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Le corps, alerte rouge - Temps critiques
Temps critiques #1

Le corps, alerte rouge La dernière grève de la faim des prisonniers politiques*

, par Joachim Bruhn

Qui choisit la subversion, la lutte armée et la haute trahison, parce qu'il en a compris la nécessité, ne mérite pas la charité, à la différence de la victime d'une erreur judiciaire. Il sait à qui il a affaire lorsqu'il s'attaque à l'État, et c'est là la raison pour laquelle il engage la lutte. Comme il se refuse à croire plus longtemps que droit et justice seront réconciliés en dernière instance, il ne peut y avoir pour lui de grâce, grâce que d'ailleurs il décline. Il prend ce parti, conscient de la vengeance qui le frappera en cas de défaite. Voyant en la compassion pour les soi-disant « victimes innocentes » un lubrifiant idéologique de la domination, laquelle n'attend que l'occasion de célébrer son pouvoir en faisant une exception, le révolutionnaire sait que si c'est lui qu'on frappe, ce ne sera pas du moins un innocent qu'on atteindra. Voilà ce qui fait sa dignité.

Qui décrie Mère Thérèse, parce que son action tourne en dérision toute solidarité, ne saurait faire crédit à Richard Weizsäcker1 ou Antje Vollmer2. Qui se refuse à reconnaître comme adversaire politique l'homme qu'il a identifié comme l'ennemi social « ne risque pas simplement sa vie, à la différence du combattant institutionnel. Il sait, et il accepte le risque, que l'ennemi le place hors la loi, hors le droit et hors l'honneur. (Quand on) déclare que l'ennemi est un criminel et que toutes ses notions de loi, de droit et d'honneur sont un leurre idéologique » (Carl Schmitt), se réclamer de ces mêmes notions, du simple fait qu'on est prisonnier et sans défense, reviendrait à désavouer sa propre intelligence théorique de l'ennemi et à renoncer à l'hostilité pratique qu'on lui porte. S'en réclamerait-on par besoin ou par légitime défense que ce serait encore pire qu'une trahison à titre personnel ; ce serait un désaveu public.

Cette conception de la politique, que le théoricien de la raison d'État Carl Schmitt développe dans sa Théorie du partisan, met au jour la logique de la guerre et de la révolution, les règles de tout antagonisme qui se veut absolu.

« La critique n'a pas à redouter ses propre résultats », ce précepte, quoique Marx en fût l'auteur et qu'on se fit donc un devoir de le citer maintes et maintes fois, n'était pas sans mettre mal à l'aise les gauchistes de 1968 qui militaient contre l'« ennemi de classe » et, par voie extraparlementaire, pour une société toute différente de la nôtre.

Le fait que ni le concept de l'antagonisme révolutionnaire ni l'idée de la raison de révolution ne figurent dans les programmes des partis estudiantins, alors qu'ils se trouvent dans la Conception de la guérilla urbaine de 1971, donne la juste mesure du radicalisme théorique que la (Fraction) Armée Rouge a su développer à propos de l'État.

Le cimetière est la vérité de l'État, conception qui entraîne des conséquences antipolitiques, et dont la vérité, loin d'être théorique, est la critique pratique et la suppression de l'État. La raf a établi par là un rapport entre théorie et pratique, qui devait empêcher les intellectuels de gauche de recourir, dans le but de satisfaire leurs penchants à la pratique, à la consultation scientifique auprès des partis et des syndicats.

Quand le révolutionnaire renverse dialectiquement le rapport extérieur entre théorie et pratique, il sait, même s'il ne sait pas le dire, que sa vérité ne peut qu'être réfutée, jamais confirmée, par la théorie : voilà le risque auquel il s'expose philosophiquement. Un risque qui ne pèse pas lourd, que le révolutionnaire peut prendre parfois à la légère, mais qui lui brise les épaules dès qu'il n'est plus en position d'attaquer, dès que son action ne parvient pas à constituer le sujet révolutionnaire, lequel est sa seule légitimation.

