Esquisse d’une théorie de la fin des classes et de leurs luttes
Nous nous interrogeons, dans la logique de nos articles précédents, sur les raisons qui ont fait rompre avec la vive tradition de l'analyse critique en termes de lutte de classes. Cette façon d'expliquer les situations conflictuelles et les contradictions sociales a été jusqu'ici si riche d'enseignements, que l'on peut se demander pourquoi l'on n'a pas ainsi rendu compte du drame yougoslave alors que le conflit irlandais1 avait encore suscité des interprétations intéressantes de ce point de vue. Qu'une telle analyse n'ait pas été formulée à propos des slaves du sud n'est pas une preuve de son manque d'intérêt ni de sa fausseté a priori Nous aurions même tendance à penser que le problème vu ainsi pourrait se comprendre un peu plus rationnellement et que cela apporterait des éclaircissements. Mais notre propos, ici, ne vise pas à fournir une telle analyse. Il suffit de dire que l'absence d'un tel exposé, après deux ans de crise, est particulièrement significative. Cet exposé, en fait, ne dirait rien de plus que ce qu'on sait déjà : que depuis l'épanouissement des grands conflits de classes dans les années vingt, les révolutions ouvrières partout et toujours ont échoué ou se sont transformées en lutte au nom des ouvriers, souvent jalonnées de barbaries épouvantables2.
Le renoncement à cette forme d'analyse critique tient en partie à cette succession d'échecs et à l'aspect de plus en plus répétitif revêtu par une analyse qui, finalement, finit par nier l'histoire et la transformation des rapports sociaux. Mais il tient aussi, et de façon plus importante pour nous, à la disparition pure et simple des luttes sociales de classes dans la zone des capitaux dominants c'est à dire dans le monde occidental et au Japon3. De ce fait dans le vocabulaire courant, de vagues critères corporatistes4 ou sociologiques, du type, « pauvres » et « riches », remplacent les anciennes notions d'ouvriers, bourgeois, paysans, petits bourgeois… Si la faiblesse théorique de ces classifications est évidente, la transformation du langage utilisé n'en est pas moins significative. De profonds changements lui correspondent dans l'organisation générale de la société (le modèle urbain), dans les rapports des individus à la société (abandon de la médiation de la classe comme communauté de référence), dans la structure de l'économique (crise de la valeur-travail).
Du point de vue historique la classe ouvrière a représenté la communauté de référence la plus riche, la plus dynamique et, à juste titre, la plus célèbre jusqu'à nos jours. Des générations de mineurs, de métallo, de dockers, etc., certaines catégories de fonctionnaires mêmes se sont glorifiés, deux siècles durant, d'appartenir à la classe des salariés du travail, à ce cœur battant du modernisme technicien. Des cohortes d'intellectuels, obscurs ou célèbres, ont vibré à l'idée de mettre leur savoir et leurs relations au service de cette classe porteuse d'un avenir fascinant. D'innombrables artistes à travers le monde n'ont pu créer, produire que par référence à elle et à son développement inéluctable, au point d'avoir adopté, triste ironie, jusqu'à son idée du travail !
Dans son histoire la bourgeoisie, même si elle trouve son origine dans le bourg des marchands, n'a pas de lieu privilégié : elle crée des villes de toutes pièces puis les abandonne au gré des nécessités de l'accumulation ; elle les transforme au gré de sa stratégie de développement et d'agrandissement. en fonction des nécessités de gestion liées aux rapports sociaux. En un mot on peut dire que la bourgeoisie domine la ville mais qu'elle ne la fait pas vraiment. Le bourgeois passe dans la cité, y parade, mais, dès que possible la fuit pour trouver refuge dans des campagnes jalousement préservées où elle singe l'ancienne noblesse.
En revanche dans son mouvement général, la classe ouvrière a construit un monde nouveau totalement centré sur la ville. Les ouvriers l'ont façonnée de cette quotidienneté tragique, tout à la fois dense, joueuse et laborieuse, ce qui donnait un charme à tant de cités d'Europe. C'est ce monde de la ville qui leur a échappé et qui, d'ailleurs, a échappé à tous avec le triomphe de l'urbain, lequel relègue la ville au rayon de musée de l'époque bourgeoise. Ce qui est protégé paraît conservé mais n'a plus de vie ; ce qui est rénové prend l'allure de décors de théâtre pour pièces sans acteurs (quartiers piétonniers et « gentrisation »).
