Temps critiques #1
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Allemagne : l’hallucination collective

, par Jacques Wajnsztejn

Le capitalisme a gagné. Le socialisme a perdu avec sa victoire le premier a pris en charge la responsabilité de la sauvegarde de l’éco-système terrestre et du genre humain.
(déclaration de Joshka Fischer, ancien leader gauchiste francfortois devenu ministre « vert » en Hesse)

 

Historique d’une identité allemande à la fois problématique et obsessionnelle

L’Ost-Politik de W. Brandt, les tribulations à l’Est du ministre libéral des affaires étrangères Genscher, constituaient déjà des prémisses au retour de la « question allemande ». Des événements récents tels que la montée en puissance des Républicains, l’écroulement du Mur et la perspective de la réunification ont replacé le « problème » de la nation allemande au centre de l’actualité.

« Problème » qui ne peut être abordé uniquement à partir d’un point de vue national, qu’il soit allemand ou français... ou polonais, mais bien plutôt dans sa dimension historique et internationale, dimension qui ne se limite pas à une continuité avec le Troisième Reich (à la limite, ça, ce serait la réduction du phénomène à ce que tout le monde en attend, que ce soit pour le souhaiter ou pour le craindre), mais remonte bien plus loin dans le passé allemand ; passé souvent peu connu ou travesti à l’étranger. On peut en exhumer au moins trois moments importants pour ce qui nous intéresse :

1 – La conception allemande du peuple et de la nation qui s’est imposée contre Goethe et Heine, contre la Philosophie des Lumières, est celle mise en place par des Romantiques allemands au xixe siècle. S’appuyant sur la définition de la nation donnée par Fichte (la nation est définie par des éléments objectifs comme la langue, le territoire), ils mettent en avant les concepts de Volksgeist ou de génie national1.

Les véritables forces créatrices sont collectives et sous le nom de culture, il s’agira non pas de faire reculer ignorance et préjugés2, mais d’exprimer ce qui est l’âme unique du Peuple. Et c’est au nom de la communauté de langue, langue qui est le véhicule de la culture, que Strauss et Mommsen justifieront l’annexion de l’Alsace au cours de la guerre de 1870. Cette mise en politique de l’idéologie du Kiilturkampf sera reprise et systématisée par le national-socialisme.

Après une mise à l’écart de plus de trente ans, cette conception réapparaît dans les références à l’identité allemande (surtout en rfa) ou les références aux valeurs et aux grands hommes de l’histoire (Bismarck, les valeurs prussiennes étaient de plus en plus exaltées en rda). On la retrouve aussi, de façon plus étonnante dans certaines franges du « mouvement alternatif », qui mettent en avant les cultures régionales, prônent un relativisme culturel et critiquent l’impérialisme de la Raison posée en absolu ; chaque culture aurait sa valeur propre et il n’y aurait pas à les hiérarchiser. Or, on sait que cette argumentation du « droit à la différence » est aussi celle de la « Nouvelle Droite » et que le Front National l’utilise largement.

2 – Le mouvement communiste allemand, pratiquement dès son origine, est en partie absorbé par le mouvement démocratique et national après la défaite de la révolution de 1848. Le journal de Marx, « La nouvelle gazette rhénane », se voudra « organe de la démocratie » et Marx lui-même prendra des positions politiques proallemandes dans le conflit avec la Russie en 1848, et proprussiennes dans le conflit contre la France en 1870. La force de ces tendances nationales dans le mouvement prolétarien ne fera que croître dans la iie Internationale et au sein du parti social-démocrate : participation à la boucherie de 1914, puis positions nationalistes et antisémites en 19193. On retrouvera ce nationalisme ou plutôt cet élément national, jusque dans la révolution allemande de 1919 et dans le mouvement conseilliste hambourgeois de Laufenberg et Wolfheim. À l’origine, ceux-ci pensaient que c’était la tâche du prolétariat de réaliser une unité de l’Allemagne que la bourgeoisie nationale n’avait pas été capable de mettre en place. Mais la défaite et les difficultés économiques entraînant la prolétarisation de nouvelles couches, il fallait les unir au prolétariat et pour cela réunir les valeurs socialistes et les valeurs communautaires et culturelles plus larges du peuple allemand4. Ce courant « national bolchevique » exprimait une prise de conscience confuse de la dissolution des anciennes classes moyennes (dissolution que le nazisme allait approfondir) et du fait que la révolution ne pouvait se faire uniquement à partir d’une position de classe, à partir d’intérêts économiques ou sociaux, mais serait le fait d’une communauté plus large, s’appuyant sur la classe ouvrière et sur les valeurs populaires et nationales. L’ambiguïté de cette approche est bien significative de l’importance que revêt, pour la critique, la position par rapport aux concepts de Nation et de Peuple. Elle trace une ligne de partage qui doit permettre de critiquer les dérives inhérentes à tout syncrétisme de pensée.

3 – Des penseurs « de droite », mais anticapitalistes, comme Klages ou Tönnis, ont réaffirmé avec force, au début du xxe siècle, l’opposition entre communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft). Ils critiquaient le capitalisme et le socialisme comme des formes de société réduisant l’homme à l’homo economicus, liquidant toutes les solidarités profondes, dont les liens religieux, régionaux et nationaux5.

Ce que posaient ces trois moments/mouvements de la pensée allemande, c’est le problème d’un pays qui n’a pas connu de véritable État bourgeois. Et pour certains (les « nationaux-révolutionnaires »), cela voulait dire qu’il n’était pas nécessaire de passer par cette phase, mais qu’on pouvait au contraire tenter un saut au-delà du capitalisme et du socialisme. L’Allemagne s’affirmait comme le pays de la « non-contemporanéité » d’après le concept d’Ernst Bloch, c’est à dire une société où s’entremêlent des survivances archaïques (composantes précapitalistes nombreuses) et des nécessités contemporaines (intégration de la classe ouvrière à la société, renforcement des institutions démocratiques), et tout cela dans cadre d’une situation qui restera révolutionnaire jusqu’en 1923.

C’est le nazisme qui allait donner une « réponse » violente au problème en réalisant un premier syncrétisme national-populaire s’appuyant sur « l’État total » (Carl Schmitt) et la mobilisation générale (E. Jünger) et permettant pour la première fois en Allemagne, une coïncidence entre État et Nation : « Je sais que je dois me montrer un éducateur inflexible. Et moi-même je dois me contraindre à la dureté. Ma mission est plus ardue que celle de Bismarck ou de tous ceux qui lui ont succédé. En effet, il me faut d’abord former le peuple avant de songer à résoudre les problèmes devant lesquels notre nation se trouve placée aujourd’hui » (Hitler)6.

