépersonnalisantes comme dans le système d'échange marchand.

Examiner la monnaie dans sa fonction pratique, du moins en apparence (c'est-à-dire comme moyen de paiement), nous éclaire aussi sur sa fonction symbolique, raison même de son existence. Dans un exposé sur la tradition monétaire institutionnaliste23, André Orléan se livre à une analyse critique d'un court essai de Mauss intitulé Les origines de la notion de monnaie (1914), communication dans laquelle l'anthropologue développe le modèle de la monnaie comme talisman. Orléan résume le point de vue de Mauss de la façon suivante : la monnaie est une valeur étalon qui est permanente, transmissible, qui peut être l'objet de transactions sans être détériorée, mais qui permet de se procurer d'autres valeurs fongibles, transitoires, des jouissances, des prestations. Or le talisman et sa possession ont sans doute, dès les sociétés les plus primitives, joué ce rôle d'objets également convoités par tous, dont la possession conférait à leur détenteur un pouvoir qui devient aisément un pouvoir d'achat. La monnaie n'est-elle pas l'expression acceptée de la valeur sociale ? De par la vénération unanime dont elle est l'objet, de par le prestige que le talisman confère à celui qui le possède et qui s'en sert pour commander aux autres, elle est dotée d'un pouvoir sur tous les objets profanes : celui de tous les acquérir. C'est de cela qu'elle détient son pouvoir d'achat. La richesse du chef et du magicien réside avant tout dans les emblèmes qui incarnent leurs pouvoirs magiques, leur autorité en un mot, ou qui symbolisent la force du clan. Finalement, l'idée semble se résumer à une constatation assez simple : de même que les sauvages attribuent beaucoup d'importance à certains objets comme des pierres, des cristaux de quartz ou des coquillages, et que ces talismans sont source de pouvoir pour les chefs et les magiciens, nous autres, civilisés, avons aussi déifié certains métaux, dits précieux, et notre foi en leur valeur résulte de la croyance en eux comme source de pouvoir quasi magique. Bien que la question de la monnaie moderne se pose sous un angle différent, Orléan décèle des « similitudes significatives avec le modèle du talisman, à savoir le fait d'une dévotion collective pour un objet qui acquiert ce faisant un pouvoir libératoire universel. Ce qui change est la nature de la dévotion qui cesse d'appartenir au registre magico-religieux. Pourtant, même dans le cas moderne, les croyances continuent à exercer une influence cruciale. En effet, le rapport à la monnaie se construit sur la base d'une représentation de ce que la monnaie vaudra dans le futur, représentation qui excède de beaucoup ce que la seule rationalité peut produire. Il y entre nécessairement des éléments de croyance collective. » (Orléan, op. cit.) On l'admet volontiers car toute institution — et personne ne conteste que la monnaie en est une — ne repose-t-elle pas sur une croyance collective ? Un fait institutionnel se différencie d'un fait physique en ceci qu'il n'a de validité qu'en relation à une règle invisible, instituée, conventionnelle, modifiable, et qu'en dehors de son contexte, le fait ne vaut pas plus que les bons du trésor russes après l'arrivée au pouvoir des bolcheviks. Savoir si ce billet de banque ou ce chèque est vraiment échangeable contre des biens physiques, si ce contrat notarié va bien me permettre d'hériter d'une maison, si ce bloc de ciment délimite ma propriété, si cet acte de mariage lie ma destinée à celle d'une autre personne, si cette carte grise est bien la preuve que je suis possesseur de cette voiture, etc., tout cela dépend de croyances collectives. Contrairement à n'importe quel fait physique, l'existence d'une institution repose sur la foi qu'elle continuera à exister dans le futur, foi qui, elle aussi, « excède beaucoup ce que la seule rationalité peut produire ».

Mais les hypothèses de Mauss dans Origines de la notion de Monnaie ont une portée beaucoup plus grande que celle qu'Orléan lui attribue. Mauss explique au début de son article que, travaillant sur des documents publiés au Togo sur les langues et les nations ewhé, il était à mille lieues de se préoccuper du problème de la monnaie. Or, que s'est-il passé ? Voici ce qu'il écrit : « J'étudiais en particulier la notion de dzó équivalente à celle de mana, qui est celle du pouvoir, des substances, de l'action magiques chez les Ewhé. Et, parmi les dérivés du radical dzó, je trouvai dans le dictionnaire de Westermann le mot dzonú, chose magique. "Toute sorte de perle, ou de chose en forme de perle, etc.". C'était un des noms des cauris d'ailleurs si utilisés dans la magie et la religion des nations nègres en général. Autour de ce fait, d'autres faits cristallisèrent très vite et qui formèrent une sorte de système. En voici quelques-uns qui se rapprochent comme d'eux-mêmes. La notion de mana en Mélanésie, est directement reliée à la notion de monnaie. » (Mauss, op. cit.) C'est une notion floue et pourtant extrêmement puissante24. Elle fait étrangement penser à ce que nous appelons la valeur. Là encore, le raisonnement d'Orléan paraît tout à fait conforme à la pensée de Mauss. Il écrit que la valeur est, dans une économie marchande, au fondement du rapport à autrui, qu'elle fait l'objet d'un accord unanime de tout le groupe, et que chacun reconnaît un certain signe, la monnaie, comme étant l'expression socialement légitimée de la valeur abstraite. Or c'est dans une note de l'Essai sur le don, encore dix ans plus tard, que Mauss précise un peu mieux sa pensée sur la filiation mana-argent : « Selon nous, l'humanité a longtemps tâtonné. D'abord, première phase, elle a trouvé que certaines choses, presque toutes magiques et précieuses, n'étaient pas détruites par l'usage et elle les a douées de pouvoir d'achat … Puis, deuxième phase, après avoir réussi à faire circuler ces choses, dans la tribu et hors d'elle, au loin, l'humanité a trouvé que ces instruments d'achat pouvaient servir de moyen de numération et de circulation des richesses. [… Et c'est à partir de ce stade qu'à une époque assez ancienne, dans les sociétés sémitiques, mais peut-être pas très ancienne ailleurs, sans doute, on a inventé — troisième phase — le moyen de détacher ces choses précieuses des groupes et des gens, d'en faire des instruments permanents de mesure de valeur, même de mesure universelle, sinon rationnelle — en attendant mieux. » Mauss entrevoit en effet que l'argent, comme catégorie économique, est né de la fusion entre deux processus : d'une part le processus magique (mana) qui animait les monnaies primitives et, de l'autre, celui des documents comptables liés aux échanges commerciaux des premières cités-États25. L'un se réfère au monde symbolique, l'autre à l'action pragmatique et lucrative de l'État et des marchands. L'ambivalence du mana s'est objectivée dans le processus valeur-argent et son corollaire : le processus d'accumulation-valorisation. Le pouvoir de l'argent, qui paraît à la fois d'une efficacité remarquable et d'une dangerosité tout aussi intense, reproduit les qualités de fascination que possédait jadis le mana, la force magique, à la fois efficiente sur le plan physique et sur celui de l'invisible, à la fois bénéfique (immense accumulation de positivité) et destructrice26.