Le monde urbain c'est le triomphe de la ville abstraite, de l'enfermement en boîte, au sens matériel et symbolique, de toute activité humaine5. Il étend sa logique à l'ensemble du territoire. On ne fait plus confiance au rapport social comme agent de transformation du milieu. La construction de l'ensemble urbain, c'est à dire de tout l'environnement, ses réaménagements, sont conçus d'emblée au niveau théorique. La force du mouvement technique est telle qu'elle n'est plus à la mesure des habitants d'un lieu, quel qu'il soit. Les transformations ne passent plus par des esquisses successives s'appuyant sur des expériences sociales, de celles qui « parleraient » aux gens, que ce soit dans un sens positif ou négatif (cf. à ce propos les interprétations politiques sur les réalisations d'Hausmann au xixe à Paris) ; elles sont planifiées à une échelle qui dépasse la vieille opposition ville-campagne et il n'y a pas à revenir là-dessus6.
Le monde de l'urbain est là, devant nous, à la fois terrifiant, passionnant, piètre et décevant. La classe qui l'a porté à son épanouissement et à la richesse de ses socialités effectives ou potentielles est elle, derrière nous ; elle est en régression numérique et complètement désorientée. Elle a métamorphosé le monde en profondeur, le faisant passer de l'opposition ville-campagne à la prédominance absolue, centralisatrice de l'urbain ; de l'univers du travail productif conquérant, elle l'a menée à celui de la technique englobante et de l'inessentialisation absolue du travail particulier des individus. À la voix tonitruante des ouvriers qui hurlaient par dessus le bruit des machines a succédé le ronronnement continu des robots et des moteurs qui dialoguent entre eux. On pourrait objecter que c'est la bourgeoisie qui, en œuvrant pour ses propres intérêts a entraîné la classe ouvrière dans cette vie, malgré elle ; que celle-ci peut encore apercevoir ses vrais intérêts et renaître pour trouver son autonomie d'action. Mais ce n'est là qu'illusion. C'est bien cette classe qui est mère de la forme moderne du monde et l'analyse de cette classe seule peut rendre compte en dernière instance de notre univers présent, bien que dans cet univers elle ait, depuis vingt ans déjà, perdu complètement le rôle créateur exercé pendant près de deux siècles. C'est la mort de ce rôle créateur qui a désarçonné la perspective critique. On doit pourtant assumer cette donnée essentielle pour saisir la terrible crise actuelle. Cette compréhension est une nécessité urgente si on veut influer un tant soit peu sur et contre le mouvement actuel de généralisation de la barbarie7. Compter sur la position objectivement « civilisatrice » de cette classe sociale particulière, sur sa dialectique immanente, n'est plus qu'un préjugé dangereux.
Ce n'est pas le point de vue d'une classe qui peut permettre de résister à la dégradation des rapports sociaux et encore moins de les changer. Il s'agit pour l'heure de concrétiser ce jugement par le développement, partout où cela peut se faire, d'activités individuelles et collectives critiques et cohérentes ; il s'agit aussi de faire le moins de concessions possibles aux nécessités sociales qu'induit, dans le quotidien, l'étau chaque jour plus resserré de la technique et de l'urbain8.
Il faut donc nous interroger sur cette cassure survenue dans nos modes de pensées en une vingtaine d'années. Dans le monde occidental et au Japon les intérêts de classe ont perdu de leur force de rassemblement, sont souvent devenus secondaires ou ne sont même plus clairement identifiables. Les luttes de classes ont non seulement perdu de leur mordant et de leur violence, mais aussi leur sens : par exemple la question de la propriété privée des moyens de production, à la lumière de l'histoire des pays de l'Est notamment, mais aussi du mouvement de nationalisation-privatisation à l'Ouest, a perdu tout aspect mobilisateur et relève de considérations hors du temps9. Aujourd'hui, les seules manifestations violentes d'opposition viennent d'exclus ou de secteurs d'activité en passe d'exclusion (l'agriculture…). Pourtant la richesse n'a pas disparu et les inégalités s'accentuent. L'extrême pauvreté a même repris droit de cité et figure à côté du sida et de l'automobile-corbillard au panthéon de l'horreur banalisée, mais elle ne constitue pas une base de développement pour de nouveaux mouvements prolétaires.