Le révolutionnaire sait par ailleurs, même si ce savoir ne se manifeste que par son activité, que la critique théorique qu'il prône n'est pas vraie tant qu'elle ne provoque pas la crise des rapports politiques et économiques. Voilà le risque auquel il s'expose personnellement.

Il n'est pas ce volontariste pour qui c'est toujours le moment, mais il sait qu'il faudra commencer un jour, toujours, maintenant. Bien que son rapport à l'analyse historique soit chroniquement problématique, il doit pourtant déterminer le moment propice et en profiter. Voilà son dilemme. Quand il tranche pratiquement le nœud gordien de la théorie, il devient par là même signe précurseur et anticipation du sujet révolutionnaire, lequel doit vouloir la révolution tout en étant la liberté même. « L'unité de partisans sort du néant. N'importe qui peut commencer et il n'y a nul besoin d'attendre quiconque. Une douzaine de combattants qui s'y mettent vraiment et ne discutent pas sans fin peuvent fondamentalement changer la scène politique et déclencher une avalanche », écrit la raf en 1971 dans Sur la lutte armée en Europe occidentale. Et plus loin : « Le moyen de la lutte armée est à découvrir dans la pratique. Il serait faux de ne vouloir l'entamer que lorsque "l'approbation des masses" est certaine. Cela reviendrait à renoncer entièrement à cette lutte car la pleine approbation des masses ne peut être atteinte que par la lutte3. »

La révolution se constitue d'elle-même. Par une libre décision, elle met en œuvre son irrésistible logique qui fait boule de neige. « Au début », écrit Jan-Carl Raspe en 1974, « la difficulté c'est d'être ce poisson qui dégèle l'iceberg par et dans l'action politico-militaire afin que le poisson puisse nager. » Le révolutionnaire est le troisième terme de la contradiction logique, l'identité de l'identité et de la non-identité. Voilà en quoi consiste son essence. En se dressant, sans recourir à aucune médiation, contre la souveraineté, en attaquant le pouvoir en tant que l'unité de la violence et de l'hégémonie — et avec ce mot d'ordre : « les bombes que nous lançons contre l'appareil répressif, nous les lançons aussi dans la conscience des masses » — il devient contre-souverain, anti-État, il fonde ainsi le rapport de l'antagonisme révolutionnaire.

Il n'y aura pas de pardon. De même que l'État traite de bête ignoble son antagoniste, celui-ci conteste la tyrannie auto-proclamée des « cochons dominants »4. De même que l'anti-État entend annihiler symboliquement et pars pro toto tout pouvoir en fusillant les têtes politiques de l'ennemi ; de même l'État officiel prend en otage le révolutionnaire prisonnier en exécutant son jugement selon le principe de la responsabilité collective. Comme il s'agit pour celui-là de créer une nouvelle unité de la violence et de l'hégémonie, et pour celui-ci de conserver l'ancienne, il ne peut y avoir de distinction entre l'action réelle et le simple sentiment d'hostilité envers l'ennemi. Peu importe que telle personne ait tué en pensée ou l'arme à la main. La raf s'était librement décidée à engager cette lutte et à en accepter les règles du jeu. La croix dialectique de ce combat, c'est que la défaite pratique équivaut à une réfutation théorique.

 

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Au 1er février 1989, les prisonniers de la raf sont entrés dans leur dixième grève de la faim. Ils exigent la suppression de la torture par l'isolement et « le regroupement de tous les prisonniers membres de la guérilla et de la résistance en un ou deux grands groupes, la mise en liberté des prisonniers dont l'état de santé interdit l'emprisonnement, la liberté des soins médicaux et la libre information et communication politiques entre les prisonniers ». Ils ne cesseront pas tant qu'il ne sera pas donné satisfaction à leurs revendications. Dès le début de la grève, Helmut Pohl avait déclaré au nom des prisonniers : « Le but de l'isolement était, dès l'origine, de détruire les prisonniers pour étouffer la politique de la raf. Nous les avons mis en échec. Cependant nous ne supportons plus notre situation. Nous ne voulons plus l'endurer. C'est comme ça. C'est notre décision politique et notre décision existentielle. Car même si nous avons su nous affirmer contre leurs automates destructeurs… il y a des limites… les voilà. »

En publiant cette déclaration, la raf a produit la pièce attestant sa capitulation qu'elle se refuse cependant à ratifier. La raf a résilié unilatéralement l'antagonisme en annulant la loi de sa propre action, laquelle engage la responsabilité physique du révolutionnaire non pas par rapport à la possibilité de la révolution en général, mais par rapport à celle de sa stratégie à lui.

