Travail et mépris
« Moi, je fais partie de ceux qui défendent que le rapport au travail n’est pas contingent, n’est pas accessoire, n’est pas anecdotique, que tout être humain cherche d’une certaine façon à travers le travail l’occasion de se mettre à l’épreuve de soi, pour devenir soi-même, pour s’accomplir. Je pense que c’est un invariant humain. Le mépris dans lequel est tenu le travail n’est pas d’aujourd’hui. Ça a existé déjà dans l’Antiquité, c’étaient les esclaves, c’est passé par les serfs de l’Ancien régime, ça continuait avec le taylorisme et le fordisme, et aujourd’hui on est dans le suprême mépris du travail. Cet écart, et cette manipulation qui est faite en faveur du patrimoine et des revenus spéculatifs contre le travail dont on est prêt à détruire toutes les caractéristiques, celles qui sont nécessaires à l’exercice de l’intelligence et à l’exercice de l’accomplissement de soi, oui, je pense que nous sommes dans une évolution qui ressemble beaucoup à une décadence de la civilisation. »
Christophe Dejours
Retranscription (par mes soins) de son intervention orale dans le documentaire « La mise à mort du travail, comment les logiques de rentabilité pulvérisent les liens sociaux et humains », réalisé par Jean-Robert Viallet, 2009, France 3 éditions.
I
Le documentaire « La mise à mort du travail » est composé de trois parties intitulées « La destruction », « L’aliénation », et « La dépossession ». L’intervention de C. Dejours vient en conclusion de la troisième partie : on peut y voir légitimement le résumé-synthèse de l’enquête.
La première partie est consacrée aux troubles actuels éprouvés dans le monde du travail : souffrance morale ou physique dans l’entreprise, harcèlements, licenciements disciplinaires, procédures aux prud’hommes. La deuxième partie est tout entière occupée par l’étude d’une entreprise de services, Carglass (réseau de points de réparation et de changement de pare-brise) et de ses techniques perverses de management pour pressurer aussi bien ouvriers que cadres de base. La troisième montre le lien entre le rachat d’une vieille firme industrielle, Fenwick (chariots élévateurs), par un fond d’investissement américain (KKR) et ce qui en résulte comme procédures d’extraction de gisements de productivité, issues du « toyotisme », sur les ouvriers de la chaîne de montage et d’exigence d’agressivité commerciale accrue pour les cadres.
II
Les notes suivantes prennent prétexte de l’intervention citée en exergue pour discuter de la positivité du travail face aux turpitudes financières, telle que mise en scène dans la contestation actuelle du capitalisme « néolibéral ». Le parti pris critique qui sera développé a trouvé dans les apories de C. Dejours une excellente occasion de se raviver : il consiste à penser que le travail est une activité contrainte, mise en acte d’une domination sociale et n’est pas le propre générique de l’homme. Une société humaine pourrait parfaitement se reproduire par la conjugaison des aptitudes et des affinités, avec les tâches collectives nécessaires que l’on connaît ; pour cela il lui faudrait se débarrasser du fatras de la somme de travail auto-entretenue par et pour la faim toujours plus extravagante, car sans limite, de surproduit/survaleur. Mais ce serait une autre histoire, celle d’une socialité qui aurait décroché du fétichisme du travail et de sa magie productive nourrissant l’aveuglement hallucinatoire qui ne sait pas percevoir les conséquences nuisibles de sa puissance illimitée. La propagande de la société organisée sur l’obligation au travail aime à opposer, d’un côté, l’aiguillon réaliste de la nécessité et de la contrainte « extérieures », en fait la peur du manque socialement orchestrée, qui, seules, obligeraient à produire pour la satisfaction des besoins sociaux, et de l’autre, l’utopie d’une activité libre et concertée qui virerait vite au farniente et au dénuement subi. Les thuriféraires du progrès et du marché renvoient à de simples dysfonctionnements corrigibles les manifestations en cascade engendrées par l’inconscience qui gît dans le travail : pourtant, toutes les pollutions sont fruits du travail et de l’emploi à tout prix…
III
La croyance en la « naturalité » évidente du travail confond la capacité exceptionnelle de la vitalité humaine à s’extérioriser et à s’objectiver avec la production nécessaire des conditions d’existence, dont le niveau et l’étendue restent discutables. La connivence entre dominants et dominés intervient quand l’éthique du travail adule le piège de l’objectivation débridée et valide l’illimitation de la production réclamée par l’accumulation capitaliste. Or, « […] une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. » (C. Castoriadis). Une société de palabres aux besoins frugaux n’est pas moins humaine. On ne peut critiquer complètement la sujétion au capital si on ne met pas aussi en cause cette compulsivité du « faire » qui a refoulé d’autres modes de présence et de face-à-face humain. Car c’est la propension à la puissance pratique, engendrée par la guerre intra-humaine de l’appropriation et de la reconnaissance, qui déferle et saccage le monde naturel.