Contrairement au xixe siècle, la « prolétarisation » se fait en dehors d'une socialisation par le travail et elle serait pure désocialisation si ne fonctionnaient pas encore certains mécanismes d'aide de l'État-providence et des solidarités familiales réactivées. De la même façon, nous ne pouvons pas saisir en termes de classe la signification profonde de l'accroissement de la pauvreté dans les pays du tiers-monde car s'ils nous ont rejoints ce n'est ni dans la croissance ni dans l'espoir de formation de nouvelles classes révolutionnaires, ce qui reproduirait notre histoire occidentale, mais seulement dans l'entassement urbain le plus immonde. Les étapes de la formation des classes, de la constitution des socialités de la ville sont sautées et l'on trouve là, au mieux, comme point d'arrivée, une caricature de notre modernité urbaine.
Or, il faut tenir compte du fait que pour les théoriciens du xixe siècle, c'est l'importance prise par la notion de travail et l'évolution de la place du travail dans la société qui expliqueraient un développement historique mu par une dialectique de forces sociales contradictoires, et cela depuis la plus haute antiquité10. Cette polarisation mouvante, changeant de forme et de structure au fur et à mesure du perfectionnement de l'organisation du travail et des transformations techniques a trouvé dans le xixe une claire conscience de ses raisons d'être à travers l'expression puis la critique de l'économie politique11. Tous les révolutionnaires de l'époque passeront peu ou prou par cette interprétation classiste du devenir social12.
Ce mode de pensée se manifestera de façon prédominante au cours du xxe, même si les exemples de la guerre de 1914 et ses unions sacrées, des fascismes puis du cas particulier américain, amènent à nuancer cette affirmation.
En faisant du travail une activité manifestement inessentielle, c'est-à-dire sans signification intrinsèque, la fin du xxe siècle pose les jalons d'un monde totalement nouveau dont on sait encore peu de choses aussi bien quant à son devenir que dans les perspectives d'intervention qu'il laisse aux individus. En ne donnant au travail, dans la conscience de l'individu moderne que nous avons appelé « individu démocratique », que la compensation abstraite de l'argent, le capitalisme a hypertrophié l'individualité mais rendu sa consistance problématique. C'est pour cela que notre période est celle du volontarisme : l'individu s'impose sans cesse de faire œuvre de volonté, parfois même de façon désordonnée car le sens et les références de toute activité ont tendance à lui échapper ; la crise du travail nécessite de grands efforts pour ne pas céder à ce qui apparaît comme vacuité de l'existence et le travail ayant ainsi perdu toute valeur malgré son absolue nécessité pour survivre, se révèle le drame de l'individu démocratique : il sait ce qu'il vit, (cela ne veut pas dire qu'il le comprend dans sa globalité). Plus aucune force occulte fondée sur le modèle ancien (Église, maître, patron, État) ne lui oppose sérieusement l'effet déformant d'un voile idéologique qu'il s'agirait juste de déchirer pour atteindre la conscience des choses. La responsabilité de chacun, dans ce processus d'ensemble et particulièrement la reconnaissance de l'abstraction argent comme unique base des rapports sociaux apparaît bêtement évident à tout un chacun. II n'y a plus de mensonge social imposé à l'individu qui ne soit un peu repris à son compte par lui-même (fin de l'idéologie au sens traditionnel et tendance au consensus). Tout se sait. Le monde alentour présente une image désespérément nette, droite et absurde. Il n'y a plus rien à découvrir parce que tout est vu pour nous (cf. le rôle des médias dans cette pratique du « tout voir » ; plus rien n'est à révéler car tout a déjà été dit : fin de l'histoire ?!). Face à cette réalité, l'individu démocratique du « capitalisme tardif » retrouve spontanément deux principes de base du système : les lois du marché qui lui assurent des avantages en tant que consommateur ; la propriété qui lui donne l'impression d'intérioriser une partie de la richesse sociale. Ce mouvement n'est toutefois pas unilatéral. On peut se lasser de la consommation et la propriété est autant source de sécurité que d'insécurité. Il n'en découle, pour l'instant, que des réactions individuelles mais le crise de la valeur et la remise en cause du statut salarial pour tous nous réserve des surprises, bonnes ou mauvaises !13.