Et cette figure du peuple devra s’incarner dans le travailleur, car il s’agit de reformer le peuple en y intégrant l’ouvrier comme membre à part entière de la communauté populaire (Volksgemeinschaft)7. Cela impliquait à l’inverse l’exclusion des tziganes et à fortiori des juifs, dont il fallait détruire la communauté particulière, réaliser l’exclusion finale.

Face à cette vaste entreprise, qui apparaît rétrospectivement comme un tour de passe-passe, le marxisme vulgaire et son représentant, le parti communiste allemand (kpd) n’ont pas « monté la garde dans l’utopie et le primitif » comme le disait Bloch, et c’est pourtant de ce manque que les nazis ont tiré leur séduction8. Bloch signale aussi que la perversion, par les nazis, des mots d’ordre révolutionnaires, a un fameux précédent dans l’histoire allemande : Luther pendant la « Guerre des paysans » ! Et peut-être pour respecter cette « tradition », l’Allemagne continua à prêter l’oreille aux sirènes qui lui prédisaient un millenium rénové sous la forme du « Troisième Reich millénaire ». Mais derrière cela, il n’y avait plus ni Dieu, ni même « l’empereur populaire » ; il n’y avait que Krupp et Thyssen.

Bloch aura été le seul, à l’époque, à réussir à saisir les fondements de « l’opposition révolutionnaire non-contemporaine », à explorer ses contenus irrationnels et à avoir pour projet de les unir à ceux de « l’opposition révolutionnaire contemporaine ». Son « héritage » n’est pas un vain mot.

 

Persistance de la contradiction entre individualité et communauté

Personne ne peut sérieusement contester que les structures de domination ouest-allemandes sont issues du national-socialisme. Cela confirme surtout l’analyse du contrôle social comme méthode de division active des classes. Le grand capital avait son plan pour l’après-guerre. Il fonda ses espoirs dans la solution occidentale et la division de l’Allemagne, en comptant sur un afflux supplémentaire énorme de force de travail docile, et personne ne peut contester, après trente années d’immigrations, que ce fut une réussite.
 Karl Heinz Roth,
L’autre mouvement ouvrier en Allemagne, 1945-1978,
 p. 185, Bourgois, 1979.

1945 : défaite des fascistes et victoire... de la démocratie autoritaire. Une nouvelle division des tâches pour l’affirmation de la domination sur les hommes se met en place, au détriment de l’Allemagne niée comme nation à la fois par l’occupation militaire des Alliés et par la partition : elle semble réduite à un lieu de libre circulation de la valeur dans la zone Ouest et à un laboratoire du capitalisme d’État dans la zone Est. « L’identité allemande » semble s’évanouir, surtout en rfa qui se coupe volontairement de son histoire. Prospérité économique et anticommunisme, repli sur la vie privée, semblent fournir le seul ciment de l’unité des allemands de l’Ouest.

C’est cette situation qui a été mise à mal, d’abord par un effort de déculpabilisation et de réappropriation de l’histoire de la part des jeunes dans les années soixante, puis par la remise en cause, par la même nouvelle génération, des conditions et des résultats de la croissance économique. Cela n’aurait sans doute pas été suffisant sans la crise de croissance que le capital a connu dans les années soixante-dix9. Le développement des firmes multinationales, la mondialisation croissante du capital (ordre économique mondial, action du fmi) ont laminé et écartelé les États nationaux dans le cadre d’une nouvelle division internationale du travail, qui, plus que les États, met en avant une Europe des régions. La rfa a profité de sa spécificité pour se fondre dans cette nouvelle territorialisation et affirmer, sans que l’on puisse lui reprocher, une politique d’ouverture vers l’Est, de rétablissement des liens traditionnels avec ses anciens marchés de la Mitteleuropa10. Sans qu’on puisse lui reprocher des visées nationalistes ou expansionnistes, car parallèlement, en tant qu’État, elle continuait à faire acte d’allégeance aux grandes puissances, en reconnaissant le caractère définitif de la division en deux blocs, en ne soutenant pas la résistance des polonais face au coup de force de Jaruszelski.

Mais en même temps que la rfa apparaît comme un formidable lieu de circulation et de diffusion de la valeur, elle est aussi le lieu d’un mouvement contradictoire qui contient toujours, plus ou moins enfouis, des sentiments anticapitalistes assez forts, sentiments qui peuvent prendre des formes variées : anti-américanisme (mouvement pour la paix, lutte contre les Pershing) ; résurgence de thèmes nationaux et communautaires non seulement dans des groupes néo-nazis, mais dans des groupes « national-révolutionnaires »11 qui effectuent une critique éthique du capitalisme, aux frontières des pensées anarchiste et fasciste12 (critique de l’argent, critique moralisante sur la pourriture du système, anti-impérialisme dans lequel les firmes multinationales sont condamnées en tant que nouvelle ploutocratie) ; enfin, montée en puissance des « Verts » (die Grünen) qui apportent eux aussi leur dimension anticapitaliste, de par leur origine militante : ils sont les seuls écologistes européens « officiels » à se réclamer de la Gauche et viennent souvent, pour ce qui est de leurs dirigeants, de l’ancienne « Opposition extra-parlementaire » (a.p.o.) de la fin des années soixante13. Toutefois on peut être troublé par le nouvel enracinement de cet anticapitalisme qui, débordant du centre des grandes villes, s’enracine maintenant dans les régions et campagnes. Alors que le mouvement des années soixante exprimait aussi une lutte contre le provincialisme14, on assiste à un renversement de tendance et au développement d’un nouveau provincialisme qui non seulement cherche ses fondements subjectifs, ce dont on a un exemple dans l’intérêt croissant que semblent porter les allemands de l’Ouest à la Prusse orientale dont le souvenir est celui d’un espace où la nature est reine, où se déploient les grands espaces15 (thèmes proches de l’idéologie écologiste et redécouverte du giron bienveillant de la Heimat !) ; mais rencontre aussi son nouveau fondement objectif que représente la nouvelle territorialisation et régionalisation du capital.

Ce nouveau provincialisme pourrait favoriser à terme, au moins dans certaines régions, le glissement d’une idéologie douce de domination de la nature (« techniques douces », lutte contre le nucléaire) à une immersion dans la nature, qui paradoxalement s’accompagnerait de l’exigence d’autorités régionales ou locales très fortes, qui par leurs réglementations sévères permettraient cette communion.

Or, le danger, c’est que cette plongée dans la nature n’est pas établissement d’un nouveau rapport à la nature, mais abandon à un nouveau vitalisme. Le mouvement, dans la mesure où il n’est pas soutenu par une réflexion suffisante, ne se comprend pas lui-même et encours le reproche d’immédiatisme. Ne trouvant pas sa vérité dans l’abstraction de la conscience, il la cherche dans l’abstraction des valeurs « éternelles » : Nature-Vie-Harmonie16.

