Temps critiques #3
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Impressions du mouvement de lutte contre la guerre à Berlin

, par Ilse Bindseil

1

Les gamins s'y mettent, bien avant que les adultes, même les étudiants, aient pigé qu'il s'est passé quelque chose de grave. Et quand ils s'y mettent, les élèves choisissent obstinément le matin, où il faudrait être en classe, pour aller aux manifestations. Le risque n'est pas grave, parce que la cause est légitime. Trop légitime, me semble-t-il, pour mener loin.

Je suis leur professeur et comme on s'entend bien ils me demandent de les accompagner.

— Fichez-moi la paix avec votre merde de manifs paisibles, aux bougies allumées, leur dis-je. Y avait-il des manifs, alors que la guerre se préparait de longue date ?

Ils se taisent, ne sachant que répondre. Ils croient qu'au-delà de leur mouvement il n'y a plus rien de progressiste ou qu'il n'y a plus rien d'« à part » — sauf quelques fous criminels, qui s'appellent autonomes —, ils ne pouvaient pas s'imaginer que quoi que ce fût pourrait casser l'union de tous les gens bien intentionnés. Maintenant ils se voient confrontés à des obstacles imprévus et, au fond, incompréhensibles qui empêchent la solidarité à un moment où rien ne leur serait plus nécessaire que la solidarité. Au lieu de l'unité imaginée ils voient une fissure plus profonde que l'ordinaire abîme entre prof et élève, une fissure qui résulte d'un conflit politique à l'heure même où il faudrait l'unanimité et non les petits débats futiles.

Je n'ai pourtant jamais éprouvé plus fort qu'en cet instant la symbiose que je suis en train de casser.

« Laissez-moi tranquille, je n'ai rien à voir avec ces manifestations télégéniques », leur dis-je, et je me sens très mal à l'aise en regardant leurs visages pâles et rouges. Nous nous trouvons devant l'école et ils grelottent parce qu'il fait froid et qu'ils sont anxieux de ce qu'ils sont en train de faire, c'est-à-dire de s'éloigner de l'école au lieu d'y entrer. Ils se croient des héros parce qu'ils manquent la classe et maintenant je leur déclare qu'ils sont une masse de manœuvre de la propagande occidentale, je les traite d'esclaves.

En rentrant chez moi — car sans élèves, je n'ai rien à faire à l'école — j'essaie en vain de me féliciter de mon attitude. J'ai eu le courage de mettre à l'épreuve l'attachement des élèves auquel je tiens d'ailleurs beaucoup. Je me suis séparée du courant principal. Mais j'ai trop le sentiment de m'être isolée pour pouvoir être fière ou même contente de moi. Peut-être ai-je raison, mais quel profit en puis-je tirer ?

2

C'était un des premiers jours de bombardement allié. Les manifestations de lycéens étaient nombreuses et énorme le nombre de ceux qui y participaient. L'activité se concentrait dans le quartier américain à Dahlem où elle prenait vite un caractère violent ; car l'accès au consulat américain était bloqué. Les canons à eau, les matraques entrèrent en action.

Cependant la place Breitscheid, autour de la Gedächtniskirche, était occupée, à longueur de nuits, par des gens — des jeunes surtout — qui choisissaient une protestation non seulement pacifiste mais pacifique : les fameuses bougies à la main, ils priaient ou tout simplement se taisaient. D'autres produisaient un rythme monotone sur des drums primitifs. Il faisait froid d'ailleurs, mais bientôt les batteurs, à force de battre, cessaient de grelotter.

Il y en avait d'autres qui se traînaient tantôt ici, tantôt là, ne sachant trop quel groupe rejoindre, soit parce qu'ils côtoyaient plusieurs milieux, soit seulement parce qu'ils ne voulaient pas être seuls. Il n'y avait pas de frontière nette.

Avec un retard spectaculaire les étudiants des trois universités se joignaient aux manifestations des lycéens. Ils remplaçaient le slogan « la paix au lieu de la guerre » par « guerre à la guerre » et exigeaient — en évoquant la concurrence lycéenne — le barrage de carrefours importants, de sorties d'autoroute par exemple, pour provoquer des embouteillages, un chaos dans les rues.