Il n’est ni fatal, ni dans la nature de l’homme que la seule objectivation où il puisse s’accomplir soit l’activité disciplinée, systématique appelée travail. On produit certes rarement tout en jouant, mais effort, concentration, ingéniosité sont bien davantage les caractéristiques d’une activité libre que celles du travail contraint-pour-la-paie.
IV
Cependant, il n’est pas question de désamorcer la question de la centralité supposée nécessaire du travail en proposant de reléguer les tâches de production de la richesse sociale, que les collectivités auraient jugées indispensables, aux bons soins d’une machine sursocialisée et automatisée — il faudrait toujours des dépanneurs d’urgence d’astreinte. Et à l’inverse, on ne peut pas sortir de la problématique épineuse de la combinaison sociale de tâches distinctes et de l’échange de leurs fruits, en croyant tout faire par soi-même ou à défaut au sein de petites collectivités autarciques. La nécessité relative de produire « les conditions d’existence » et la mobilisation que cela requiert est souvent discutée sous l’angle de la productivité atteinte par les machines qui épargnerait du labeur, mais rarement sous l’angle de ce qui existe déjà, fruit de la longue histoire humaine, des bâtiments aux ponts et aux fourchettes… qui ne nécessiterait plus dans un monde sensé d’être fabriqué à nouveau — alors que le capitalisme détruit cyniquement pour pouvoir mettre en œuvre à nouveau du travail exploitable. À rebours, on peut faire l’hypothèse qu’à des périodes historiques définies la centralité de l’activité productive a pu être légitime sans être totalement tributaire de l’extorsion du surproduit par la classe dominante : par exemple, quand des populations se sédentarisaient dans de nouvelles contrées, ou dans une phase de reconstruction après tempêtes, séismes, etc. Désormais, cette centralité est maintenue artificiellement : on tente à toutes forces de maintenir le travail comme seul medium de reconnaissance sociale, alors que son inconsistance en qualité et en quantité atteint des sommets ; en réalité, c’est la dépendance à la machine globale sursocialisée (concentration urbaine, informatisation, etc.) qui est requise et effective.
V
La discussion nécessaire s’articule à partir des deux versants suivants de la question : premièrement, le travail est historiquement une activité dirigée, dans une société de classes, et soumise à des finalités qu’elle ne maîtrise pas : la poursuite sans fin d’une richesse ou d’un développement, volatils ou abstraits et sans rapport avec l’épanouissement de la sensibilité humaine ; deuxièmement, et même si est bien prise en compte l’acuité des problèmes que des populations rencontreraient « librement » pour s’approvisionner, la place de cette nécessité n’est pas fatalement appelée à être reconduite comme centrale. C’est par la disproportion atteinte dans les sociétés humaines par le poids écrasant d’une économie folle et incontrôlable que l’on peut être porté au sentiment que cette énormité obstrue l’avenir, et ne peut plus être assumée que sous la contrainte — dont la situation japonaise post-Fukushima de gestion de la soi-disant « décontamination » nous donne un aperçu.