Le problème n’est pas de faire un procès d’intention au mouvement alternatif allemand, mais simplement de montrer qu’il ne contrôle ni théoriquement, ni pratiquement, les thèmes qu’il agite. On en a un bon exemple dans la coïncidence entre les tendances anti-capitalistes du mouvement et les nécessités de la réorganisation géographique du capital qui pose la région comme base de son redéploiement. Ce qui était opposition, refus, s’intègre ensuite au mouvement de la valeur17.

Tous ces mouvements que nous venons de décrire peuvent éventuellement converger, consciemment ou non, vers un nouveau syncrétisme, différent du syncrétisme national-socialiste. En effet, ce dernier était déterminé par la crise spécifique touchant l’Allemagne, crise due à la difficulté de passer à un stade supérieur de domination du rapport social capitaliste à partir d’une base encore en partie pré-capitaliste (importance disproportionnée d’une noblesse militaire et de l’aristocratie foncière) ; passage qui n’a pu s’effectuer de façon aussi « rationnelle » que dans les autres pays européens.

C’est cette non contemporanéité qui a entraîné une révolte contre la modernité et suscité une utopie volontairement archaïque. Ce n’est pas exactement le cas du nouveau syncrétisme à l’œuvre. Son populisme n’est pas conservation et résistance des anciens enracinements, puisque ceux-ci ne sont plus que des souvenirs, il est un constat de crise, qui, devant l’épuisement des solutions « progressistes », devant l’absence d’espoir d’une vie autre (« c’est encore pire ailleurs » et ce qui se passe à l’Est ne va faire qu’amplifier ce mouvement), dans l’absence d’une perspective révolutionnaire classique, ne voit de recours que dans ce qui relie les gens entre eux, d’où le fameux retour du religieux (le religieux, c’est littéralement ce qui relie) ou du national (ce lien qui reste quand on a tout perdu ou tout oublié ?).

 

Arrêter l’histoire ou tenter d’y échapper par accélération ?

Il n’y a pas de mot pour décrire ce qui se passe. Berlin-Ouest n’existe plus. Berlin est à nouveau la capitale du Reich. Il n’y a plus de parti, ni droite, ni gauche. Il existe seulement un peuple allemand... On est dans l’atmosphère wagnérienne du « Crépuscule des Dieux »
 K. Lange Müller (interview de Libération 16/11/89).
Et puis actuellement, il y a plus d’ambiance que d’analyse, une grande euphorie que je ne partage pas. Je ne suis pas très optimiste quant aux résultats de cette révolution, mais en même temps je n’ai aucune raison d’agir contre ; d’une certaine façon, c’est la première révolution allemande qui vient d’en bas...
Heiner Müller (interview Libération)

Si ce nouveau populisme peut se développer, c’est que, comme le disait Peter Brückner18, l’Allemagne a sauté de la phase pré-bourgeoise à la phase post-bourgeoise sans passer par un intermédiaire. Cette accélération du temps a été produite par le nazisme (déféodalisation de l’ouvrier allemand, destruction des cultures anciennes ou de classe), la guerre (destruction du prolétariat en tant que classe antagonique) et la période de reconstruction Adenauer-Erhard (intégration du syndicat ouvrier social-démocrate dans la continuité du syndicalisme corporatiste nazi, « économie sociale de marché », américanisation du mode de vie et création forcenée de nouvelles « classes moyennes »). Cette accélération a dans un certain sens été une réussite, mais en même temps elle a surtout produit des phénomènes de surface et ne s’est pas accompagnée d’une véritable maturation, d’un approfondissement du processus. C’est ce qui explique que, paradoxalement, l’adhésion des allemands de l’Ouest au système soit à la fois très forte et très superficielle. Elle se limite souvent à une reconnaissance de la réussite économique, du pouvoir d’achat du Deutsch-Mark. Mais l’adhésion aux « valeurs » modernes de la société allemande est très faible et particulièrement l’adhésion aux institutions politiques. En cela, on peut dire qu’il y a persistance d’une certaine non-contemporanéité. Si on peut parler de consensus en rfa, c’est plus de consensus de communauté que de consensus démocratique proprement dit. D’ailleurs, la question des « droits de l’homme » ne fait pas l’objet d’une grande attention dans un pays où les manquements à ces droits sont fréquents.

Cette non-contemporanéité est renforcée aussi par le fait qu’on peut avoir l’impression que l’histoire se répète : comme dans l’entre-deux-guerres, on semble assister à une rencontre entre l’Europe occidentale et l’aire slave, Russie « blanche » comprise ; rencontre qui se produit dans le pays centre de l’Europe : l’Allemagne19. De la même façon que la révolution russe de 1917 avait son sort lié à la réussite de la révolution allemande de 1919-1923 et que l’échec de celle-ci bloqua tout développement de la première, la renvoyant aux nécessités de l’accumulation primitive d’un capital national et à l’érection d’un nationalisme lui afférant (« la patrie du socialisme »), on a aujourd’hui, concentré dans le problème de la réunification des deux Allemagnes, tout le problème de l’établissement d’une nouvelle domination sur l’humanité à travers l’écroulement de la zone sous influence soviétique et le déclin des États-Unis. Cela peut aussi être l’occasion pour la direction collective du capital mondial et donc pour les pays du « centre », dont l’Allemagne fait partie, de se ressourcer à l’Est, en redonnant une certaine matérialité au procès de production d’ensemble, permettant ainsi de contrebalancer la fictivité toujours plus grande du capital dans les pays industrialisés20. L’accélération du temps qu’a connu la rfa, ne s’est pas produite en rda qui a vu son histoire bloquée par l’absence de véritable reconstruction. C’est ce blocage qui dans un premier temps a maintenu une certaine utopie, l’idée d’un autre monde que celui de la marchandise. Comme le dit le dramaturge Heiner Müller, le Mur n’est pas seulement une barrière matérielle, c’est aussi « un mur de temps »21. C’est aussi un mur idéologique et phantasmatique : les programmes télé de l’Ouest, la publicité indiquaient la voie de la société de consommation et la liberté apparaissait à beaucoup comme la liberté de consommer. La fin du mur semble réaliser cet idéal du moment : liberté de circulation pour pouvoir consommer à l’Ouest, mais habiter et travailler à l’Est. Seulement cela n’est pas possible concrètement et de façon durable comme le montrent bien les discussions sur l’unification monétaire. Cela n’est possible que sur un temps très court, temps qui a été octroyé aux allemands de l’Est par les maîtres de l’Ouest. Ceci a pu apparaître comme une victoire pour beaucoup, à l’Est comme à l’Ouest, et aussi à l’étranger, mais cette « victoire » passe par l’humiliation : les allemands de l’Est doivent aller au Canossa de la consommation en évitant les peaux de bananes ! Ils se sont d’ailleurs vite rendus compte de l’entourloupe et de la perte de dignité que cela impliquait.