Dans son analyse du sacré (Le sacré et la violation des interdits, Payot, 1974), Laura Lévi Makarius assimile l'ambivalence du mana au pouvoir sacré du sang, à la croyance au caractère dangereux du sang, à son pouvoir magique et à l'efficacité de la violation de tabou pour l'acquérir et s'en servir aux fins désirées par le groupe. L'ambivalence du mana est donc elle-même héritée de celle du fluide vital, élément profondément sacré pour une société chasseresse : le sang, source de vie et de mort. La pensée primitive cherche avant tout l'équilibre et craint que l'accentuation des dissymétries n'ait des effets dévastateurs. Quand le sang d'un membre du clan est versé, une force redoutable est libérée et ne peut être canalisée que par le sacrifice d'une victime expiatoire. Venger le sang, remarque Durkheim, consiste à « anticiper les violences que le sang engendrerait de lui-même si on le laissait faire » (La prohibition de l'inceste et ses origines). C'est pour cette raison que, selon Lévi Makarius, les hommes s'infligent des scarifications sanglantes avant de partir à la chasse ou à la guerre, ou à d'autres activités les exposant au danger de sang. Dans le même esprit, ils rachètent la mort d'un proche en se tailladant le corps et en se mutilant ; l'ablation d'un doigt ou d'une phalange, par exemple, est une sorte de sacrifice de rachat. Les sociétés qui ne pratiquent pas l'accumulation ou qui ignorent le sacrifice animal sont des sociétés sans monnaie. Pour les autres, l'agent du rachat est toujours le sang, humain ou animal, jusqu'à une époque tardive où on l'a remplacé par des dons ou des versements en espèces27. On comprend mieux, à travers cette analyse, le glissement symbolique de la valeur-sang vers la valeur-monnaie qui agit comme substitut du fluide vital. À la place du sacrifice humain, la loi permet que le transgresseur fasse don d'un animal acquis avec son argent (sa monnaie) et lui transfère symboliquement sa faute. Il s'acquittera de sa dette en versant l'argent-sang de l'animal au cours du sacrifice expiatoire. La monnaie acquiert finalement le pouvoir d'agir en se substituant au sang humain.

La monnaie n'est pas donc un signe destiné à exprimer une valeur marchande, mais elle véhicule la signification du sang. Elle est censée relier les individus, rétablir leurs liens et, par extension métaphorique, relier les diverses parties du « corps social » en circulant. La métaphore circulationniste des physiocrates a donc des sources anciennes et profondément enracinées dans notre culture, car la circulation ne se réduit pas à l'échange, ni n'en est la conséquence. Comme le note Mauss, la circulation non marchande de biens précieux au cours d'échanges cérémoniels a précédé la circulation des biens utilitaires avant que cette dernière ne la supplante lors du procès d'objectivation marchand. Cela ne signifie pas qu'il faille faire découler la circulation marchande de la circulation non marchande, ni faire remonter l'archéologie économique aux échanges cérémoniels de type kula ou potlatch, comme le propose Serge Latouche qui suggère ainsi que « le luxe est à l'origine du jeu économique » chez les primitifs comme dans l'Europe médiévale (L'invention de l'économie, p. 176). La circulation primitive de biens de luxe se produit sur un registre différent : même s'il existe une sorte de comptabilité des échanges, elle touche au « quantum de vie » et non aux biens en eux-mêmes, alors que Latouche y voit une sorte de pré-économie. On peut tout au plus penser que la circulation de biens cérémoniels fait partie des conditions de possibilité de l'apparition de la circulation marchande28. Mais dans les sociétés non marchandes, contrairement aux sociétés où le mercantilisme a triomphé, le paiement n'est nullement destiné à éteindre les dettes. Rosbapé fait remarquer que leur extinction « mettrait fin à des relations douloureusement établies par cette perte vitale qu'est la remise d'une femme à un autre groupe. » (La dette de vie) On peut penser que la marchandisation du système d'échange est une pathologie de ce système plutôt qu'une évolution normale du prototype vers sa forme mature. Pour Marx, la maladie se nomme fétichisme de la marchandise. Il convient donc examiner les symptômes qu'il décrit et les remèdes qu'il propose.

Valeur et fétichisme

Marx retrace dans un chapitre intitulé « Remarques historiques sur le capital marchand » (Cap., III, Quatrième section, Chapitre XIII) la phase finale de la transformation des marchandises en capital productif :

– les marchandises sont d'abord produites et échangées (formation de la valeur) dans le système marchand non capitaliste ;

– la circulation constitue le processus principal : il est d'abord autonome avant d'être intégré et soumis au processus de production ;

– pour que le mode capitalistique se constitue, il faut qu'il y ait un marché mondial.

On en retiendra que, pour l'auteur du Capital, la valeur en tant que catégorie économique est une création bien antérieure au capitalisme et que sa formation est une condition nécessaire mais non suffisante à l'apparition du capitalisme. D'autres facteurs historiques et sociaux ont été déterminants. Quels sont-ils ?

En premier lieu, l'inversion. Dans le système capitaliste, un rapport social se présente non sous une forme de domination directe entre les individus, comme dans les sociétés précédentes, mais sous une forme objectivée. La domination du capitaliste sur l'ouvrier ne fait qu'incarner la domination de l'objet sur l'homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur. Les caractéristiques des rapports entre les individus semblent émaner des choses elles-mêmes, dépendre de propriétés inhérentes aux objets (les machines, par exemple, qui ne sont que des objets techniques, semblent se présenter tout naturellement sous la forme de capital). Dans ces conditions, le vrai sujet n'est plus l'homme — pas même le capitaliste qui n'est que du « capital personnifié » —, mais un « sujet automate », la valeur, qui règle à la fois le mouvement des choses et les rapports entre les individus. L'homme est réduit au rôle d'objet. Il se produit donc un phénomène d'inversion du pôle abstrait et du pôle concret, du sujet et de l'objet, du vivant et du mort, et c'est ce qui signe la naissance du mode de production capitaliste. Le producteur est désubjectivisé et sa création, la marchandise, se dresse face à lui comme une force autonome, de la même manière, nous dit Marx, que l'individu religieux est dominé par des symboles auxquels il prête une réelle existence alors qu'ils ne sont que le fruit de l'imagination des hommes29.

Le processus d'accumulation des richesses est basé sur la faculté que possède la valeur de tout transformer en marchandises — processus automatique que Marx nomme fétichisme de la marchandise. Mais ce processus de valorisation, comment est-il lui-même alimenté ? Sa source est constituée par le travail qui s'objective (Capital, I, 1). On peut mesurer la grandeur de la valeur d'une marchandise par la quantité de substance créatrice de valeur contenue en lui, la quantité de travail. C'est le travail qui constitue la substance de la valeur, substance dont la mesure est fournie par la durée du travail. Mesurer la richesse revient à évaluer la quantité de valeur créée par l'activité humaine, elle-même dépendante de la quantité de travail consacrée à la produire.