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Le déclin des luttes de classes apparaît bien dans un paradoxe des années 50/60. En cette période de reconstruction on peut dire que se met en place un gigantesque chantier industriel auquel participe, dans toute l'Europe, un nombre extraordinairement croissant de travailleurs et en particulier d'ouvriers. Or, à notre connaissance, aucune grève de cette époque14 n'a réclamé le remplacement des travaux pénibles par des machines automatiques. La classe ouvrière bloquée entre ses vieilles luttes contre la bourgeoisie traditionnelle moribonde et sa vision-acceptation d'un État administrateur et non plus bourgeois (fordisme, État-providence), a abandonné à de nouveaux dirigeants toute la maîtrise de la modernisation économique et industrielle. L'absence d'emprise directe sur les orientations technologiques et leurs implications pratiques dans le travail ne lui a pas permis d'envisager une réorganisation sociale sur ses propres bases, à partir de son ancrage productif (allégé des travaux automatisables)15 et de ses références communautaires (la communauté-travail).
En réalisant cette modernisation en échange de l'augmentation des salaires et de l'accès à la « société de consommation », le pouvoir a non seulement pu faire disparaître des hommes au profit des machines, mais il a pu imposer à ceux qui restaient dans l'univers productif, une double position de soumission aux nouveaux impératifs techniques et économiques d'une part, à la hiérarchie d'autre part. En effet, contrairement à l'entreprise de l'époque de l'« organisation scientifique du travail » (ost) et du fordisme, la hiérarchie ne symbolise plus simplement l'organisation du commandement capitaliste mais est intégrée au fonctionnement d'ensemble de l'entreprise sur les modèles japonais ou allemand. La hiérarchie de discipline est réduite au maximum car elle avait surtout en charge la surveillance de la main-d'œuvre non qualifiée, elle-même en recul ; quant à la hiérarchie de compétence, elle est diluée dans l'ensemble du procès de production. Le « zéro défaut », par exemple, est une intériorisation du principe hiérarchique qui demande plus une débauche « communicationnelle » qu'une structure hiérarchique proprement dite. Cette position de soumission, en partie acceptée comme légitime, caractérise bien mieux la situation actuelle qu'une référence répétitive à la notion d'exploitation. C'est l'absence de protestations et de grèves sous la forme évoquée plus haut qui a creusé la tombe du travail productif comme producteur de valeur. En ne se considérant, face à la bourgeoisie, que comme classe productive, la classe ouvrière a perdu non seulement la possibilité de la maîtrise du processus mais, plus grave pour son devenir, la possibilité même d'y participer. Le collectif des travailleurs s'efface devant l'agrégation d'agents du processus machinique. La fin de la lutte des classes, signale la mort définitive du travail productif comme valeur morale et comme référence communautaire porteuse d'espoirs révolutionnaires. Elle est contemporaine de l'obsolescence de l'exploitation éhontée des ouvriers. Avec la crise, elle suscite l'apparition d'un nombre préoccupant de salariés indifférenciés, uniquement liés les uns aux autres par des mécanismes complexes et fluctuants de domination, tous mécanismes appuyés sur la peur de l'autre concurrent du travail, l'autre (l'ancien ami, l'ancien camarade…).
