Temps critiques #14

A nouveau sur DF et DR

, par Jacques Wajnsztejn

Le hiatus entre la conceptualisation théorique de ces concepts et la périodisation historique provient d'une difficulté à concevoir la théorie communiste comme anticipation. Pour schématiser, le niveau extrême d'abstraction de la théorie communiste (tel qu'il apparaît, par exemple, dans les Manuscrits de 1844 ou les Grundrisse) est constamment rabattu sur le « réalisme » de la théorie du prolétariat et son « programme », qui pour le coup, est censée être la théorie communiste.

Si la dr est bien perçue comme processus1, cela ne débouche pas sur l'idée qu'il puisse y avoir des phases et que celles-ci puissent être le fruit d'une dialectique de l'antagonisme des classes. Le capital n'étant pas compris comme rapport social, on a alors d'un côté le processus objectif (la domination réelle) et de l'autre la subjectivité du prolétariat et la lutte des classes. Celle-ci est comme surajoutée, comme peut être surajoutée la conscience révolutionnaire du prolétariat. Mais cela n'empêche pas la position objectiviste de s'imposer quand fleurissent des formules du type :"L'obstacle ultime au capital est le capital lui-même2. Soit le capital est conçu comme un rapport social (c'est en gros la vision commune aux différentes variantes du courant communisateur) et dans ce cas cela veut seulement dire qu'à un certain moment de crise (non entendue au sens strictement économique), la reproduction de ce rapport social ne se fera plus et que se posera la question de la communisation ; soit le capital conçu comme mode de production (le capital en tant que domination du travail mort et incorporation en son sein des forces productives, dépasse la contradiction forces productives/rapports de production) élimine le prolétariat et se clôt sur lui-même, mais en même temps, vulgate de la crise oblige, ce nihilisme ne peut le conduire qu'à sa propre mort : socialisme ou barbarie disaient certains avant, crise finale disent encore d'autres aujourd'hui, mais avec des accents catastrophistes (Krisis par exemple) qu'on retrouve aussi bien chez les écologistes que chez les post-situationnistes. « Le capitalisme devient canibalistique » de Perspectives Internationalistes rejoint… 30 ans après… et dans une caractérisation moins riche, l'anthropomorphose du capital d'Invariance. De plus, la démonstration est beaucoup moins convaincante. Si dans Invariance, c'est justement la critique de la théorie de la valeur qui conduit à la notion d'anthropomorphose, chez pi (comme chez Krisis), c'est son triomphe. pi va loin, par rapport à certains membres du réseau, dans la déconstruction du corpus, mais bute sur le tabou que constitue encore pour lui, la théorie de la valeur.

C'est que d'une façon générale, pi chausse les bottes du révisionnisme théorique… mais en parcourant seulement les routes de l'orthodoxie. Le maintien du concept de décadence lui permet ainsi de recouvrir et intégrer les différentes approches catastrophistes du devenir du capital. Il en est de même pour la référence au « socialisme ou barbarie », comme s'il s'agissait encore d'affirmer le programme de 1848 ou celui des années 1917/23, alors que s'il faut encore parler de révolution, il s'agit de la révolution à titre humain car la dr se déploie sur l'ensemble de la société3 et non plus simplement sur l'usine. Elle est partie du procès de travail (df et société bourgeoise), pour atteindre le procès de production (première phase de la dr et société capitaliste) et finalement se subordonner le procès de vie (seconde phase de la dr et société capitalisée).

Mais pi ne peut pas faire tenir tout cela dans le sacro-saint corpus, les principes et tout le toutim. Au moins, pour les catastrophistes post-situationnistes, la dynamique du capital perdure et c'est cela qui doit amener la lutte à quitter les sentiers battus et à envisager tous les domaines d'action (anti-ogm par exemple), alors que chez pi on en vient à procéder par antiphrase et à proclamer des injonctions : « Il devrait être clair… ». Mais justement, ce n'est pas clair. Domination et révolution sont posées comme deux choses séparées et la conscience révolutionnaire, sortit d'on ne sait où, devrait faire le lien. Mais qu'est-ce que cette conscience qui, pour Marx, semble « n'être autre chose que… » ? « La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur procès de vie réel4 ». Or Sander de pi apparaît comme particulièrement critique vis-à-vis de l'être conscient de la classe ! La contradiction devient insoluble et la théorie s'échappe. Ainsi, la force des syndicats gestionnaires dans la dr, ne serait pas l'expression de l'implication réciproque qui lie travail et capital au sein du rapport social capitaliste et finalement un moment du programme ouvrier, mais le signe qu'une autre classe triomphe. Est-ce une référence aux théories de SoB sur la bureaucratie (on peut quand même espérer que cela ne réfère pas à la nouvelle bourgeoisie rouge des maoïstes !) ou une nouvelle théorie des élites, on n'en saura pas plus, sauf que cette classe s'oppose à la classe qui regroupe les chercheurs et les femmes de ménage (belle association qui montre bien que sauf au niveau des affirmations réconfortantes, les notions de travail productif et de loi de la valeur sont laissées de côté pour ne pas dire abandonnées).

Les hésitations de la datation venant culbuter l'errance du concept, on apprend aussi que les iww ont représenté l'expression du prolétariat dans la décadence mais qu'ils n'en auraient pas tirés les conséquences ensuite. Or il me semble que c'est parce que la dr s'impose, du moins sous la forme de sa première phase que je n'hésiterais pas à appeler fordiste, que les iww et le syndicalisme révolutionnaire européen disparaissent.

À l'opposé de pi qui, tout en voulant exprimer un point de vue de classe ne se place jamais du point de vue du capital comme rapport social et donc en rapport avec les transformations de ce dernier, les communisateurs et nous-mêmes partons de cela pour affirmer l'existence de deux phases dans la dr. En fonction de cela, nous avons bien à faire dire plus à Marx que ce qu'il disait pour son époque. Nous affirmons même, à Temps critiques, que la voie du programmatisme prolétarien qui devient dominante chez Marx à partir de la défaite de 1848, et qui est une voie de compromis qui lui fait accepter le développement des forces productives et du capital faute de mieux, a été un obstacle au développement et à l'approfondissement théorique. Il est donc tout à fait déplacé de faire valoir un respect sacré des textes et donc, par exemple d'affirmer que les notions de df et dr seraient invalidées parce que Marx ne les a pas reprises dans le chapitre I du Capital

PS : Pour ceux qui se demanderaient comment j'arrive à faire tenir ma périodisation df/dr en dehors de la théorie de la valeur de Marx et donc d'une distinction plus-value absolue/plus-value relative qui tombe en même temps que la théorie qui l'englobe, je dirais simplement qu'on peut faire intervenir les notions d'accumulation extensive et accumulation intensive, comme l'ont fait par exemple les économistes de « l'école de la régulation ». Ces notions permettent de se placer du point de vue du capital total et non du point de vue du rapport d'exploitation qui est un de ses opérateurs et qui est loin d'être réductible à une loi.

