La religion, une particularisation de la tension vers la communauté humaine

par Temps critiques

Le processus de sécularisation en question

Ce qui frappe quand on lit les textes historiques marxistes ou anarchistes sur la religion1, c’est leur virulence dans leur opposition à des forces qui apparaissent comme de véritables suppôts de la réaction ou de la contre-révolution (royalistes en France, phalangistes et nationaux-catholiques en Espagne). Même encore en 1968, une des pires critiques qui pouvaient être proférée par un militant « révolutionnaire » à part « espèce de petit-bourgeois » était d’être influencé malgré tout par « l’idéologie judéo-chrétienne » ! Tout le contraire de la situation actuelle où les attaques contre la religion en tant que telle se font rares ou alors sont passées à travers le filtre non pas de l’athéisme doctrinaire, car celui-ci, de fait, n’est plus aujour­d’hui un principe philosophique qui fait position2, mais des principes d’une laïcité à mettre en pratique sous une forme pragmatique. En effet, dans la société capitalisée largement sécularisée, le procès d’individualisation en sa phase actuelle ne peut manquer de transformer profondément la place et le rôle des institutions religieuses en voie de résorption comme toutes les institutions d’ailleurs. C’est ainsi le rapport des croyants à la religion qui passe de moins en moins par la médiation des dites institutions. Ces croyants nouvelle façon, recherchent de nouvelles médiations qui allient et combinent individualisme et références communautaires dans une religiosité plus culturalisée qu’institutionnalisée. Dans la modernité la religion et les églises avaient une réalité politique, sociale et cultuelle. Dans la postmodernité cette réalité des religions instituées s’est délitée, dissipée. Elle était justement la période (brève historiquement) dans laquelle la religion n’était plus au centre des rapports sociaux. Elle était comme mise au rencart au même titre que l’histoire, l’idéologie, les « grands récits ». Aujourd’hui elle semble revenir au centre dans une troisième phase. Ces nouveaux comportements touchent d’ailleurs tous les milieux et religions dans la mesure où ils s’avèrent aujourd’hui perceptibles, si ce n’est réductibles, à des pratiques de superstition comme le montrent les signes de croix intempestifs des footballeurs avant leur entrée sur le terrain.

On ne peut que faire le rapport entre d’une part une société capitalisée qui promeut à différents niveaux des combinatoires entre archaïsme, modernité et postmodernité et d’autre part des références et pratiques religieuses individualisées qui relèvent du bricolage. Le phénomène de sécularisation a trop été assimilé à une marche vers la connaissance et le progrès qui aurait signifié le dépérissement des religions3. Il a accompagné un processus de politisation des sociétés modernes qui a reposé sur une séparation toujours croissante entre politique et religieux (exemple de la laïcité à la française). Cette politisation peut se comprendre schématiquement comme le fruit des luttes de classes. Grosso modo c’est l’histoire de la domination bourgeoisie dans l’aire occidentale et de sa dépendance réciproque avec la classe ouvrière, cette dernière partageant une grande partie des valeurs de la première (travail, progrès). C’est cette histoire qui semble prendre fin après les derniers assauts révolutionnaires classistes des années 1960-70 et la mise en place progressive de la société du capital. Idéologie de la fin des idéologies (Revel), de la fin de l’histoire (Fukuyama), de la fin des grands récits (Foucault, Lyotard), mais ces énoncés postmodernes ne peuvent empêcher certains d’annoncer que « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » (André Malraux).

La dépolitisation qui s’en suit ajoutée à l’évanescence des perspectives politiques révolutionnaires fait émerger, à la fois en chaque individu-démocratique atomisé (fin du sujet au sens bourgeois du terme) ; et au niveau social/collectif, le sentiment religieux comme refuge ou alternative.

Retour ou recours au religieux ?

Les théories révolutionnaires modernes, à l’inverse des mouvements millénaristes, ont rabattu le religieux sur le social et sont parties de l’hypothèse d’une disparition progressive de la religion et d’une sécularisation des sociétés. La politisation du monde semblait devoir y succéder à travers l’internationalisme prolétarien censé remettre la religion sur ses pieds en faisant descendre le ciel sur la terre, fût-ce au prix du recours à l’idéologie ou alors dans les autres aires à travers le nationalisme révolutionnaire, comme dans certains pays arabes (nassérisme et parti Baas), ou en Turquie (les « jeunes turcs » d’Atatürk). La notion de « retour du religieux » se comprend en ce sens ; il y a retour parce que l’idée d’un sens de l’histoire et du progrès allant vers toujours plus de rationalité, une tendance d’ailleurs bien antérieure à l’industrialisation et à l’organisation technico-administrative de la société de classe, apparaît maintenant comme une vision unilatérale correspondant à un déterminisme mécanique. Une tendance dont la vigueur a masqué les limites de cette perspective et produit nombre d’illusions quant aux perspectives révolutionnaires qu’elle portait en germe. Nous nous sommes expliqués là-dessus en mettant en avant, dès 1992-93, la question de la communauté et ce que nous avons appelé la tension individu/communauté humaine ; puis, plus récemment (2016) en relevant ce que pouvait maintenant avoir de sommaire une vision reposant sur une dialectique inchangée du dépassement4.

Il nous faut ici apporter quelques précisions dans la mesure où ce mouvement de sécularisation n’a jamais atteint la même amplitude dans les aires non occidentales de la planète et que si la thèse du retour/recours peut être une hypothèse acceptable mondialement, elle ne se produit pas à partir des mêmes prémisses. La tension individu/communauté humaine qui se manifeste partout, mais avec une intensité variable suivant la période et sous des formes différentes de prévalence entre les deux termes de la tension, fait que la tendance vers la communauté humaine s’en trouve entravée par de nouveaux niveaux de conflictualité dans lesquels le religieux joue un rôle prépondérant même s’il peut se situer au carrefour d’autres niveaux (de classes, de sexes, ethniques).

Pour Georges Corm5 le religieux n’a jamais disparu dans l’immense majorité des pays de la planète. Mais l’aspect nouveau ne tiendrait qu’à un recours au religieux comme outil politique. Il servirait premièrement de solution alternative à la faillite des populismes progressistes pratiqués par les États autoritaires de l’aire musulmane, deuxièmement de réponse par défaut aux déstructurations apportées par le processus de globalisation dans ces mêmes régions et troisièmement de résistance à l’éclatement de l’aire musulmane sous les coups de boutoir non seulement des grandes puissances, mais aussi des puissances régionales (Iran, Arabie Saoudite, Syrie-Irak, Turquie).

Il résulterait de tout cela que la crise générale de la forme nation de l’État y prend un caractère encore plus tragique. En effet, ce n’est pas la fin de l’État et de la domination qui l’emporte, mais tribalisme et guerres de religion qui sont de retour. Nous ne faisons pas référence ici à une guerre de religion version Huntington sur le mode « choc des civilisations », mais aux guerres internes à cette aire entre sunnites et chiites, entre frères musulmans et salafistes en Égypte où ces derniers feront alliance avec Al Sissi au nom de l’ordre contre-révolutionnaire, entre sunnites saoudiens et houthistes zaïdistes proches des chiites iraniens au Yémen, entre djihadistes et salafistes les premiers accusant les seconds de sacrifier l’islam au profit de la démocratie en Égypte et en Tunisie à la suite des « Printemps arabes ».

Ce retour/recours n’empêche pas que la référence à la religion fonctionne de moins en moins comme « signification imaginaire sociale » pour reprendre l’expression de Castoriadis. C’est plutôt un nouveau type de discours fondamentaliste (au sens de retour aux sources) applicable à toutes les religions, mais qu’on habille idéologiquement et politiquement (cf. le BJP en Inde ; le conservatisme religieux en Amérique ; le salafisme non quiétiste). Mais la plupart du temps, par exemple dans le cadre des discours inspirés par les Frères musulmans, cela s’exprime dans le contexte d’une occidentalisation des valeurs d’autant plus facilement assumée que cette référence vise en fait non pas la modernité qu’incluait ses valeurs, mais leur retournement postmoderne. En effet, selon Tariq Ramadan : « Il n’y a aucun problème avec la laïcité pour l’infinie majorité des musulmans, ce sont quelques groupes qui ont un problème et qui ne la respectent pas », explique-t-il sur le plateau de France 3 (Soir 3). Pour lui, il ne s’agit pas d’importer le modèle des Frères musulmans dans l’aire occidentale par l’intermédiaire d’un parti musulman de masse capable d’utiliser un mouvement populaire comme avec l’arrivée de Mohamed Morsi au pouvoir en Égypte en 2011, mais de faire que la religion islamique ait les mêmes droits que les autres d’où la nécessité de passer des alliances avec les pouvoirs démocratiques en place (il sera le conseiller de Tony Blair) et des associations multiculturelles comme la « Plateforme les musulmans6 ». C’est dire qu’on peut être islamiste sans être djihadiste et surtout qu’il existe un courant musulman citoyenniste en France et en Europe et qu’il peut trouver une place dans le champ politique sans passer par le catalogue des décapitations, massacres, attentats, oppressions, mise en esclavage dont on l’accuse souvent. Mais le fait d’envisager la possibilité d’une telle intégration dans le champ politique ne signifie pas du tout que c’est une bonne nouvelle, un événement souhaitable ni pour une révolution à titre humain ni pour la tendance vers la communauté humaine. C’est une position/revendication qui reste dans le champ limité de l’émancipa­tion du musulman en tant que musulman. Elle se heurte à la tradition française de l’émancipation des juifs en tant que citoyens et non en tant que juifs, de la Révolution française7.