Du seul fait que la raf fait une différence entre une décision politique et une décision existentielle, elle abjure et admet sa défaite. L'« identité politique », cette relique de l'époque sponti5 de la « politique à la première personne »6, s'est évaporée, et la différence entre politique et corps est constatée. Mais en même temps la raf tient la résistance contre la destruction du corps pour une victoire politique dont elle souhaite la reconnaissance, victoire à la Pyrrhus que la lutte pour la conservation physique aurait obtenue et qui ne serait pas sans obliger l'ennemi redevenu adversaire. Il semble que la logique de leur action, si elle leur est passée sur le corps, ne soit pas passée par leurs têtes.

Les têtes se refusent à reconnaître la logique de l'antagonisme, bien que les corps ne la supportent plus. La dynamique de la guerre dépasse l'intelligence des guerriers ; les corps en savent plus que les têtes n'en entendent s'avouer. C'est que l'État auquel la raf avait déclaré la guerre totale est essentiellement et par essence beaucoup plus brutal qu'elle n'avait pu seulement le soupçonner au début de son action. Savoir théoriquement, en 1971, que « la peur devant le fascisme constitue déjà un élément de la domination de celui-ci » ne signifie pas que ce savoir ne puisse pas être dépassé par l'expérience pratique de la violence impitoyable. Savoir ce que le pouvoir est capable de faire reste abstrait face à la souffrance qu'il peut causer.

Cela contredit le slogan intéressé qui veut que la pensée reste libre quand bien même le corps serait dans les fers. La torture par l'isolement qui retire au prisonnier tout ce qui n'est pas pensée pure, qui refuse au corps et lui soustrait tout ce qu'il y a de plus nécessaire, qui lui ôte ce qui n'est même pas un droit mais tout simplement essentiel à la vie animale — la lumière, l'air, les bruits — et voilà l'État tournant en dérision le principe bourgeois selon lequel tu penses donc tu es. Qui n'a constamment que soi-même pour seul interlocuteur perdra avec la langue finalement la pensée aussi. La langue de bois de la raf montre à plaisir l'efficacité de la privation sensorielle.

C'est contre cette terreur réelle que les prisonniers ont entamé leur grève de la faim, mais ils la présentent comme une poursuite de la guerre et comme pour prouver que nulle souffrance ne laisse indifférente la société bourgeoise, quand bien même cette souffrance manquerait d'un sens transcendant ou de la légitimité que confère une mission supérieure. Leur moyen de combat traduit leur défaite et entérine leur échec, échec que pourtant ils dénient obstinément, puisqu'ils réclament l'application de la Convention de Genève. En refusant de capituler alors qu'ils se sont déjà rendus, en considérant la capitulation comme une injonction impudente qui leur serait faite d' » abjurer », ils entendent tourner en auto-détermination apparente le sort que l'État leur réserve.

 

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Ils satisfont ainsi les amis de la lutte armée qui, depuis des années, traitent l'État d'État de violence tout en réclamant auprès d'un fictif État mondial, l'onu, que la rfa observe les droits de l'homme, censés être des droits pré-étatiques et naturels, comme s'il y avait droit sans violence. Nonobstant, en pratique, ils ne peuvent pas ne pas reconnaître que même le droit de disposer de soi-même, censé exister de naissance, est nul et non avenu sans l'existence du garant politique de la propriété privée. La raf, qui a voulu rompre avec la propriété privée, se réclame des principes même qui en découlent juridiquement, feignant de ne pas s'apercevoir de cette contradiction. Elle se réclame d'un droit dont la somme intégrale est justement l'État bourgeois qu'elle se refuse à reconnaître. Cela traduit sa détresse existentielle autant que sa faillite politique. Elle a perdu la lutte pour le pouvoir comme elle a perdu celle contre la conscience bourgeoise.