Il semble que Marx ait tenté de concilier une théorie objectiviste de la valeur-travail, très proche de celle des économistes classiques (i.e. valeur-substance et non valeur-croyance), et une théorie subjectiviste héritée de la conception hégélienne du fétichisme, conception elle-même basée sur l'analyse que Charles De Brosses propose vers le milieu du XVIIIe siècle. De Brosses définit le fétichisme comme une « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l'on divinise », une croyance en des « choses douées d'une vertu divine ». Hegel développera à partir de là une vision raciste et primaire de l'Afrique dans un célèbre passage des Leçons sur la philosophie de l'Histoire. Dans l'esprit du philosophe, le « fétichisme nègre » s'oppose à la religion, i.e. à la conscience qu'il existe quelque chose de supérieur à l'homme. Car « pour [la magie], l'homme est la puissance la plus haute, ayant vis-à-vis de la force de la nature une attitude de commandement ». Second élément : les adeptes du fétichisme « se représentent cette puissance qui est la leur, se l'extériorisent, s'en font des images. Donc, ce qu'ils se représentent comme leur puissance n'a rien d'objectif, d'en soi consistant, différent d'eux-mêmes, mais c'est le premier objet venu quel qu'il soit, qu'ils élèvent au rang de génie, un animal, un arbre, une pierre, une image en bois. C'est là le fétiche… » On voit donc la manière non critique dont Marx a transposé la théorie du fétichisme primitif inaugurée par De Brosses en une théorie du fétichisme de la marchandise. Et pourtant, curieusement, la métaphore de l'inversion semble nous orienter vers une sorte d'animisme où des entités dénuées de vie et d'intentionnalité seraient devenues sujets. Comment sortir de cette aporie ? Comment expliquer cette mystérieuse inversion sans remettre en question les statuts ontologiques installés par la tradition philosophique occidentale, retrouver la rassurante conception dualiste du sujet-esprit et de l'objet-esclave, de l'esprit dominant la matière ? Suffit-il de suggérer que cette inversion n'est qu'apparente, qu'elle n'est que l'une de ces tromperies courantes « dans la région nuageuse du monde religieux » ? La conception du fétichisme qui a influencé Marx a-t-elle à voir avec la valeur-mana de Mauss30 ?

Dans son Essai sur le don, Mauss s'interroge sur « la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ? » Cette question est en réalité très proche de celles que Marx se pose à propos du fétichisme de la marchandise et du caractère « automate » de la valeur. Comment un rapport social déterminé des hommes entre eux peut-il revêtir la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles ? Pourquoi semble-t-il qu'il réside dans ces choses une propriété de s'échanger en proportions déterminées ? Comment se fait-il que les conditions matérielles apparaissent comme des fétiches doués d'une volonté et d'une âme propres ? Que les marchandises figurent comme acheteuses de personnes ? La réponse que donne Marx à cette question est celle de la valeur automate et celle de Mauss correspond à la célèbre description du hau polynésien, une notion distincte selon lui du mana31. En droit Maori, accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter un peu de son âme. Or cette âme, le hau, veut revenir au lieu de sa naissance, au sanctuaire de la forêt et du clan et au propriétaire. « Et voilà, conclut Mauss, l'idée maîtresse qui semble présider à Samoa et en Nouvelle-Zélande, à la circulation obligatoire des richesses, tributs et dons. […] Nous montrerons comment ces faits peuvent contribuer à une théorie générale de l'obligation. Mais, pour le moment, il est net qu'en droit maori, le lien de droit, lien par les choses, est un lien d'âmes, car la chose elle-même a une âme, est de l'âme. » Si les sauvages tiennent compte de l'âme de leurs objets, qu'en est-il des civilisés ? Notre marchandise « acheteuse de personne » (Marx) n'a-t-elle pas une âme, elle aussi ? Il semble bien que ce soit le cas puisque « Naturellement débauchée et cynique, elle est toujours sur le point d'échanger son âme et même son corps avec n'importe quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d'attraits que Maritorne. » (Marx, Capital, I, 1).

Dans le régime d'échange archaïque, le bien cherche éternellement à retrouver son propriétaire et son lieu de naissance, alors qu'en régime capitaliste, il a l'âme vagabonde et semble vouloir s'enfuir le plus loin possible de son origine — en réalité, fabriqué en masse, il est entraîné dans des réseaux de circulation qui le désintègrent et le désocialisent en le rendant anonyme. Pour Marx, comme pour Mauss, la force de l'échange semble immanente au bien. Pourquoi ? C'est au fond une idée très simple qui sous-tend la nécessité d'échanger des biens, qu'ils soient dotés d'une âme nostalgique et casanière (hau) ou « dépravée » (marchandise) ; cette idée, sur laquelle Mauss revient sans cesse, c'est l'obligation. La société nous oblige (ob-ligare), c'est-à-dire qu'elle nous attache, qu'elle nous lie, et, comme nous ne sommes pas des êtres immatériels, elle le fait au moyen d'objets. Nos rapports interhumains sont médiatisés par des entités autres que soi-même mais existant dans un rapport d'identité, quel que soit le siècle où nous vivons ou la civilisation à laquelle nous appartenons. Plus il y a de choses autour de nous, plus il y a de liens, et plus nous avons d'obligations. En ce sens, les civilisés ne se distinguent pas des sauvages, si ce n'est par le nombre sans cesse croissant et la qualité exécrable de leurs obligations. Et si le droit primitif associe aux échanges des discours et des rituels qui nous paraissent difficiles à comprendre, le droit civilisé en a inventé infiniment plus et beaucoup plus compliqués, inutiles voire insensés.

Bien que la métaphore de la valeur qui a triomphé au sein du monde civilisé se soit incarnée dans un ensemble de rituels utilitaristes et individualistes, l'énergie de l'échange que Marx a baptisée la « valeur automate » n'est pas une énergie marchande, mais une force de liaison entre les existants, force qui paraît autonome dans la mesure où elle est juridiquement fragmentée et distribuée au sujet isolé et à ses biens au lieu d'être une relation directe et explicite entre personnes comme dans la circulation primitive. Or c'est le propre de l'axiologie que de donner une orientation à l'énergie de cette liaison entre les existants.

La théorie marxienne du fétichisme masque en réalité plus qu'elle n'explique les choix d'une organisation sociale dominée par une axiologie quantitative : celle de la production de biens en série et de la mise en œuvre de processus cumulatifs. S'il y a illusion d'autonomie du monde des objets, ce n'est pas parce que les objets servent de médiation aux relations entre les humains ou que les rapports inter-humains ressemblent à des rapports des choses entre elles, cette illusion pouvant s'appliquer à toutes les sociétés, qu'elles soient marchandes ou pré-marchandes, mais parce que la production massive de biens a anonymisé tant la production elle-même que ceux auxquels elle est destinée. Le monde objectal est effectivement devenu un monstre dont on ne voit plus ni la tête, ni la queue, mais un monstre qu'alimente en permanence le travail humain, et qui n'a donc rien de mystérieux en réalité. Or, en appliquant au processus productif la vision simpliste des cultes africains proposée par l'anthropologie balbutiante de son époque, Marx cherche à démontrer que ce n'est pas le processus de production lui-même qui est absurde. S'il crée davantage de malheur qu'il ne satisfait de besoins, c'est simplement à cause de son autonomie, de son caractère automate. Il suffira donc, si l'on veut corriger l'aberration du système, de le remettre sur ses pieds. Les « catégories de l'économie bourgeoise, écrit-il dans le chapitre du Capital consacré au fétichisme, sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle. » En supprimant l'inversion, on restituerait son pouvoir au sujet (producteur) et on abolirait le fétichisme ; du même coup, on supprimerait ce que les Manuscrits de 1844 nomment le « travail aliéné32 ».