C’est parce qu’ils savent bien que cette situation intermédiaire ne peut pas durer qu’ils veulent que tout change... sans que rien ne change ! Ce n’est que dans le cadre de ce paradoxe que l’on peut comprendre la coexistence de la crainte du changement et la fureur contre la situation présente. Crainte exprimée dans de nombreux interviews d’allemands de l’Est quant à une accélération trop rapide du temps qui se traduirait par une exploitation plus forte de leur force de travail, signant ainsi la fin du compromis passé avec l’ancien régime (« on fait semblant de travailler, ils font semblant de nous payer ») et une atteinte aux conditions de reproduction de cette même force de travail. Il y a un refus de la « société des 2/3 », c’est à dire du modèle occidental d’exclusion : licenciements massifs, baisse de la protection sociale, hausse des loyers, etc. Mais aussi fureur contre l’ancien régime et certains de ses symboles les plus honnis, d’où les violences contre les bureaux de la police politique (Stasi), les déboulonnages de statues et d’insignes communistes. Jusqu’à la pauvre Karl-Marx-Stadt qui devrait changer de nom ! Le symbolisme de ces actes est typique d’un mouvement qui ne révolutionne rien d’autre que des idées qui sont déjà à l’œuvre dans la réalité alors qu’elles ne font que commencer à pénétrer dans les têtes. De là l’impression, renforcée par les médias, que ce sont ces idées qui font l’histoire.

C’est dans cette complexité qu’apparaît aussi à l’Est la contradiction individu/communauté, sous la forme particulière d’un soulèvement populaire sans but véritable, sans projet autonome. En cela on peut dire qu’il n’y a pas révolution, car celle-ci implique toujours un minimum d’engagement et de continuité de la part de ses participants. Là, le mouvement tape sur la table, regarde l’effet produit, remet les mains dans les poches, retape, etc. Il dit : « il faut compter sur moi », mais ne sort pas de son rôle de dirigé ; il signale simplement au Pouvoir que celui-ci ne peut pas reposer sur rien. Il faut un minimum de consensus.

Il cherche la résolution de cette contradiction dans le recours à l’identité allemande. Les manifestations de plus en plus nombreuses pour la réunification sont une façon de conjurer cette contradiction, de la repousser en exprimant l’exigence individuelle d’intégration au modèle occidental sous la forme encore collective de la référence à la communauté nationale. Cela nécessite deux remarques :

- Il ne faut pas confondre et assimiler identité nationale et nationalisme. La seconde notion implique la première, mais l’inverse n’est pas vrai. Cette différenciation est essentielle aujourd’hui et on peut juger les événements de l’Est à l’aune de cette distinction : ainsi, si on peut comprendre la référence à l’identité allemande en rda, sans pour cela vouloir l’encourager, il n’en serait pas de même si cette référence servait à promouvoir un véritable nationalisme, ce qui ne semble pas encore le cas.

- D’une façon générale (aussi bien en rfa qu’en rda), le nationalisme allemand actuel ne peut être appréhendé de la même façon qu’auparavant. La situation est totalement différente : il n’y a pas de revanche à prendre, car elle a déjà été prise et sous une forme beaucoup plus efficace que celle des conflits militaires. Le triomphe actuel de l’économie allemande en fait un modèle et les maisons et les terres qu’achètent les allemands en France, en Italie et en Espagne présentent l’intérêt de n’avoir que les avantages de la guerre, sans les inconvénients. De la même façon, il est totalement dépassé de penser et à plus forte raison de craindre un expansionnisme allemand. Là aussi la situation n’est plus du tout la même : « l’expansionnisme allemand » ne se fait plus en gagnant de l’espace vital, ce qui correspondait à une époque où le capital avait une réalité reposant sur une représentation matérielle (par exemple, la possession de la terre, des hommes) et quantitative (l’essentiel était l’accumulation). Mais à l’époque où le capital est de plus en plus immatériel, où c’est la productivité et l’intensité qui sont mises en avant dans les pays du centre, l’expansion du capital se fait par fluidité, capillarité. La puissance actuelle de la rfa à l’Est et particulièrement en Pologne montre bien la différence de situation : il n’y a plus besoin de refaire le coup d’Hitler. Et après on trouvera encore un Wałęsa pour craindre l’unification allemande, lui qui mange déjà dans la main des banques allemandes (Dresdner Bank) et du fmi !

Par rapport à ce processus, les anciens groupes d’opposants au régime, comme Neues Forum, se trouvent en complet décalage de par leur transcription politique de cette contradiction individu/ communauté : lutter pour une Troisième voie qui ne soit ni celle du capitalisme ni celle du « socialisme réellement existant ». Pour continuer à exister, ils sont obligés de freiner le mouvement, de refuser de s’abandonner à l’immédiat, car l’accélération que produirait une réunification rapide, rendrait caduque la revendication d’une « Troisième voie » qui repose sur le maintien de la spécificité de la rda. En fait, Neues Forum est victime de l’absence de mouvement social en rda. Les liens que le groupe avait pu établir n’étaient pas des liens profonds mais simple adhésion au programme du groupe. Contrairement à la situation tchécoslovaque ou même hongroise, on n’a pas coïncidence entre le mouvement des intellectuels et le mouvement des populations, car en rda on n’a pas coïncidence entre individualité et liberté. C’est net quand on regarde l’action des intellectuels est-allemands ; au départ : lutte pour une libéralisation, puis arrivent les événements ; la « liberté » s’exprime alors par la fuite à l’Ouest. Ils ne peuvent la cautionner et donc appellent à lutter à l’Est. La greffe ne prend pas car les manifestants se transforment en foule et non en mouvement social ou même en mouvement de citoyens. Néanmoins, la peur du vide et la nécessité de rester soudés amènent progressivement les manifestants à mettre en avant la communauté nationale. Neues Forum ne peut plus que se taire ou se mettre à la remorque (il sera par exemple totalement débordé par les jeunes manifestants ouvriers ou marginaux qui ont saccagé les locaux de la Stasi). Vus les derniers événements, il semblerait que cette tendance de la « Troisième voie » ait fait long feu. Même si elle transparaît encore dans certaines déclarations, elle est secondaire par rapport à la forme prédominante que prend l’exigence communautaire et qui est celle de la communauté nationale.