Sur la notion de « conscience »

À ma demande sur une possible « conscience supérieure », tu réponds indirectement par la mise en avant d'une consciente différente, plus immédiate car c'est le système capitaliste qui deviendrait plus visible, plus transparent. Ce n'est pas faux, mais c'est une forme de conscience qui ne débouche pas sur la lutte, mais sur la reproduction contradictoire des rapports sociaux et la compréhension de ceux-ci comme un état d'équilibre aussi bien de la société en général que du calcul inconvénients/avantages que les individus entretiennent dans cette reproduction (elle ne leur est pas extérieure). Par exemple, une conscience de l'exploitation aujourd'hui, encore présente dans le refus du travail de la part de nombreux jeunes, n'a que peu à voir avec la théorie marxienne de l'exploitation et a fortiori avec une conscience communiste. Elle est au contraire ancrée dans l'individualisation des rapports sociaux qui a conduit à ce que les individus ne soient plus subsumés par (sous) leur classe. Le fait qu'il y ait moins d'illusions sur les fausses pistes qui pouvaient encore servir de références dans les années 60-70 ne constitue donc qu'un avantage tout relatif, à partir du moment où cette nouvelle conscience ne s'exprime plus au sein d'une classe et de ses modes d'expression, mais à partir de l'atomisation des individus et d'une tension individu/communauté de faible intensité. Et même quand cette tension se fait jour sous une forme plus accentuée, elle prend le plus souvent la forme des identités et des communautarismes5.

Dans les années 80, à la suite de certains individus de l'éphémère revue Crise communiste, j'ai développé la distinction entre d'un côté la conscience immédiate de pratiques critiques6 et la conscience théorique du mouvement communiste, en signalant le hiatus entre les deux. Le fait que celui-ci ne se soit pas résorbé a rendu stérile la tentative. Et non seulement cela, mais se sont les deux termes distingués que l'on ne retrouve même plus. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de conscience immédiate. Il me semble que le mouvement anti-mondialisation, à travers ses diverses composantes représente cette conscience immédiate, mais c'est l'expression même de mouvement qui est sujette à caution quand cela recouvre des pratiques aussi différentes que celles des Black block et du vote fn. Quant à la conscience communiste (tu parles de « conscience du prolétariat »), elle serait devenue très faible. Mais comment une classe pourrait-elle exister en dehors de la lutte de classes et de la conscience qui lui est liée ? C'est alors la question d'une « conscience révolutionnaire » qui est posée et de son incarnation dans une classe. On retrouve, mais actualisée, une question historique que tu essaies de résoudre dans celle de la démocratie et avec des accents qui peuvent rappeler Gramsci et sa théorie de l'hégémonie (quand tu parles des limites de l'influence de la conscience du prolétariat sur les autres classes). Mais ce qui était déjà douteux à l'époque de Gramsci (le fait que la classe ouvrière puisse devenir hégémonique autrement qu'au sein du peuple national sous la figure du travailleur dépeinte par Jünger et magnifiée conjointement par le fascisme et le socialisme stalinien) est aujourd'hui impossible quand c'est la centralité du travail vivant qui s'évanouit7, ce qui ne signifie d'ailleurs pas que c'est la fin du travail (positions de Gorz, Rifkin et Krisis… mais pas de Temps critiques !).

Sur abondance et rareté

Tout d'abord, il ne s'agit pas d'abolir les échanges. La planification soviétique ou la société transformée en une usine unique de Bordiga, très peu pour moi. Il y a mieux à chercher du côté des anarchistes historiques de ce point de vue là. Il ne s'agit donc pas d'éliminer les échanges mais seulement leur forme marchande. Ce que cela implique du point de vue de l'existence de l'argent en tant que simple équivalent n'est pas inéluctable et la part symbolique des échanges reprendra forcément ses droits. Il y a là-dedans une part d'utopie et une aventure concrète sur lesquels il n'est pas nécessaire de se prononcer car nous n'avons pas une recette à fournir ni un mode de production tout prêt à imposer. Alors peu importe se demandera « l'ouvrier » angoissé au cas peu probable où il demanderait quelque chose au révolutionnaire tout aussi angoissé, mais qui voudrait posséder « la feuille de route » comme on dit aujourd'hui dans la géostratégie internationale !

Quant à la question de la valeur : la loi de la valeur n'est pas une conséquence de la rareté (ça c'est la position bourgeoise de l'économie classique que reprendra Marx), car elle la produit et l'organise. Les notions de rareté et d'abondance sont souvent employées comme s'il s'agissait de concepts alors que ce sont le fruit de rapports. Elles sont donc historiques comme l'est la notion de besoin, une fois dépassé le niveau reproduction de l'espèce. Je suis assez d'accord avec tout ce que disait Lonchampt à ce sujet et pour moi il ne s'agira jamais question de supprimer le fait que les hommes du sud se parfument et les femmes du sud s'épilent sous prétexte que ce n'est pas un besoin ressenti par les populations du nord (pour ne prendre que cet exemple croustillant8). Non au communisme de caserne !

Sauf à passer par la planification et l'État, il n'y a aucune raison, ni même possibilité de quantifier tout cela. Comme je l'ai déjà dit, il y aura des contraintes vu que nous ne partirons pas de rien, mais il n'y a pas à entrer dans les détails. Cela a été d'ailleurs une des raisons de la faillite des pays socialistes. Vouloir tout organiser sur les bases idéologiques de l'utilité et de la rareté. Dans ce cas, on est sur les présupposés du capital. C'est pourtant ce que ne reconnaissent jamais les marxistes quand ils accusent ceux qui les critiquent sur ce sujet, d'être sur des positions petites bourgeoises. Dans cette optique, on est dans le quantitatif et si on prend l'exemple alimentaire on ne peut que tendre vers une agriculture industrielle et même ogmisée car c'est la seule à pouvoir « satisfaire » les besoins de milliards d'êtres humains. Le communisme comme parachèvement du capitalisme ! Personne autre que des fmn, des potentats de pays du Tiers monde… et des révolutionnaires professionnels autoproclamés avant-garde ne peut vouloir une telle perspective. Et si Marx ne s'est pas prononcé sur le contenu du communisme, ce n'est pas par hasard. La communisation est le mouvement qui abolit l'ordre existant et libère aussi un grand nombre de possibles, à partir de situations particulières porteuses de plus ou moins d'universalité. La communisation est donc aussi un rapport entre particularité et universalité, entre local et global etc. L'expérience marxiste nous est vraiment de peu de secours sur cette question, alors qu'on a souvent l'impression, au sein du réseau de discussion, qu'un bon léninisme mélangé avec un peu de pannekoekisme ferait l'affaire. Au moins avec Bordiga, c'était plus clair : on aurait encore plus d'interdictions qu'avec Sarkozy (le « nouveau » Bitot, Camatte et Bochet continuent, à titres divers, cette tradition qui évidemment n'épuise pas l'intérêt des écrits de ces auteurs).