La solution marxienne vise donc à donner encore davantage de pouvoir à l'hyper-sujet abstrait de l'économie. Pousser ainsi à son extrémité le procès d'objectivation tel qu'initié par l'échange marchand revient à fixer durablement la structure dualiste et rappeler l'incommensurabilité des deux pôles. Ce choix est lourd de conséquences car, quel que soit l'endroit où l'on place la fameuse frontière imaginaire pôle-S/pôle-O, on est confronté à la part objectale de l'être humain. Lui rendre une complète liberté, en particulier en l'affranchissant du travail, représenterait pour les dualistes la perspective dangereuse d'émanciper l'objet lui-même et, du même coup, l'ensemble des collectifs non humains. Bien pire encore, l'aboutissement pourrait être de délivrer le temps lui-même de sa fonction ressource.

Le mythe du temps-ressource

Dans notre culture, le temps objectif est conçu à la fois comme un parcours spatial, un milieu commun à tous les existants, et une possession privée de chaque être humain, une réserve donnée au départ qui s'épuise peu à peu. En tant que phénomène vécu, il est un flux subjectif, mais sous sa forme ressource, il devient substance quantifiable. Il perd sa qualité de pure immanence et acquiert une intensité due à son caractère limité, intensité qui confère à son champ toute sa valeur. L'une des croyances sur lesquelles repose la catégorie économique de la valeur peut être résumée par la métaphore : « le temps est une ressource limitée ».

Dans les sociétés modernes et industrieuses, le temps-ressource est devenu la « mesure de toute chose ». Le capital est assimilé à du temps objectivé et, en tant que tel, il est cumulable et peut faire l'objet de transactions. L'échange monétaire, contrairement au troc, permet de différer la transaction et suppose, de la part des échangistes, une échelle de temps commune. Si le capital est en premier lieu une ressource, il est logique que sa dépossession temporaire en faveur d'autrui soit régulée par une variable temporelle : l'intérêt, sorte de dédommagement de la durée de privation. L'investissement est une projection basée sur une continuité temporelle du rapport entre les existants.

Sans la croyance au temps comme ressource, l'activité humaine se déroulerait uniquement dans le cadre de l'échange symbiotique avec les collectifs non-humains (autrement dit la « nature ») au lieu de se déployer tout au long d'un axe temporel linéaire, depuis la naissance jusqu'à la mort, en obéissant à la logique de l'accumulation et de la dépense33. Les métaphores : le travail est une ressource ou le travail est productif sont parmi les nombreux dérivés de la croyance au temps comme ressource — vision utilitariste qui induit que l'existence individuelle est un parcours d'accumulation et pas seulement une suite d'expériences. La dimension naturelle du travail est un temps spatialisé.

C'est précisément à cette vision du temps-ressource que se rattache la conception marxienne du travail dont on trouve les développements les plus complets dans les Manuscrits de 1844. On a vu plus haut que Marx assimile activité et production ; mais, alors que l'animal se confond avec son activité vitale, l'homme fait de cette dernière l'objet de sa volonté et de sa conscience. « Par la production pratique d'un monde objectif, l'élaboration de la nature non-organique, l'homme fait ses preuves en tant qu'être générique conscient, c'est-à-dire en tant qu'être qui se comporte à l'égard du genre comme à l'égard de sa propre essence, ou à l'égard de soi, comme être générique. » (Marx, op. cit.) L'objet du travail est donc l'objectivation de la vie générique de l'homme, de sa propre essence. En régime capitaliste, la dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses : « l'objet que le travail produit, son produit, l'affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, concrétisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. […] Au stade de l'économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement. » (Marx, op. cit.) Le travail devient donc « étranger à son essence », laquelle correspond à la pleine et légitime domination de l'objet en conformité avec la doctrine dualiste comme il a été dit plus haut. À l'inverse de ce que nous avons défini par « procès d'objectivation », l'objectivation du travail capitaliste (i.e. la transformation du travail en marchandises) ne se traduit pas pour Marx par un excès de pouvoir sur l'objet de la part du collectif humain et donc par une relation dangereusement asymétrique, mais par un défaut de dépendance ou une trop grande autonomie de l'objet, raisonnement qui introduit la métaphore de l'inversion. Mais il manque encore un élément : celui de l'abstraction du travail que Marx développe dans l'Introduction à la critique de l'économie politique (1857). Il rend grâce à Adam Smith d'avoir établi la « généralité abstraite » de l'activité créatrice de richesse, le travail en général, mais en tant que travail passé, objectivé dans un objet. Car il ne s'agit pas seulement d'une conceptualisation mais d'un fait réel et pratique de l'économie moderne : peu importe sa forme ou son contenu, le travail ne se définit que par rapport au temps qui est sa mesure immanente.

Essayons de reconstituer la chaîne logique de la pensée de Marx : on part du temps de travail qui est à la fois un processus d'abstraction des qualités concrètes des différentes activités humaines (travail abstrait), mais qui est aussi temps de l'objectivation de ces activités (marchandises) et simultanément dessaisissement de l'essence du producteur (aliénation). Abstraction, objectivation et aliénation constituent les trois facteurs temps du processus d'inversion de rôles entre sujets et objets. Il suffirait donc que les producteurs décident eux-mêmes du temps à consacrer à la production des différents biens pour que cesse l'inversion et qu'ils redeviennent maîtres de l'objet. Pour Marx, la réforme radicale consisterait donc à modifier la gestion du temps, à le soumettre à des critères utilitaristes librement choisis, mais nullement à abolir son abstraction (travail industriel ou indifférencié) et la dépossession du producteur. Partageant la vision bourgeoise du temps — le temps comme mesure de la valeur — Marx ne se distancie pas de la métaphore du temps-ressource, d'où sa difficulté à élaborer une réelle critique du travail. Il est inimaginable pour un penseur rationaliste que la valeur puisse retrouver une autre base que le temps objectif, et que les sociétés puissent renouer avec une axiologie non utilitariste, à l'instar des « nègres magiciens » dont Hegel disait qu'ils n'avaient pas le respect d'eux-mêmes.

Reterritorialiser et resocialiser les collectifs

Marx insiste surtout sur le fait que le système capitaliste enlève au travail son caractère concret et que « les différents individus qui travaillent apparaissent bien plutôt comme de simples organes du travail. » (op. cit.). Sa critique du travail abstrait ne s'étend donc pas au travail concret. C'est pourtant le travail en tant qu'activité concrète et singulière qui crée, en régime capitaliste, une dépendance identitaire : on est son métier ou son activité34 et c'est par le biais des collectifs que nous fréquentons dans notre travail que la société nous définit. En revanche, à l'extérieur de la sphère de travail, les objets du quotidien sont très peu identifiants. Vivre par exemple dans un immeuble de quinze étages au milieu d'une ville ou dans une cabane sous les arbres, se déplacer en voiture ou à vélo, faire ses courses dans un supermarché ou cultiver soi-même ses légumes, avoir ou non des animaux domestiques, et ainsi de suite, sont des marqueurs identitaires socialement négligeables en relation aux signes et praxis liés à l'activité professionnelle : métier, lieu de travail, « tenue » professionnelle, taille et localisation de l'entreprise ou de l'institution, outils de travail, etc. De la même manière, se nourrir de blé, de riz ou de manioc est faiblement identifiant en relation à l'usage de la houe, de l'animal de trait ou du tracteur. Les collectifs qui jouent un rôle dans l'identité sociale sont en premier lieu ceux qui ont un rapport avec le travail (en dehors de ceux dont la principale fonction est d'indiquer un statut), alors que dans les sociétés pré-marchandes, l'identité peut assimiler toutes sortes d'existants : animaux chassés ou élevés, végétaux, énergie, éléments cosmiques, lieux de vie, biens cérémoniels etc., à l'exception le plus souvent des biens réservés au commerce. Dans le système dualiste, le temps utile de la vie qui correspond à l'axiologie du temps-ressource est donc le temps consacré au travail.

