Temps critiques #8

Fin de la modernité et modernismes révolutionnaires

, par Jacques Guigou

Ces remarques portent sur quelques uns des présupposés théoriques et politiques qui structurent aujourd'hui les pratiques et les discours d'individus et de groupes issus des gauchismes et de certains courants de l'anarchisme tels qu'ils ont été réactivés en 1968. Nous visons un essai d'explicitation critique partageable par tous et non pas une querelle entre sectes ni moins encore une bataille de positions pour défendre un illusoire camp retranché. Les termes, les expressions ou les courtes phrases mises entre guillemets et non suivis d'une référence explicite à un livre ou à une publication, ne sont pas des citations mais la reformulation de propos ou d'écrits illustrant les modernismes révolutionnaires récents et actuels.

I – Quelle fin de la Modernité ?

Que l'époque de la Modernité ait été l'époque de l'Homme, celle du Regnum hominis (cf. Papaïoanou, La consécration de l'histoire ou bien encore Axelos, Systématique ouverte), cela est certain. Que l'humanisme issu de la Renaissance et que la philosophie du sujet issue des Lumières aient fondé le modèle historique de l'individu rationnel, cela ne fait aucun doute. Mais pourquoi donc cette volonté à passer sous silence la réalité essentielle de la Modernité, à savoir sa nature de classe ? Toutes les grandes « émancipations » des temps modernes ont été réalisées par des individus et des groupes qui agissaient comme membres de la classe qui a triomphé de la féodalité. L'individu moderne, c'est le bourgeois : pas sa femme ni ses enfants ni ses domestiques ni ses ouvriers, (cf. L'individu, le sujet, la subjectivité, Temps critiques, n° 6/7, 1993). Ne pas situer cette contemporanéité entre capitalisme et modernité, même si leurs rapports ne se confondent pas selon les périodes économiques du capitalisme considérées (i.e. capitalisme marchand, industriel, financier), et même si certaines luttes anticapitalistes se sont exprimées en affirmant une « ultra-modernité » (cf. Dada ou les Futuristes russes et italiens), un tel « oubli », conduit à ne plus pouvoir qualifier le contenu et les formes des éventuelles luttes anticapitalistes dans la période actuelle de la fin des Temps modernes. Donner « la fin de la misère comme 1' objectif d'un projet révolutionnaire », sans que ni le contenu, ni le sujet historique de cette révolution ne soient définis, laisse entendre qu'existeraient encore un invariant révolutionnaire et un programme de la révolution.

Plus précisément, se référer fréquemment à la notion « d'actes révolutionnaires » (en les distinguant du « moment révolutionnaire » et de « l'État révolutionnaire »), n'a plus grand sens aujourd'hui, tant que les révolutions sociales des xixe et xxe siècle ne sont pas revisitées par la théorie critique de l'échec caractérisé de la révolution prolétarienne. Marx, suivant Hegel sur ce jugement, a montré comment la bourgeoisie a été la classe révolutionnaire des Temps modernes ; comment elle est collectivement parvenue à médiatiser la valeur et à se poser comme organisatrice de la domination formelle du capital sur l'ensemble du rapport social. On ne peut qu'ajouter aujourd'hui à cela, à la lumière de l'assimilation de la classe négative par la société entièrement dominée par le capital, que la bourgeoisie a même été la seule classe révolutionnaire de la Modernité. Après 1789 et jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, les révolutions sociales sont faites par les luttes de classes et sont conduites au nom du prolétariat comme sujet historique anticapitaliste. Après Mai 68, dernière réactivation de la révolution prolétarienne comme opérateur du mouvement historique, achève de se décomposer la société de classe, ses institutions et sa culture, alors que se recompose la société des individus-particularisés sous la domination du capital-représenté. Si durant l'époque de la Modernité, toutes les révolutions ont été déterminé par l'antagonisme de classe, cela ne signifie pas pour autant que le prolétariat n'ait pas contribué à fonder certains traits culturels de la modernité, tels que le mode de vie urbain dans la rue (s'opposant au mode de vie domestique dans les hôtels privés de la bourgeoisie) ou bien encore la familiarisation précoce des garçons à l'univers technique. Il n'en est plus de même depuis « la crise » ouverte par 68 ; crise qui peut, en effet, être définie comme la fin des Temps modernes et la rupture avec les modèles progressistes, déterministes et positivistes des xviiie et xixe siècles. Peut-on encore parler aujourd'hui de « moment révolutionnaire » ou « d'actes révolutionnaires » sans définir de quelle « révolution » il s'agit ? Non. La contradiction historique qui a défini la Modernité et les révolutions de l'époque moderne n'opérant plus, on ne peut plus parler de « révolution » comme si cet opérateur était encore actif. Le cycle des révolutions déterminées par la société de classes moderne s'est achevé. Cela n'implique pas pour autant de légitimer l'idéologie « postmoderne », bien au contraire, c'est une condition pour fonder une critique de l'époque actuelle qui ne soit pas contre-dépendante du démocratisme ambiant. Cela n'implique pas davantage l'abandon de nos prétentions à lutter théoriquement et pratiquement pour qu'émergé une nouvelle communauté des hommes. Car l'époque qui s'ouvre sera entièrement contenue dans cette alternative : une communauté des êtres humains réconciliés avec la nature ou la disparition de l'espèce.