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Au xixe et au début du xxe, dans la critique sociale, la sphère de l'économique a fonctionné comme dernière instance explicative des événements politiques et de l'histoire. Les théoriciens socialistes mettaient l'accent sur le fait que l'activité pratique des hommes était en elle-même progressiste et universalisante. La compréhension de ce mouvement permettait de saisir les clés de l'histoire humaine. Ouvriers, artisans, paysans, petits et grands bourgeois pouvaient ainsi être définis, à leurs yeux comme à ceux des autres, par rapport à leur place dans les circuits de production et de circulation des marchandises en voie d'universalisation. Cet apogée de l'économique correspond à la période de la marchandise comme symbole universel de l'activité sociale. C'est l'universalisation de la forme marchandise. La référence de Marx à Aristote sur ce point est éclairante : la forme marchandise aristotélicienne sert de base pour Marx, à la critique de l'économie politique. En remontant jusqu'à l'Antiquité, cette perspective laisse apparaître trois temps :
a) le temps du refus moral de la forme marchande : c'est l'Antiquité. Refus partiel lorsque les échanges se font de producteurs à producteurs pour des valeurs d'usage de même type ; refus absolu lorsqu'il permet la forme dérivée et futuriste de l'usure16 et des systèmes bancaires. Cela caractérise les sociétés esclavagistes qui conçoivent majoritairement le produit de l'activité en terme d'usage immédiat. Le produit est création de l'artisan ou de l'esclavage, dans un monde où le citoyen libre méprise le travail et le réserve à certaines catégories inférieures de la population. La valeur d'échange renvoie ici à un échange précis et déterminé.
b) Le temps de la valorisation de cette forme marchande dans l'Occident du Moyen-Âge. C'est le servage et les prémices du capitalisme parce qu'il faut à tout prix élargir les bases de l'échange pour un Occident cerné de toute part et une paysannerie à la démographie galopante. La paysannerie d'alors cherche à faire éclater le monde étroit de l'auto-consommation prenant l'exemple de l'économie monacale qui a été la première à concevoir l'activité productive sur le modèle de l'accumulation.
c) Le temps de l'apogée de la forme marchandise qui s'accompagne de l'épanouissement de la contradiction capital-salariat. La généralisation de cette forme à l'échelle planétaire semble si forte, a tant d'effets économiques et psychologiques, que la pensée bourgeoise et même la pensée critique voient dans cette forme l'enjeu définitif de l'avenir du monde : pérennisation éternelle ou disparition définitive.
Ces modes d'interprétation et le vécu qui leur correspond, en terme de production et de consommation, se sont imposés en Europe et aux usa sous la forme de la domination absolue de l'économie politique et de son corollaire : la prévalence du travail productif. Cette perspective réductrice a de plus en plus imprégné les luttes et les formes politiques du xxe, ce qui a amené les États à se manifester essentiellement sur le mode de l'économie et donc, à apparaître de façon de plus en plus marquée comme de pures administrations gestionnaires et nationales. Cela a eu deux conséquences sur le mouvement critique lui-même. Tout d'abord, a été occulté le déclin de la lutte des classes à partir des années cinquante, du moment que les revendications économiques, y compris violentes, apparaissaient comme des éléments d'affrontements contre le système capitaliste ; ensuite cela a laissé perdurer une analyse des problèmes sociaux et politiques en terme d'illusion idéologique17. Le système ne serait pas « lisible ». Il nous jouerait des tours. Il s'agirait donc de ne pas le croire.
Mais si, au contraire, on essaie de lire ce qui apparaît maintenant, on s'aperçoit qu'au moins deux éléments nouveaux concourent à la compréhension du présent.
Le premier, objectif, est l'apparition d'un mouvement inclassable (au sens propre et figuré), l'écologie. La perception marchande du monde n'en disparaît certes pas mais elle devient seconde par rapport à la perception technique qui s'impose massivement aux individus et aux sociétés. Du prix des objets, des produits, des constructions, on passe à leur impact en terme de valeur d'usage18. Le secret de ce renversement inattendu vient du caractère négatif du sens actuel pris par la valeur d'usage, celui de déchet. L'écologisme annonce la société, non pas comme libérée des aliénations majeures et donc de la marchandise, mais comme définitivement urbaine. Ce faisant, elle renvoie dans l'esprit de l'individu moderne, la valeur d'échange de la production, le caractère marchandise des objets, à son antique base paysanne. L'effort millénaire du paysan pour produire un objet vendable, preuve de son progrès hors d'une auto-consommation que le bourgeois lui faisait inéluctablement sentir comme archaïque, cet effort se banalise au point de disparaître du champ de la conscience de l'homme moderne : l'objet n'existe réellement qu'en dehors de la production : l'urbain et l'écologisme ne font qu'un.