Or la métaphore du temps-ressource, aussi fondamentale soit-elle, atteint sa limite au stade actuel du capitalisme où les éléments qui composent le travail vivant, donc les travailleurs eux-mêmes, sont devenus surnuméraires35. Au moment présent du procès d'objectivation marchand, le travail objectivé en capital fixe demande de moins en moins de travail vivant. Le temps-ressource accumulé dans des moyens de production gigantesques menace la survie de ses propres créateurs. Le domaine de la production est devenu trop étroit pour cette forme de temps spatialisé qui a donc envahi peu à peu toutes les sphères de la vie humaine. En conséquence, la notion de travail a subi, elle aussi, une large extension métaphorique. Primo, le travail est de moins en moins destiné à produire des objets, mais se transforme en simple occupation, c'est-à-dire en un rituel de dépossession du temps dont dispose l'individu (c'était déjà le but de l'injonction/obligation pour les chômeurs de « rechercher un emploi »). Secundo, le temps-ressource s'étend au-delà de la sphère productive et envahit massivement la vie privée36. Le corps, tendanciellement rejeté hors du processus productif, n'est plus seulement un instrument de travail, mais il possède une propension de plus en plus accentuée à acquérir une sur-valeur grâce au travail sur lui-même : il faut faire travailler sa tête, mais aussi ses muscles, sa mémoire, il faut travailler son aspect, sa démarche, son élocution. Si l'hédonisme ne se résume plus à l'évitement de la souffrance voire à la recherche du plaisir, mais qu'il est devenu finalement un travail, on ne s'étonnera pas que l'objet de consommation nécessite lui aussi l'effort d'être co-produit par son destinataire (externalisation des tâches par les entreprises, tests de produits, etc.)37 La consommation « citoyenne » impose l'acte expiatoire du triage de ses déchets et de la participation à leur « valorisation » ; certains milieux « alter » ont d'ailleurs créé le néologisme de consomm'acteurs. Toute activité existentielle doit être mise en chantier et réévaluée sur un parcours temps-accumulation : on travaille à son bonheur, à son développement personnel ou on travaille sa relation à l'autre. Il faut capitaliser ses acquis professionnels, rentabiliser son temps libre. Le temps de travail se subordonne au travail du temps qui, loin de provoquer seulement l'usure délétère du corps, est surtout l'occasion de l'appropriation individuelle.

L'aspect gestionnaire que le capitalisme impose non seulement à l'exercice de notre travail, mais à notre temps libre, à nos vies en général et, au-delà, à l'ensemble de la relation au monde de nos collectifs humains, s'insère dans une perspective dramatisée qui évoque une situation de guerre. Le travail est subordonné à un contexte plus général : celui de la lutte. L'économie est une guerre, à la fois réelle et imaginaire, et la gestion s'impose à tous les niveaux car une guerre comporte forcément des risques : celui d'être dépassé sur le plan professionnel, celui d'être ruiné par la concurrence, de ne pas être assez attirant, ou celui de subir (ou de provoquer) des accidents, des dommages collatéraux, et ainsi de suite. La guerre implique de minimiser l'imprévu et de planifier le temps. Nous devons nous comporter comme des soldats et être préparés à courir des risques — puisque nous savons que, dans une guerre, ils sont inévitables — le rôle de la planification et de la communication étant de les anticiper et si possible de les éviter (gestion des risques). Le temps de l'existence est finalement de moins en moins consacré au travail et de plus en plus à la lutte : lutter pour conserver son emploi, pour rester jeune, pour sauver la planète, lutter contre la maladie ou la dépression, lutter pour ou contre soi-même.

Il est vrai que le discours tragique s'accompagne d'un autre discours, opposé et complémentaire : l'apologie des bons sentiments — hédonisme de pacotille, romantisme de magasine, tartuferie altruiste ou humanitaire, le tout enveloppé d'un cynisme à peine camouflé à l'égard des pauvres. Et ce discours-là ne cherche pas tant à justifier la contrainte — obligation de gestion ou objectifs de lutte — qu'à perpétuer les signes de la séduction et ritualiser les manifestations du pouvoir et de la hiérarchie avec la même efficacité (journaux télévisés, actualité people, arts, etc.). Le processus de marchandisation démontre chaque jour davantage sa capacité à tout envahir, à s'étendre à des entités vitales telles que l'eau, et peut-être bientôt à l'air, aux corps (organes biologiques ou artificiels) ou à la procréation. Et pourtant, indépendamment des crises, qu'elles soient financières ou autres, on assiste aussi à un ébranlement de la croyance en l'économie : l'objet marchandise lui-même fait naître de plus en plus d'inquiétudes et agit moins par la séduction et davantage par l'obligation abstraite de satisfaire des besoins soupçonnables d'être fabriqués en même temps que l'objet. Gageons que le doute ne fera que s'accentuer dans les années qui viennent et qu'il contribuera à mettre fin au procès d'objectivation marchand avant que des collectifs particulièrement hostiles comme les dispositifs nucléaires ou des éléments climatiques déchaînés ne créent des conditions de vie insupportables.

La question de fond actuelle demeure cependant axiologique : cerner la valeur en dehors de son incarnation dans l'économie du temps-ressource. C'est pourquoi le changement souhaitable passe par une transformation du mode de relation avec l'objectivité et non par une simple modification (ou « moralisation ») des règles de transfert dans une société marchande régie par le modèle oppositionnel. Le procès d'objectivation marchand ayant précédé le mode de production capitaliste, il pourrait d'ailleurs très bien lui survivre et favoriser l'apparition d'une nouvelle phase de l'économie mercantile. L'échange marchand ne susciterait plus alors l'accumulation durable du capital, mais alimenterait une sorte d'économie de survie ou de rapine, horizon qui n'est en fait pas très éloigné de la phase actuelle de fictivisation du capital et de règne de la puissance financiaro-maffieuse.

L'extinction de l'économie exige de nouvelles symbolisations qui soient aussi simples, efficientes et pacificatrices que le furent les monnaies primitives. Elle suppose aussi la prise en compte de l'être-en-relation de chaque existant. La fausse solution qui consisterait en une réintégration non discriminante de l'objet en tant qu'acteur d'un réseau hybride éluderait, au prétexte de rétablir la symétrie humains/non humains, la responsabilité qui nous incombe de procéder à des choix axiologiques. On aura compris qu'il ne suffit pas de modifier abstraitement le statut de l'objet pour mettre fin au conflit des deux pôles. Puisque, comme la pensée magique l'avait pressenti, les objets que nous côtoyons font partie de notre identité — à des degrés divers en fonction de leur place à l'intérieur de nos croyances —, il y a des choix à effectuer avant qu'ils ne s'effectuent pour nous. C'est là que la lutte commence si l'on refuse de se laisser bercer par l'idée d'une société soumise au règne de la marchandise verte ou à de nouvelles règles d'échange marchand dans le but illusoire d'une redistribution plus égalitaire. Bien pire encore serait la solution purement moralisante consistant à édicter des règles de bonne conduite visant une domination décente de l'objectivité par des sujets hyper-humanistes. Même si accélérer la fin du procès d'objectivation marchand mobilise des réflexes qui peuvent ressembler à une réaction morale du pôle-S, il est clair que les nouvelles règles n'auront de sens que si elles sont élaborées dans le cadre de l'interaction entre les groupes humains et leurs territoires concrets enfin retrouvés après des siècles d'expulsion38. Ces territoires pourraient être constitués par de nouveaux systèmes communaux autonomes et « non fundiaires », excluant la centralisation politique39. Cela permettrait enfin la resocialisation des collectifs non humains, et en premier lieu de ceux qui ont un rôle puissamment axiologisant tels les aquifères et les terres cultivables, la faune et la flore.