Mais nous pensons que cette forme est particulièrement précaire et pour tout dire ponctuelle ; qu’elle ne survivra pas une fois l’unification réalisée, car elle perdra aussitôt son caractère mythique et illusionniste. À la limite, on pourrait même dire qu’il faudrait que cette question se règle le plus vite possible, dans un sens ou un autre, car c’est seulement une fois réalisée l’unification que les allemands de l’Est devront chercher les raisons vraies de leur acceptation ou non des formes modernes de domination qui ne tarderont pas à s’étendre à la zone Est, et chercheront à imposer leur normalisation.

 

Illusion et triomphe du cynisme

Une classe dominante, une couche dirigeante qui a été capable de ruiner sa nation sans seulement que celle-ci lui en ait su mauvais gré, et qui peut continuer à gouverner cette nation, pour ainsi dire en toute tranquillité, cette classe mérite l’admiration de tous les cyniques.
Peter Brückner, op. cit.

Qu’il prenne son origine à l’Ouest ou à l’Est, le recours à l’identité allemande ne peut qu’être explosif, car il ne peut que retrouver sa vérité.

- Vérité refoulée, occultation du passé nazi dans le cadre d’un État Ouest allemand qui par l’extériorisation du Mal et la désignation de l’Est comme épouvantail et repoussoir, a pu entreprendre ce qui apparaît comme la réalisation d’un consensus sans faille de sa population. Consensus qui n’en est pas moins le fruit du fichage généralisé de la population par le bka, de l’appel constant à la délation contre les éléments dangereux ou non conformes (...comme sous le nazisme), de l’application de la « torture blanche » aux supposés « terroristes » (...les pratiques psychiatriques soviétiques ?). Consensus établi sous l’égide d’un État qui d’un côté peut envoyer en toute impunité Ulrike Meinhof à la mort alors qu’il ne réserve que cinq ans de prison à Karl Wolff, ancien chef d’État major d’Himmler22, et de l’autre côté se poser en modèle de démocratie et d’État de droit vis à vis de son petit frère de l’Est. C’est aussi dans cet État de droit que les étudiants et les intellectuels furent particulièrement « soignés » avec les campagnes anti-étudiantes de la presse Springer qui amenèrent la tentative d’assassinat contre le leader étudiant Dutschke et les interdictions professionnelles dans la fonction publique pour les membres et sympathisants de la gauche extra-parlementaire.

C’est que dans un pays où le pouvoir fasciste n’a pas été renversé par la résistance intérieure, les intellectuels doivent constamment faire la preuve de leur loyalisme par rapport à la constitution et aux institutions démocratiques (c’est pour ce prétexte que le parti communiste allemand fut longtemps interdit en rfa et dut prendre le nom de « dkp » où n’apparaissait plus directement la référence communiste).

- Vérité mystifiée et mythifiée en rda quant à la question du nazisme, non pas tant pour ce qui est de la période elle-même, que pour la période de l’après-guerre. Les dirigeants est-allemands rejetèrent toute collaboration passée des allemands de l’Est avec le régime nazi : les anciens nazis seraient tous passés à l’Ouest et les habitants de la rda auraient tous été des antifascistes convaincus, tout particulièrement la classe ouvrière et son parti23.

Culpabilisation à l’Ouest et déculpabilisation à l’Est ont la même finalité : fournir à chacun des deux États la légitimation de son propre combat, pour la démocratie pour l’un, pour le socialisme pour l’autre. À l’Ouest, individualisation et acculturation forcenée ont entraîné une exclusion de la mémoire collective et un refoulement des allemands vis à vis de la politique, car pour leurs il fallait se méfier du peuple. C’est cela qui explique la méfiance des politiciens démocrates et l’hésitation à s’en réclamer ou à le solliciter politiquement. Il vaut bien mieux s’adresser directement aux individus, aux travailleurs responsables, aux consommateurs. Quant à l’Est, c’est le Parti qui est devenu le représentant de la classe ouvrière puis du peuple tout entier, ce qui est une autre façon de le museler ou de ne pas le reconnaître.

Mais dans les deux camps il y a absence de référence au passé réel, non refoulé ou non mythifié ; absence d’avenir (occupation militaire à l’Ouest) ou de perspective historique (socialisme réalisé à l’Est), car les deux États ont la même politique d’exclusion par rapport à tous ceux qui les critiquent, par rapport à tout ce qui remettrait en cause l’existence du « modèle ».

C’est ce double verrouillage qui devient problématique avec la perspective de la réunification et en tout cas avec l’écroulement du Mur et du bloc de l’Est. Les deux États complices ne vont plus pouvoir traiter leurs ennemis intérieurs comme des traîtres à la solde de l’ennemi extérieur24.

L’unification plus complète du rapport capitaliste au niveau européen et pour ce qui nous occupe ici au niveau allemand, vise, au delà d’une domination plus importante du monde de la marchandise, une normalisation totale des individus induisant non seulement la fin et même l’impossibilité de tout conflit majeur, mais l’impossibilité de l’existence même d’un ennemi social. C’est pour cela que le « terroriste » qui se refuse à cette loi, qui se refuse à abdiquer devant l’évidence, est non pas l’ennemi absolu, mais le nouveau démon. Il n’est pas de l’ordre de l’humain et d’ailleurs, en rfa, il a été traité comme une bête nuisible au sens propre du terme.

Mais cette unification renvoie la démocratie à elle-même. Elle n’a plus de réfèrent négatif à faire valoir hormis le terrorisme qui devient à la fois ce qui est partout, menace omniprésente justifiant un état d’alerte permanent et en même temps ce qui n’est déjà plus nulle part, car le terroriste est toujours plus isolé, plus traqué par la coordination des polices mises en place par les grandes puissances.

La démocratie est renvoyée à son vide, à son manque de sens, diraient les spécialistes en sciences humaines ; elle ne peut que fétichiser les droits de l’homme à l’intérieur d’un musée dont elle serait la gardienne25.

Il serait donc sage, pour ces deux États, de ne pas précipiter le mouvement car en cas d’échec, on assisterait au déferlement vers l’Ouest de nouvelles populations, d’un « nouveau Sud ». Il faut donc maîtriser le processus, ce que représente, bien le mot d’ordre de confédération : une nation, deux États, qui rassure tous les hommes politiques, ceux de l’Ouest qui comme la cdu prient pour que les allemands de l’Est restent chez eux, ou qui comme le spd font campagne pour que les allemands de l’Est ne viennent pas prendre le pain de ceux de l’Ouest (voir le triomphe de Lafontaine aux élections en Sarre) ; ou ceux de l’Est qui voudraient bien retenir un peu de population, car sans peuple, pas de pouvoir à exercer.