Ce soir-là, à la veille d'un nouveau militantisme — pensai-je — une vive discussion eut lieu entre mes filles et moi. Elles voulaient savoir lequel des deux slogans j'approuvais et, à supposer que je choisisse « guerre à la guerre », comme elles s'y attendaient, comment je justifierais mon choix ? La conversation était tendue. Heureusement, je compris qu'elles ne voulaient pas m'attaquer, mais qu'elles se voyaient déjà en discussion avec leurs copains et qu'elles voulaient s'y préparer. Que diraient-elles si on leur demandait pourquoi elles prenaient parti pour la guerre au moment où chacun désirait la paix, rien que la paix ?

— Mais c'est bien simple, m'exclamai-je. S'il y avait eu une véritable paix avant la guerre, je serais pour la paix. Mais, comme il y avait une guerre latente partout dans le monde, je préfère qu'on déclare la guerre à ceux qui ont déjà profité de la guerre latente et qui profitent maintenant de la guerre manifeste. Ce sont d'ailleurs les mêmes, n'est-ce pas ?

Le lendemain je me rendis à Francfort pour prendre part à un congrès universitaire. On s'attendait à ce qu'il soit bousculé par le nouveau sujet de discussion qui s'était imposé, et on croyait même à des manifestations offensives, militantes : occupations, barrage devant base aérienne, etc. Rien de tout ça n'eut lieu. Quand je rentrai à Berlin je trouvai la même atmosphère : le nouveau militantisme était sur le déclin avant même de s'être développé. Le barrage des carrefours à l'aide de véhicules privés n'avait pas troublé sérieusement la circulation ; les manifestations avaient été extrêmement paisibles. Rien n'annonçait qu'elles pourraient se tourner contre l'État. Au contraire, nombreux étaient les représentants officiels qui se trouvaient parmi les manifestants — des maires, des partisans des partis établis — affirmant eux aussi qu'ils préféraient la paix à la guerre.

Le lendemain, à l'école, il y avait, avec l'approbation expresse du directeur, un rassemblement d'élèves dans la cour. On devait discuter d'une manifestation ayant lieu ce matin-là à la place Breitscheid ; de plus des tracts appelant à la grève des lycéens avaient été distribués. Le directeur, pour étouffer dans l'œuf une politisation du mouvement, avait consenti à ce que les élèves prennent part à la manifestation — un consentement dont tout le monde d'ailleurs s'était jusque-là passé — à condition que cette participation s'accompagne d'un rejet sans ambiguïté de la grève. Dans son bureau il avait expliqué au délégué des élèves que la guerre et l'école étaient des choses bien différentes et qu'on corromprait la pureté des propos altruistes en y mêlant des intérêts particuliers de lycéens. Il aurait fallu être organisé en un de ces groupements d'élèves autonomes pour pouvoir résister à ce chant de sirène. Dans la cour le délégué déclara qu'il partageait l'avis du directeur. On passa au vote.

— Ceux qui sont pour la grève se mettent de ce côté, ceux qui sont contre, de l'autre, cria le délégué.

Un chaos indescriptible s'ensuivit.

— Alors, ceux qui sont pour la grève s'assoient par terre, ceux qui sont contre, restent debout.

Personne ne s'assit. Les « autonomes » n'étaient pas du tout enclins à s'asseoir par terre quand on le leur disait.

Mais le délégué ne se résignait pas.

— Essayons le procédé inverse, dit-il. Ceux qui sont contre la grève s'assoient par terre, les autres restent debout.

Maintenant, il y avait enfin correspondance entre la position — debout ou assis — et le choix politique, ce qui était nécessaire pour que ça marche. Presque tous — sauf ceux qui n'avaient pas compris de quoi il s'agissait et quelques « autonomes » — s'assirent sur la terre froide de la cour.