À la place s'imposent les conditions objectives de l'usage de cet objet. L'acte d'achat n'est plus que le véritable acte de naissance d'un objet dont la vie est déterminée en terme d'usage relatif et surtout de résidu, lequel inquiète un monde technique pour qui le recyclage impératif des déchets se fait hors nature, dans l'élément19 du travail technico-humain. Si au premier bout du processus, la production marchande de l'objet s'évanouit dans l'inessentialisation exponentielle du travail et de son sens, la consommation elle-même, à l'autre bout, a tendance à ne plus poser la valeur d'usage de l'objet que sous son aspect négatif ; sa perception de déchet envahissant potentiel. Ce n'est plus la valeur positive de l'objet qui se cache dans la valeur d'usage, derrière l'ancien paravent de son aspect marchandise, c'est l'ordure potentielle qu'il recèle en lui qui s'impose dès la conception technique du produit. Le positif s'est mué en signification morbide. Une fois de plus, « le mort saisit le vif ». De l'univers méprisant du vide ordure, l'on passe progressivement aux poubelles sélectives ; la mort de l'objet préoccupe l'esprit du vivant. En fait cette perception nie le travailleur en tant que tel. C'est l'individu gênant qui est perçu. Le travail, dans son abstraction, « flotte » au dessous des individus.
Le second est subjectif : la perception que l'individu a du rôle des classes sociales productrices de marchandises se détériore de plus en plus20. Les tenants des théories classistes défendent alors en vain le travail comme source de production de marchandises et de richesses, car ce qui compte précisément pour les individus, c'est « l'après-marchandise », le devenir d'une valeur d'usage qui a de moins en moins l'aspect initial de la marchandise. Bref, ce n'est plus l'économie seule qui est politique, c'est l'écologie qui le devient. Et l'écologie politique ne peut pas reprendre à son compte l'antagonisme supposé entre classes productives et improductives car, comme nous l'avons déjà vu, l'idéologie de la production21 s'effondre. Le fonctionnement de la société semble devenir magique. Chacun s'enferme au travail pour un progrès technique et urbain dont les enjeux le dépassent.
Dans ce monde, les antagonismes de classes n'ont plus de rôle. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que toute détermination de classe ait disparu (en particulier pour les ouvriers), mais qu'elle ne se manifeste que par des malaises, des phénomènes de ras-le-bol, des bravades ou par des recompositions de type corporatistes (cf. Temps critiques nº 4) qui remplacent les comportements collectifs et les conflits sociaux traditionnels. De même, la nature22 n'est plus le milieu de l'évolution et de la circulation normale des produits et des hommes. Elle n'est plus que ce qui se cache au sens physique et biologique au cœur du produit ou de son environnement pour évoquer paradoxalement ce qui reste de dimension humaine dans ce produit. Elle n'est plus objet primitif du travail, matière première en quelque sorte, mais simple résidu résistant d'une production automatisée qui, en ne se voulant qu'artifice, la considère comme « trop plein ». Elle n'est qu'une pièce particulière dans le monde de l'urbain.
La richesse des sociétés, dans ce contexte, n'est plus constituée par une « immense accumulation de marchandises » (Marx) puisque cette accumulation n'a plus rien d'un entassement. La richesse, si on peut encore employer le mot à cet effet, est davantage une vaste structure d'objets et de constructions techniques, étroitement liés entre eux, créant ainsi une cohérence artificielle dans laquelle la vie humaine trouve des potentialités d'expression qui, la plupart du temps, dans nos sociétés, restent inexploitées, ou sont annihilées.
On peut ainsi entasser dans une zup et des hlm de banlieue une montagne de nouveautés sans arriver en quoi que ce soit à compenser l'absence de structure organique des lieux, tant sur le plan humain que technique23. L'accès à la richesse, ici, provient de la plus ou moins grande proximité avec les centres de pouvoir. Le phénomène est sensible tant sur le plan géographique que sur celui des statuts et des hiérarchies sociales. Il n'est que peu déterminé par une position particulière vis-à-vis de la propriété des moyens de production24.