VI
Revenons précisément aux incohérences « cohérentes » de C. Dejours, tant il est vrai que l’idéologie est toujours une fausse rationalité : en tant que psychiatre-psychanalyste Christophe Dejours est connu pour avoir été, dans les années 1990-2000, un des pionniers de la recherche sur la souffrance (moderne) au travail. Mais il ne s’éloigne pas de la ligne théorique freudienne qui naturalise le travail — puisqu’un des symptômes de la névrose se manifesterait par la difficulté à travailler —, sans même détailler l’histoire de ses formes successives. Certes, le travail peut être idéalisé dans la figure de l’artisan ébéniste qui s’accomplit dans son œuvre par exemple, sans même parler du travail gratifiant du médecin, etc. mais ces formes de travail sont si peu dominantes qu’elles n’ont pas grand-chose de commun avec le salariat généralisé. Néanmoins, dans son intervention, il ouvre la boîte de Pandore à son détriment, puisqu’il place le travail comme support et facteur renouvelé d’un rapport de mépris de la classe dominante envers la classe dominée, qui pourtant la sert, mais sans qu’il nomme ce rapport de classes ; car c’est le travail dans son essence humanisante qui parait méprisé et non les travailleurs, acteurs concrets. La contradiction dans laquelle les êtres humains qui travaillent « chercheraient d’une certain façon à travers le travail l’occasion de se mettre à l’épreuve de soi, pour devenir soi-même, pour s’accomplir » en s’y faisant mépriser n’est pas pensée par C. Dejours, et parait insoluble et fantasmagorique, puisque « le mépris dans lequel est tenu le travail n’est pas d’aujourd’hui. »
La courte argumentation orale de Dejours, forcément moins élaborée qu’une synthèse écrite, laisse de ce fait transparaître les fondamentaux de sa pensée : par delà l’invariance du besoin de s’accomplir dans le travail pointerait l’invariance de la domination et donc la naturalisation de la scission de la société en classes. Ou bien, si peu que le travail ne soit pas absolue contrainte, il en irait alors d’un masochisme foncier chez les travailleurs à croire — et vouloir — s’accomplir là où ils sont méprisés. En définitive, le piège dans lequel s’entortille l’humanité pour extérioriser sa vitalité c’est de se constituer prisonnière dans des rapports de sujétion par lesquels il lui semble qu’il faut immanquablement passer pour exprimer cette vitalité.
VII
À suivre la critique de la seule « financiarisation » du monde, il ne pourrait pas y avoir connivence entre travail et domination financière. À trop idéaliser ce qui reste de contenu du travail (les savoir-faire, les communautés et liens sociaux mis en place par le travail) qui serait exploité et détourné de ses potentialités historiques (l’abondance dans la joie), cette critique en vient à occulter la connivence dans la forme. Ainsi il est devenu admis par tout le monde qu’il suffit de tenir un segment de la division du travail si petit soit-il — par exemple, pour citer un travail on ne peut plus hors sol et artificiel, programmeur de jeux vidéos sur l’internet — pour avoir accès, par son revenu monétaire, à toutes les marchandises du monde, au point même de négliger toute reproduction par soi-même sans la médiation de l’échange marchand : nourriture industrialisée, santé, jusqu’à la procréation maintenant biologiquement assistée… Pouvoir participer soi-disant au monde par l’internet et ses longues heures de surf vaudrait bien de négliger de faire sa cuisine, a fortiori si cela suppose d’avoir au préalable cultivé son jardin. La connivence intervient aussi à d’autres niveaux : la reconnaissance de soi par les autres travailleurs, voire même par les maîtres, et l’identification au statut socio-professionnel, prévalent par rapport au questionnement sur la finalité de ce qui est produit. Le temps libre est lui aussi colonisé par la compulsivité du faire — la grande distribution spécialisée dans le bricolage, qui en jouit, en sait quelque chose — au détriment du bavardage, du débat sur les orientations communes, de la méditation…
VIII
Le travail serait maltraité sans voir que c’est le travail qui est maltraitance en tant qu’il est activité contrainte — ou auto-suggérée par impératif existentiel sous conditionnement culturel de « remplissage », selon lequel le travail seul apporte consistance à l’existence. La morale diffuse « qui ne travaille pas ne mange pas1 » reste menaçante en Occident malgré les « amortisseurs sociaux », et active là où le capitalisme pénètre encore sauvagement à l’heure actuelle. Sous l’empire de cette sanction sociale, se surajoutent, au sein de cette activité non-libre, les liens de subordination à la hiérarchie, à la productivité socialement requise, etc.