Chercher à tout prix ce que sera le communisme ne peut se concevoir, et encore, que dans une conception qui fait du capitalisme tardif un germe du communisme. Or si le capital a bien fait la révolution (à tel point que certains, comme Negri et les néo-opéraïstes pensent qu'il n'y a plus qu'à donner un coup de pied à l'arbre pour que tombent les fruits bien mûrs), cette révolution n'est pas la nôtre. Quand nous parlons de tension individu/communauté nous cherchons justement à réintroduire une dimension totale de la révolution et non pas le passage d'un mode de production à un autre ou d'un système à un autre. Les pratiques de communisation ne doivent pas se comprendre essentiellement comme socialisation, réappropriation et organisation, mais comme transformation des rapports à la nature extérieure et à la nature intérieure. Mais, à mon avis cela doit être en rapport à des pratiques conscientes, en dehors d'une programmation centrale qui nécessiterait à nouveau une forme d'État et de gouvernement en tant qu'organes séparés portant la conscience de l'humanité ou de l'espèce et la soumission complète au stade atteint par la technoscience. Pour toi, cette conscience n'a pas l'air de faire problème vu ton triomphaliste du haut de ta page deux. Là encore tu restes dans une vision où le capital ayant fait la révolution (ce que évidemment tu ne peux pas dire directement sous cette forme, mais par le biais de son procès d'unification que tu reconnais), il suffirait de prendre en main la machine et donc de tout envisager à partir de cette totalisation. Ce que tu appelles « la visibilité du projet révolutionnaire » ce n'est que la conscience de la révolution du capital et de ce qu'elle permet. Les horreurs de la guerre de 1914 et l'exploitation féroce et la pauvreté de l'Allemagne ne débouchent pas forcément sur une claire vision du monde, mais sont quand même des conditions favorables recensées par la théorie du prolétariat. Quant à la fin des années 60, on peut dire qu'elles étaient vraiment ouvertes vers d'autres rapports sociaux et que c'est plutôt la dimension politique qui a manqué. Alors qu'aujourd'hui comment peux-tu parler de la visibilité d'un projet alors que pensée unique et idée que nous vivons dans la moins mauvaise des sociétés dominent largement9. Il est frappant de voir à quel point on raisonne dans les termes du capital. Il n'y a donc pas besoin de discuter de ce qu'il y aura à faire, ça s'impose tout seul. Il n'y a aucune remise en cause du capital. On attend simplement sa crise ou sa dégénérescence. Même les opposants à la mondialisation sont passés de la forme « anti » à la forme « alter » ou sa dégénérescence, mais on est toujours dans le sens de l'histoire. On croirait entendre le discours du capital sur la nécessité et l'inéluctabilité de tout ce qu'il produit. Tu emploies même le terme de gestion (collective, il est vrai), ce qui renvoie à la fois à la gestion du capital, mais dans sa version rouge (toujours Lénine, les soviets et l'électricité) et à « l'administration des choses » de Marx. Dans les deux cas on a la négation de la révolution comme communisation. Les individus peuvent rester chez eux, « l'automatisation et la communication planétaire » s'occupent de tout ! Mais si c'est cela, il n' y aura jamais révolution, mais parachèvement du capital ou catastrophe et barbarisation des rapports sociaux.

Sur conseils, syndicats, auto-organisation

Je passerai rapidement sur les conseils, en soulignant seulement que tu sembles confondre forme conseil et fonctionnement démocratique. La forme conseil est apparue là où les syndicats étaient faibles ou inexistants (Russie, Italie et même Allemagne, mais pas dans l'Espagne de la cnt et de l'ugt) et en période de lutte révolutionnaire. Mais leur fonctionnement n'a pas été forcément démocratique (urss) ou quand il l'a été (Allemagne), les révolutionnaires ont été mis en minorité. C'est cela, sans doute, qui t'amène à penser que la révolution a souvent été battue par le fait que les prolétaires ne la voulaient pas assez ou qu'ils n'étaient pas assez nombreux à la vouloir. C'est une position qui peut être recevable à condition de la pousser à bout maintenant qu'on connaît le résultat. Il faut alors reconnaître un réformisme d'origine ouvrière qui a perduré longtemps à l'intérieur des ps et même des partis communistes staliniens et qui a exprimé, à partir de ce qui a été appelé « le compromis fordiste » et son mode de régulation, une sorte de lutte de classes sans virtualité révolutionnaire. La plupart du temps l'ultra-gauche historique s'est débarrassée du problème en qualifiant cette période de « contre-révolutionnaire ». Position logique à partir du moment où on reste campé sur une conception de la théorie communiste comme théorie exclusive d'une classe prolétarienne. Comme disait je ne sais plus qui : « si la théorie ne peut être changé, c'est alors le sujet qui doit l'être ». On évite ainsi l'ouvriérisme en reconnaissant que la classe peut momentanément être contre-révolutionnaire, mais c'est pour mieux proclamer son essence qui est d'être révolutionnaire. La théorie devient croyance.

Les conseils comme forme d'organisation démocratique ou comme apprentissage de la démocratie ont pu avoir une certaine importance, mais les formes plus actuelles de comités de grève, coordinations, Cobas etc. signalent que dans la pratique peu importe le nom et que les conseils n'existent plus que dans la tête des conseillistes. Le conseil n'est pas la forme miracle et la démocratie son moyen. La révolution et le communisme ne sont pas une question de forme, mais avant tout de contenu. Comme je l'ai déjà fait savoir au réseau, dans une lettre particulièrement mal lue et interprétée par JP et un ou deux autres, depuis 1995, les syndicats et en particulier la cgt et sud ont compris les leçons des années 80/90, le temps des coordinations concurrentes, et ils laissent maintenant jouer au maximum les formes assembléistes… à partir du moment où elles restent cantonnées à la discussion, où elles restent minoritaires et que leurs initiatives souvent velléitaires servent d'aiguillon et en même temps tracent elles-mêmes les limites à ne pas dépasser.