Cette combinaison entre tradition et postmodernité qui semble parfois ignorer l’étape intermédiaire de la modernité se retrouve dans les discours et pratiques de certaines églises protestantes comme les télé-évangélistes aux États-Unis et en Amérique du Sud. Parallèlement, en Europe et aux États-Unis, des phénomènes comme « la Manif pour tous » ou les Tea parties font fonction de défense des « valeurs », de « nos » valeurs, même si les personnes qui y participent ne font pas appel directement à la religion chrétienne, celle-ci étant incluse dans les valeurs traditionnelles occidentales (cf. Pologne, infra).

Si on observe des pratiques de retour à la religion, elles passent d’abord par une résurgence des différentes communautés des croyants comme infrastructure de la socialisation secondaire, par exemple des Afro-Américains par les pasteurs dont l’influence est aussi politique. Ensuite elles ne semblent pas relever seulement et principalement d’un développement de la foi personnelle, mais du besoin ou de l’exigence d’un retour aux sources du divin8. La religion se transforme alors en foi éthique devant laquelle la critique rationaliste de la religion a peu de poids. C’est ce que pressent Habermas quand il reconnaît une convergence entre raison et foi qui porte sur la critique de l’artificialisation de l’humain9. Mais une religion du Livre et monothéiste de surcroît, ne peut renoncer à « sa » vérité. Habermas est ici victime de sa propre idéologie du langage et de la communication qui résoudrait tous les problèmes qui ne seraient finalement que techniques et connexionnistes. Comme disent toujours les politiques pratiquant l’auto-persuasion, ce ne serait qu’une question de communication !

Le « retour » n’est donc pas vraiment un retour à ce qui existait auparavant. C’est un retour parce qu’il y a une crise. Le « retour » est donc en même temps un recours face à cette crise, recours individuel, mais aussi collectif avec l’affirmation retrouvée du prosélytisme et de l’expansionnisme religieux (cf. les différentes églises protestantes dans le monde, les Frères musulmans pour l’islam, l’hindouisme mâtiné de nationalisme, « l’extrémisme » bouddhiste en Birmanie contre les Rohingyas musulmans).

Il est très difficile d’échapper à ce cadre de réflexion qui remet la question religieuse au centre. D’où des « réactions », mais diverses ; elles peuvent être de l’ordre du jugement péjoratif contre une tendance estimée régressive (on croyait en avoir fini, eh bien non, c’est le retour de l’obscurantisme), ou alors invoquer l’idée de la tolérance comme position éthique ou enfin conduire à un abandon total de toute position politique au bénéfice de l’idéologie des goûts (ben quoi, le voile intégral ce n’est pas pire que la mini-jupe !). Cette dernière établit une équivalence entre des pratiques qui sont pourtant loin d’avoir la même signification et surtout la même portée. Il y a bien un « c’est mon choix » des deux côtés ; mais derrière l’un il y a une mode qui ne se cache pas, bien au contraire, alors que de l’autre il y a des forces politico-religieuses qui agissent en sous-main. Alors que les individus au même titre que les États semblent souvent tiraillés entre plusieurs options, la société capitalisée dans son ensemble est, elle aussi, extrêmement réactive, mais en pratique, dans la mesure où, sans vergogne et avec la plus grande flexibilité, elle est capable de faire co-exister sans trop de problèmes sur le marché tradition et postmodernité (mode ethnique, mode musulmane).

On n’entend donc guère de commentaires sur les raisons de l’échec d’une critique révolutionnaire de la religion. Le même constat peut être établi sur la question de la nation, ces deux trous noirs du marxisme. En conséquence, la gauche au sens large et international n’existe plus sur ces questions, sauf à faire appel à un souverainisme laïcard comme en France, et l’extrême gauche fait n’importe quoi pour espérer exister en épousant le fantasme de l’islam religion des pauvres et substitut à un prolétariat devenu absent. Par contre, les tendances postmodernes expliquent la persistance de la religion ou au moins du religieux par sa transformation en religion civile comme aux États-Unis ou en une manifestation comme une autre du « croire » minimaliste d’aujourd’hui. Ce ne serait plus les religions des grands récits dont le christianisme et aussi toutes les religions du Livre furent l’exemple, mais le religieux sans rapport obligé à une institutionnalisation. La religion fonctionnalisée ou alors individualisée dans le « c’est mon choix ». Ces idées sont en cohérence avec les thèses déconstructionnistes qui servent, volontairement ou non, de soubassement idéologique à la société du capital. Pourtant le développement de divers fondamentalismes religieux montre que ce religieux minimaliste, mais supposé partout présent sous forme culturelle, ne représente qu’une dimension des nouvelles formes de religiosité.

Finalement aucune des deux notions (recours et retour) ne s’avère suffisante. Le recours est trop unilatéral et de nature fonctionnaliste, alors que le retour n’en est pas un dans certaines aires (aire islamique, États-Unis et Amérique du Sud) et pour d’autres (Europe) il est paradoxalement lié à une crise des formes religieuses traditionnelles.

De la religiosité à la force politique

Il y a à nouveau transformation de forces religieuses en forces politiques y compris dans des pays où il existe pourtant des cercles rationalistes importants. C’est le cas depuis longtemps avec les Frères musulmans dont le terrain d’opération restait celui des pays de religion musulmane dominante, mais cela a changé avec des stratégies de pénétration au sein des immigrations européennes, telle celle des groupes proches de Tariq Ramadan, dans les milieux intellectuels surtout, ou celle autour d’Hassan Iquioussen plutôt dans les milieux populaires. C’est aussi le cas plus récent de groupes salafistes qui peuvent servir, même si la majorité d’entre eux restent quiétistes, de passerelle vers une radicalisation politique, voire djihadiste dans la mesure où, par rapport aux Frères musulmans, les salafistes ne cherchent pas l’intégration aux valeurs occidentales et leur implantation dans ces pays-là, mais à porter la vision messianique d’une guerre contre les Croisés (cf. l’EI et l’enjeu de la bataille de Syrie)10.

Si on suit G. Corm (op. cit.) cela n’a rien d’étonnant, mais c’est maintenant dans les pays occidentaux qu’on peut assister à des phénomènes de revival de même nature. Ainsi, les Églises protestantes américaines sont devenues des forces si puissantes qu’il y a quelques années, Time Magazine se demandait en une de couverture, s’il ne fallait pas remettre l’organisation de la sécurité sociale entre les mains des Églises. En effet, les Églises et les convictions religieuses structurent la vie quotidienne d’une fraction importante des Américains. Ce ne sont pas simplement des bricolages individuels ou individualistes comme dans le phénomène New Age. Ces Églises, dont les fidèles sont souvent afro-américains dans les grandes villes, jouent un rôle actif de pompiers sociaux chaque fois qu’il y a des émeutes, etc. Toutefois, si le prosélytisme religieux se porte bien dans ses versions les plus orthodoxes ou rigoristes qui viennent compenser une tendance générale à l’aggiornamento pour ses tendances les plus proches de l’establishment, il faut bien reconnaître que c’est uniquement dans sa forme islamiste radicale qu’est prônée la Guerre sainte comme antagonisme de la communauté des croyants vis-à-vis des mécréants ou contre les diverses formes du Grand Satan11.

Cette perspective d’un messianisme musulman a été historiquement précédée par les mouvements millénaristes chrétiens ou messianiques juifs qui ont parfois donné lieu à des formes profanes (le « socialisme utopique », la « mission » du prolétariat), mais c’est aujourd’hui difficile de maintenir une telle perspective, aussi bien dans sa dimension politique que religieuse. Ainsi, un islam actuel dominé par ses propres guerres de religion internes ne peut susciter aucune alternative solide à cette ancienne forme qu’elle soit messianique ou millénariste et ne peut non plus ressusciter aucune « communauté des croyants » qui retrouverait ses caractères universalistes et ouverts (a-nationaux et non racistes), mais seulement une communauté despotique.

Les institutions religieuses sont en voie de résorption comme toutes les institutions dans la société capitalisée d’ailleurs. Elles ne déterminent plus une norme fixe servant de repère à tous et dans leurs formes officielles, leurs discours sont souvent inaudibles. Il en est ainsi de ceux en provenance d’une Grande Mosquée de Paris dont le recteur a plus d’audience auprès de l’État français que des fidèles ou de celle de Mollenbeck en Belgique qui fut l’objet de fortes luttes d’influence entre fractions islamistes, mais aussi, de la parole des derniers papes qui oscille entre appels fondamentalistes avec Ratzinger et contorsions postmodernes avec Jorge Bergoglio. Les « fidèles » musulmans leur préfèrent des lieux de culte informels mais populaires, des associations islamiques de terrain pratiquant œuvre sociale, culturelle ou soutien scolaire ; quant aux « fidèles » chrétiens, plus légitimistes en général, ils voient leurs fractions les plus critiques par rapport à l’aggiornamento institutionnel, rejoindre des mouvements d’action directe comme « La manif pour tous » ou des groupes « pro-vie ».