II – Réel « obscur » ou réel « voilé » ?

L'accent mis sur l'épuisement et la désagrégation de la logique déterministe dans les sciences comme dans l'action politique, conduit les révolutionnaro-modernismes à se rallier au paradigme de l'indéterminé, de l'aléatoire, du chaos et de l'errance. Bien que se défendant de partager les idéologies post-modernes sur l'indifférence, le scepticisme et finalement le nihilisme, la réponse apportée à ce sujet se réfère pourtant à une logique du paradoxe et non plus à une logique de la contradiction. Or, les logiques paradoxales tendent à réduire le mouvement de la négation et de la double négation à une simple antinomie dont la résolution se situe dans le même registre que les prémisses. Ce glissement théorique, largement impensé, annule l'écart que les démo-modernistes1 cherchent pourtant à établir avec les tenants de l'épistémologie post-moderne. Faire alors référence à un « réel stochastique », à un réel « plus opaque et plus obscur », référence qui permettrait de « penser avec une approche rationnelle, le radicalement nouveau », ne constitue pas une rupture théorique avec le paradigme dominant de la techno-science ; bien au contraire, elle en représente un des fondements. L'argumentation se trouve ainsi prise dans la contradiction historique suivante : elle utilise pour étayer une théorie critique de la société actuelle (qualifiée de « réaliste et gestionnaire », et dans laquelle la « vie politique est dominée par la technique »), le paradigme même qui, depuis 1968, a justifié et justifie toujours davantage la décomposition/recomposition de la société du capital-représenté. L'aléatoire, son calcul et sa maîtrise, sont constitutifs des formes de connaissance et des modes d'action de la Modernité au xxe siècle. Définissant l'aléatoire comme « l'unité dialectique de la contingence et du hasard », Henri Lefebvre en faisait, en 1962, un des modèles centraux de la Modernité : « L'introduction massive de l'aléatoire dans tous les domaines de la conscience, de la connaissance et de l'action serait-elle un caractère essentiel de la Modernité ? Oui, on peut soutenir cette thèse. » (Introduction à la Modernité, Minuit, 1962, p. 202). Toutes les sciences et les techniques de l'organisation, de la décision et de l'action efficace opèrent sur les modèles de traitement statistique de l'aléatoire. Calcul des probabilités, recherche opérationnelle, programmation, préparation des décisions, etc. ont permis que se constituent, dès la Seconde Guerre mondiale les outils de gestion de l'aléa, du virtuel et du prévisionnel, qui vont prendre la place que l'on sait (i.e. presque toute la place dans le rapport social et le rapport au monde) avec les développements de l'informatique après 1968. Si l'aléatoire et sa gestion dominent la modernité, c'est qu'ils ont été internisé dans les conceptions du réel formées à partir de presque un siècle de ruptures théoriques en physique et de près d'un demi siècle de discontinuités dans les sciences de la vie. Alors que, continuistes et gradualistes, les pratiques scientifiques du xixe siècle cherchaient à expulser l'aléatoire de leurs expérimentations, au xxe siècle il fait partie des variables qu'on souhaite contrôler par le calcul des probabilités et les modèles de simulation. Aujourd'hui, le réel est toujours ce qui résiste à la connaissance, ce qui lui apparaît comme recouvert, comme l'horizon incertain de son objet, il n'en demeure pas moins approché par la connaissance scientifique à partir de l'analyse de la réalité empirique. Ainsi, la notion de « réel voilé » proposée par Bernard d'Espagnat (Penser la science, Dunod, 1990), distinguant réalité empirique (le phénomène) et réalité indépendante (le réel)2 permet d'écarter aussi bien les impasses d'un réel obscur, inconnaissable et sans substance objectivable (ce que d'Espagnat appelle le solipsisme collectif) que les barbaries d'un objectivisme qui réduit l'expérience humaine aux résultats de son calcul et de sa mesure… pour mieux la réifier.