Notes

1 – Marx, L'Idéologie allemande : « Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience. »

2 – « Le penser est un faire », écrivait Adorno dans ses Notes sur la théorie et la pratique ; pourtant, le rationalisme voudrait que le sujet ait un discours immaculé constitué par de pures essences, comme si langage lui-même n'était pas un rapport social médiatisé par des sons et des gestes, donc par des objets concrets. Le logos étant avant tout praxis, il n'y a aucune raison de les opposer.

3 – Il est probablement nécessaire que la vie sociale atteigne un certain niveau d'artificialité pour que le concept de nature acquière un minimum de vraisemblance.

4 – Des termes comme « invention » ou « construction » ont l'inconvénient de sous-entendre une visée intentionnelle. On notera qu'un auteur comme Castoriadis emploie parfois ce terme pour designer l'apparition de nouvelles formes sociales, mais qu'il préfère celui de « création » puisqu'il considère que les formations social-historiques sont le fruit d'un processus de création collective nécessitant une synergie entre une multitude de facteurs aléatoires (l'histoire elle-même est pour lui une « création » soumise à l'indéterminité).

5 – Le fameux Tableau économique du docteur Quesnay publié en 1758 représente une véritable trouvaille de la physique sociale, celle de l'analogie entre la circulation des biens matériels et la circulation sanguine. La découverte de ce phénomène biologique qui avait révolutionné la médecine au siècle précédent, a inspiré à Quesnay et aux physiocrates la métaphore du circuit de la richesse et une vision du système économique en termes de fluides et de flux.

6 – Aglietta M. et Orlean A., La violence de la monnaie, éd. PUF, 1982, et La monnaie entre violence et confiance, éd. O. Jacob, 2002.

7 – Bronislaw Malinowski a été l'un des plus sévères contempteurs de la notion d'économie primitive. Il écrit par exemple dans Les Argonautes  : « Une autre notion qu'il importe de discréditer une fois pour toutes est celle de l'Homme de l'Économie primitive que l'on rencontre dans quelques ouvrages récents. Cet être fantasque, amorphe – qui a fait si belle et longue carrière dans la littérature économique destinée au grand public et dans celle de demi-vulgarisation, et dont le fantôme obsède jusqu'aux esprits d'anthropologues compétents et altère leur jugement par l'idée préconçue qu'ils se font de lui – est un primitif ou un sauvage de la plus pure imagination, censément inspiré dans tous ses actes par une conception rationaliste du profit personnel… » Marcel Mauss lui emboîte le pas dans son Essai sur le don : « Il ne semble pas qu'il ait jamais existé, ni jusqu'à une époque assez rapprochée de nous, ni dans les sociétés qu'on confond fort mal sous le nom de primitives ou inférieures, rien qui ressemblât à ce qu'on appelle l'Économie naturelle […] Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d'un marché passé entre les individus. […] De plus, ce qu'ils échangent, ce […] sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent. » Quand à Marshall Sahlins, il conclut lui-même à l'impossibilité d'élaborer une « théorie primitive de la valeur d'échange ». Pierre Clastres écrivait en introduction du livre de l'anthropologue américain Âge de pierre, âge d'abondance, L'économie des sociétés primitives  : « Les sociétés primitives sont des machines anti-production. » Sur sa critique de la vision échangiste de Lévi Strauss, lire en particulier : « La guerre dans les sociétés primitives » in Clastres (Pierre), Recherches d'anthropologie politique, éd. Le Seuil, 1980.

8 – Il est admis, cependant que le désordre fait partie de la marche du monde et on lui reconnaît certaines potentialités puisqu'il est à la fois synonyme de danger et de pouvoir.

9 – Sur les langues primitives intersubjectives dont la structure grammaticale ne comporte pas de complément d'objet, voir : Lenkersdorf (Carlos), Les hommes véritables, Paroles et témoignages des Tojolabales. On pourra aussi se référer à Malinowski B., « Théorie ethnographique du langage », in Les jardins de Corail, quoique le point de vue sur la non transitivité des verbes y soit moins abouti que chez Lenkersdorf.

10 – Cf. Diamond (Jared), De l'inégalité parmi les hommes, essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, éd. Gallimard, 2000.

11 – « Que le mode de production des objets entrant dans la circulation comme marchandises soit celui de la communauté primitive, de l'esclavage ou de la petite agriculture indépendante, qu'il soit petit-bourgeois ou capitaliste, cela ne change rien au caractère des produits en tant que marchandises : c'est comme telles qu'ils entrent dans le processus de l'échange et subissent toutes les métamorphoses qu'il implique. » Cap., iii, quatrième section, chap. xiii.

12 – Lorsqu'il parle d' « objectivation », Marx désigne seulement la transformation du travail en marchandise comme on le verra plus loin, alors que ce terme est employé ici dans un sens plus large : il fait référence au devenir des collectifs non humains au cours du processus marchand depuis le début du mercantilisme jusqu'au capitalisme sous sa forme actuelle.

13 – Bien fongible : notion juridique qui permet « de distinguer une chose qui est identifiée et déterminée individuellement : un corps certain ; et la chose non individualisée… qui peut être utilisée indifféremment à la place d'une autre et que rien ne permet de distinguer d'un bien identique. » (dict. juridique).

14 – Dans Misère de la philosophie, Marx reprochera d'ailleurs à Proudhon d'établir un lien mécanique entre usage et utilité. « L'usage des produits, écrit-il, est déterminé par les conditions sociales dans lesquelles se trouvent placés les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes reposent sur l'antagonisme des classes. » Ce n'est pas parce qu'un bien est très répandu qu'il est très utile.

15 – Aristote, Éthique de Nicomaque. « Des personnes péchant par défaut en ce qui regarde les plaisirs et s'en délectant moins qu'il ne convient, se rencontrent rarement, car une pareille insensibilité n'a rien d'humain. En effet, même les animaux font des discriminations dans la nourriture, et se plaisent à certains aliments à l'exclusion d'autres. » (op. cit.)

16 – Le kula consiste en de grandes cérémonies d'échanges intertribaux. Il s'étend sur toutes les îles Trobriand, sur une partie des îles d'Entrecasteaux et des îles Amphlett. Malinowski ne donne pas la traduction du mot, qui veut sans doute dire cercle car le circuit des expéditions maritimes, des transferts de biens, des fêtes et rituels sexuels, doivent suivre un parcours circulaire régulier, dans le temps et dans l'espace. Sur la base des travaux de Malinowski, A. Testart considère que le kula des Trobriandais n'est pas un don mais bien un échange car on peut réclamer, au besoin par la violence, la contrepartie due. Premièrement, explique-t-il, il n'y a pas d'offre des objets kula, il y a seulement une demande – fortement appuyée par des « dons de sollicitation » –, et il n'y a pas non plus de marchandage possible. Il est impensable de le refuser et on ne sait pas à l'avance ce qu'on recevra en retour. De plus, à la suite d'une dette en biens kula (essentiellement de beaux bracelets taillés et polis dans une coquille ou des colliers ouvrés en nacre du spondyle rouge), on ne peut saisir que des biens kula, mais jamais des pirogues, de la nourriture ou autre. Et enfin et surtout, l'échange kula ne peut avoir lieu qu'entre des partenaires qui ont déjà établi des liens.