3

C'était la fin générale de l'unanimité et le commencement de la résignation. De plus en plus les manifestants contre la guerre recevaient le reproche d'antiaméricanisme, d'aveuglement en faveur de l'Irak. S'y ajoutait le reproche de faire de la propagande anti-israélienne, pour ne pas dire antisémite. D'abord — bien avant que les bonnes affaires de mbb, de Thyssen, de Gildemeister et autres avec Saddam Hussein soient connues — les sarcasmes des Israéliens visaient les manifestants pacifistes qu'on disait antiaméricains. Leurs slogans amers, rapprochant le Zyklon B d'Auschwitz du gaz vendu à Hussein, étaient diffusés non seulement par des intellectuels allemands qui, dans la crise, préféraient se rappeler Auschwitz plutôt que de faire une analyse économique de la situation actuelle, mais aussi par la télévision. Ils n'affaiblissaient pas seulement la position pacifiste mais renforçaient sûrement aussi l'antisémitisme des Allemands qui, de nouveau, se trouvaient accusés par le monde entier.

D'ailleurs, la stratégie « inconsciente » des médias portait ses fruits. Tandis que la télévision allemande montrait les délégations allemandes — M. Genscher, M. Vogel — en face de manifestants juifs portant des masques à gaz, leurs anciens uniformes des camps de concentration, et des panneaux comparant le Zyklon B d'Auschwitz au gaz vendu à Hussein, ou disant que pour les Allemands seul le profit compte, les émissions internationales sur la guerre montraient de plus en plus souvent les images touchantes, non d'hommes tués ou de maisons détruites, mais d'animaux désespérés, surpris par le pétrole. La catastrophe écologique non seulement touchait les spectateurs mais de plus attaquait leurs nerfs. Et si ce petit oiseau noir aux ailes traînantes — image qui datait peut-être de la catastrophe de la Bretagne ou de celle de l'Exxon en Alaska, qui sait ? — était l'incarnation non des victimes arabes mais des spectateurs européens, le vrai symbole de leur impuissance, de leur statut de victimes imaginaires ou futures, de leur égoïsme ou de leur narcissisme offensé, de leurs instincts vitaux alarmés, de leur joie de vivre menacée ?

Quant à mes filles, c'étaient des larmes à n'en plus finir, mais qui heureusement étaient suivies par la révolte. Je trouvai la petite devant la télé se mordant les lèvres pour ne pas pleurer ; car il y avait des gens. Qu'est-ce qui s'était passé ? L'oiseau ? Oui, l'oiseau. Plus tard elle s'exerçait au sarcasme. Avec l'écologie ce serait la même chose qu'avec les Indiens : des catastrophes interminables, racontées aux enfants. Le matin je m'étais déjà en vain efforcée de consoler une des deux aînées que j'avais rencontrée à l'école, dans l'escalier. Elle pleurait de rage, me disait-elle — et de fatigue, avoua-t-elle plus tard, car dès cinq heures du matin ils avaient bloqué les portes de Siemens. Dans sa classe, quand on avait discuté des manifestations contre la guerre, personne ne voulait admettre que les militants, ceux qui manifestaient les pierres à la main, avaient aussi des arguments.

— Ça ne leur venait même pas à l'esprit !

Quelques jours plus tard, nous avions une discussion violente qui nous empêcha d'aller nous coucher à une heure raisonnable. Le nombre de plusieurs centaines de milliers de morts en Irak l'avait désolée. Elle reprochait à mes explications socio-économiques de n'être, elles aussi, qu'une méthode pour m'accommoder avec ce nombre inimaginable.

— C'est chaque individu qui compte, dit-elle, et vous ne vous souciez même pas de trois cent mille.

— Dans le capitalisme, dis-je, ce ne sont même pas les trois cent mille qui comptent.

— C'est parce que l'individu ne compte pas, s'écria-t-elle. Si on savait ce que c'était, un être singulier, on n'en tuerait pas trois cent mille. On ne le ferait pas !