La conception d'un réel « obscur » et « opaque » que partagent de nombreux modernismes révolutionnaires, permet à tous les nihilismes contemporains de légitimer leurs mystifications. Car, les techniques de l'imagerie virtuelle, qui vont droguer la majorité des membres de l'espèce humaine, impliquent aussi cette conception obscurantiste du réel. De même, les errements de l'ontologie psychanalytique, sa croyance dans un inconscient abyssal et noir, sa prophétie selon laquelle « le réel n'est pas reconnaissable mais seulement saisissable par bouts, au lieu de son absence, puisque il est de l'existence dans l'impossible », conforte, elle aussi, les partisans d'un réel obscur. La théorie d'un réel « voilé », ne s'accommode pas du rationalisme et du scientisme pour lesquels toute la réalité est connaissable par l'intelligence humaine. Elle ne se satisfait pas non plus des illusions collectives de type religieux ou politique qui proposent un horizon de non vie aux êtres humains. Ni interventionniste, ni contemplative, la théorie d'un réel voilé, qui vise un horizon de vie pour l'humanité ne séparant pas définitivement les hommes de la nature et de la communauté humaine, laisse ouvertes d'autres voies de connaissance et d'action.

III – Une rhétorique du modèle

S'il est vrai que la pensée de Marx s'inscrit dans la philosophie progressiste et déterministe du xixe siècle, et qu'en cela, il reste de son temps, au même titre, d'ailleurs, que les fondateurs de l'économie politique ou que les socialistes utopiques, on ne trouve pas chez Marx une conception modélisante de la société. Le communisme relève chez lui davantage d'une vision orientant la déconstruction de l'existant, que d'une projection ; en tout cas jamais d'un modèle abstrait qui simulerait des réalisations possibles par le jeu d'une combinatoire de l'existant. S'il a un programme, le communisme de Marx n'a pas de modèle et n'est pas un modèle.

L'idéologie du modèle apparaît au début du xxe siècle, accompagnant l'échec du mouvement prolétarien et l'asphyxie de la pensée théorique dans les marxismes d'État. En Europe, les contradictions des nationalismes, la montée des fascismes et du nazisme, l'établissement du stalinisme, conduisent à l'antagonisme des deux modèles : « le modèle capitaliste » et « le modèle communiste ». La Guerre froide va exacerber encore davantage la compétition pour le (bon) modèle. Guerre d'autant plus manichéenne et virulente dans l'idéologie, que s'instituait dans les deux camps, la même organisation du capitalisme : celle des grandes bureaucraties, ici, de firmes et là, d'État ; celle de la bureaucratisation du monde, selon le titre même de la critique radicale qu'en fît Bruno Rizzi en 19393.