Si on prend l'exemple des grèves de 2003 contre la réforme des retraites, elles n'ont jamais dépassé la revendication syndicale, 37,5 années, ce serait la panacée ! Par contre, on a eu assaut de « grève générale », alors qu'il y avait pourtant une minorité de grévistes dans les secteurs les plus en pointe. Le formalisme démocratique et médiatique actuel (l'un ne va pas sans l'autre) permet de donner l'impression que les ag sont représentatives, qu'elles choisissent librement la forme de la grève reconductible, alors que dans la réalité, cela ne concerne qu'une poignée de personnes sur chaque lieu de travail. On en a eu deux exemples concrets avec d'un côté Besancenot appelant à la grève générale dans un dépôt parisien de la sncf et se faisant rétorquer que ses propres collègues de travail étaient au boulot à La Poste et qu'il ferait mieux d'y aller faire un tour ; et de l'autre les profs appelant en ag inter-établissements au boycott du bac alors que l'immense majorité des enseignants étaient contre. Les magouilles syndicales sont alors facilitées par les limites d'un formalisme auto-organisationnel. L'autonomie des luttes n'est plus une revendication pour la lutte, mais devient une fin en soi. La revue Échanges est un bon exemple de cette idéologisation de l'autonomie qui l'amène à voir dans toute lutte une opposition entre la bonne base et les vilaines directions (on n'est pas très loin de la vulgate trotskyste10), alors que c'est justement la différence avec les années 80 : il n'y a plus d'antagonisme avec les syndicats et la montée en puissance des petits syndicats (sur la base des gros) est une des expressions de ce mouvement, mais qui reste dans le cadre syndical.

Si on peut encore parler parfois d'auto-organisation, elle ne sort pas de son rapport au syndicalisme. Il n'y a pas dépassement. Et on ne peut plus parler d'autonomie (par rapport au capital) au sens fort car le travail ne peut plus s'affirmer, de la même façon qu'il ne peut plus y avoir d'affirmation d'une identité ouvrière, si ce n'est de façon nostalgique comme le montrent certains livres ou films récents. La réflexion sur le syndicalisme ne doit donc pas se faire en rapport aux principes d'il y a un siècle mais par rapport à ce qui se passe maintenant, sinon comment discuter avec « l'ouvrier » comme dirait l'autre ? Il serait particulièrement intéressant d'analyser la revendication d'inter-professionalité émises récemment par les petits syndicats comme sud et cnt qui rejouent le syndicalisme révolutionnaire à travers une position qui se veut anti-corporatiste, mais qui souvent ne fait qu'agglutiner les particularités. C'est une des dernières tentatives de manifestation d'une identité ouvrière. Le syndicat est réinstallé dans un rôle intemporel sans qu'il soit fait référence au travail actuel et à sa crise, comme s'il n'y avait eu ni croissance des forces productives, ni transformation des rapports sociaux. Simplement, l'inter-professionnalité recouvre implicitement une reconnaissance de la fin de la centralité de l'entreprise et la difficulté à définir ce qu'est la classe productive aujourd'hui11. Le travail en général et son affirmation est alors réintroduit de façon toute artificielle12. Curiosité de l'histoire, le schéma anarcho-syndicaliste du début de siècle se rejoue… mais en dehors de l'hypothèse prolétarienne.

Pour terminer, quelques points en vrac

– Il ne faut pas confondre immédiateté du communisme parce qu'il n'y a plus de période de transition (au sens historique du terme) et immédiatisme qui révèle une position collée à l'ici et maintenant des mouvements de lutte.

– L'immédiateté du communisme fait qu'on ne peut plus isoler la révolution comme un événement du type « grand soir », mais qu'elle s'inscrit comme événement ou suite d'événements dans le processus de communisation.

– La réfutation de toutes les périodes de transition ne rend pas a-historique la question de la révolution, mais celles qui ont échoué ne l'ont pas fait par insuffisance historique de la période. Il y a bien contemporanéité entre l'émergence de la théorie communiste et la révolution prolétarienne (ce que développa Bordiga). Les discussions au sein du réseau sur « Depuis quand la possibilité du communisme ? » ne comprennent pas le capital comme rapport social et opèrent en fait une hypostase du capital. Le besoin de démontrer la nécessité de la révolution est un signe de son impossibilité. En conséquence la démarche objectiviste côtoie toujours son envers : le subjectivisme de la croyance.

Transition sans phase de transition13

Je commence par quelques précisions sur Panzieri parce qu'Adam, le mentionnait en bas de mail et relevait une erreur de Karl N. Effectivement Panzieri n'a jamais adhéré au pci et a été un dirigeant de l'aile gauche du psi, puis du psiup, une sorte de psu prolétarien. Il en est de même pour Negri, même s'il n'est pas de la même génération. Tous les deux sont héritiers des thèses de Morandi qui prônent démocratie et conseils ouvriers. Des fondateurs des Quaderni rossi, seuls Tronti et Asor Rosa ont appartenu au parti stalinien (Tronti en est exclu en 1964) et y reviendront d'ailleurs en 1968. Panzieri lui, s'éloigne du psi dès 1959 pour fonder un groupe de réflexion sur la Fiat, puis les « qr » en 1961. Le courant opéraïste n'a donc aucune attache particulière ni avec le gramscisme, ni avec la gauche italienne du fait de son double aspect prolétarien et subjectiviste.

Si je fais ces précisions ce n'est pas par souci d'hyper correction, mais parce que je pense que les textes de Panzieri ne sont pas suffisamment consultés. Or, certains sont d'une importance réelle et actualisable pour les débats actuels. En effet il opère une distinction entre un marxisme mort (le marxisme objectiviste) et un marxisme vivant (subjectiviste par la place qu'il accorde aux luttes de classe dans le déclin du capitalisme). On peut voir que cette distinction est à peu près inverse à celle de Krisis. Pour ma part, je me reconnais beaucoup plus dans la distinction de Panzieri et je partage son aversion pour la trop célèbre Préface à la « Contribution à la critique de l'économie politique » et principalement pour des phrases telles que : « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société » (Éd. Sociales, p. 11).

Mais pour nuancer cela, je dirai qu'aussi bien Panzieri que Krisis (et Althusser dont Krisis est plus proche qu'on ne le croît généralement) ne fondent jamais leur distinction sur une périodisation historique des textes de Marx, ce qui me semble pourtant la seule façon de saisir l'unité de l'ensemble et d'éviter de considérer les changements de positions comme de simples moments de maturation de sa pensée ou d'opportunisme politique.

Ce que critique donc Panzieri, c'est l'idée que le capital est sa propre limite. Les forces productives ne sont donc pas un contenu dont il suffirait de changer ou s'approprier la forme (les rapports de production de propriété privée), ce qu'Adam semble encore croire quand il nous dit qu'il va falloir faire fonctionner l'appareil productif.