Il n’en est en pas de même à la base où le mot d’ordre qui transgresse tous les clivages semble être : « Nous ne sommes qu’un peuple ». Il est à remarquer la quasi-absence de mots d’ordre démocratiques et surtout de mots d’ordre sur les droits de l’homme, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays de l’Est. Là encore, non contemporanéité de l’Allemagne et toujours la contradiction individualité/communauté. Malgré les ambiguïtés, cela empêche de conclure à priori à une soumission à l’ordre, unifiée sous la bannière du Deutsch-Mark. La question n’est pas résolue. S’il n’y a jamais eu de classe bourgeoise portant de façon autonome son projet politique et que c’est pour cela (Brückner) que les allemands ne réussissent à devenir des individus qu’en passant par une intériorisation de l’ordre et de l’État, d’un État autoritaire qui n’a jamais été « modernisé » vue la faiblesse du mouvement ouvrier depuis 1945 (Roth), cela n’a pas empêché le développement de courants de pensée comme celui de l’École de Francfort, de luttes politiques et sociales, de pratiques « alternatives ». Malgré les critiques qui peuvent leur être faites26, ces mouvements n’en constituent pas moins des exemples de lutte contre la domination.

Par rapport à ce qui s’est passé en rfa il y a un certain « retard » en rda quant à l’expression d’une critique de son mode spécifique de domination. Il n’y a pas eu véritablement de critique de gauche au marxisme officiel (Brecht s’est tu et E. Bloch s’est situé en décalage par rapport à cela : sa mise en avant du concept d’utopie fonctionnant comme une compensation à sa relative acceptation du « socialisme réellement existant », depuis son retour en rda).

Même la révolte des ouvriers berlinois, en 1953, n’a pas entraîné de remise en question théorique du régime et à même été intégrée aux luttes de tractions à l’intérieur du parti unique (sed). Mythification du rôle antinazi de la classe ouvrière, blocage du développement du capital avec le pillage (usines démontées) puis le pompage (dans le Comecon) par l’urss, limitation des contacts avec l’Ouest ont entraîné une sorte d’involution et la persistance d’un certain ouvriérisme et passéisme qui ont permis à l’idée d’utopie de perdurer sous la forme affadie de la revendication de la « Troisième Voie »27.

La critique du régime de l’Est s’est en fait développée à l’Ouest avec les nombreux transfuges très actifs dans les mouvements des années soixante (Rudi Dutschke), puis dans le mouvement alternatif (Rudolf Bahro). Cette critique pourrait être reprise aujourd’hui en fonction des nouveaux événements mais il lui serait difficile de retrouver le fil abandonné. Les « retards » se rattrapent à toute allure mais ce n’est pas comme en Pologne tout le cycle des luttes prolétariennes qui est parcouru en quelques années (de la révolte des villes de la Baltique en 1970 à la participation de Solidarnosc au nouveau Pouvoir) ; c’est déjà toute la panoplie des modernismes qui se développe ici avec le déblocage de la société et la progression de l’individualisation. Toutefois, cela se passe encore dans un environnement très différent de celui de l’Ouest, moins déstructuré, plus communautaire, ce qui provoque à la fois illusion sur la réalité des « libérations » en cours, « libérations » dont les individus, à l’Ouest, sont déjà bien revenus ; mais aussi angoisse devant un changement non maîtrisable. Là encore contradiction entre individualité et communauté.

De chaque côté c’est la grande illusion, l’hallucination collective. C’est pour cela que Liberté-Peuple-Nation sont conjugués à tous les temps sans que rien de bien concret n’en sorte. Pendant ce temps la réalité s’organise : les squats de Berlin-Ouest font hôtel payant et affichent complet pour les touristes en quête d’actualité en direct, les petits patrons embauchent du personnel docile et qualifié, la spéculation immobilière a déjà commencé à Kreuzberg car il faut bien loger les fuyards...

Turcs et « alternatifs » commencent à s’inquiéter d’une probable hausse des loyers. Cette spéculation risque de s’étendre de l’autre côté à Oderberger strasse, sur l’Alexander Platz  ; de son côté le gouvernement est-allemand vend les plus beaux pans de mur, les graffitis les plus typiques, à des acquéreurs étrangers ; les manifestants manifestent tous les lundis, demandent l’abolition du sed... au sed !

Tous ces éléments, tous ces faits semblaient pouvoir coexister avec en arrière plan les menaces de l’otan et du Parti Républicain à l’Ouest ; le Pacte de Varsovie et le fantôme fasciste à l’Est, toile de fond d’un tableau irréel ou bien trop réel, au choix.

En fait, cette « transe immobile » ne pouvait se poursuivre à partir du moment où la violence de certains (attaque de jeunes prolétaires contre les locaux de la Stasi), et la persistance de la fuite à l’Ouest, risquaient d’amener l’écroulement de tout l’État est-allemand et une situation insupportable pour les grandes puissances, puisque le problème de la réunification se résoudrait alors sans elles. La brusque avancée de la date des élections au 18 mars 1990 est une première conséquence de la panique qui règne devant ces événements : tout doit être fait pour éviter des dérapages et la liberté « libérée » doit être aussitôt mise en cage. Les partis politiques allemands (comme Gorbatchev de son côté) s’y emploient. Le spd ouest-allemand étant le mieux placé pour réaliser une absorption à l’envers : absorber le sed dans le spd est-allemand comme le kpd avait absorbé le spd dans la zone Est, après 1945.

Ce qui se passe en rda à propos de ces élections est d’ailleurs proprement incroyable. Les mêmes (gouvernements, partis politiques, médias) qui dénonçaient l’inféodation du sed et d’Honecker à Moscou crient maintenant à la victoire de la démocratie alors que ce sont les partis de l’Ouest qui financent et vont même jusqu’à faire campagne électorale pour les partis de l’Est. Cette aide est tellement visiblement un diktat que le seul regroupement un peu différent, Neues Forum, n’a plus le choix qu’entre un combat solitaire et sans espoir à court terme et une scission entre un courant qui rejoindrait le spd et un autre les « Verts ». Le fait de n’avoir pas voulu immédiatement se transformer en parti peut toutefois lui conserver une certaine aura, en dehors du champ proprement politique et amener une partie de ses membres à entreprendre une critique en acte de la démocratie réelle.

Car c’est bien la démocratie comme forme vide, la démocratie dans toute sa modernité qui serait installée par les partis de l’Ouest : au lieu qu’elle fasse la preuve de sa nécessité, qu’elle ne tombe pas simplement du ciel mais qu’elle apparaisse comme une lutte, le résultat d’une conquête ; que les nouveaux groupes (et pas uniquement les groupes politiques !) puissent se développer, muter et même le cas échéant disparaître, enfin, qu’il se passe réellement quelque chose ; au lieu de cela on brandit l’épouvantail du sed, on se pâme devant la démission de chefs du sed et leur abandon du socialisme. Comme si cela était un acte de courage venant de personnes ayant appris le communisme dans les éditions de Moscou, et n’ayant jamais connu que le temps des apparatchiks ! N’ayant jamais « cru » au communisme, ils n’ont donc aucun mal à le renier (contrairement aux « vieux » pour qui, à la limite, 1917, la résistance, signifient encore quelque chose. Il est trop facile pour les journalistes de les traiter de momies figées. Il est vrai que les journalistes se reconnaissent plus de points communs avec les « jeunes loups » des partis girouettes !)