Si les modes d'action de la révolution bolchevique et ses différents avatars après la Seconde Guerre mondiale, étaient devenus des « modèles visibles et touchables pour les militants », c'est qu'ils n'étaient plus des révolutions prolétariennes, mais des coups d'État techno-bureaucratico-populo-militaires. Et si, aujourd'hui, « il ne s'agit plus de construire un autre modèle visuel où enfin ça marcherait », ce n'est pas en se ralliant aux rhétoriques modernistes du « non substantiel et du symbolique », que l'on fondera les possibilités d'une nouvelle praxis historique. Car toute la modélisation techno-scientifique — et donc la modélisation politique qui en constitue le sous-produit gestionnaire — opère selon une logique identificatoire. Dans la mesure où l'on attend du modèle des capacités de prédictions et de prévisions pour optimiser l'action présente, le résultat du calcul modélisateur ne peut pas être en rupture avec les prémisses qui lui sont données. Certes, les modèles contemporains prennent en compte les dysfonctionnements, les conflits, les désordres et les catastrophes en faisant appel aux logiques non classiques (heuristiques, non monotones, logiques des ensembles flous, logiques modales, temporelles, déontiques etc.). Ils restent cependant liés à l'empirisme logique et à l'indécidabilité des critères de l'identité. Même les formulations récentes d'une identité relative « qui tentent de résoudre les paradoxes engendrés par la compénétration des significations et des critères de l'identité »4, ne parviennent pas à dépasser une description tautologique de l'existant. Les modèles dominants d'aujourd'hui sont non substantiels ; ils font tous appel à des formalisations symboliques : symbolisme logico-mathématique, comme nous venons de le voir, mais aussi symbolisme ésotérique (New age, astrologies, voyances, médium) ou bien symbolisme animiste (Deep ecology, spécisme) ou encore symbolisme immédiatiste (imageries virtuelles, tribalisme, affectivisme, art, publicité). La seule « exigence » que l'on y trouve consiste à désubstantialiser au plus vite les contenus historiques des anciennes communautés humaines qui se manifestaient encore, résiduellement, jusqu'en 1968 (famille, nation, classe), pour davantage encore réifier l'espèce, en faisant d'Homo sapiens un robot. Cette désubtantialisation du rapport social par le modèle et dans le modèle n'exprime pas autre chose que le projet du capital d'en finir avec l'opposition du sujet et de l'objet de connaissance, comme il a réussi à liquider les déterminations de l'antagonisme de classe et comme il tente de supprimer, dans ses manifestations passées et dans ses aspirations pour l'avenir, toute l'expérience de la communauté humaine.

De la même manière, se démarquer du modèle du chaos, donné comme forme dominante par les idéologues post-modernes, suffit d'autant moins que l'on s'en acquitte, en contrepartie, en proposant une autre variante de « la nouvelle pensée du modèle », celle de l'alternatif, du multiple, de l'aléatoire.

Les mouvements alternatifs — du moins ceux des années soixante dix, car où sont-ils aujourd'hui ? — furent des pratiques politiques fructueuses en ce qu'ils tentaient de se débarrasser des téléologies héritées ; mais, très vite repliés sur les particularismes de telle ou telle « libération » (sexuelle, régionale, linguistique, écologique, ethnique,…), ils ne parvinrent, ni à dépasser leur ghettoïsation pour les plus nombreux, ni à auto-dissoudre leur institutionnalisation pour quelques uns. Dans le chapitre suivant, nous illustrerons cette autonomisation des mouvements de libération issus de 1968, à partir d'une réflexion sur le mouvement des femmes. Poursuivons ici la critique de la rhétorique moderniste du modèle.

Affirmer que « le seul modèle, c'est l'absence de modèle », ce qui remarquons-le, peut définir une position réaliste mais conduit le plus souvent au nihilisme ambiant d'aujourd'hui, manifeste toujours une dépendance à la pensée du modèle. Pour sortir des apories de la modélisation, il convient d'articuler la théorie et les modèles. La théorie inclut les modèles et les diverses modélisations, mais elle ne se réduit pas à leurs résultats. Parce qu'elle opère par transduction entre l'existant et son devenir-autre, parce qu'elle permet de penser l'altération à l'œuvre dans l'historicité et dans la temporalité, la théorie peut énoncer d'autres possibles que ceux qui sont seulement inférés par la modélisation.

Ainsi, fixée dans le moment analytique de l'abstraction, la modélisation s'éloigne de la pratique qu'elle cherche pourtant à connaître. Son opérationnalité cognitive n'est pas reconnaissable par la pratique et, en ce sens on peut, avec Novalis, la désigner comme une « demi-théorie »5.

IV - Les avatars des mouvement féministes, ou le destin d'une différence autonomisée.