« Les rapports de production sont à l'intérieur des forces productives ; celles-ci ont été formées par le capital » (Livre I, p. 476. Ed. Sociales). La machine n'est donc pas une chose, mais un rapport social et le progrès technologique est un mode d'existence du capital (Panzieri essaie de maintenir le rapport objectivité/subjectivité dans le capital). Je suis en accord avec tout cela, mais Panzieri risque lui-même de tomber dans l'objectivisme quand sa conception du capital semble en faire un deus ex machina qui se dresse face au pôle travail et à la subjectivité de la lutte de classe au lieu d'y voir le lieu de l'implication réciproque des deux pôles antagonistes (le capital et le travail). Cette ambiguïté provient aussi de la difficulté à concevoir un capital comme totalité et finalement comme système et un capital comme pôle, comme classe. C'est pour cela que j'aurais tendance à mettre une majuscule au Capital compris comme totalité et une minuscule au capital quand il s'agit de l'un des deux pôles du système capitaliste. Si Panzieri a frôlé cela, on peut dire que les néo-opéraïstes, à partir des années 80 ont complètement cédé à cette dissociation qui fait qu'à un subjectivisme exacerbé d'un côté (celui de la « multitude ») fait face un despotisme du capital de l'autre tout aussi subjectif (le capital n'est plus que commandement dit Negri quelque part). Mais chez eux, ce n'est plus une contradiction. Il y a simple opposition entre les deux subjectivités et toute la critique panzérienne d'une technologie intrinsèquement capitaliste est occultée.

J'en reviens à la critique d'Adam par rapport au texte de Karl et à ma remarque sur le rapport entre ce texte et ce que disait Adam. Quand je dis que Karl complète ce que dit Adam sur la question de la « classe des salariés », ma formulation est assurément maladroite car elle peut laisser supposer que leurs deux positions vont dans le même sens. Or ce que je veux dire plutôt c'est que cela complète les éléments de discussion dans le sens où Karl décortique la soi-disant classe des salariés pour montrer qu'elle ne renferme aucune unité et que finalement, cela conduit à penser qu'il n'y a plus d'antagonisme que par rapport à un système et que le capital peut tomber suite à un gigantesque ras le bol. Il adresse d'ailleurs cette critique à tout le courant communisateur (reproche d'immédiatisme). Karl revient donc à une conception « dure » du prolétariat qui est pour lui la façon de faire exister ce prolétariat sans qu'existe (pour le moment) la révolution alors que le leader des communisateurs (Théorie communiste) croît régler le problème en disant que le prolétariat n'existe plus que dans la communisation. Cela amène Karl à distinguer les os potentiellement révolutionnaires et les ingénieurs ou autres salariés qualifiés dont il ne faudrait rien attendre. Il ne semble pas y avoir eu, pour lui, de restructuration et de transformation des rapports sociaux dans l'après-fordisme Son assertion n'est motivée par aucun argument théorique particulier, sans même s'appuyer sur la notion de travail productif ou celle de « sans réserves ». D'ailleurs il se moque de ceux qui voient dans les précaires et sans-papiers l'embryon de la future classe révolutionnaire. Il s'agit en fait de sauver les meubles théoriques.

Pour Adam et sa « classe des salariés » il en est de même comme il en a été pour ceux qui, dans les années 70, défendaient l'idée d'une classe universelle. C'est le premier décrochage théorique d'avec le prolétariat, mais qui se produit encore à l'intérieur de la théorie des classes. C'est ce que à Temps critiques, nous ne croyons plus possible, mais je ne m'étends pas plus et renvoie à nos textes. Deux remarques incidentes pour finir : – sur la question de la minorité et du nombre je renvoie aux échanges que j'ai eu avec Raoul ces derniers temps ; – sur la reprise en main de l'appareil productif dont parle Adam, on en revient aux discussions qui ont eu lieu autour de la technique, de la révolution et de ce qu'est le communisme, mais je suis quand même étonné par la peur d'Adam devant une révolte des os non qualifiés. Que serait-ce devant la révolte de nos modernes « en dehors » pour reprendre la formule de Zo d'Axa ? Je plaisante, mais nous n'en sommes plus à la question de mesurer les qualifications (tiens revoilà la question des bons de travail et la confusion entre domination formelle et domination réelle) quand le capital tend à les réduire toutes au profit de « compétences » indifférenciées. La qualification sociale n'est pourtant plus tant celle du « travailleur collectif » de Marx que celle des agencements machiniques et du general intellect au sein desquels la plus grande part des salariés ne maîtrise plus rien. La question ne se pose donc pas seulement au niveau des activités à accomplir au sein de cet appareil productif, mais de ce qu'on veut vivre et dans quelles conditions. Les os et les ingénieurs, mais aussi les « mamies » et les « émeutiers » ont leur mot à dire.

La crise du salariat est générale et c'est ce qui fait qu'elle inclut à la fois les salariés et leurs marges (chômeurs, intermittents, Rmistes, « émeutiers » occasionnels). Mais il n'y a pas de préséance à tenir dans la révolte ou le refus. Seulement, ce qu'on peut reconnaître aujourd'hui, c'est que cette crise du salariat se situe bien plus au niveau de la reproduction des rapports sociaux (inessentialisation de la force de travail, liquidation des médiations traditionnelles dont celles des classes, des quartiers, glissement de l'État providence et d'un système de redistribution fondé sur le salariat vers un État-assistance mêlant idéologie du risque et lois sur les pauvres), que de la production proprement dite (qui va s'amuser à aligner des chiffres sur le niveau réel des taux de profit pour voir la baisse tendancielle et les contre-tendances. Comme disait Léo Ferré : « Dans 2000 ans... peut-être ! »).

C'est pour cela que le mouvement des chômeurs, malgré ses limites a eu un réel retentissement car il posait un problème au niveau de la totalité. De la même façon, les salariés des transports, de la santé, de l'éducation, ne sont a priori pas les mieux placés pour saisir l'exploitation et la domination (moins que les os, nous dira Karl), mais se sont pourtant eux qui peuvent encore saisir des moments de cette totalité qu'est la société capitalisée et la critiquer, alors que pour d'autres la puissance du capital apparaît comme une fatalité. C'est le cas, par exemple, des millions de salariés des petites entreprises14 qui se substituent de plus en plus à ceux des grandes concentrations industrielles traditionnelles mais qui sont pratiquement aussi atomisés et aussi loin de constituer une classe, a fortiori consciente, que l'étaient les petits paysans si décriés par Marx à l'époque. Il ne s'agit donc pas d'aligner des chiffres d'ouvriers ou d'employés comme le font des sociologues qui redécouvrent aujourd'hui la vertu des analyses en termes de classes quand celles-ci ne sont justement plus ni constituées objectivement ni subjectivement.