Aussi est-ce être conséquent que de faire de la publicité autour de cette grève de la faim tant et si bien que les écolo-pacifistes puissent y voir la version légèrement plus militante d'un jeûne pour la paix7. « Nous ne craignons pas, a déclaré un orateur de la gal8 au congrès fédéral des Verts à Duisburg, d'être identifiés, sur le plan politique, avec la raf parce que les revendications de la première déclaration de leur grève de la faim n'expriment pas la politique de la raf mais tout bêtement les revendications des droits de l'homme […] Toute modification des exigences des prisonniers tirerait objectivement dans les pattes des grévistes parce qu'elle signalerait que les requêtes originelles n'étaient pas justes. » II va de soi que les Verts, qui ont toujours trouvé juste parce qu'originelle la contradiction monstrueuse que représente une « politique non violente », n'entendent pas exclure l'existence d'un droit (de l'homme) à être reconnu comme parti belligérant. Ici le mensonge vital des alternatifs coïncide étrangement avec le mensonge sur-vital des prisonniers.

Rien ne cautionne la revendication des prisonniers, à savoir être regroupés, sinon leur détermination à la mort. À l'idée d'une vie auto-déterminée en taule ne s'oppose que la défiance qu'inspiré à la critique de l'idéologie, le projet d'une nouvelle fondation de la société civile précisément en prison, alors que même dehors elle ne produit rien de particulièrement réjouissant.

En se réclamant d'une troisième voie à mi-chemin entre la grâce individuelle et l'amnistie collective, la raf, et la gauche par la même occasion, cultivent l'idée fixe d'un État qui dépendrait de l'assentiment d'une « opposition devenue matérielle » et de l'approbation de l'avant-garde d'une Armée rouge dont le gros des troupes ne manœuvre cependant que dans leur imagination.

Il s'agirait en revanche de protéger les prisonniers contre l'État, contre leurs amis idéalistes et contre eux-mêmes. Car il s'avère à la fin du combat que la déclaration de guerre elle-même comportait une faute. Ce n'est justement pas la volonté de la révolution qui à elle seule fait les révolutionnaires, comme le démontre énergiquement l'alerte rouge que donne le corps. Malgré les apparences, la révolution de la raf est sortie de la tête de quelques intellectuels de gauche : le poisson gèle dans l'iceberg et rêve de nager.

 

 

Notes

* – Publié in Stadtzeitung für Freiburg (avril 1989) sous le titre « Notwehr des Leibes. Der letzte Hungerstreik der politischen Gefangenen ». Disponible au format html : www.ca-ira.net/isf/beitraege/bruhn-notwehr.leibes.html et au format pdf : www.ca-ira.net/isf/beitraege/pdf/bruhn-notwehr.leibes.pdf

1 – Actuel président de la rfa (NdT).

2 – Représentante des Verts, qui prône le « dialogue » avec ceux des membres de la raf qui renoncent à leur vision du monde (NdT).

3 – La « bande à Baader » ou la violence révolutionnaire, Paris, Champ libre, 1972, p. 172.

4 – Qualificatif dont les supporters allemands de la raf affublent communément les représentants de l'État et du capital (NdT).

5 – Abréviation de « spontanéiste » (NdT).

6 – Principe de l'action sponti et autonome des années 70, lancé par l'ex-« combattant révolutionnaire » et futur ministre de l'environnement en Hesse Joschka Fischer, et par son précepteur Daniel Cohn-Bendit (NdT).

7 – Action chérie de certains pacifistes allemands au début des années 80, reprise en France par Mme Solange Fernex, aujourd'hui membre des Verts français (NdT).

8 – Grün-Alternative Liste [Liste verte-alternative], la succursale hambourgeoise des Verts, situé à l'aile gauche, et dont les porte-paroles principaux sont issus d'un groupe maoïste, le Kommunistischer Bund [Ligue communiste] (NdT).