La conception de Dejours ne dépasse pas la représentation citoyenniste diffuse qui voit dans le travail cet invariant « naturel » à la puissance productive magique, et au potentiel « socialisant » malheureusement dépouillé et martyrisé par la spoliation financière — au point de rendre aveugles ses contempteurs, oublieux des usines d’armements, de l’industrie chimique nocive, etc. Dejours s’aide pour cela d’une tentative d’historicisation en opérant une césure entre un « avant » et ce « maintenant » où le mépris atteindrait un tel degré dans le management des DRH (direction des relations humaines dans les entreprises, conseillées par tant de consultants) que cela engagerait « une décadence de la civilisation ». Le vieil illusionnisme atavique bourgeois de la croyance quasi philanthropique de donner du travail aux pauvres, aboutirait cette fois au cynisme. Comme si Dejours se retenait de conclure que travail et mépris deviennent d’autant plus consubstantiels que le travail est plus entièrement soumis à une fin « autre ». Flexibilité et précarité aidant, la force de travail disponible, devenue variable d’ajustement, sans attache et sans base arrière, serait, aux yeux des décideurs rivés sur leur réalisme computationnel, plus méprisable du fait de cette disponibilité abstraite.
IX
On est bien loin de la situation décrite à la fin du XIXème siècle où les ouvriers parisiens fiers de leurs métiers et de leurs savoir-faire, dans lesquels subsistaient encore des restes de la souveraineté de l’artisan, s’appelaient entre eux Les Sublimes2, se reposaient le lundi de leurs excès du dimanche et se faisaient courtiser par des patrons en concurrence entre eux, en faisant monter les enchères. À l’opposé, c’est la disponibilité comme force de travail libre sur le marché libre, cette situation d’avoir été arrachés à leurs conditions d’existence vernaculaire, et donc d’être devenus sans attache, bientôt sans culture propre, réduits à n’être que du nerf et du muscle, qui placent les prolétaires en quête de travail dans cette situation d’abaissement. Autrement dit, la mise en disponibilité pour-le-travail, par l’individu lui-même est, antérieurement à son exploitation dans l’acte productif lui-même, son premier abaissement. S’il est sans attache en général, il est en revanche rivé à cette disponibilité ; et d’autant plus que celle-ci ouvre sur toutes les médiations sociales dominantes (reconnaissance, consommation, rang hiérarchique, etc.). Paradoxalement, cette capacité abstraite de travail3 peut jouer comme fausse universalité immédiate d’être prêt à tout, de savoir bouger, contre l’enfermement dans un savoir-faire particulier. Les progrès de l’aliénation prennent le langage de la désaliénation pour mieux se faire accepter.
X
Contrairement à ce que pouvait penser la critique sociale radicale de la fin du XXème siècle, ce n’est pas d’être sans attache et sans base arrière qui prédispose 1e plus celui qui « n’a aucun pouvoir sur sa vie et qui le sait » (définition du prolétaire par l’Internationale situationniste) à voir dans son alter ego un complice pour la lutte. L’abaissement et le mépris4 dans lesquels les prolétaires sont tenus leur font plutôt partager une mésestime d’eux-mêmes. Corrélativement, ils renoncent à disputer aux élites l’interêt pour les affaires communes et a fortiori ne sont pas à même d’imaginer un projet collectif d’une vie digne d’être vécue. C’est d’ailleurs cette souffrance-là qui est le plus souvent combattue dans les situations de conflit par l’exigence de « dignité ». Ce slogan apparût notamment à l’occasion de la grande grève des mineurs anglais (1984-85) où ceux-ci redécouvrirent qu’ils étaient non seulement exploitables mais surtout jetables. Ce même sentiment d’offense subie de par la violence de la socialisation capitaliste et de son échec croissant à intégrer par le travail, renvoie les gens à des crispations et retraits identitaires et communautaires. De telles tensions et tentations ne sont pas antagoniques à l’immersion générale dans le spectacle des marchandises et de leurs signes, dont elles voudraient juste constituer un contrepoids spiritualiste.