Aucune distance, aucune retenue. Tendances politiques diverses et médias se laissent aller au gré des fluctuations d’humeur : de l’enchantement au cynisme, de l’ambiance « fin de l’Histoire » à la « Realpolitik ». Les mêmes (spd) font d’un côté campagne pour l’arrêt de l’immigration de l’Est et gagnent les élections en Sarre sur cette base et de l’autre mènent campagne à l’Est sur le thème du Wir sind ein Volk et se font acclamer (Brandt) par une foule qui vocifère mais qui comme toutes les foules, n’entreprend rien d’autonome pour chasser le pouvoir en place : elle ne veut d’ailleurs ni prendre le pouvoir, ni le détruire, elle veut qu’on la prenne en main. Et comme aucun nouveau Führer n’est disponible et bien c’est de la démocratie à la sauce spd-cdu qu’elle fera l’apprentissage. Tout cela avec l’aval des intellectuels occidentaux car cette liberté octroyée et bâclée, c’est pour la bonne cause. En effet si on laissait faire ou traîner les choses, les Républicains ou quelque résurgence néo-nazie pourraient remporter le morceau, car qui sait ce que veut une foule ?

On peut toutefois penser et espérer que ce qui se passe en rda ne se limite pas à ces mouvements de foule. La fascination des médias occidentaux pour un alignement toujours plus répétitif de chiffres de manifestants (ce qui n’est pas sans rappeler la fascination pour les grandes messes de Solidarnosc) ne nous livre aucun renseignement utile pour comprendre ce qui se passe et non pas simplement pour saisir « l’ambiance ». Car ceux qui sont ainsi mis systématiquement en avant, ce sont aussi ceux qui réfléchissent le moins ou qui le font surtout avec leurs pieds, ceux qui traitent les passants réticents ou hostiles de « cochons de rouge », ceux qui se font applaudir par les petits vieux du nazisme. Alors qu’à l’inverse on peut avoir l’impression que ceux qui avaient pris la parole avant ou au début des événements (Neues Forum mais aussi des artistes ou intellectuels) se font de moins en moins visibles. Peut-être se taisent-ils tout simplement car que faire devant l’hallucination patriotique (et la vocifération anti-communiste) ? Attendre qu’elle s’évanouisse en refusant d’y participer ou travailler à pas de fourmis et dans l’ombre... comme nous !

En tout cas, tout cela nous oblige, pour le moment du moins, à garder une certaine réserve dans l’appréciation théorique que nous pouvons porter sur ces événements28.

 

En guise de conclusion

Cet article n’a pas été écrit d’un point de vue français mais d’un point de vue théorique dont l’ancrage se situe en France. Cette précision pour dire que certaines précautions doivent être prises dans l’appréciation « extérieure » que l’on peut avoir sur les événements allemands de ces derniers mois.

Si je pense possible et même souhaitable (si ce n’est pas simplement un slogan parmi d’autres) que des allemands puissent dire Nie wieder Deutschland (« Plus jamais l’Allemagne »), ce qui est le cas de certains participants à cette revue, je ne pense pas devoir le dire moi-même et cela au moins pour deux raisons :

- En France, ce slogan est typiquement gaulliste et répond soit à une stratégie politique soit à une germanophobie dont l’activité critique n’a rien à faire.

- Même s’il est plus facile de s’attaquer à un maillon faible de la chaîne des nations et l’Allemagne est effectivement un maillon faible, cela nécessite de mettre en avant aussi la lutte contre les autres nations et c’est ce que nous tenterons de faire clairement apparaître dans le numéro 2 de cette revue. Mais pour ce qui est du présent numéro, n’insister que sur la critique de l’existence même de la nation allemande serait ambigu, aussi ambiguë que l’était, chez certains gauchistes des années soixante-dix, l’insistance sur la nécessaire destruction de la nation et de l’État israélien... et l’oubli de toute critique du nationalisme palestinien ou de celui des États arabes.

L’opposition entre la « pensée française » et la « pensée allemande » a suffisamment servi aux nationalismes passés, pour que la théorie critique veille à ne pas lui prêter flanc !

 

Notes

1 – « En soi, chaque race est un tout fermé, un cercle clos ; une communauté de sang unit tous ses membres ; de même que ceux-ci ne parlent qu’une langue, de même ne doivent-ils avoir qu’une conscience et se tenir comme un seul homme : telle est la règle fondamentale. »
Cité par J. Droz dans Le Romantisme allemand et l’État, page 198.

2 – Cf. L’argumentation d’A. Finkielkraut dans Défaite de la pensée, Seuil, 1988.

3 – « Les juifs orientaux (Russie, Pologne) sont en grande partie un groupe prolétarien tombe dans la saleté, la pauvreté et le plus bas niveau moral en affaires. Incapables de s’adapter à l’industrie, leur constitution physique les rend en outre généralement inaptes au travail industriel ou agricole » (Neue Zeit, organe du spd, 1919).
« Les Warschovsky, les Auerbach et les Sickumann de Lodz et les Stachovsky et les Alexandrovitch de Varsovie font partout des affaires à Breslau et à Berlin... ils se vautrent avec l’arrogance qui les caractérise dans les premières classes de nos trains rapides. Cette bande ne mérite vraiment pas de continuer à vivre en ce bas monde ; il faut éliminer ces parasites de notre monde. » (Déclaration de Becker, député allemand spd au Reichstag en 1919) ; cité par Barrot, La Gauche communiste en Allemagne, Payot, 1976.

4 – En 1920, Laufenberg fondera une association de lutte pour une « communauté du peuple » et condamnera l’urss en tant que système capitaliste d’État. Puis il sera exclu du parti communiste « de gauche » allemand (kapd). Sur ce courant, cf. La Gauche communiste en Allemagne.

5 – On pourrait citer aussi la trajectoire étonnante d’Otto Strasser, à l’origine membre du parti nazi, qu’il quitte dès 1930 pour fonder le « Front noir », groupe pour une « communauté nationale-socialiste révolutionnaire ». Il sera poursuivi sans relâche par la Gestapo. Il est actuellement une figure de référence du groupe national-révolutionnaire Wir Selbst (cf. infra).

6 – cité dans Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Paris, éd. Coopération, 1939.