Que des littérateurs puissent encore parler de la classe ouvrière de façon romantique, nostalgique ou mythique, que des sociologues (même les plus intéressants comme Beaud et Pialoux) puissent en parler comme d'une catégorie sociologique sujette à intérêt ne fait revivre ni la conscience de classe (nos deux sociologues pré-cités montrent plutôt le contraire à travers le devenir professionnel et statutaire des enfants des ouvriers de Peugeot), ni la lutte des classes. En outre, le fait que, dans un même paragraphe, tu puisses dire d'un côté que la classe ouvrière est écrasée et que de l'autre on entendrait de plus en plus parler de luttes des classes, ne peut que laisser des doutes sur le bien fondé de cette dernière affirmation.

Bien sûr, on peut toujours s'en sortir en disant que, même écrasée, la classe continue la lutte (c'est d'ailleurs l'optique d'Échanges avec son bulletin « Dans le monde une classe en lutte », la quantité du « cours quotidien » des luttes semblant remplacer l'intensité des luttes). Mais qui a nié qu'il n'y avait plus ni lutte ni conflits ? Sûrement pas moi ; mais de là à faire de tout mouvement une lutte et de toute lutte une lutte de classe, il y a une marge. Henri S. en est bien conscient qui se plaint souvent du caractère interclassiste des luttes alors qu'elles manifestent pour nous un caractère a-classiste typique de la période d'un au-delà des classes.

Pour prendre un exemple récent souvent cité, les piqueteros argentins, dont on peut par ailleurs saluer la lutte, viendraient de se mettre au service d'un politicien péroniste. En Argentine comme en France, il n'y a plus d'autonomie possible du mouvement de lutte sur la base de l'affirmation d'une identité ouvrière, sur la base d'un pôle travail qui s'opposerait au pôle capital. Les piqueteros argentins s'en remettent donc à des leaders populistes comme nombre de chômeurs et ouvriers déclassés dans de nombreux pays européens.

C'est cette autonomie impossible qui conduit différents individus ou groupes, au-delà de leurs divergences, à parler de communisation immédiate. C'est aussi la position de Temps critiques, à condition d'y mettre quelques limites : 

– le terme est trop imprécis et fonctionne un peu de façon magique. Il occulte tous les débats théoriques et historiques qui ont tourné autour des questions de réappropriation, de collectivisation ou de socialisation, d'association et qui ont été à la base des polémiques entre les différents courants de la Première Internationale (ait).

– le terme fait l'impasse, au moins implicitement, sur la question de l'État et finalement sur celle de 1'intervention politique. On retrouve là une constante des courants ultra-gauche. La communisation proposée retombe alors à la fois sur un primat objectiviste qui fait de cette communisation une nécessité historique dans la crise et sur l'illusion saint-simono-marxienne du remplacement du moment politique par une simple « administration des choses ».

– il rend aussi floue la question de la révolution, puisque celle-ci n'est pas un événement (politique) par exemple, mais qu'en même temps est produit une critique radicale de tout alternativisme et de tout « démocratisme ».

La communisation semble recouvrir l'ensemble des rapports sociaux alors qu'il est très discutable de l'étendre en dehors du champ de la production des conditions matérielles. Ne pas le préciser, c'est alors risquer d'assimiler communisation et communisme de caserne ; c'est aussi ne pas tenir compte de l'évolution du procès d'individualisation et des nouvelles formes et contenus pris par la tension individu-communauté.

Le terme de communisation rappelle un peu trop celui de communisme qui, ne l'oublions pas n'évoque pas, pour des centaines de millions de personnes, le projet de Marx, mais les régimes soviétique, chinois, cubain et j'en passe. Le fait que les courants d'ultra-gauche les aient qualifiés de « capitalisme d'État » ou de représentants du capitalisme international, ne peut nous satisfaire. Les camarades de l'Europe de l'Est, comme d'ailleurs la plupart des individus là-bas, savent bien, surtout aujourd'hui, qu'il ne s'agissait pas d'un système capitaliste, même si le capital s'y accumulait. Nous ne nous battons donc pas pour ce qui aura abouti (dérive, dégénérescence ou tout ce qu'on veut !) à une des réalisations catastrophiques de l'Histoire.

Communisation et communisateurs

Si Max montre bien, sans s'étendre ni approfondir il est vrai, les différences entre l'ultra-gauche historique et le mouvement communisateur, il me semble qu'il manque quand même l'origine de cette différence. Pour la plupart des « communisateurs » il y a prise en compte de la nature particulière des luttes des années 60-70 en France et en Italie surtout15. La réflexion s'est alors réorganisée à partir de là avec la conscience d'une période charnière aussi bien pour le capital conçu comme rapport social que pour la théorie. L'abstraction idéologisante, surtout présente à la fin des années 70-début 80 et signalée par Max tenait en partie au fait que la théorie cherchait à se réorganiser à l'intérieur d'un « néo-programmatisme » qui ne sera critiqué que plus tard. Mais dans un premier temps cela conduisit à une autonomisation de la théorie dans une volonté de ne plus réduire la théorie communiste à une théorie du prolétariat. Pour certains, l'activité théorique devint la seule activité communiste en l'absence de tout mouvement tendant au communisme. Le mouvement des concepts remplaçant le mouvement de lutte16.

L'idée que cette autonomisation de la théorie était sans issue17 conduisit à effectuer un bilan du passé et à essayer de saisir la nature des transformations en cours. Plusieurs pistes furent explorées car pour certains, s'il fallait reconstruire une théorie cela ne pouvait se faire que progressivement, au rythme de la restructuration du capital18 ; pour d'autres cela ne pouvait se faire qu'à long terme dans le cadre d'une théorie de l'espèce19 ; pour d'autres encore il apparut qu'il n'y avait pas besoin de construire une théorie post-ouvrière parce que la théorie communiste n'avait jamais été ouvrière, l'ouvriérisme étant la contre-révolution20 ; enfin, pour nous il s'agissait, au-delà du bilan nécessaire des vingt années écoulées de prendre acte de l'impossibilité d'une unification a priori de la théorie en l'absence d'une classe clairement porteuse de ce projet communiste. Mais tout cela restait encore très anti-politique, très anti-activiste et finalement la théorie ne se rapportait que rarement aux mouvements sociaux dans la mesure où ceux-ci se voyaient dénier tout caractère ou tous sens communiste. Il me semble que cette situation a commencé à changer avec le mouvement de 1995, puis avec le « mouvement » anti-mondialisation et la « contestation » citoyenniste. Ces deux phénomènes, malgré leurs limites, ont relancé une contestation anti-capitaliste à l'intérieur de mouvements plus larges et aux contours incertains, interclassistes comme dirait notre ami H. S. C'est par exemple au sein de ce mouvement anti-mondialisation que certaines formes d'immédiatisme communiste se sont affirmées et que des passerelles peuvent s'établir avec des courants plus théoriques. Il en a été de même avec la bataille autour des ogm qui questionne productivisme, progrès, industrialisme. Bien sûr cela peut déboucher sur des tendances anti-industrialistes ou même « primitivistes » qui rejettent tout fil historique avec le mouvement révolutionnaire prolétarien, mais cela laisse aussi place pour une remise en cause globale du capital21.