XI
Parce que le travail est une activité hétéronome, c’est-à-dire régie par une finalité autre que celle de son propre accomplissement (soumission aux règles de la classe dominante gestionnaire de la valorisation : rentabilité des capitaux investis, productivité imposée par la concurrence, etc.), il porte en lui sa propre déchéance programmée.
Une activité autonome, quant à elle, se déploie animée de sa propre vitalité communicative (le jardin potager en est l’illustration, vers quoi s’orientent de plus en plus de gens manquant désespérément d’une activité directement nourricière qui ait du sens ; mais on ne refonde pas des rapports sociaux sur la multiplication des petits lopins de terre, même s’ils sont indispensables !). La question du passage d’une activité autonome à une activité hétéronome est cruciale et sauve du travers d’idéaliser l’activité autonome : celle-ci coexiste actuellement en effet avec le système global hétéronome (l’économie folle régie par ses paramètres délirants) qui, du fait de son efficacité technologique et de sa concentration, soulage l’existence de tâches ardues (la tronçonneuse pour le bois de chauffage ou le gaz naturel pour la cuisine, par exemple) et maintient paradoxalement la possibilité d’activité autonome (cuisiner, par exemple). Le système hétéronome, qui se dirige tout seul parce qu’échappant à tout contrôle, ne « s’échappe » pas parce qu’il serait l’addition enchevêtrée d’activités autonomes ; mais pourtant il a bien fallu que des activités autonomes se soumettent à des fins autres qu’elles-mêmes (la convertibilité en argent pour s’acquitter de frais fixes croissants) pour transmuter et s’amalgamer en un système imbriqué et autodirigé.
XII
La soumission graduelle et progressive de l’activité autonome à des médiations qu’elle ne contrôle pas est un processus qui constitue le travail comme dépense d’énergie étrangère à soi. À l’inverse, ce qu’on entend par activité autonome ne peut pas être ramené à la seule activité personnelle de son goût. Activité autonome ne veut pas dire activité régie par le seul libre arbitre individuel. La « maîtrise de la finalité » n’est pas acquise avec la seule satisfaction de besoins matériels intangibles : elle est atteinte quand l’activité de production et de transformation ne sont pas disjointes de la vie sociale, qu’elles en épousent les inflexions, les relâchements, les rythmes plutôt que l’inverse.
La résistance à l’industrialisme — processus au long cours — est la protestation de rapports communautaires que tente de défaire le surcroît de médiations. Même les ouvriers libertaires barcelonais en 1936-37-38 renâclèrent à continuer de servir le même processus technique industriel malgré le changement du statut juridique de l’entreprise (collectivisation ou socialisation) et sa prise en main par la gestion syndicale.
XIII
On ne peut pas plus évacuer, en l’incriminant, la nostalgie du travail artisanal et de la faible imbrication d’activités individuelles et collectives jalouses de leur souveraineté. Nostalgie qui n’est pas dénuée de fondement. Pas plus qu’on ne peut ignorer la contradiction provoquée par le haut degré atteint par la socialisation industrielle du travail. Des théoriciens socialistes se prenaient à rêver de la voie royale qui engagerait l’humanité vers la socialisation automatique de ses produits, puisqu’on ne pourrait plus détailler ce qui est tributaire de l’effort des uns ou des autres. Mais a contrario, la conséquence serait l’inévitable dépossession par un processus intégré que les producteurs de base ne maîtriseraient plus. L’intensification de la division du travail et son articulation technologique éloignent de plus en plus le rêve de cette maîtrise souhaitée/regrettée. Le subterfuge théorique qui consiste à résoudre ce hiatus par la possibilité nécessaire de démocratie directe permettant de réduire par le débat la distorsion entre la conception et l’exécution, ne serait possible que dans des rapports de temps et d’espace déjà justement maîtrisés c’est-à-dire dégagés de la pression d’un besoin immédiat (l’antique faim, par exemple, ou la protection moderne vis-à-vis des radiations nucléaires). L’aspiration révolutionnaire recherche les moyens de casser la double coercition en cascade de l’argent sur l’activité et de l’activité conséquemment transformée en travail sur l’individu. Disposer de temps pour la conscience, et jouir d’une relative autonomie locale qui évite d’avoir à tout mettre, tout le temps, les décisions en débat, voilà la liberté !