17 – Testart (Alain), Critique du don, p. 238. Il attribue pourtant au don une fonction essentiellement politique : celle de « renforcer la domination et le prestige des grands » (op. cit., p. 160). Dans une étude comparative portant sur un grand nombre de sociétés des Highlands (Nouvelle-Guinée), Pierre Lemonnier établit une corrélation entre échanges compétitifs et désintensification de la violence intergroupes (Guerres et festins, éd. Maison des sciences de l'homme, 1990). Il observe un déplacement du champ de la compétition qui favorise l'apparition de la figure du Big man, donc le début d'un réseau d'influence et d'inféodation au profit d'un personnage puissant. La modification des échanges s'accompagne de celle des formes de mariage et de la rivalité intergroupes : on peut compenser sans violence les morts et les blessures des ennemis, échanger avec eux des femmes contre des richesses et rivaliser par les cérémonies compétitives à la place du nombre de tués.

18 – On s'appuie ici sur un autre ouvrage écrit par Alain Testart en collaboration avec Jean-Jacques Glassner, François Thierry, Bernadette Menu, Aux origines de la monnaie, éd. Errance, 2002.

19 – Testart distingue la propriété fundiaire attachée au fonds indépendamment de la personne qui la met en valeur (type européen depuis l'Antiquité) et la propriété non fundiaire basée sur le résultat du travail (type africain, caractéristique des sociétés dites primitives), mode dans lequel on perd la propriété dès qu'on cesse d'exploiter.

20 – La dette de vie, Aux origines de la monnaie, éd. La Découverte/mauss, 1995.

21 – En réalité, Testart n'analyse pas, lui non plus, le changement de statut ontologique subi par l'objet entre l'échange subordonné aux personnes et l'échange subordonné aux biens. Il semble ne pas remarquer que, à mesure que l'on passe du monde I au monde II, puis au monde III, l'être de l'objet se transforme progressivement en simple chose et se retrouve peu à peu asservi au monde social, attribut que la configuration de plus en plus polarisée réserve au pôle-S. Il note cependant que ce qui est nouveau en relation au monde I, ce n'est pas seulement l'existence de la monnaie, mais surtout celle de la dette et de l'esclavage – début de différenciation sociale (loin d'être aussi marquée dans le monde II que dans le monde III) qui crée une couche de pauvres et d'endettés, d'une part, et des cérémonies de dépenses ostentatoires de l'autre.

22 – Malinowski B., op. cit. « Ce troc, pur et simple, se pratique surtout entre les habitants des centres manufacturiers de l'intérieur – qui fabriquent de grosses quantités de plats en bois, de peignes, de pots à chaux, de brassards et de paniers – et les districts agricoles de Kiriwina, les communautés de pêcheurs de l'Ouest et celles du Sud qui se consacrent à la navigation et au commerce. Bien qu'ils soient regardés comme des parias et traités avec mépris, on tolère que ces artisans colportent leurs marchandises partout dans les autres régions. Dès qu'ils ont suffisamment d'articles de prêts, ils se rendent dans les villages pour obtenir des ignames, des noix de coco, du poisson, des noix de bétel, ainsi que quelques éléments de parure comme de l'écaille de tortue, des boucles d'oreilles et des disques de spondyle… »

23 – Orléan (André), L'approche institutionnaliste de la monnaie : une introduction, avril 2007.

Adresse : www.pse.ens.fr/orlean/depot/publi/Sudbury0704.pdf

24 – Le texte de Mauss sur la monnaie date de 1914. Une dizaine d'années plus tôt, dans Esquisse d'une théorie générale de la magie (1902-1903), l'auteur définissait ainsi ce que résume le mot mélanésien mana  : « Le mana n'est pas simplement une force, un être, c'est encore une action, une qualité et un état. En d'autres termes, le mot est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe. […] Des êtres et des choses qui, par excellence, sont magiques, ce sont les âmes des morts et tout ce qui touche à la mort : témoin le caractère éminemment magique de la pratique universelle de l'évocation des morts, témoin la vertu partout attribuée à la main du mort dont le contact rend invisible comme le mort lui-même, et mille autres faits encore. » La notion de mana a eu de nombreuses autres appellations dans d'autres régions, mais elle est toujours en relation avec l'efficacité, le spirituel et le matériel à la fois. Sa qualité s'attache à des choses souvent considérées comme mises hors du domaine et de l'usage communs. Or, ces choses jouent un rôle considérable : elles sont même les forces vives de la magie. Le mana est aussi en relation avec la mort. Il est à la fois principe de vie et de mort (ou même de destruction maléfique).

25 – En Mésopotamie, à l'époque d'Uruk (début du Ve millénaire), on accompagnait les marchandises en circulation par des documents d'authentification et de quantification (sceau-cylindre, bulle à calculi, etc.), ce qui a peut-être constitué une première forme de monnaie scripturaire. Il s'agit d'un système de notation pictographique que, selon Jean-Jacques Glassner (La pensée et le signe en Mésopotamie), on associe à tort avec l'invention de l'écriture cunéiforme qu'il précède à peine. Il y a pourtant bien, dans l'un et l'autre cas, une surdétermination de la praxis des classifications ontologiques par des praxis de classification et dénombrement comptables, ce qui est évidemment à considérer pour comprendre « l'invention de l'économie ».

26 – Les pièces sumériennes datant du iiie millénaire étaient frappées de la tête d'Ishtar, symbole de fécondité mais aussi déesse de la mort, notent M. Aglietta et A. Orlean dans La monnaie entre violence et confiance, éd. O. Jacob, 2002. « Ainsi, écrivent-ils, l'ambivalence de la monnaie marque-t-elle dès les origines l'ambiguïté du lien social : médium de cohésion et de pacification dans la communauté, mais aussi enjeu de pouvoir et source de violence. »

27 – Lévi Makarius (Laura), op. cit. D'autres observations renforcent cette hypothèse. Selon Émeric Deutsch, (« L'argent nommé désir et sang, Symbolisation talmudique de l'argent », in Communications, 1989), l'hébreu DaMim, qui constitue le pluriel de DaM, le sang, évoque l'idée d'obligation envers autrui. « Ainsi, écrit-il, l'argent est un sang symbolique qui représente la responsabilité envers les autres. »

28 – Orléan soutient que le monde de l'économie n'a jamais vraiment réussi à intégrer la monnaie « car elle procède de rapports sociaux irréductibles au monde de la valeur […] l'alliance de la monnaie et de la marchandise est une alliance de circonstances. Elle témoigne de l'inachèvement de la valeur, voire même de son incomplétude, c'est-à-dire de son incapacité à fonder une société de bout en bout individualiste. » (La monnaie contre la marchandise, éd. L'Homme, 2002).