L'autre fait qui a permis une plus grande socialisation des tendances communisatrices est le développement de l'internet. Par ce biais la théorie critique a pris une cure de minceur et perdu en partie ses boursouflures conceptuelles. Les « interventions » sont plus faciles et peuvent être rapides et courtes. Et en face, il y a eu des individus qui ont pu échanger sur un mode plus léger que celui des réponses aux auteurs de livres ou de grosses revues rébarbatives. Paradoxalement, à un moment qui semble n'avoir jamais été aussi peu propice à l'activité théorique, celle-ci s'est un peu démocratisée ! Je ne pense pas prendre mes désirs pour la réalité car cette constatation me coûte étant personnellement et professionnellement un adversaire acharné du net, tout en en étant devenu un consommateur (très modéré). C'est cette présence sur le net des communisateurs et l'aspect immédiatement « branché » du mouvement anti-mondialisation et des « jeunes » qui a produit des liens nouveaux.

La vitalité de ces courants est bien sûr relative, mais elle transgresse les sortes d'avant-garde qu'ils constituent, bien malgré eux la plupart du temps, en débordant sur la place publique dans des termes qui deviennent presque courants : critique de la marchandise, de la société marchande, éloge de la paresse (« les chômeurs heureux » ou plus récemment le livre de la chercheuse salariée par edf).

Même s'il n'y a pas d'incompatibilité entre les termes de communisation et de communisme, il n'y a pas non plus d'automaticité. Si la plupart des communisateurs se disent communistes, ce n'est pas le cas de tous et par exemple Krisis ou L. Debray de Temps critiques ne parlent pas de communisme mais d'association des individus singuliers, J. Guigou et moi-même préférons parler de communauté humaine. Le terme de communisation indique un mouvement et ne préjuge pas du but. Il ne fait pas de doute que dans cette brèche peuvent s'infiltrer des individus ou groupes venus du milieu libertaire ou même du situationniste 22. Il ne fait pas de doute non plus que le terme de communisation ne règle pas tout car s'agit-il de tout communiser ? En l'absence de précision de certains, nous pouvons dire qu'il ne s'agit pas d'un nouveau terme qui viendrait simplement rénover le concept de socialisation des moyens de production.

Max pointe bien ce que je disais dans une précédente lettre en parlant de transition. sans phase de transition quand il note : « En d'autres termes, il y aurait bien un processus de dissolution du prolétariat se développant dans le temps ; en ce sens, il existerait une transition entre capitalisme et communisme mais celle-ci ne commencerait pas avec la prise du pouvoir politique… ». La distinction entre les communisateurs intervient entre ceux qui pensent que finalement cette dissolution s'est faîte en grande partie dans la dialectique des classes par un englobement de l'antagonisme (Invariance, Temps critiques) ou par le fait qu'il n'y a jamais véritablement eu d'antagonisme vu l'implication réciproque des deux classes (Krisis et surtout Jappe) et ceux qui pensent que c'est dans la révolution que se fait la dissolution (plutôt que la négation, terme qui appartient à la période dite néo-programmatique). Mais quelles que soient les différences, nous sommes tous d'accord pour dire qu'il n'y a plus d'affirmation possible d'une identité ouvrière ou prolétarienne, ce qui n'empêche pas d'ailleurs certains communisateurs de continuer à parler de luttes de classes ! C'est sans doute ce qui autorise Adam à parler de « classe des salariés » et à dire qu'après tout ce n'est que le nom qui change, mais que cela peut faire l'affaire puisqu'on retrouve un agent potentiellement révolutionnaire et majoritaire de surcroît23. Cette « classe universelle » qu'Invariance avait déjà théorisé dès le début des années 70, personne n'a pu s'y tenir depuis. Il n'y a pas de classe de remplacement (si on excepte l'expérience de la bureaucratie stalinienne mais qui était une classe de remplacement de la bourgeoisie et non du prolétariat) et le procès d'individualisation continue ses effets en supprimant toujours plus les médiations traditionnelles exprimant la tension individu/communauté.

C'est parce que le projet révolutionnaire est aujourd'hui au-delà des classes que l'on peut parler de la révolution à titre humain ; mais il serait faux de croire, comme le fait Max, que la plupart des communisateurs épousent ce point de vue. La tendance « dure » que représente Théorie communiste y est ainsi particulièrement opposée.

 

 

Notes

1 – Et il est donc vain d'en chercher le parachèvement.

2 – Sans compter que, pour presque tout Marx (celui du programmatisme prolétarien : 1850-1871), c'est le prolétariat qui est la limite. Pour nous, la limite n'est ni le prolétariat ni le capital dans la mesure où la contradiction qui liait ces deux pôles a été englobée par la société capitalisée. Les contradictions ne sont certes pas dépassées mais plutôt combinées comme le disait déjà la revue Invariance. La notion de crise finale n'a donc pas de sens pour nous, ni dans le sens marxiste traditionnel (décadentisme), ni dans le sens moderne (catastrophisme). Mais cela ne signifie en aucune façon que le système perdurera indéfiniment. En attendant, nous devons réactiver le Marx du début, celui qui met en avant la révolte contre le capital ; et celui de la fin, pour qui la plus grande angoisse fut que le capital puisse se développer en Russie (aujourd'hui, cela vaut pour la Chine et l'Inde). Notre position sur cette question doit donc être essentiellement politique et c'est d'ailleurs ce que j'ai toujours essayé de faire quand il s'est agi d'aborder la question de l'aire slave à travers les conflits nés de l'effondrement de l'ex-Yougoslavie. Ce serait une nouvelle lourde défaite que cette aire passe à la dr.
Dans la discussion entre « experts » de l'économie je m'oppose par ailleurs à certains sur cette question de la domination du capital dans des pays comme la Chine ou l'Inde. Or, cette discussion est pour moi secondaire, même si je fonde ma position non sur des aspects factuels, mais bien sur une intégration de ce qui se passe dans ces pays à une tendance générale définie par ailleurs (développement par enclaves, lumpen-prolétarisation, résistance des communautés rurales, ethnicisation des conflits). Ce qui est premier, là encore, c'est la position politique qui refuse tout nouveau « progrès » du capital, alors qu'ils sont nombreux semblent-il à se situer encore dans la perspective marxienne du compromis : comme ils croient encore en la croissance du prolétariat, ils doivent donc croire en la croissance du capital. C'est la position du Marx d'après la défaite de 1848, la position du long détour par le progressisme du capital. Mais camarades, il ne faudrait pas que la critique du concept de décadence conduise à voler au devant de la victoire du capital, promesse d'un paradis prolétarien toujours renvoyé aux calendes grecques !