XIV
La maîtrise de la finalité de l’activité exige que le produit concret ne soit pas tourné contre les rapports communautaires (produits chimiques nocifs, armes, etc.) et que sa destination à l’usage courant ne soit pas appropriée que par quelques uns. Ce qui s’accompagne de cette autre question de la dépense sans compter à laquelle pourrait correspondre l’idée qu’on se fait de l’activité vitale : chacun, au bout du compte, pouvant se trouver déjà contenté par sa débauche d’énergie vitale et de ce qu’il aura reçu aussi bien dans le moment lui-même par la présence chatoyante des autres, qu’ensuite, on allait dire « en retour », sans que pour autant se soit maintenue l’inquiétude sournoise du calcul empreint de méfiance de qui donne quoi et en quelle quantité pour qui, et vice-versa. Au vu de l’emballement « en temps réel » de la comptabilité délirante du capitalisme tardif, il pourrait devenir infiniment plus simple en se passant du calcul d’évincer du même coup les activités capitalistes qui ont besoin du calcul. L’abstraction fantasmagorique de valeur qui gît dans les produits du travail a perdu toute substance et ne peut plus agencer les rapports sociaux. La complémentarité des tâches humaines dans leur diversité ne peut poursuivre son cours qu’en désamorçant la standardisation de la productivité et de ses calculs déments.
XV
La représentation d’une humanité débarrassée des exploiteurs particuliers s’est toujours colorée d’une « sursocialisation » où la vie individuelle en de petites collectivités devait être médiée par l’activité sociale globale (d’où la méfiance à l’égard du « petit-lopin-de-terre »), sous peine que ressuscite l’enrichissement privé. Cette tendance à la bureaucratisation de l’existence ne pourrait être combattue que par la réappropriation la plus directe possible des moyens d’existence, d’autant plus facilement réalisable qu’on se sera débarrassé du fatras de pseudo besoins auxquels la production industrielle a accoutumé les populations pour écouler ses marchandises. Pour rendre impossible l’enrichissement matériel privé, il conviendrait de soustraire l’échange à la quantification et corollairement à tout interface qui contienne une fonction de thésaurisation. Selon les mots de Lewis Mumford, la libération à l’égard du travail pourrait s’accomplir « […] partout où l’activité vitale est comptée pour une aussi grande récompense du labeur que le produit. »
XVI
Cette crise du capitalisme donne le sentiment que tout paraît se dénouer : l’alibi du travail et de ce qu’il produit en devient même superflu. Cette inconsistance du travail, son caractère mobilisable ou jetable à volonté court-circuitent en quelque sorte les perspectives historiques fondées sur une réorientation « rationnelle » du travail. Ou bien engendrent l’idéalisation d’un travail peu socialisé (l’artisanat). La « capacité abstraite de travail », devenue visible dans cette attente des chômeurs stockés en vue d’une toujours plus hypothétique reprise, paralyse la mise en œuvre des tâches vitales. Tout peut se jouer dans le mouvement par lequel les énergies vitales pourraient se soustraire à cette « disponibilité » en suspens, feraient le compte de ce qui leur est vraiment nécessaire et engageraient sa réalisation non plus comme tâche centrale qui réunit, mais comme une des modalités qui accompagnent les inflexions, leur gravité ou leur fantaisie, des rapports humains. C’est forte de cette certitude que la sécession pourrait se propager, tant il est vrai que c’est l’incertitude de l’entre-aperçu « révolutionnaire » qui fait encore adhérer les populations au capitalisme et à son système de rançonnement et d’arraisonnement.
Dès lors, la fonction du travail dans la domination n’en n’apparaît que trop bien : sa centralité est non pas celle de la nécessité productive de biens d’usage mais d’être « cheville ouvrière » de la domination : mobiliser pour le travail — et l’on a vu dans cette phase « finale » du capitalisme à quel type de production imbécile et nocive on a pu mobiliser les individus — c’est priver les individus de liberté et de leur capacité à faire monde par eux-mêmes.