Il est d'usage, chez les modernistes révolutionnaires, de présenter certains courants féministes des années soixante dix comme « exemplaires d'une pratique politique émancipatrice », car celle-ci s'opposait à la logique déterministe de La Raison dans l'Histoire, au titre d'une logique de non-clôture. De plus, ce discours fait remarquer que ces féminismes ne s'épuisaient pas « dans l'accomplissement total d'un Être-la-femme, mais revendiquaient une femme-en-devenir, en prônant que la différence des sexes n'est pas représentable ». Or, et sans pour autant faire du devenu un jugement dernier sur les mouvements socio-historiques, nous n'avions pas attendu que se manifestent le démocratisme et le corporatisme des ex-féminismes révolutionnaires pour voir dans les contradictions de leur institutionnalisation, l'échec de leur prétention à fonder un devenir-autre de l'humanité.

Ressaisies aujourd'hui, ces contradictions peuvent s'analyser selon trois moments d'autonomisation

1° – Autonomisation des contenus et des modes d'action du féminisme d'après 1968. Si la force de ce processus résidait dans la critique en acte des partis, des syndicats et des associations qui assujettissaient la libération des femmes à la lutte sociale et à la prise du pouvoir d'État, sa faiblesse consista à abandonner la question des rapports individu-communauté-société en la focalisant exclusivement sur la différence sexuelle, avec comme seul horizon collectif celui d'une communauté universelle des femmes-devenues-féminines. Croyant sortir des impasses de l'antinomie lutte des classes/lutte des sexes, les mouvements de libération des femmes n'ont pu que se rallier à la particularisation du rapport social, c'est à dire à militer pour le démocratisme de la société des particules de capital.

2° – Autonomisation des déterminations naturelles de l'espèce humaine. En exacerbant la logique constructiviste d'un genre féminin qui était à inventer contre sa négation masculine séculaire (patriarcat et machisme), les femmes en mouvement ont développé une idéologie techno-biologique qui devait accélérer l'émergence d'une nouvelle femme inconnue jusque là chez Homo sapiens. D'où les délires faustiens, aujourd'hui d'ailleurs en voie d'être réalisés, sur la gestation masculine ou encore sur la parthénogenèse humaine.

3° – Autonomisation des médiations historiques non dominatrices entre les femmes et les hommes. En sélectionnant une lecture mono-sexuelle des sociétés humaines (les exterminations des garçons chez « les amazones contre les exterminations des filles chez les chinois, etc.), une ombre fut jeté sur des moments communautaires d'harmonie entre les deux sexes, tels qu'ils se sont réalisés dans l'histoire de l'humanité, ne serait-ce qu'en Occident. Ce fut le cas pour certaines communautés hérétiques et gnostiques du judéo-christianisme ; pour le Mouvement du Libre Esprit ; les Bégards et les Béguines ; pour certains mouvements millénaristes et messianiques ou communalistes ; pour les cathares et les vaudois, etc.

V – L'acte pur du pur individu

Préoccupés d'éviter tous les risques de rechute dans « la vision déterministe et positiviste » de l'action révolutionnaire totalitaire, mais aussi attentif à ne pas verser dans « l'idéal fallacieux d'un individu singulier toujours égal à lui-même », les modernistes révolutionnaires appellent à la définition d'une « théorie du sujet qui aille au delà de la dichotomie individu-groupe ». Or, pour avancer dans cet effort théorique — que nous pouvons en partie, partager — si les recherches d'Alain Badiou ne sont pas à négliger, elles restent cependant limitées, car marquées, elles aussi, par l'ontologie sartrienne d'une conscience autonomisée se réalisant dans une liberté qui la fait exister. À écouter et à lire les démo-modernistes tout se passe comme si la critique de l'existentialisme, concrètement achevée par Mai 68, n'avait pas eu lieu. « Engagement, liberté, acte gratuit, situation, totalité concrète, détotalisation, etc. » ; jusque dans leurs terminologies, c'est bien sur d'antiques arpents de sartrisme et autour de quelques reliquats de gauchisme, que l'on cheminent dans cet univers.