Il n'est donc plus question d'apprécier les notions de richesse et de pauvreté en terme de classes parce que cette question déborde les limites de l'économique. Il y a de la richesse pauvre comme il y a de la pauvreté riche. Chacun sait maintenant, par expérience ou intuition que le monde des communautés, quand il perdure25 ou qu'il tente de se recréer26, constitue pour l'individu une richesse qui déborde de loin les problèmes posés par l'ampleur de ses difficultés matérielles.
Richesse et pauvreté renvoient traditionnellement au monde des besoins, mais pour comprendre comment ce couple a pu évoluer et perdre de sa vigueur ou de sa centralité dans l'appréciation des inégalités face aux dichotomies classistes du monde capitaliste traditionnel, il faut réaliser à quel point le cours de l'histoire nous a éloigné de toute notion traditionnelle du besoin. La critique du xixe siècle nous a habitué à l'usage flou et profondément contradictoire d'un concept qui ne renvoie à une réalité effective que dans le monde paysan, ainsi que pour ceux qui le fuyaient dans l'espoir de construire un univers où le modèle alimentaire de la notion de besoin se devait de disparaître de la conscience comme problème. L'ironie du sort est que l'histoire des prolétaires se soit articulée autour de la haine de cet univers campagnard considéré comme rétrograde et révolu alors que la famine le tenaillait dans les tous débuts de son aventure et que dans les zones actuelles d'accumulation du capital, c'est à dire sur les trois quarts de la planète, ce problème n'a guère disparu et ne semble pas près de le faire. Que dire alors de ce paradoxe lorsque, en constatant cette disparition du besoin de la conscience de l'homme occidental, l'on sait qu'il voit dans les médias ces trois quarts du monde humainement en friche crever littéralement de faim ! Vient-il encore à l'idée de nos contemporains des pays riches que ce terrible problème pouvait être résolu par une mise au « travail » de type agricole, c'est à dire par un travail d'une part, et par un type d'activité lié aux besoins immédiats d'autre part, bref, par un travail de type productif ? Nous savons que la réponse est clairement négative27. C'est aux pays et aux capitaux dominants que revient alors le triste privilège d'assouvir ces besoins et de ravitailler, à coup de tonnes de kérosène brûlées, des populations sauvagement urbanisées au milieu de déserts agricoles irrécupérables. Le monde, là, n'est plus à l'envers, il crève sur place, dans la barbarie.▪
Notes
1 – cf. le nº spécial des Temps Modernes sur l'Irlande (juin 1992) ainsi que le livre de J.-P. Carasso, La rumeur irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970. Voir aussi certaines interprétations sur la révolution en Iran (Théorie communiste. Revue ronéotée 1989 : Les luttes de classes en Iran.).
2 – La répression dirigée par les bolcheviques contre les autres tendances révolutionnaires russes ; celle de Trotsky contre les insurgés de Cronstadt sans doute pas assez ouvriers et contre le mouvement makhnoviste sûrement trop paysan ; la liquidation des anarchistes et des trotskystes par les staliniens pendant la guerre d'Espagne, n'en sont que les exemples les plus frappants.
3 – Les dernières luttes de classes remontent à la fin des années 60-début 70 et ne sont d'ailleurs plus strictement ouvrières (Mai 68 en France, l'Italie des années 70) Dans le cas contraire elles sont purement défensives comme celles des mineurs anglais ou des sidérurgistes lorrains.
4 – À ce niveau, la classification insee par catégories socioprofessionnelles représente le must du découpage statique et descriptif des groupes sociaux.
5 – 10 000 ans avant nous, les prémices du monde campagnard (limites des champs cultivés, augmentation des routes et chemins), amorçaient la destruction de la nature au profit du campagnard. La férocité du balisage et des travaux publics en cette fin de siècle fait voler en éclat ce qui subsistait de campagne après les « Trente glorieuses »
6 – S'il y a une chose qui n'est pas planifiée dans ce modèle de l'urbain, c'est le coût financier (et même quand il est calculé, il est toujours sujet à d'énormes dépassements) : cela renvoie à nos travaux sur la valeur et le profit.