29 – On lit par exemple dans Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, Premier livre, sixième chapitre, 1867 : « Au niveau de la production matérielle, du véritable procès de la vie sociale – qui n'est autre que le procès de production – nous trouvons le même rapport qu'au niveau de l'idéologie, dans la religion : le sujet est transformé en objet, et vice versa. Du point de vue historique, cette inversion représente une phase de transition qui est nécessaire pour contraindre la majeure partie de l'humanité à produire la richesse pour soi, en développant inexorablement les forces productives du travail social, qui seules peuvent constituer la base matérielle d'une libre société humaine. Il est nécessaire de passer par cette forme antagonique, tout comme de donner tout d'abord aux forces spirituelles de l'homme la forme religieuse, en les érigeant en puissances autonomes face à lui. »

30 – Anselm Jappe affirme que si, pour Marx, « les sujets ne sont pas les hommes », ce ne sont pas non plus « vraiment » les objets (Les aventures de la marchandise, éd. Denoël, 2003). En réalité, écrit-il, ce ne sont pas « les choses qui règnent, comme le veut l'apparence fétichiste. Mais elles règnent dans la mesure où les rapports sociaux s'y sont objectivés ». Et il conclut que la loi de la valeur est à l'origine du fétichisme parce que « la société tout entière prête aux objets une qualité imaginaire ». Mais en affirmant cela, Jappe ruine toute la théorie du « sujet automate ». Le collectif humain prête donc aux objets une fausse identité soi-disant dominatrice, des propriétés complètement imaginaires. Car, ne nous y trompons pas : le vrai sujet, c'est l'homme. Exit la théorie de l'homme-objet. C'est pourquoi, poursuivant son raisonnement, Jappe est contraint de délaisser l'économie et d'aboutir à une conclusion purement axiologique en comparant la valeur à un totem ou à une force magique. « L'objectivité de la valeur est aussi à considérer comme une « projection » au sens anthropologique. […] Le totem de la société moderne est la valeur. […] Les sociétés « primitives » croient souvent à un phénomène qu'on appelle mana […] une force immatérielle, surnaturelle et impersonnelle […] Ce qui frappe, ce ne sont pas seulement les ressemblances – mises en relief par Marx lui-même – entre la valeur et la religion, où l'homme est toujours dominé par ses propres produits, mais aussi le parallélisme entre la valeur et le mana, le capital et le totem. » (A. Jappe, op. cit., p. 229).

31 – Mauss M., op. cit. « Le mot hau, écrit-il, désigne, comme le latin spiritus, à la fois le vent et l'âme, plus précisément, au moins dans certains cas, l'âme et le pouvoir des choses inanimées et végétales, le mot de mana étant réservé aux hommes et aux esprits et s'appliquant aux choses moins souvent qu'en mélanésien. »

32 – Marx décrit dans le passage suivant (Cap, I, 1) sa conception du travail libéré : « Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets d'utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l'autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. » Ce long passage est reproduit ici in extenso car il est très éclairant. Marx se contente d'une simple réforme redistributive. Pour nous, il ne s'agit pas seulement de mieux répartir les richesses, mais de comprendre l'apparition du besoin de les créer et de les accumuler à partir d'une certaine époque de l'histoire.

33 – Dans Le monde de l'Homme primitif, éd. Payot, 1962, l'anthropologue américain Paul Radin insiste lui aussi sur le mouvement qui est à la base de la temporalité dynamique des échanges sauvages, conception qui est évidemment à l'opposé du temps linéaire de l'accumulation. Il écrit que, dans les sociétés primitives, « on ne perdait jamais de vue que les choses changent et toute théorie ou toute action qui niait ce fait évident n'avait guère de chance d'être acceptée. […] Point n'est besoin d'être linéaire, ni de supposer que ce qui est arrivé une fois ne se reproduira jamais, comme le fait le philosophe grec Héraclite qui a le premier énoncé cette doctrine en Europe. Au contraire, on pourrait concevoir que le flux est « circulaire » et cyclique. Alors la propriété passerait, par exemple, d'une personne à une autre à l'intérieur d'un espace circonscrit et, après avoir achevé le circuit, reviendrait à la première personne qui le détenait à l'origine ou à son mandataire. Ou encore, elle ne reviendrait jamais à son propriétaire originel, mais resterait, néanmoins, dans cet espace circonscrit, par exemple le clan, le village ou la tribu. »

34 – Les ouvriers qui luttent contre leur licenciement ou la fermeture de leur usine sont désignés par la presse – ou s'auto-infligent cette désignation – par le nom du produit qu'ils fabriquent ou de sa marque commerciale. On dit, par exemple, « les Conti » (ceux du groupe Continental) ou les « Goodyear », etc.

35 – Sur l'apport de Temps critiques au sujet de « l'inessentialisation de la force de travail » et du mode de reproduction du capital, cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), La valeur sans le travail, éd. L'Harmattan, 1999.

36 – Wajnsztejn J. in Temps critiques n° 6/7, 1993 : « le capitalisme moderne est un "mode de reproduction" ou plus exactement un mode de production de rapports sociaux, qui implique que le travail et le non travail soient traités de façon globale et non simplement en fonction de "la valeur" […] Les Hommes reproduisent le travail-valeur comme pure fiction. Pour le maintenir, ils fournissent de plus en plus de travail non producteur de biens (services) ou simplement producteur de pur temps (communication, information) et cherchent à représenter les dernières activités hors du temps contraint, dans un "temps libre". »

37 – Dujarier (Marie-Anne), Le travail du consommateur, De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, éd. La Découverte, 2009.

38 – Le mouvement d'exode rural décrit par Marx sous le nom d' « accumulation primitive » ne s'est en réalité jamais arrêté. La désertification relative des campagnes au sein des pays industrialisés s'est accompagnée d'une concentration foncière inimaginable dans tout autre secteur productif. Quelques chiffres tirés de la brochure des « Renseignements Généreux » L'agriculture de destruction massive, décembre 2005 : « En France, on recensait 7 millions de paysans après la seconde guerre mondiale. On en compte aujourd'hui moins de 700 000, représentant à peine 4% de la population active. […] Parallèlement, la taille des exploitations augmente : 60% des exploitations françaises de moins de 20 hectares ont disparu entre 1967 et 1997. » Ajoutons que pour cultiver ses 28 millions d'hectares, la France est passée de 924 000 exploitations en 1990 à 527 000 en 2007 (source : insee). Le nombre d'exploitants individuels, qui n'est plus que de 383 000, a diminué d'un tiers entre 2000 et 2007 et près de la moitié des chefs d'exploitation ont dépassé l'âge de cinquante ans (source : agreste).

39 – Dans son article sur « Les communes françaises du Moyen Âge » (1903), Durkheim rappelait l'« activité merveilleuse qui accompagna partout en Europe l'effondrement du pouvoir central » aux XIe et XIIe siècles : l'organisation communale qui fut un mouvement « essentiellement urbain » comme on a tendance à l'oublier. L'État réussit malheureusement à contrarier ce mouvement centrifuge et à y rétablir l'autorité oligarchique. « On conçoit, en effet, conclut Durkheim avec un humour involontaire, que l'État ait eu quelque éloignement pour les assemblées populaires ; leur instabilité, leur nature tumultueuse en faisait des organes malpropres à recevoir et à transmettre son action, que caractérisent avant tout l'esprit de suite, l'ordre, la régularité. »