Société capitalisée et religion

C’est aussi le rapport des croyants à la religion qui se transforme. Il passe de moins en moins par la médiation des dites institutions, car même en ce qui concerne l’islam, la communauté des croyants est de plus en plus une fiction, puisqu’elle ne correspond pas au nouvel agencement des croyances et des pratiques chez les croyants. Ceux-ci allient tendances individualistes (le port d’un certain type de voile comme signe de mode par exemple, croix gothiques, transformation de la fête religieuse du 8 décembre à Lyon en fête des Lumières populaire et branchée à la fois) et références communautaires religieuses au sein d’une religion culturalisée très présente par exemple dans les pays anglophones ou hispaniques. D’où la difficulté, particulièrement pour les pouvoirs publics en France où la séparation État/religion est stricte, à promouvoir de réelles institutions pour une religion comme l’islam, relativement nouvelle à l’échelle du pays. En effet, dans les pays anglo-américains ou du nord de l’Europe, les tendances multiculturalistes maintenant dominantes permettent une sorte d’adéquation entre offre et demande religieuse puisque l’État ne s’interpose pas comme médiation et que les associations religieuses remplissent leur rôle dans ce qu’on appelait la société civile à l’époque de la société bourgeoise. Il n’y a donc pas dans ce cas de véritable résorption, car le mode de développement antérieur du capital et de l’État ne l’impose pas. Ce n’est quand même pas un hasard si la « révolution du capital » à partir des années 1980 se fait sur les bases du modèle anglo-américain. Il n’y a donc pas de « problème » tant que cette immédiateté produit son « harmonie naturelle » entre tous les intérêts sur le modèle de l’échange sur le marché. Ce n’est pourtant pas toujours le cas comme lorsque le livre de Salman Rushdie Les versets sataniques a été brûlé publiquement à Bradford dans le Yorkshire ou lorsque la Suède revoit sa politique d’accueil favorable aux migrants suite aux d’attentats de Paris (cf. Le Monde du 10 décembre 2015). On s’aperçoit aujourd’hui que les pays qui ont épousé le plus précocement les thèses multiculturalistes sont bien loin de gérer paisiblement les questions religieuses. Ainsi, en Grande-Bretagne, Suède ou au Canada, la religion musulmane se retrouve au centre des débats politiques et crée des clivages dans les grands partis politiques12. Ils concernent les faith schools (écoles confessionnelles), la création de tribunaux islamiques en Grande-Bretagne et au Canada et les considérations des multiculturalistes anti-islamophobes en Suède.

On peut douter qu’il y ait retour de la religion en raison de sa nature propre (une croyance qui n’est pas réductible au monde pratique), à travers le retour de la foi et du prosélytisme. Il s’agit plutôt du resurgissement de positionnements politiques, pratiques de lobbying et demandes d’ordre juridique visant à réduire la séparation État/religion. Cela vaut pour l’aire musulmane après la chute des États laïcs (Irak et Syrie), l’apparition de nouveaux États peu consolidés issus de l’ancienne Yougoslavie (Macédoine et Kosovo par exemple dans lesquels les départs en Syrie sont nombreux) et de l’ancienne URSS (Tchétchénie), régions dans lesquelles l’activité fondamentaliste est forte ; mais aussi pour Israël où le poids des Juifs ultra-orthodoxes pèse de plus en plus lourd au sein de l’État et oriente de plus en plus une politique colonialo-politico-religieuse qui n’a pas grand-chose à voir avec une politique de sécurité et de survie du pays13. Mais aussi, même si c’est dans une moindre mesure, pour les pays qui forment le cœur du capitalisme, si l’on en croit l’exemple du Canada et des projets de tribunaux islamiques en Ontario où vivent environ 600 000 musulmans, soit presque 5 % de la population totale. La situation est différente en France dans la mesure où l’État se pose comme médiation supérieure et crée ses propres institutions, y compris religieuses, comme on a pu le voir pendant la Révolution française, puis avec la séparation officielle État/religion et l’édiction du principe de laïcité sous la Troisième République. Or devant la situation actuelle d’un éclatement des associations religieuses islamiques sous les coups de l’influence salafiste et trouvant écho dans les lieux de culte auprès des jeunes des « quartiers », la tendance est alors forte, pour cet État de vouloir créer une véritable institution islamique de France qui ne soit pas sous le contrôle d’un État étranger (financement par l’Arabie saoudite, pays du Maghreb propriétaire, etc.). Mais comment cela pourrait-il devenir effectif alors que la tendance actuelle est à la résorption des institutions en général et non pas à leur création ou à leur croissance ? Seul un accord entre l’État et les principaux courants musulmans (le CFCM) sur le respect des principes de la république peut être réalisé. C’est ce qui vient de se faire le 16 janvier 2021 au ministère de l’Intérieur avec l’adoption d’une « Charte sur les principes de l’islam de France ».

La question de la communauté

Pour de nombreux individus se réclamant de la « gauche », il n’est pas question d’aborder cela de front, car ce serait risquer de tomber dans l’islamophobie. Il s’agit donc d’éviter de critiquer la religion et de faire avec… Il leur faut alors construire de toute pièce des schémas sociopolitiques permettant des stratégies de pénétration voire d’instrumentalisation à travers les manifestations pro-palestiniennes et antisionistes. C’est ce que pratiquent de longue date des groupes trotskistes anglais et hollandais, rejoints aujourd’hui par la LCR puis le NPA. Pour tous ces groupes « révolutionnaires » l’islam est devenu une religion anti-impérialiste comme elle était déjà une religion des pauvres (ou inversement !). 

L’important pour nous, c’est de reconnaître la réémergence du fait religieux sous ses différentes formes. Opposer simplement à cette puissance de captation de la religion le point de vue matérialiste, la raison, l’idée d’autonomie des individus s’avère de peu de secours quand cette autonomie n’est que celle d’un sujet conçu sur le modèle du sujet bourgeois à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Un sujet dont la crise est annoncée depuis maintenant un siècle, que ce soit dans la littérature avec « L’homme sans qualité » de Musil ou par la psychanalyse avec Freud et le moi divisé ; ou d’un sujet de la révolution doué lui-même d’une essence ou d’un messianisme qui n’est pas sans rappeler la religion qu’il critique pourtant au travers de son athéisme militant et progressiste, mais un sujet révolutionnaire devenu aussi introuvable que la classe censée le représenter.

De cette première crise du sujet bourgeois, le « sujet révolutionnaire » n’a pu être exempté. Son ancrage étroit dans la classe ouvrière représentait sa limite originelle et la théorie du prolétariat a dû le doter, de surcroît, d’une essence révolutionnaire pas loin de rappeler la religion (messianisme révolutionnaire) qu’il critiquait pourtant au travers de son athéisme militant. Un sujet révolutionnaire devenu aussi introuvable que le sujet bourgeois puisque la classe supposée devoir accomplir la révolution a été englobée par la dynamique totalisante du capital. L’un comme l’autre ont été individualisés, subjectivisés, particularisés par la « révolution du capital » et sa rapide dissolution des appartenances et des identités de classe. Des appartenances qui constituaient encore pour eux une référence communautaire c’est-à-dire les solidarités de la culture ouvrière et de la communauté de lutte d’une part et les solidarités des intérêts économiques et de la culture bourgeoise d’autre part. Cette séparation des individus d’avec leur référence communautaire s’est doublée d’une séparation avec la nature engendrée par la technologisation et l’artificialisation de la vie. Mais ces séparations ont aussi comporté une dimension d’auto­nomisation de l’individu qui a été donnée comme une force : celle d’un accomplissement des potentialités génériques de l’individualité. On reconnaît là tous les courants philosophiques et métaphysiques qui, après l’échec des mouvements de refus de la capitalisation des années 65-75, ont émergé comme un dépassement de la modernité dans les particularismes du postmoderne. Fini le sujet cartésien et kantien universel de la société bourgeoise (et occidentale), fini le sujet-clivé freudien de la crise de la modernité ; voici le temps de l’absence de sujet à savoir son éclatement dans des subjectivités multiples, indéterminées, fluctuantes, mobiles, identitaires ; le temps de la particule globalisée.

Un individu particularisé et immédiatiste, sans réflexivité, qui aujourd’hui est placé devant ce qui lui est donné comme « un choix » entre le monde des inter-subjectivités exacerbées, conflictuelles ou bien la soumission à des formes de religiosité.