7 – La barbarie n'est pas un vain mot. Il serait bien réducteur de n'en faire que le paroxysme de l'aliénation. Le comportement barbare surgit certes des scissions sociales et des blessures psychiques qu'elles occasionnent, mais il prend rapidement un développement incontrôlable. Le franchissement effectué, aucune intervention n'a de prise, et la politique du pire qui joue de la haine comme un but en soi ou comme moyen systématique n'a guère brillé dans l'histoire comme fleuron civilisateur.
8 – Quand on croit le desserrer à un bout il nous saisit à un autre et rend bien des protestations critiques tragiquement ridicules quand elles restent individuelles sans que cela les invalide pourtant au fond. L'usage de l'automobile et l'ignoble légitimation du « tout bitume » en constitue un excellent exemple : on peut à la limite critiquer l'usage de l'auto mais on est pratiquement obligé d'en passer par elle.
9 – Ce qui ne veut pas dire que le problème de la propriété soit enterré.
10 – On trouve déjà l'idée des classes sociales et de leurs conflits chez Aristote. Mais la notion de classe ne renvoie chez lui, qu'aux catégories sociales suscitées par la scission de la communauté.
11 – C'est ce mouvement d'ensemble que Hegel a tenté de systématiser dans la dialectique du Maître et de l'Esclave. Marx en a nettement repris l'esprit. Ce faisant, il a surestimé la logique de la progression historique même si la trame de l'interprétation garde une force surprenante.
12 – À l'exception de Stirner et des anarchistes individualistes (cf. J. Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme, Nautilus, 1987).
13 – Cf. infra p. 6, 2e §.
14 – Les seuls à réclamer alors des conditions de travail humaines et à ne pas se considérer comme simple travailleurs productifs furent les os. On peut remarquer, qu'immigrés ou non, ils étaient majoritairement issus de la paysannerie et peu familiarisés avec les valeurs ouvrières.
15 – Il ne faut pas confondre cette possibilité restée inexploitée avec les expériences de gestion ouvrière impulsées par la cgt à la Libération. Dans ces cas il ne s'agissait que de gérer l'existant et non de remettre en question le système productif.
16 – cf. La chrématistique d'Aristote. L'argent qui fait des petits…, qui s'échange contre plus d'argent.
17 – Cette illusion idéologique, on la retrouve, modernisée et brillante, chez Debord et dans la théorie du spectacle ; mais sa critique la plus avancée de la marchandise s'accompagne, à partir de 68, d'une reprise sans distance du conseillisme ouvrier du début du siècle. Tout aurait changé sauf la question des classes. Si on ne saisit pas facilement l'activité du prolétariat, cela s'expliquerait par le fait que rien ne saurait être vrai dans la lecture immédiate de la réalité de cette société.
18 – Et cela, indépendamment de toute révolution sociale, alors que c'est en elle que les hommes du xixe voyaient l'espoir d'une reconquête de la valeur d'usage sur l'aspect marchand des objets.
19 – Élément au sens hégélien de contexte théorique et matériel.
20 – Implacablement, le travailleur apparaît, chaque jour un peu plus comme celui qui nuit aux autres, par la pollution qu'il crée ou par le dérangement immédiat qu'il produit (travaux sur les routes, grèves des services publics…) c'est le monde précédent à l'envers.
21 – La production pour la production.
22 – C'est à dire, au sens habituel, ce qui correspond à l'ancien rapport ville-campagne de l'époque bourgeoise.
23 – On saisit là, la pauvreté réelle de ce monde périphérique qui gravite autour des pôles autrement complexes du centre urbain.
24 – Et cela même si les inégalités de patrimoine existent et se renforcent.
25 – Dans les communautés d'immigrés, dans certaines campagnes, dans des résidus tribaux ou religieux, dans les familles élargies, quelques zones ouvrières résistantes, etc.
26 – Tragiquement, comme dans les sectes ou les partis et plus prosaïquement dans certains courants écologistes ou dans des organisations humanitaires ou de solidarité.
27 – Le socialisme comme modèle d'accumulation primitive a nettement montré ses limites dans toutes les expériences qui l'ont ainsi conçu, c'est à dire dans le communisme historique.