J'aurais voulu dire que si on calcule avec trois cent mille morts, ces trois cent mille morts ne comptent vraiment pas, en quelque sorte ; dans la mesure du moins où le capitalisme est intégré dans le processus du genre humain, dans le procès de son auto-fabrication. C'est un point de vue extrêmement avancé, voulais-je dire, que de prétendre que chacun compte, un point de vue même hostile à la solidarité naturelle qui devrait régner entre les hommes. Mais je ne dis rien de tout ça.

— Moi aussi, je trouve que chacun compte, dis-je, seulement je ne veux pas contribuer au bruit que font les intellectuels, aux mensonges qu'ils produisent en prétendant répandre la vérité, à la destruction de toute vision globale en isolant et en radicalisant tantôt le point de vue d'Israël, tantôt les souffrances des victimes kurdes, tantôt les ressemblances entre Hussein et Hitler, tantôt les différences entre Viêt-nam et le Golfe, etc. Moi aussi je suis une intellectuelle et je ne veux pas commettre le crime des intellectuels : se nourrir intellectuellement et financièrement des souffrances des autres. Je ne veux pas !

— Mais tu ne fais rien, s'écria-t-elle, tu le dis que tu ne veux pas te corrompre, mais tu ne fais rien, rien !

Je la regardais et je compris qu'elle n'avait pas moins raison que moi. Simplement, on parlait de choses différentes.

Ou peut-être que non ?

Il fallait se coucher ; car le lendemain il y avait cours. Je lui rappelai qu'elle avait, elle, bloqué les accès de Siemens en « pleine nuit ». C'était vraiment quelque chose, non ?

4

Au point où en étaient les choses, tout le monde commençait à en avoir assez. Grâce aux médias tout était dit, tout commenté, même ce qui ne s'était pas encore passé, l'offensive au gaz d'Hussein, les conséquences possibles d'une attaque atomique, les conditions d'une paix future.

On commençait donc à en avoir marre. Mais la guerre n'en avait pas marre. Tandis que les adultes s'habituaient aux nouvelles graves, mais infailliblement médiatiques — car du pétrole, on en avait encore ; il faisait froid, mais on avait de quoi se chauffer et qui n'en avait pas s'occupait peu de la guerre —, l'élan des jeunes semblait consumé, il semblait avoir cédé à une certaine nervosité, une certaine irritabilité, une anxiété qui empêche le sang-froid aussi bien que les actions courageuses… jusqu'à ce que — ce qui tient à leur condition de jeunes —, du jour au lendemain, ils annoncèrent de nouveaux barrages, mais cette fois dans leur coin, avec les copains de l'école, à sept heures du matin, et cela par un temps glacial. Ils revendiquèrent des « journées de projet », cinq jours au minimum, afin de pouvoir travailler sérieusement sur le Golfe et parce qu'il fallait qu'on le sente passer. Il fallait que ça fasse mal, que ça perturbe le train-train habituel de l'école, qu'on doive renoncer à l'ordre de tous les jours, aux sujets scolaires conventionnels, aux épreuves régulières. Il fallait que ça fasse mal à ceux qui sont responsables de la marche habituelle des choses. Cela, les lycéens l'ont bien compris, ils ne l'oublieront jamais. Même s'ils l'oubliaient, ils se le rappelleraient un jour. Heureusement, ils n'ont pas à s'en tenir aux règles que les adultes ont établies. Les lycéens, eux, peuvent perdre courage, chez eux, ce n'est pas pour toujours. Personne n'exige d'eux que leurs actions soient toujours consistantes. (Personne, d'ailleurs, n'exige quoi que ce soit d'eux, dans ce domaine, ils le font quand même !) Ils peuvent même se tromper. Et il se peut aussi qu'ils fassent quelque chose qu'ils ne peuvent pas justifier, dont ils ne prévoient pas les conséquences. Cela arrive bien souvent. Cela fait même partie de leur définition en tant qu'élèves. C'est par définition même qu'ils ont le droit de se tromper. C'est un droit élémentaire, une partie intégrante de leur statut intangible et précaire.

Heureusement, me dis-je, qu'on a les enfants.