La plupart des individus formés à l’humanisme des Lumières ont tendance à croire que les individus assument leur humanité selon une conception abstraite de l’homme, alors qu’ils la vivent dans le cadre de ce que l’on appelle les cultures traditionnelles. Et ce n’est pas, comme le font les marxistes, en appréhendant les individus en fonction de seule leur place dans les rapports sociaux de production que l’on corrige cette erreur ; on ne fait alors que passer d’une forme de réductionnisme à une autre, qu’abandonner le registre anthropologique/naturaliste pour celui de l’économicisme. Reconnaître cette trivialité, à savoir que tout homme est un être social-historique naturel/culturel, devrait logiquement conduire à repenser la question des luttes contre le rapport social capitaliste et à y intégrer différentes formes de résistance. C’est ainsi toute l’ambiguïté du mouvement des Gilets jaunes que de lier un certain conservatisme des valeurs à de nouvelles formes de révolte/ résistance. Il faut pourtant savoir les reconnaître pour pouvoir reposer la question de la révolution à titre humain et donc celle de la communauté humaine. Mais dire cela est abstrait et ne permet pas de préciser une « position » par rapport au retour de la religion ou de formes de religiosité ni de saisir ce qu’elles disent du refus de l’avènement d’une « communauté du capital ». Au minimum, il faut éviter d’hypostasier la religion, au niveau théorique comme pratique, sous peine de fondamentalisme religieux d’un côté, de sectarisme laïc de l’autre. Il faut se souvenir qu’une culture (et la religion en est aussi une) n’existe pas en soi et de façon désincarnée, mais pour autant qu’elle est intériorisée par des individus ou groupes sous forme de traditions. Nous ne pouvons nous ranger derrière ceux qui pensent que toute tradition doit être balayée par la modernité et a fortiori par la postmodernité qui s’est affirmée par une sursaturation du « culturel » la culture comme business et comme entertainment. Dans la postmodernité la culture est un opérateur de capitalisation et de normalisation. Par temps calme cela se marque par l’omniprésence et l’omnipotence des pages « culture » dans les médias ; par gros temps de confinement, il faut entendre, se résoudre à entendre les paroles des « artistes » et des intermittents du spectacle sur l’air de « c’est la culture qui est sacrifiée ». Mais il est impossible de réactiver des bases arrière culturelles qui nous permettraient de rendre moins abstraites les perspectives de communauté humaine, alors que ces bases matérielles historiques, qu’elles soient bourgeoises ou populaires n’existent pratiquement plus dans les pays capitalistes dominants ; pas plus qu’au Chiapas où on a affaire à une parodie des anciennes cultures indigènes de toute façon non exportables. Seules lucioles dans l’obscurité de l’ici et maintenant, des luttes de blocage des flux qui font communauté comme à Notre-Dame-des-Landes ou dans le mouvement No Tav ; la communauté de luttes des Gilets jaunes ; les occupations des places ou carrefours organisés en centre des luttes à Istanbul, au Caire ou au Soudan.

Comme nous l’avons dit supra nous nous sommes penchés très tôt sur la question de la Communauté et tout particulièrement sur la distinction entre les communautés de références et les références communautaires14 à partir du moment où elles ont constitué des réponses directes ou indirectes à la difficile reproduction des rapports sociaux capitalistes dans certains quartiers, à la violence que cette situation engendrait aussi bien du fait de bandes que de la dimension émeutière de la révolte des banlieues en 2005. Le rap français, par exemple, a ainsi pu, dans une certaine mesure, servir d’exutoire à une révolte contre la société en général et la répression policière en particulier, mais cette forme musicale n’a pas rejoint celle plus politisée de groupes rock comme Bérurier noir, Trust ou les punks. Le rap s’est construit et est demeuré sur la base immédiate de la communauté de quartier des jeunes désœuvrés et non sur celles de l’ancienne communauté ouvrière ou celles d’un nouveau communautarisme religieux. Il a reproduit machisme et racialisme dans ses paroles radicalisant ainsi les implicites des « valeurs » des quartiers en tant qu’expression d’une certaine décomposition des rapports sociaux antérieurs centrés sur le monde du travail et la vie ouvrière. Cette décomposition n’a donc pas comme seul vecteur l’islamisation des banlieues comme le pense Finkielkraut emporté par sa défense inconditionnelle de la République ou une peur de l’importation d’une « guerre des pierres » palestinienne en France comme d’autres le croient. En effet, comme on a pu le voir dans la cartographie des événements, les banlieues les plus touchées par les émeutes de 2005 et d’autres explosions contre les violences policières ne sont pas celles qui sont les plus encadrées (que ce soit par l’islam radical ou par les petites mafias locales). Et les germes de communautarisation qui se développent le sont le plus souvent en dehors de toute perspective islamiste extrême. L’islamisation rampante n’en est pas moins présente. Elle gagne les commerces convertis aux produits halal et les bars sans alcool sans qu’on puisse bien savoir quel est l’origine du processus : la fin de la mixité sociale et des origines qui fait qu’il ya des quartiers ghettoïsés où il ne reste qu’une grande majorité de musulmans d’origine pratiquants ou non, mais qui boivent peu d’alcool ou mangent toujours halal ou alors une imposition politico-religieuse. Plus sûrement un mélange des deux qui transforme les références communautaires en une allégeance à une communauté de référence unique. Elle débouche parfois sur des fatwas de quartier, des rappels à l’ordre de certains imams, mais rarement sur un appel au djihad (l’exemple des jeunes de Lunel dans l’Hérault semble exceptionnel). Néanmoins, Kepel signale que la révolte des banlieues de 2005 est contemporaine de l’appel à la résistance islamique mondiale d’Abou Moussab al-Souri et il rappelle que « dans les quartiers populaires, où les marqueurs de l’islam sont ostensibles, il est devenu socialement difficile de rompre le jeûne diurne en public durant le ramadan quand on est “musulman au faciès” ». Néanmoins la « police identitaire » n’a pas un véritable pouvoir de police lui permettant de pratiquer librement son contrôle.

Ces pratiques communautaristes/identitaires prennent de multiples formes (voir par exemple l’influence d’un Dieudonné dans certains quartiers), mais elles sont aussi passées au tamis de l’individualisation, ce qui rend fort instable le rapport individu/ communauté, d’où le relatif affolement des imams qui soufflent alternativement le chaud et le froid. Les groupes autour de Tariq Ramadan, dans des milieux plus favorisés et intellectuels, semblent bien saisir cette contradiction entre des aspirations individuelles et les contraintes de la vie religieuse. De ce fait, ils tiennent davantage compte de cette ambivalence dans le rapport à l’État car sous la forme un peu désespérée de l’attaque directe contre des établissements de service public étatique (même raréfiés) — et leur mise à feu ou destruction partielle au cours des révoltes les plus importantes —, il s’est aussi manifesté une demande de présence accrue de l’État de la part d’associations de quartiers, notamment celles qui souhaitent bénéficier des emplois d’animateur de rue ou mieux encore d’emplois municipaux ou de places en position d’éligibilité sur les listes politiques aux municipales. Si l’on en croit un article paru dans la revue Mouvement (no 83, automne 2015) : « Des révoltes sociales aux élections. Quelques questions à partir de la Seine-St-Denis » par Marie-Hélène Bacqué et Anne d’Orazio, ce sont souvent des jeunes émeutiers de 2005 qui sont à l’origine de ce recyclage politique et qui, après avoir tenté le PCF ou le PS suivant leur ville d’origine, ont finalement trouvé plus de marge de manœuvre à droite ou au centre pour développer leurs capacités d’initiatives entrepreneuriales tout en conservant leur ancrage confessionnel15. Les plus jeunes en ont d’autant plus l’impression d’être délaissés non seulement par l’État, mais aussi par les « grands frères », ce qui provoque d’autant plus leur rage contre la police que celle-ci leur apparaît faussement comme la seule institution publique vraiment présente sur le (leur) terrain.

L’islamisme du refus

Il y a un mouvement de refus du capital aux marges de celui-ci que ce soit les marges externes dans son aire « orientale » ou aussi internes avec une impression de sécession dans les « quartiers » qui en retour produit aujourd’hui, du côté du pouvoir, en France, le projet de loi sur le « séparatisme », rebaptisé « renforcement des principes de la République ». Ce mouvement du refus commence avec la révolution iranienne et le développement d’un populisme religieux d’origine chiite en réaction au mouvement d’individualisation et de modernisation développé sous le régime du Chah (cf. par exemple l’évolution du statut des femmes surtout en milieu urbain) et au développement du capital en lien avec l’occidentalisation, le développement du capital à partir de la rente pétrolière. Cette tendance s’est heurtée d’une part à une « révolution conservatrice » menée par les Mollahs et d’autre part à l’islam sunnite dominant dans l’aire islamique (cf. la guerre Iran/Irak) et apanage des puissances du Golfe et ciment des relations tribales en milieu rural. Parallèlement, le nationalisme arabe des années 1960 et 70, plutôt laïc et « progressiste16 » est balayé en tant qu’il s’inscrit dans une modernité capitaliste qui certes urbanise, individualise, développe un début de classe moyenne, mais déstructure aussi l’ancienne société sans édifier ou achever véritablement la nouvelle. Cela conduit à une structuration chaotique des classes avec une lumpen-prolétarisation (la force de travail sans le travail) plus importante que le développement d’une classe ouvrière stabilisée et organisée et à des classes moyennes fragiles. Des régimes autoritaires (armée-partie-bureaucratie) encadrent cette décomposition des anciens rapports sociaux plus ou moins féodaux sans avènement d’une structuration véritablement capitaliste. C’est le développement par enclave. Le FLN de Boumédiène peut être considéré comme une caricature emblématique de ce raidissement des pouvoirs en place et le Front islamique du salut (FIS) a alors représenté, avant son interdiction suite à sa victoire électorale, cette alternative d’un islam politique dans un parti qui contrairement aux autres ne s’inscrit pas dans une origine liée à la lutte de libération nationale17. L’évolution des régimes de Saddam Hussein et de Kadhafi est un autre exemple de cette option, mais à partir de situations très différentes qui toutes ont néanmoins pour point commun de réagir à la faillite d’un projet de développement autocentré autour d’un capital national reposant sur la rente pétrolière. Le régime iranien actuel semble avoir trouvé une voie de sortie entre populisme religieux à prétention révolutionnaire, mais replié sur la propre survie de son régime vu une opposition qui se manifeste de plus en plus ouvertement, y compris dans la rue et son messianisme d’origine transformée en politique de puissance régionale (intervention en Syrie, présence militaire au Yémen, courroie de transmission au Liban). La condamnation des attentats du 11 septembre par les officiels Iraniens nous fournit un exemple précoce de ce recentrage. Parallèlement, la guerre en Palestine tourne à l’affrontement entre groupes religieux. En effet, les groupes palestiniens maintenant tous plus ou moins islamistes et les Juifs fondamentalistes rejouent la communauté les premiers contre leur proto-État dirigé par l’Autorité palestinienne ; les seconds contre leur État « démocratique ».