XVII
Les présentes notes critiques auront été réussies si on en retire l’assurance que ce n’est pas en confiant aux machines les tâches productives qu’on résoudra la question du travail, ni en l’innocentant de son accouplement morbide avec le capital. Alors que l’enchantement du monde était supposé découler d’une productivité ahurissante, le besoin de travail, sous la forme d’emplois, se fait toujours autant lugubrement sentir. C’est dire si l’allègement de la charge productive dépend en fait de l’organisation, c’est-à-dire de la culture d’une société : rien d’étonnant puisque, à l’inverse, c’est le capitalisme qui a fait peser sur le travail lui-même la charge d’être l’unique colonne vertébrale de la société. La dynamique incontrôlable et nocive du travail est recelée dans la disjonction à devoir obéir à une hiérarchie ou aux nécessités désincarnées du marché, ce qui mène à ignorer ce que deviennent le produit du travail ou les éléments du procès de travail (composants chimiques, déchets, etc.). L’activité vitale, en matière de production de biens matériels et immatériels, peut devenir consciente d’elle-même si elle sait s’auto-diriger et par conséquent, par exemple, modérer ses appétits, ce que l’attrait d’autres foyers de sensibilité provoquera immanquablement.
XVIII
« […] l’argent a résolu cette tâche de réaliser la liberté de l’être humain pour ainsi dire au sens purement négatif. Ainsi l’immense danger que la monétarisation représentait pour le paysan s’inscrit dans un système général de la liberté humaine. Ce qu’il a gagné, assurément, c’est de la liberté, mais une liberté qui le libère de quelque chose, au lieu de le libérer pour quelque chose ; en apparence, assurément, la liberté de tout faire (puisqu’elle n’est justement que négative), mais de ce fait, en réalité, une liberté sans la moindre directive, sans le moindre contenu déterminé et déterminant, et qui dispose donc l’individu à cette vacuité et à cette inconsistance où rien ne s’oppose aux pulsions nées du hasard, du caprice ou de la séduction : conformément à la destinée de l’humain sans amarres, qui a abandonné ses dieux et dont la “liberté” ainsi gagnée n’est que la licence d’idolâtrer n’importe quelle valeur passagère. »
Georg Simmel, La Philosophie de l’argent▪
(à suivre)
Lozère, 4 octobre 2012
Notes
1 – Cette morale était aussi commune au mouvement ouvrier et on la trouve par exemple sous la plume de Marx dans un compte rendu du congrès de Genève de la Première Internationale (1865) in « L’Émancipation des travailleurs », une histoire de la Première Internationale, Mathieu Léonard, La Fabrique, 2011.
2 – Le Sublime, ou l’ouvrier comme il est en 1870, et ce qu’il peut être, Denis Poulot, 1870, réédition Maspero, 1980.
3 – Selon le concept de Franck Fischbach dans : La Privation de monde. Temps, espace et capital, 2011, Ed. Vrin.
« […] la réduction du travail aux seules activités productrices de valeur engendre une mutilation du travail dans la mesure où il est, à l’inverse de cette restriction, une activité susceptible d’adopter une variété quasi infinie de formes ; soit, inversement, en montrant que cette réduction a paradoxalement pour effet de conférer au travail un rôle et une fonction extraordinairement étendus qui consistent à faire de lui le porteur et le vecteur de toutes les médiations sociales. On montre alors, avec Moishe Postone, que dans une société fondée sur l’abstraction et la valorisation de la valeur, il revient indûment au travail, à la fois comme travail abstrait et comme capacité abstraite de travail, d’assumer le rôle de porteur des médiations sociales dans leur ensemble. » (p. 132).
Lire aussi du même : « Libérer le travail ou se libérer du travail, Simone Weil lectrice de Marx », in Cahiers Simone Weil, tome XXXII-no 4, décembre 2009.
4 – Axel Honneth, qui poursuit l’activité de l’Institut de recherche sociale de Francfort, plus connu comme École de Francfort qui a donné naissance à la Théorie critique (Adorno, Horkheimer, Marcuse, etc. ) a publié des études sur « la société du mépris » (traduit en France en 2006, éd. La Découverte, Paris) qui conduisent à incorporer la dimension morale de rabaissement ou de la reconnaissance dans la soumission de l’exploité.