3 – C'est ce que nous nommons : « la société capitalisée ».

4 – Marx, L'idéologie allemande, Œuvres philosophiques iii, Gallimard, p. 1056.

5 – Il faut rester optimiste, mais sans illusions et donc il faut tirer les bonnes leçons des défaites du passé. J'ai lu récemment, tout à fait par hasard, les mémoires de Barta, le leader historique de ce qui deviendra plus tard Voix ouvrière puis Lutte ouvrière et je ne peux m'empêcher de rapprocher cela de l'expérience qu'a vécu Lucien Laugier au sein du parti bordiguiste. Dans ces deux cas, ce ne sont pas les chefs de file qui purgent l'organisation, mais eux-mêmes qui se retirent où se font excommunier parce que leurs remises en cause effraient la structure de l'organisation et les militants de base. Bordiga, lui, pensait avoir trouvé la solution en ne se manifestant pas dans les périodes de désaccord !

6 – Sur cette notion, cf. le vol I de l'anthologie de Temps critiques intitulé, L'individu et la communauté humaine, L'Harmattan, 1998.

7 – Je vais reprendre une anecdote significative. Cette année, j'ai été amené à batailler ferme plusieurs cours durant avec une classe de seconde qui m'affirmait que tous les types de travail étaient équivalents (ce qui représente finalement l'aboutissement de mes positions) et que donc le travail d'agent de sécurité était bien aussi utile que celui d'ouvrier et même plus, disaient certains, car l'ouvrier on peut le remplacer par la machine. Pour défendre « le fil historique », j'ai été amené à soutenir que l'activité d'agent de sécurité ne correspondait pas à un véritable travail, à un métier, mais seulement à un emploi, une fonction du capital. Outragés, les élèves sont allés se documenter auprès de leur professeur principal (de lettres), qui, bien sûr… leur a donné raison. Voilà encore une forme de conscience immédiate de « la valeur sans le travail », mais comme à l'époque où le travail vivant était perçu comme le moteur de la valorisation, il n'y a aucun dépassement possible d'une telle conscience immédiate, sur ses propres bases. Auparavant cela avait donné Staline et « l'homme ce capital le plus précieux », aujourd'hui cela donne « on ne veut pas être des bâtards » (sous-entendu des ouvriers) et la barbarisation des rapports sociaux (cf. Interventions no 4 : « L'affrontement des références et la barbarisation des rapports sociaux », mars 2004. Disponible sur le site de Temps critiques). Barbarisation des rapports sociaux que l'on retrouve dans les récentes « émeutes » de novembre 2005 quelle que soit l'analyse qu'on peut en faire par ailleurs.

8 – Dans le même ordre d'idée, il existe aussi un anarchisme de caserne qui amena la cnt-fai à interdire le port du chapeau à Barcelone en 1936 !

9 – La nécessité de rendre visible d'autres possibles existe bien dans différentes alternatives pratiques et c'est pour cela que nous énonçons « alternative et révolution » et non pas alternative ou révolution, mais ce n'est pas la dynamique du capital qui produit ça. C'est la résistance à cette dynamique. Cf. sans mythifier cette forme d'action : les actions anti-ogm (mais il est vrai que dans le réseau il y a des partisans des ogm !).

10 – Là-dessus, cf. la polémique Nicole Thé/H. Simon.

11 – Ceux qui insistent le plus là-dessus ne font justement pas partie de la classe productive traditionnelle.

12 – La cnt par exemple impulse des syndicats uniques d'« entreprise » à l'intérieur de secteurs comme l'école et l'hôpital où elle est censée intégrer les différents corps de métiers.

13 – J. W. au réseau de discussion, août 2004.

14 – La référence à un « entreprenariat politique » théorisé par Negri au début des années 80, à partir de la situation italienne, a fait long feu.

15 – Pour ne prendre qu'un exemple récent, on peut se reporter à l'ouvrage de B. Astarian qui vient de paraître à Échanges : « les grèves en France en Mai-Juin 68 ». Et à l'opposé, on peut dire que la position reprise par Échanges est en rupture complète avec la plupart des positions qui se sont exprimées dans les derniers nos d'ico. De Mai 68, en allant vite, la seule catégorie gardée par H. S. est celle de l'autonomie de la classe, mais pour lui cette autonomie n'est pas un moment de la lutte des classes, c'est une nature et c'est pourquoi il la cherche encore aujourd'hui dans le moindre mouvement revendicatif. Ce que je dis là d'un groupe particulièrement ouvert est a fortiori encore plus valable pour les divers petits « partis » de l'ultra-gauche historique. C'est au contraire ce caractère de moment historique particulier de l'autonomie de la classe qu'a bien saisi l'opéraïsme italien.

16 – C'est ce dont j'ai essayé de rendre compte dans la première partie d'Individu, révolte et terrorisme, Nautilus, 1987.

17 – Elle conduisit d'ailleurs nombre d'entre nous à abandonner toute activité théorique communiste.

18 – C'est la position de Théorie Communiste.

19 – Position de Camatte.

20 – C'est la position de Dauvé et Trop Loin no 4.

21 – Riesel symbolise bien un mouvement d'action directe anti-capitaliste, même si progressivement il semble rejoindre le camp de ceux qui parlent en terme de société industrielle et non de société du capital.

22 – Le groupe Tiquun par exemple et un de ses avatars qui a signé le texte « L'Appel » ; la revue À trop courber l'échine, etc.

23 – À cet énoncé d'une classe de salariés je vois déjà les cheveux de certains se dresser sur leurs têtes, eux pour qui les communisateurs sont le produit de l'idéologie des classes moyennes. L'emploi a-critique et non spécifié de cette notion montre à quel point de dégénérescence du marxisme nous en sommes arrivés. Elle fonctionne comme supplétif moderne de la catégorie ancienne de petite bourgeoisie et avec les mêmes connotations infamantes.

 

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