La révolte contre le capital ne peut plus recourir ni à la représentation des classes ni à l’identification avec une patrie du socialisme ou une nation arabe unifiée. C’est pour cela que la communauté des croyants (l’Oumma) s’impose comme alternative. Dans sa version salafiste djihadiste, par exemple, cette « communauté des croyants » est une forme de dépassement à la fois du nationalisme et des communautarismes. Nous ne pouvons être d’accord avec Robert Kurz de la revue allemande Krisis, pour qui « le fondamentalisme du monde islamique humilié n’est pas une tradition du passé, mais un phénomène postmoderne : c’est l’inévitable réaction à l’échec de la modernisation occidentale18 ». En effet, l’adjectif « humilié » qui qualifie ici le monde islamique est impropre et participe encore de cette idéologie anti-impérialiste ou/et tiers-mondiste qui envisage plusieurs mondes et un processus de domination s’exerçant de monde à monde. Le monde occidental aurait ainsi humilié le monde islamique. L’Arabie saoudite et ses pétrodollars un monde humilié ? Le Qatar et sa chaine de télévision Al Jazeera qui dame le pion à CNN et soutien les Frères musulmans un monde humilié19 ? Et qui humilie le Pakistan depuis plusieurs générations, si ce ne sont ses dirigeants et leurs services secrets ? Rien de postmoderne là-dedans. Nous avons d’un côté une réactivation d’un élément du passé avec l’islam comme communauté despotique. L’unité supérieure de cette communauté est directement Allah, équivalent général absolu dont la puissance fait disparaître toute distinction de nation, caste et race. Mais d’un autre côté, nous avons aussi un élément du présent dans le vaste mouvement de refus du capital qui traverse ces aires à travers ses populations déshéritées, mais aussi certaines fractions de son intelligentsia inemployée qui ne peut plus se reconnaître ni dans la lutte de classes ni dans la lutte nationaliste. On retrouve ce mélange de pré-modernité et d’actualisme dans le clan Ben Laden — préfiguration d’une classe bourgeoise impossible — qui tout en lorgnant sur la rente féodale qu’aurait pu lui offrir le contrôle sur l’Arabie saoudite — s’était déjà développé en réseaux terroristes anonymes dont finalement Illich Ramirez Sanchez, dit Carlos fut un précurseur au carrefour du marxisme-léninisme, du nationalisme et de l’affirmation religieuse.

Le Coran n’est pas apparu dans le désert des Bédouins, mais dans la haute finance de l’époque, à La Mecque. C’est le pèlerinage dans ce lieu saint qui réalise l’unité-totalité dans l’exaltation de la communauté. Il est significatif que le combat anti-occidental de Ben Laden ait commencé avec l’occupation militaire américaine de l’Arabie saoudite. D’ailleurs, dès le départ l’islam fut une religion de marchands-guerriers qui ont adopté une stratégie de conquête militaire et d’alliance-conversion avec des tribus elles-mêmes socialement très hiérarchisées. Mahomet fut un marchand qui essaya d’intégrer le mouvement de la valeur dans la communauté sans passer par l’État. Il ne soutenait pas particulièrement les pauvres20 mais s’attaquait aux puissants et aux riches qui ne défendent que leurs intérêts et en conséquence s’autonomisent de la communauté jusqu’à la mettre en danger. L’Islam est donc un mouvement interclassiste religieux dès le départ avec une base populaire, mais pas un mouvement né du petit peuple.

Là aussi on peut remarquer la similitude avec ce qui se passe aujourd’hui. En effet, c’est une autre couche intermédiaire que celle des marchands, plutôt celle qu’on aurait auparavant définie comme une petite bourgeoisie arabe et une fraction de l’intelligentsia inemployable qui impulse le mouvement islamiste djihadiste et trouve le soutien des couches de déshérités parce qu’elle assure des fonctions sociales d’entraide à partir des associations dont elle est à l’initiative. Elle a tendance ainsi à se substituer à un État défaillant ou alors à offrir une alternative rupturiste à travers le djihad dans lequel se recrée paradoxalement l’alliance d’origine entre marchands sous leurs nouveaux oripeaux (les oligarchies financières des émirats) et guerriers.

Par rapport à cela, le discours théologique autour du « vrai islam » ou idéologique autour du « bon islam » est vide de sens politique, plein de bons sentiments et de volonté de déculpabilisation. Dans l’islam d’origine, il semble que ce soit le mouvement de la valeur qui soit premier dans l’édification de l’unité et le djihad secondaire. Il s’agissait de trouver « la voie moyenne » qui est celle qui permet de ne pas faire éclater le cadre de la communauté, de limiter les séparations et par exemple l’exploitation de l’homme par l’homme à l’intérieur de la communauté. Quand nous parlons ici de la communauté, il ne s’agit plus de la communauté immédiate — celle de la famille ou du clan —, mais d’une communauté déjà abstraïsée dans laquelle Dieu représente l’unité supérieure.

Mais il devient toujours plus difficile de maintenir cette unité au sein d’un mouvement de la valeur qui recoupe de moins en moins les contours de la communauté musulmane depuis que le capital, au niveau mondial domine la valeur comme on peut le voir dans le développement important de la finance islamique et sa participation aux affaires du monde. Leur action est en effet maintenant transnationale comme le montrent les enquêtes autour des biens de la famille Ben Laden et l’intégration à la fois régionale et mondiale de la zone qui se fait de plus en plus sous le contrôle des grands organismes internationaux (cf. la conférence de Doha de 2001)… et de moins en moins par l’armée américaine dont le retrait est programmé presque partout, quelle que soit la couleur du parti au pouvoir en Amérique. Le seul rôle des États-Unis aujourd’hui est d’assurer la fluidité des échanges, en l’occurrence, que les robinets restent ouverts. La rente pétrolière est laissée aux compagnies et aux pays de l’OPEP dans le cadre d’une gestion mondiale des sources d’énergie. Mais cette oligarchie financière qui détient les sources de la puissance et du pouvoir au-delà de son aire, au niveau du capitalisme du sommet, doit aussi faire face, sur son propre territoire, à la fois aux masses déshéritées (y compris sous forme de travailleurs immigrés) qui aujourd’hui n’hésitent plus à s’engouffrer dans des mouvements qui se déclenchent dans les pays voisins (cf. les « printemps arabes » de Bahreïn et du Yémen) ; et à des étudiants plus ou moins occidentalisés par leur passage dans les grandes capitales européennes ou américaines, creuset dans lequel Al-Qaïda va abondamment puiser. Ces oppositions ne cherchent pas à se constituer en classe bourgeoise nationale, un projet de toute façon guère envisageable dans le cycle affirmé de la mondialisation/ globalisation où justement se retrouvent des fractions djihadistes qui s’affirment elles aussi mondiales, internationales, pour ne pas dire internationalistes. Ces dernières fractions ne cherchent d’ailleurs pas à se constituer du tout dans la mesure où elles fondent leur lutte sur le culte du martyr au service de la Cause. Avec l’EI on a une inflexion vers une perspective moins messianique dans le projet d’un Califat territorialisé qui sert de point de repère fantasmé pour les musulmans ou non-musulmans radicalisés. Dans les deux cas, on a bien l’expression d’une tension individu/communauté mais dans laquelle dans le premier (Al-Qaïda) il n’y a plus ni individu ni communauté mais l’organisation terroriste et dans le second (l’EI) un individu soumis totalement à la communauté despotique.

Il n’y a pas de projet politique derrière cet islamisme du refus. Les chefs talibans, par exemple, ne cherchaient pas à construire un véritable État où ils auraient gouverné à Kaboul, puisqu’ils n’y ont pratiquement jamais mis les pieds et que leur quartier général se situait dans une capitale de province, Kandahar.

Le projet n’est pas politique au sens politicien du terme qui chercherait à s’insérer dans le jeu de la concurrence entre modèles de régimes politiques, mais global au sens où il se refuse à participer au concert des nations y compris sous la forme d’une guerre classique. Concrètement cela prend la forme d’une haine plus prononcée contre les États-Unis et Israël d’abord, contre les pays européens ensuite ; une haine à fondement géopolitique et religieux21. L’incompréhension de la chose apparaît bien dans le traitement qu’en proposent les États-Unis avec leur mise à l’index des « pays terroristes », alors qu’aujourd’hui le problème n’est plus celui des attentats provenant directement des États « désignés » comme tels à l’époque où l’Iran téléguidait des opérations externes, mais de structures ad hoc propres au djihadisme. On en a un autre exemple avec les groupes djihadistes qui opèrent au Sahel et s’opposent à tous les pouvoirs en place… et à la présence de l’armée française.