Critiquer Marx, certes, mais pas pour exhumer Sartre ! L'œuvre théorique de Sartre, déjà lourdement grevée de ses confusions entre la philosophie de Husserl et celle d'Heidegger, philosophies auxquelles « il n'ajoute rien » (Henri Lefebvre, L'existentialisme, 1946, p. 221), puis stérile dans ses efforts pour phénoménologiser le matérialisme dialectique, sans parvenir à autre chose qu'à exalter l'abstraction de l'être autonomisé, cette œuvre a définitivement sombrée dans les mystifications de la Cause du peuple.

L'échec de Sartre pour fonder une morale existentielle est l'échec de celles et de ceux qui tentent d'hypostasier l'être de l'individu en le séparant de ses conditions naturelles et historiques d'émergence, puis de dynamisation. Seulement défini par son acte en soi, s'appliquant à devenir un « sujet responsable de son énonciation », l'individu néo-sartrien ne manifeste rien d'autre que sa soumission ou sa révolte à la combinatoire des individus atomisés et particularisés d'aujourd'hui.

Le refus absolu d'attribuer un contenu à l'individu, la négation simple de toute substance, la lutte pour le vide matriciel, telle la position exprimée par Loïc Debray6 dans la perspective d'une politique de non domination, en vient pourtant à évacuer les moments historiques de l'individualisation et de l'individuation. Partir de l'individu, postuler « un sujet non substantiel », est peut-être une position politique qui peut explorer d'inédites hypothèses dans le cadre d'une transhistoricité, encore faut-il ne pas en méconnaître les présupposés théoriques ni les conséquences pratiques. Parmi les présupposés que méconnaît cette pensée de l'asubstantialité, il en existe un, de taille, à savoir que la substance est ce qu'il y a de permanent dans les choses qui changent ; qu'elle est faite « de multiples déterminations, distinctes d'elles : les accidents » (Hegel) ; que la totalité des accidents constitue la puissance de la substance accidentée, virtualisée, et qu'enfin, et surtout, la possibilité de la substance est dans son actualité. Ainsi, chercher un sujet sans substance n'a pas pour conséquence de nous faire, enfin, sortir de vingt siècles de métaphysique occidentale, mais nous en laisse encore dépendants, car l'être, comme le sujet, est l'expression de la séparation de l'individu et de la communauté. Ils sont tous deux des opérateurs de sortie de la nature. Ils se sont manifestés dans divers moments de l'histoire de l'humanité, non pas comme des médiations entre l'individu et la communauté, mais soit comme des immédiatismes, soit comme des religions

Après 1968, « la détotalisation des situations » sous couvert d'anti-totalitarisme, la désubstantialisation du rapport social, l'inessentialisation du travail, la subjectivité autonomisée, la « nouvelle citoyenneté », autant de mode d'actions donnés par les modernismes révolutionnaires comme des « paris alternatifs » ou des « radicalités », ont-ils été autre chose qu'un moment dans l'unification mondiale de la société du capital-représenté ? La lutte théorico-pratique pour donner un contenu historique au moment qui s'ouvre aujourd'hui à l'espèce humaine et à son biotope terrestre, ne sera, ni celle de la fin de la modernité, ni celle des modernismes révolutionnaires qui lui restent liés.

 

Notes

1 – Dans la mesure où ils adoptent la démocratie comme horizon politique et historique indépassable, les modernismes révolutionnaires peuvent être qualifiés de démo-modernismes.

2 – Rejetant, en matière de théorie de la connaissance, aussi bien l'idéalisme traditionnel que le réalisme physico-mathématique, Bernard d'Espagnat propose, au nom d'un réalisme ouvert, de faire le deuil d'une connaissance exacte de la réalité indépendante, mais qui n'abdique pas devant la connaissance des phénomènes. Il résume ainsi cette position : « II y a quelque chose dont l'existence (le fait d'être) ne procède pas de l'esprit humain, tout en influençant les observations de celui-ci. On convient d'appeler ce quelque chose "la réalité indépendante" ou "le réel" » (ibidem, page 185).

3 – Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Champ Libre, réédition, 1976.

4 – Fernando Gil, article identité, Encyclopædia Universalis (1990), t. ii, p. 898.

5 – « Une demi-théorie détourne de la pratique ; une théorie totale y ramène. » Novalis, Fragments, 1802.

6 – « De l'individu à la singularité, du tout autre », Temps critiques, n°6/7 1993.

 

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