7 – Et le maintien de la fête du Premier Mai exprime que « Tous les allemands sont des travailleurs ». Il y a eu une tentative de résorption de la non-contemporanéité dans l’unité de la communauté (Vom Proletariat zum Arbeitertum)

8 – « Le capitalisme fut si peu en mesure d’extirper "l’irrationnel" que celui-ci est devenu toujours plus fort dans son opposition à l’objectivité et à la rationalité du capitalisme. Et le marxisme vulgaire ne fait certes pas disparaître cette fin lorsqu’il se contente de l’interpréter comme une "survivance" ». E. Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Payot, p. 62.

9 – Crise qui n’en finit toujours pas, à condition qu’on ne l’envisage pas uniquement sous l’angle économique.

10 – Elle a réussi à passer des accords économiques avec la rda qui font de celle-ci non plus un État, mais une sorte de Land un peu particulier

11 – Un bon exemple en est donné par le groupe qui public la revue Wir Selbst (« Nous-Mêmes »). Pour plus de détails sur cette revue, se rapporter à l’article de Dany Trom, Lignes, no 7, 1989.

12 – Le rapprochement est paradoxal, mais il a déjà plusieurs précédents historiques : l’antisémitisme de certains courants anarchistes français du début du siècle reposait lui aussi sur une critique moralisante du capital conçu comme simple richesse, comme argent. Or, l’argent, c’est le Juif ! De même certaines tendances de l’anarcho-syndicalisme rejoindront le corporatisme de l’État pétainiste ou franquiste. Bien sûr, ces exemples n’invalident pas en soi l’anarchisme, mais montrent le problème.

13 – Les Grünen sont d’ailleurs mis à l’index par les autres partis écologistes européens et tout particulièrement par les français. D’ailleurs la haine que leur porte Waechter se double sûrement d’un vieux réflexe « anti-boche ».

14 – C’est ce qu’exprimait à la même époque Th. Adorno, philosophe de l’École de Francfort, en demandant à « ce que l’on s’émancipe de la province ».

15 – Cf. article d’Etienne Sur, « La Prusse orientale et l’idéologie allemande », Hérodote, no 54/55, 1990.

16 – Cf. l’itinéraire récent de Rudolf Bahro : du mouvement alternatif à la vision mystique d’une vie monacale.

17 – Cf. par exemple les thèmes de J. Beuys, tenant de la « gauche libertaire » : critique du fétichisme du progrès au profit de la « pulsion de solidarité », recherche d’une « alternative évolutionnaire de la Troisième voie » ; tout cela rejoint étrangement les préoccupations actuelles du capital. Cette faiblesse théorique, et donc pratique, du mouvement alternatif allemand ne l’empêche pas d’exister en tant que mouvement social ; il n’est pas totalement englobé et la critique doit en tenir compte. Ce n’est bien sûr pas le cas du mouvement écologiste français qui a produit un ministre pro-nucléaire et une base qui est passée du « vouloir vivre au pays » et de la lutte contre le « tout tourisme », à l’émerveillement devant les technopoles. De même, si les tendances provincialistes du mouvement alternatif allemand lui facilitent une implantation « en profondeur », des élus dans les institutions, cela ne l’amène pas à défendre des positions nationales ou nationalistes. Il reste toujours très soucieux de ne pas aider à l’occultation du passé nazi, à la déculpabilisation par rapport à ce passé et il s’oppose à la libération et à la réhabilitation de criminels de guerre.

18 – Cf. P. Brückner, Essai d’explication de la rfa à l’usage des allemands et des autres, Maspéro.

19 – « Nous avons besoin de machines... parce que l’industrie commence à revivre chez nous et il nous est essentiel de développer chez nous l’industrie en la renforçant définitivement par les moyens de production allemands » (Lénine, 1922, Lettre au Politburo sur le contrat avec un consortium de firmes allemandes). C’est la politique que continuera Staline, sous une forme plus violente, à partir de 1945, avec le pillage de la zone soviétique de l’Allemagne, le démontage des usines etc. C’est aussi ce que Gorbatchev va entreprendre de façon modernisée : la rda, devenue trop archaïque, n’est plus suffisante pour alimenter la machine soviétique, mais elle peut devenir la médiation nécessaire entre l’urss et l’Allemagne de l’Ouest.

20 – Par fictivité du capital nous entendons le fait que le capital tend à s’autonomiser de plus en plus du procès matériel de production (croissance exponentielle du crédit et donc de la dette, inflation, capitaux flottants, jeux de la Bourse, en sont les principales manifestations visibles).

21 – Heiner Müller, Change international, no 1, 1983.

22 – Cité par Lothar Baïer, dans Un allemand né de la dernière guerre, Calmann-Lévy, 1989. Il n’est pas question de réclamer plus de prison pour l’ancien nazi, mais il s’agit juste de mettre en rapport la disproportion des actes et traitements entre les soi-disant terroristes et les anciens nazis avérés. Il est vrai que ceux-ci n’avaient fait qu’obéir aux ordres et à la constitution du Reich !

23 – Honecker peut effectivement se prévaloir de quinze ans de prison dans les geôles nazies, ce que peuvent difficilement faire les dirigeants politiques, économiques et autres de la rfa. Quand on pense que les médias n’ont même pas été capables de mettre à jour le rôle, sous le nazisme, du patron des patrons allemands, H.M. Schleyer, exécuté ensuite par la « raf » !

24 – Quoique ! Honecker vient maintenant d’être accusé de haute trahison ! Par rapport à quoi ? C’est un mystère puisqu’il n’y a pas de nation allemande de l’Est. Est-il un agent de Moscou ou un agent de Bonn ? Comme avec Ceaucescu, la mascarade atteint son sommet.

25 – Il ne s’agit là que d’indiquer le sens du mouvement et non de développer un point qui mériterait approfondissement.

26 – Cf. articles de J. Bruhn dans cette même revue.

27 – La revendication de la « Troisième voie » n’est pas exempte d’ambiguïté puisqu’elle rappelle un mot d’ordre cher à beaucoup de mouvements fascistes européens. Cette ambiguïté s’explique par le fait qu’elle exprime à la fois la dimension communautaire et une dimension neutraliste : ni l’Ouest, ni l’Est.

28 – Réserve non pas seulement par rapport à ce qui se passe en Allemagne mais réserve pour ce que cela implique pour nous, à l’extérieur de l’Allemagne. La chute des régimes de l’Est va-t-elle entraîner une unification plus grande du système capitaliste mondial ou bien cela va-t-il le fragiliser ? On pourrait penser aussi, avec un peu d’optimisme, que cela pourrait être un premier pas vers la levée de l’hypothèque que faisait peser images et réalités des « socialismes réellement existants » sur une critique et une pratique autonome des individus.