Les livres de Hugo Micheron (Le jihadisme français) et Bernard Rougier (Les territoires conquis de l’islamisme), universitaires qui s’inscrivent dans la perspective républicaine laïque, décrivent un essor de l’islam sous toutes ses formes dans les quartiers populaires, mais pas un projet politique cohérent par un État dit musulman ou structuré par une organisation politique cherchant à introduire en Europe un modèle identique à celui des Frères musulmans en Égypte. Les Frères musulmans sont un véritable parti politique, pas seulement des associations humanitaires ou des structures d’éducation religieuse. On a plutôt l’impression d’une non-étanchéité entre fréristes, salafistes de différentes tendances, djihado-terroristes, et une fraction en voie de radicalisation parmi des musulmans qui dans leur ensemble restent non affiliés et même étrangers à cette radicalisation. On assiste ainsi à des passages incessants d’une catégorie à l’autre sans qu’on puisse déceler un Grand Ordonnateur d’une éventuelle unification future.

Le capital contre les communautés

Le monde capitaliste ne s’oppose pas à l’islam comme religion et il faut voir les ronds de jambe et circonlocutions des hommes politiques devant les représentants d’un « islam modéré » pour s’en rendre compte immédiatement, mais il s’oppose à l’islam comme communauté parce que le capital, tend à détruire toutes les anciennes communautés qui sont pour lui des archaïsmes et donc un obstacle à sa dynamique, tout en produisant sans cesse de nouvelles particularités qui seraient le signe de ce dynamisme, de son « nouveau monde ». La société du capital en son cœur fait comme si la religion était devenue une affaire privée pour tous et qu’elle ne posait donc plus de problème dans ce cadre y compris en tolérant les modèles communautaristes. Les États dits occidentaux et leurs interlocuteurs religieux reconnus et « responsables » partagent cette image d’une société sécularisée, à l’exception de la France qui est de ce point de vue très en « retard ».

Ce n’est pas le cas des États et groupes religieux pour qui la religion reste une question publique.

Si la force du capital est bien d’englober toutes les contradictions, son illusion est de croire que par là il les dépasse.

Il n’est donc pas si étonnant de voir réapparaître cette forme de conscience de soi qu’est l’appel à la communauté même restreinte et particulière dans les zones où la société n’est pas encore aussi capitalisée et où aucune classe ne peut plus présenter d’alternative.

Pour ce qui est des pays d’Europe centrale, les Serbes ont choisi une sortie nationale-populiste à prétexte religieux comme résistance à la pénétration sans frein du capital dans l’ancien bloc socialiste de l’Est ; quant à la Pologne, le poids maintenu de la religion catholique témoigne de la même résistance à la pleine domination du capital… mais tout en voulant profiter de ses avantages. La religiosité polonaise, en dehors de son antisémitisme latent et constant, se contente de demander l’inscription dans la Constitution européenne du caractère chrétien de l’Europe et de marquer son opposition à l’idéologie des droits (de l’homme, des minorités, des particularismes).

Pour ce qui est de l’aire islamique et si on suit l’analyse de la revue Théorie Communiste22 l’intervention du prolétariat dans la révolution iranienne signale l’impossibilité d’un développement national du capital. Le prolétariat interviendrait en tant que pôle du rapport social capitaliste (il ne lui est pas extérieur car le capital est un rapport social entre les classes), mais il ne peut s’affirmer ni dans le cycle mondial : ce serait l’affirmation du pôle capital, ni dans le cadre national : la bourgeoisie ne peut organiser le prolétariat. La nature ayant horreur du vide, la « synthèse » de cette situation serait donnée par le populisme religieux. Fidèle à son analyse générale, Théorie Communiste fait de ce développement du populisme religieux, une impossibilité du capital, comme si sa seule source était économique et objective. Le peuple est alors l’expression sociale de la destruction des rapports sociaux traditionnels quand il y a impossibilité de leur substituer de nouveaux rapports (le peuple est le prolétariat sans conscience qui ne fait que subir la destruction du rapport social dont il n’est pas le sujet). Mais cette analyse ne nous dit rien sur le pourquoi de cette forme religieuse prise par la révolte populaire. En négligeant la question de la communauté elle s’interdit de voir le caractère profondément a-classiste de ce populisme religieux et sous-entend en fait que le prolétariat en tant que classe est toujours le sujet révolutionnaire comme si rien ne s’était passé depuis le retournement du dernier cycle révolutionnaire des années 1960-7023.

En Iran, la vieille communauté n’a pas à s’opposer à un phénomène révolutionnaire qui la minerait (à ce niveau, parler de « révolution iranienne » est un abus de langage sauf à ne la considérer que comme une révolution politique contre l’ancien régime) et à partir duquel pourraient s’édifier de nouveaux rapports sociaux. Il y a seulement une opposition directe au développement d’une société du capital. La contradiction est que la communauté que veulent restaurer les chiites ne détruit pas les présupposés qui font que les anciens rapports sociaux perdurent dans la mesure où ses dignitaires s’appuient sur la grande propriété foncière (essentiellement religieuse, ce qui explique la violence de Khomeiny contre la réforme agraire) et les commerçants bazaris. Le processus d’urbanisation et de modernisation enclenché depuis Mossadegh au début des années 1950 (tentative de développement d’un capital national indépendant des compagnies pétrolières britanniques qui se termine par le renversement de Mossadegh en 1953) est poursuivi sous le Chah, mais dans une perspective occidentale d’accrochage au cycle mondial du capital sous forme d’enclave capitaliste). Avec la révolution de 1979 et l’avènement de la République islamique, c’est ce processus de modernisation qui est rompu sans autre sens qu’une dévalorisation de capital par un décrochage violent du cycle mondial renforcé par les mesures récurrentes d’embargo américain. Tout cela géré par la loi islamique et les comités d’entraide contre toutes les formes d’individualisation. Les femmes sont particulièrement visées, comme elles le seront par la suite par le pouvoir taliban en Afghanistan.

Ce qui distingue la conscience religieuse dans l’aire islamique et lui donne cet aspect de survivance d’un autre âge, c’est qu’elle est représentation d’une communauté où les individus lui sont rattachés par des déterminations qui les dominent absolument. Ces déterminations ne sont pas tant des déterminations définies ou ressenties comme naturelles (sol, sang, race) comme dans la communauté nazie (Gemeinschaft), qu’un système de références et de représentations sédimentées qui forment un « Nous » plus ou moins ouvert. L’islam est d’ailleurs aujourd’hui une religion plus « vivante » que la religion chrétienne car il est resté plus près de ses origines. Moins institutionnalisé, il n’a pas subi de véritable réforme, mais a plutôt produit des variantes et des scissions. Il est donc plus apte à représenter une communauté en voie de restauration, une alternative fantasmée à ce qui apparaît comme la « communauté du capital ». Mais à l’inverse, il est moins apte à représenter une alternative pratique à celle-ci, à la différence peut-être des églises évangéliques qui certes sont maintenant très éloignées de l’esprit de la Réforme, mais parcourent le monde en tenant elles aussi compte de la tension individu/communauté mais à partir de l’autre pôle, alors que l’islamisme militant a tendance à faire disparaître l’individu sous sa communauté. Dans les pays occidentaux néanmoins, le stade général d’individualisation des sociétés laisse la place à de possibles subjectivations. Dans l’aire islamique, cette évolution est freinée non pas tant par les principes spirituels de l’islam en tant que religion que par ses idées politiques et sociales.

Ni en Irak ni en Syrie ou en Libye il n’y a à attendre d’ouverture vers autre chose dans le moment présent d’abord du fait de la poudrière géopolitique de la région qui a condamné l’insurrection syrienne contre Assad et « la révolution de Tisreen » de 2019 contre le gouvernement chiite irakien soutenu par l’Iran ; ensuite parce qu’il n’y a que peu d’espoir là où le processus d’individualisation n’a pas atteint un point qui permette à la fois de se situer dans et face à la communauté comme c’est un peu plus le cas en Tunisie et en Algérie ou au Liban. Soit une possibilité de tension individu/communauté qui permette de poser les deux termes de la tension sans que l’un soit recouvert par l’autre. C’est ce que les guerres régionales ont ralenti ou même fait régresser comme on peut le voir au Liban. C’est par contre ce qui était amorcé en Tunisie et aussi en partie au Caire et à Alexandrie au moment du « printemps arabe ». C’est ce qui s’exprime aussi, mais dans d’autres termes, en Kabylie où l’état de révolte est endémique. L’islamisation n’y a certes pas été absente, tant s’en faut, mais elle s’est toujours heurtée aux modes de vie, aux pratiques collectives et à la culture de l’ancien fonds traditionnel berbère et méditerranéen dans lequel l’individu pouvait atteindre une certaine autonomie vis-à-vis de sa communauté et l’exercer. Le rôle et la place des femmes dans des activités autres que celles relevant de l’univers familial (artisanat, élevage, parfois la guerre) attestent de cette relative reconnaissance de l’individualité en Kabylie. Dans leurs mouvements de rejet du « pouvoir assassin et corrompu » de l’oligarchie militaro-étatique (2001 puis 2003), les révoltés de Kabylie n’ont pas organisé leur lutte autour des partis nationalistes (RDC et FFS), qui bien que berbéristes restent, comme les islamistes, liés à la caste dirigeante et aux enjeux politiques de l’État central, mais autour d’un réseau de « comités de villages » (aârouchs) qui réalise une forme de lutte très moderne, du type de celle des mouvements sociaux des zones dominantes (les coordinations par exemple) tout en réactivant des modes de solidarité traditionnels de l’ancienne communauté villageoise (la Djema’a n’est plus l’assemblée des anciens, mais devient celle des jeunes chômeurs-étudiants). Cette modernité conjuguée avec un traditionalisme pré-islamique constitue un milieu ouvert aux influences du système mondial capitaliste et donc à sa contestation sur des bases qui ne se trompent pas d’époque.

Il n’empêche que pour les courants fondamentalistes, les « Printemps arabes » n’ont été qu’un premier moment dans leur tentative de contrôler le mouvement et éventuellement l’instrumen­taliser ; en fait un marchepied vers l’accaparement du pouvoir parce qu’ils n’en sont pas à l’initiative et qu’ils vont prendre le train en marche comme on a pu le voir clairement en Égypte. En réalité, ils comptent contradictoirement surfer sur la vague de révolte et profiter de sa répression afin d’exploiter le vide politique qui en résultera. Ce phénomène risque d’être amplifié par le fait que dans certains pays comme la Tunisie l’occidentalisation des mœurs devient un objet de lutte avec des blogueurs et autres dissidents qui se focalisent sur les problèmes de drogue et d’homosexualité, les questions de société des sociétés occidentales, au détriment de ce qui a été à l’origine des Printemps arabes, à savoir la dénonciation de la pauvreté, de la corruption et de la dictature qui sont encore des phénomènes endémiques comme le montre à nouveau la révolte en cours en Tunisie.

La tentative de l’EI a été à cet égard un peu différente car elle n’a pas cherché à profiter de la répression contre-révolutionnaire, par exemple effective en Égypte, en Turquie ou en Iran ; en effet, elle est cette contre-révolution à l’œuvre et elle semble se redéployer en Libye.

On a pu observer aussi des éléments analogues dans la première Intifada où se côtoient révolte prolétaire moderne et référence à l’ancienne communauté. Dans la seconde Intifada, il n’en est plus de même, car la référence communautaire n’est plus la référence à la communauté originelle, mais la référence à une communauté abstraite figurée par un islam radicalisé (le Hamas) qui entre en confrontation avec un proto-État : l’Autorité palestinienne.

Il n’empêche que dans ces dix dernières années, ce qui a été parfois réduit au « Printemps arabe » par des médias occidentaux pleins de commisération et d’espoir en une démocratie issue de la « société civile » a fait surgir une certaine image de la révolution (thawra), en dehors de tout nationalisme ou anti-impérialisme, comme figure du soulèvement, un attribut de la « rue arabe ». Les « le peuple veut » (chez tous) ; le « dégagisme » tunisien ; le « va-t-en » syrien et le « qu’ils partent tous » algérien raisonnent dans le monde entier et jusqu’aux Gilets jaunes français (« On va aller les chercher »)

L’échec de la théorie du prolétariat

Au début des années 1970, cette question des rapports entre lutte des classes, références communautaires et religieuses avait déjà été abordée d’un point de vue communiste à propos de la lutte des prolétaires irlandais. Mais en vérité, le langage que les plus âgés d’entre nous tenions à l’époque était un peu trop stéréotypé. Nos positions24 ressortissaient à une dialectique des classes censée résoudre à terme tous les problèmes. Ainsi une phrase de J.-Y. Bériou : « L’archaïsme est la manifestation la plus moderne du capital… ». Il est ici manifeste que le terme d’archaïsme renvoie à une vision très progressiste-matérialiste et au-delà du sens de la formule, cela néglige le fait que cet archaïsme est à double fonction ; non-passage à un stade plus moderne de développement et aussi résistance au capital. Méconnaître cet aspect c’est céder à l’objectivisme marxiste qui répète à qui veut l’entendre que le prolétaire protestant est contraint de faire ceci et le prolétaire catholique de faire cela. Et de là à conclure sur la nécessité pour le prolétariat catholique de retrouver le prolétariat protestant dans la même lutte prolétarienne il n’y a qu’un pas. La théorie du prolétariat est ainsi envisagée comme celle qui englobe toutes les contradictions, qu’elles soient capitalistes ou pré-capitalistes. L’attaque justifiée contre l’IRA permet néanmoins de ne pas se poser franchement la question : pourquoi l’idéologie de l’IRA et non pas la théorie communiste ? Sur la même base actualisée, on peut aujourd’hui poser la question : pourquoi la religion comme communauté plutôt que la communauté humaine ?

C’est cette conception du communisme réduit à une théorie du prolétariat qui, pour certains d’entre nous, est apparue brusquement intenable dès la fin des années 1970. Il est remarquable que des décennies plus tard on retrouve les mêmes mécanismes de pensée, mais sans leur rigueur originelle. Ainsi, les prolétaires ont été remplacés par « les pauvres » et on nous parle de ce qu’ils sont et seront contraints de faire… s’ils veulent être « sauvés » selon le nouveau credo des « radicaux » d’aujourd’hui. Cette rhétorique est reprise implicitement aujourd’hui à travers le discours tenu par certains groupes insurrectionnistes à propos des jeunes des banlieues que le pouvoir considère comme les nouvelles classes dangereuses au sein des pays dominants.

 

En conclusion, nous pouvons dire qu’il est malaisé de vouloir rendre compte des actuelles manifestations concrètes des religions et de leurs enjeux tout en espérant formuler des hypothèses théoriques originales sur la religion qui n’en restent pas aux banalités de base des progressismes historiques, dont nous avons rappelé l’échec. Un échec qui est aussi le nôtre dans la mesure où nous les avons toutes plus ou moins partagées au cours de notre expérience théorique et pratique. Mais pourquoi renoncerions-nous à cette « ambition » ? Commençons par abandonner cette croyance que la religion peut être « dépassée » puisque la rhétorique politique et philosophique du dépassement fait justement partie du nihilisme du capital qui a cru s’en débarrasser, alors qu’il l’a juste englobée. Il faut sortir de cette problématique du dépassement, ouvrir ce qui a été refermé sur le particulier (ici religieux) pour tendre vers un universel concret dont le communisme a pu être un temps la figuration.

 

Temps critiques, le 24 janvier 2021

 

Notes

 

1 – Cf. la compilation V (2010) de la revue Ni patrie ni frontières.

Pour Marx « (la religion) est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est absent. Elle est l’opium du peuple ». Sur cette base le marxisme se débarrassera d’une question qui doit être réglée d’abord par le développement du rationalisme bourgeois puis par l’avènement de la conscience de l’aliénation et son dépassement. Mais la théorie cédera souvent le pas aux opportunités politiques comme au Congrès de Bakou des peuples orientaux qu’organise la Troisième Internationale en 1920. Selon le délégué russe Skatchko : « Même selon le Coran, la terre ne peut appartenir qu’à celui qui la travaille, et les religieux qui s’en sont emparés, comme les mollahs en Perse, ont été les premiers à enfreindre la loi fondamentale de la religion musulmane ; ils ne sont pas les défenseurs de cette religion, mais ses violateurs […] Camarades, il faut leur arracher ce masque vénérable, les déposséder et distribuer leurs terres à la classe paysanne laborieuse » (https://www.contretemps.eu/un-moment-despoir-le-congres-de-bakou-en-1920/) · 

Dans les socialismes réellement existants, cela se traduira par une alliance avec l’institution religieuse en place (par exemple avec la religion orthodoxe dans une partie du bloc soviétique).

2 – Aujourd’hui la question de l’existence de Dieu n’est plus posée dans une société où tout est relatif, la science comme les croyances. Tout le monde est assimilé à sa supposée religion d’origine. Et ce qui est vrai pour les WASP américains ou pour les Latinos, l’est aussi pour les Arabes tous assimilés à l’islam comme si la pensée arabe pouvait y être réduite.

3 – La religion n’est pas que du symbolique constitutif de l’espèce humaine. La religion est un processus social-historique. Elle émerge dans les sociétés/ communautés mésopotamiennes avec l’État, la division de travail, la hiérarchisation des groupements sociaux, etc. Elle n’est pas sphère séparée ; elle est d’emblée matérielle et imaginaire car elle opère comme thérapeutique sociale d’une unité communautaire perdue.

4 – Pour 1993, cf. les numéros 5 et 6-7 de Temps critiques et pour 2016 : J. Guigou et J. Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, Paris, L’Harmattan, coll. « Temps critiques ».

5 – Pour un « digest » de ses positions, cf. : « Des conflits géopolitiques sous couvert de religion », in Le Monde : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/des-conflits-geopolitiques-sous-couvert-de-religion-22-07-2015-4867_118.php ; et sur le blog de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/segesta3756/blog/161115/entretien-avec-georges-corm-le-point-sur-la-situation-au-moyen-orient-200515 (20 octobre 2015).

6 – Elle a été fondée par un dirigeant scissionniste du Collectif contre l’islamophobie, Marwan Muhammad. On trouve sur ce site des propos proches de ceux de certains islamistes et tous favorables à la défense des particularismes religieux de l’islam : port du voile, régime halal, droit aux congés professionnels pour le ramadan, etc. Fatiha Ajbli, une sociologue, membre du « Conseil scientifique » de ce groupement religieux souhaite que l’islamophobie soit vue comme « une modalité spécifique de l’oppression de genre, mais aussi du racisme systémique », et déplore les restrictions sur le port du voile. Mais on y trouve aussi des personnalités non-musulmanes dont les objets de recherche peuvent être proches (cf. Michel Wieviorka, « spécialiste » de l’antiracisme et l’un des promoteurs du multiculturalisme en sciences sociales).

7 – Le décret de 1791 peut se résumer ainsi : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus » (Clermont-Tonnerre). Il inclut la liberté de culte, mais c’est une émancipation politique dont il s’agit ici qui rend seconde la question religieuse.

8 – Quoi d’étonnant à tout cela quand on pense que parmi les alternatives qui nous sont proposées, certaines trouvent cool le culte de la « Terre Mère » chez les Amérindiens pendant que d’autres nous disent qu’Öcalan (ce stalinien patenté) est maintenant devenu musulman, féministe, partisan… de l’écologie sociale de Bookchin et même du municipalisme libertaire. À toute voile vers l’intersectionnalité pourrait-on dire.

9 – Cf. Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2015, 180 p., 1re éd., 2001 ; et son dialogue avec Ratzinger, encore cardinal à l’époque.

10 – Cf. les textes de Jacques Guigou : « État islamique ou communauté despotique ? » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?­article334 ; et : « Al Qaeda, un proto-État ? Confusions et méprises » (2003) disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article181. La violence de l’islamisme radical ne vise pas à constituer une nation mais soit à retrouver la communauté despotique sous la forme de la communauté des croyants dans laquelle Dieu est directement l’unité supérieure (ce pourquoi il contourne et même s’oppose aux institutions religieuses islamiques officielles) ; soit à constituer une organisation d’allégeance et de références de type néo-féodal dominée par un système de chefferies. L’apparition du groupe État islamique (EI) depuis 2014 ne change pas fondamentalement les choses malgré le but proclamé de l’établissement d’un Califat.

11 – Une guerre sainte dont certes les Croisés ont été les précurseurs.

Toutefois, il ne faut pas négliger le rôle passé des églises évangéliques dans la lutte (la croisade) anti-communiste dans le monde pendant la Guerre froide.

12 – Pour le Royaume-Uni en témoigne l’article de Matt Carr sur le site de la Stop the War Coalition, coalition pour l’attaque de l’Irak soutenue par une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche britanniques. « Le mouvement djihadiste qui a fini par engendrer Daech est beaucoup plus proche de l’esprit de l’internationalisme et de la solidarité qui animait les Brigades internationales que la campagne de bombardements de Cameron — sauf que le djihad international prend la forme d’une solidarité avec les musulmans opprimés, plutôt qu’avec la classe ouvrière ou la révolution socialiste ». (cf. : http://stopwar.org.uk/index.php/news/ground-hogday-as-uk-parlia­ment-joins-syria-war-declaring-a-bogus-moral-purpose). Et d’autres voix, a priori d’un autre bord politique, viennent en fait converger vers un soutien généralisé à la religion en général et à l’islam en particulier. « Ainsi, le cardinal catholique Cormac Murphy-O’Connor se prononce désormais sur les questions politiques, sans le moindre complexe. L’État britannique dispose maintenant d’une loi qui élimine une grande partie des distinctions entre les appels à la haine raciste et ethnique à l’encontre des personnes, d’un côté, et de l’autre, l’expression de l’hostilité à l’égard de leurs idées religieuses. Cette loi a été adoptée sous l’influence d’un Premier ministre crypto-catholique pour apaiser l’islam britannique ; soucieux d’apaiser le fanatisme islamique, cette loi fait partie d’une vaste offensive contre les libertés démocratiques bourgeoises traditionnelles, principalement motivée par la guerre contre le terrorisme islamiste » (Sam Matgamma de l’AWL in « L’islam politique, le fondamentalisme chrétien, le marxisme et la gauche aujourd’hui » sur : http://mondialisme.org/spip.php?article2397). Pour information l’AWL est un petit groupe trotskiste autonome.

Pour la Suède, le sociologue Ahe Sander écrit : « Les Suédois doivent se rendre compte que la Suède va accueillir un nombre croissant d’individus et de groupes que l’on ne pourra pas fondre dans le creuset suédois, et dont les musulmans et les groupes islamiques offrent d’excellents exemples ; toute tentative de les assimiler par la force, de les couler dans le moule traditionnel suédois sera contre-productif car cela ne fera que les pousser à s’agréger plus fortement autour de leur religion et de leur ethnicité, ce qui — du point de vue des artisans de la forge nationale suédoise — aggravera encore le problème » (citation extraite de son article « The status of Muslim communities in Sweden », dans l’ouvrage collectif Muslim communities in the new Europe, Gerd Nonneman, Tim Niblock et Bogdan Szajkowksi (dir.), Ithaca Press, 1997). Ce flou certain, plutôt bienvenu d’un point de vue athée se gâte par la suite quand le même auteur propose comme solution, de laisser les « dirigeants » les plus conservateurs des communautés musulmanes entretenir leurs propres « traditions collectives », comme si ces « traditions » ne menaçaient pas les libertés individuelles des citoyens musulmans qui vivent en Suède !

13 – Certains groupes ultra-orthodoxes comme les Haredim ne reconnaissent pas les frontières de l’État d’Israël. Ils ne participent d’ailleurs pas à sa défense en refusant le service militaire et ils refusent de participer aux élections. Leur antisionisme peut être défini comme le refus de légitimer un lien un État et la destinée du peuple juif. Israël ne sera un État juif que lorsque le messie viendra. Cela les différencie des sionistes de droite défendant le « Grand Israël ».

14 – Cf. Les articles de Ch. Sfar et J. Wajnsztejn : « Communauté et communautés de référence » dans le no 5 de Temps critiques  : « La communauté inconciliable » (automne 1992) [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?­arti­cle44] et de Phil Agri et Léon Milhoud : Sur le rapport individus/ communauté, le temps des confusions dans le no 9 de la même revue (automne 1996), [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article216].

15 – Cf. Eve Szefeld : Le maire et les barbares, Albin Michel, 2020 et son enquête à Bobigny et Drancy.

16 – Il prend forme dès le XIXe siècle sous l’action de chrétiens arabes, surtout libanais ou syriens qui, du fait de leur exil pendant la domination ottomane ; se sont frottés aux révolutions européennes et aux innovations techniques, au « progrès ». Cela va produire un effet dynamisant sur les vieilles structures despotiques qui bloquaient toute évolution des modes de production pré-capitalistes, particulièrement en Égypte, alors pourtant que cette aire géographique avait participé grandement, au cours des siècles précédents, au développement des sciences. La Première Guerre mondiale et plus encore la seconde vont provoquer une balkanisation politique accentuée au profit des puissances occidentales dominantes et de grosses difficultés pour développer un capital national dans les pays dominés où la bourgeoisie est faible économiquement et politiquement et où la décolonisation se fait sous l’égide des nationalismes révolutionnaires, via l’armée. À ses débuts, le mouvement palestinien participe de ce nationalisme révolutionnaire « laïc » et les leaders sont aussi bien d’origine musulmane que chrétienne (Georges Habache dirige le FPLP).

17 – Aujourd’hui, les restes du FLN semblent prêts à faire appel au FIS pour contrer le mouvement populaire du Hirak (2020).

18 – Hans Blumenberg élabore un « théorème de la sécularisation » dans La légitimité des temps modernes, Gallimard, 1999, selon lequel l’idée moderne de progrès ne serait que la traduction profane de l’eschatologie chrétienne. Encore un partisan de la continuité en histoire qui en ignore les chocs événementiels et l’impact sur leurs protagonistes, pour aplanir l’ensemble dans les analyses de la longue durée. Mais il faut reconnaître que des marxistes hétérodoxes comme Ernst Bloch et W. Benjamin l’ont exprimé aussi clairement. « Marx a sécularisé la représentation de l’âge messianique dans la représentation de la société sans classes » (Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in M. Löwy : Walter Benjamin, avertissement d’incendie, PUF, 2001, p. 113). Cette affirmation confirme peut-être le « souffle » théorique de Marx, mais il ne peut faire oublier sa position fondamentalement anti-utopiste (« le communisme comme mouvement effectif qui supprime l’état actuel des choses »).

19 – Ainsi, pour toute une partie de l’extrême gauche, l’islam serait la religion des pauvres… sur le même schéma que la religion juive serait la religion des riches. L’anticapitalisme antisémite est très ancien à gauche, mais c’est la première fois qu’il se couple avec le soutien de principe aux croyants d’une autre religion.

20 – On ne peut comparer les débuts du christianisme à ceux de l’islam. Il faut presque quatre siècles pour que le christianisme devienne une religion d’État. Aussi peut-on dire que, au tout début, cela a pu être en partie une religion des « déshérités »… si l’on accorde foi aux Évangiles ; de surcroît elle a pu avoir le prestige d’une religion persécutée sans soldats ni guerriers pour la défendre.

21 – En prison, Illich Ramirez Sanchez dit Carlos a rendu hommage à Ben Laden et à la lutte des talibans parce qu’ils défendent la « révolution mondiale », tout comme « le mouvement djihadiste est à l’avant-garde du combat anti-impérialiste » (interview dans le journal vénézuélien Universal, cité par Le Monde du 26 novembre 2001.

22 – « Les luttes de classes en Iran », février 1979.

23 – En 1993, la revue Théorie communiste dans son no 11 : « Moyen-Orient : Crises, guerres, luttes de classes » revient sur cette question et semble admettre cet aspect a-classiste, à la fois mouvement de masse de classes moyennes dévalorisée (p. 88) et mouvement de déshérités.

24 – Celles de groupes informels issus ou se référant aux courants historiques des « Gauches communistes » et plus précisément ici celles de Van der Straeten et Daufouy d’une part et de J.-Y. Bériou d’autre part, exprimées dans le numéro spécial 311 sur l’Irlande de la revue Les Temps modernes (juin 1972).