Temps critiques #16
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État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires

, par Jacques Guigou

Le premier Léviathan ne révolutionne pas
les conditions matérielles de production
car c’est lui qui les institua. (…)
Le premier Léviathan révolutionne les conditions
de l’existence elle-même, et non seulement
celles des êtres humains mais celles de tous
les êtres vivants et de la mère-terre elle-même.
Fredy Perlman, Against His-story, Against Leviathan (1983)

Avancée par Temps critiques depuis une douzaine d’années1 pour caractériser un des effets majeurs de la totalisation du capital sur les rapports sociaux contemporains et notamment la tendance des institutions de l’État-nation à se résorber dans une gestion des intermédiaires, la notion d’État-réseau a été très diversement perçue. Mise à l’épreuve des avancées et des limites (surtout elles !) qu’ont manifestées les mouvements dans l’histoire de cette dernière décennie, elle semble pourtant avoir déjoué non pas les jugements du « tribunal de l’histoire » que, jadis, les partisans du « sens de l’histoire » convoquaient à tout bout de champ pour justifier leurs interventions, mais plutôt ses insuffisances initiales. L’objection nous a été plusieurs fois signifiée selon laquelle la domination de l’État – sous sa forme État-nation – continuait à s’exercer sur la société toujours divisée en classes et que si les réseaux constituaient bien une puissance technique et économique dans le capitalisme contemporain, ils ne pouvaient en aucune manière représenter une nouvelle forme de l’État. À cette critique, familière aux marxistes, est venue s’adjoindre la réplique des anarchistes pour qui l’État reste d’abord et avant tout un appareil répressif et que donc le développement des réseaux techniques et sociaux ne faisait que renforcer cette répression.

Autant de raisons – outre les nôtres propres – pour approfondir et mieux expliciter la forme État-réseau et pour revenir sur la question très controversée de la genèse de l’État dans les communautés-sociétés protohistoriques. L’hypothèse étant alors explorée d’une analogie (et non une identité ou une équivalence) entre la forme-contemporaine de l’État-réseau et l’État tel qu’il a émergé sous sa première forme comme unité supérieure de la communauté mais non autonomisée de celle-ci.

La démarche à poursuivre dans une recherche plus vaste – qui n’est ici qu’esquissée – peut s’articuler en trois moments :

1 – Poursuivre et approfondir notre analyse de l’affaiblissement et de la résorption de l’État-nation dans les immédiatismes et les connexionnismes de l’État-réseau ;

2 – Explorer les rapports d’analogie et de différence entre l’État sous sa première forme et l’État-réseau ;

3 – Caractériser la forme État-réseau dans la globalisation actuelle du capital à la lumière des dominations exercées par l’État sous sa première forme.

Ce faisant, il ne faudra jamais perdre de vue que bien loin d’être un invariant historique comme l’affirme trop souvent les courants anarchistes, l’État, selon la formulation d’Henri Lefebvre est une « forme de forme2 », qu’il s’est accommodé avec de nombreuses formes de domination et d’organisation dans l’histoire. Le capitalisme qui est né dans la forme État-royal, qui s’est converti à la forme État-nation, ne serait-il pas aujourd’hui compatible avec la forme État-réseau ?

L’État-nation – surgi en France avec la discontinuité de la « Grande révolution » – en permanence réaffirmé après chaque défaite des luttes de la classe dominée, généralisé jusque sur le plus éloigné les territoires de l’empire colonial, réformé, régulé, modernisé, décentralisé, démocratisé, diversifié, etc., n’a certes pas disparu aujourd’hui. Mais s’il n’est plus ce qu’il était… encore faut-il tenter de dire ce qu’il est devenu.

Il y a bien encore une domination des médiations de l’État-nation (ou d’États-fédérés, quasi fédérés ou d’alliance d’États), mais elles ne sont pas frontalement, totalement et uniquement despotiques, sauf dans certains cas particuliers et temporaires, dits, justement, « État d’exception ». Ces médiations institutionnelles relèvent du pouvoir régalien de l’État, mais elles sont régulées, atténuées et souvent altérées par les formes actuelles d’intermédiation de l’État.

Dans les écrits de sa première décennie, Temps critiques a nommé « l’État (du) tout social3 » ce processus de subjectivisation de l’État, cette internisation de ses normes par les individus, de sorte qu’ils peuvent dire : « l’État c’est aussi nous ».

D’extérieur et d’abstrait qu’il était dans sa forme idéale et absolue d’État-nation hégélien (« Le plus froid des monstres froids », écrivait le philosophe d’Iéna), l’État a été contraint par les contestations anti-institutionnelles et les luttes anti-bureaucratiques de se concrétiser, de se rendre « proche », de se faire citoyen ordinaire. Il s’associe à tel ou tel groupe d’intérêt, tel ou tel lobby – il les suscite lorsqu’ils font défaut – pour conduire ici une politique particulariste, là une intervention dite de « service public », ailleurs une redéfinition d’identités ou de normes.

D’abord technique et organisationnelle, la forme-réseau s’est élargie au social, au relationnel, à l’affectif et à l’intime. La forme-réseau a permis le compromis historique entre l’ancien État-nation de la société bourgeoise et l’actuel l’État-réseau de la société capitalisée ; l’État-réseau du capital totalisé4.

Retenons ici un seul exemple de ce compromis, celui de la justice. Fonction régalienne historique de l’État, la justice comporte encore des modes d’action qui relèvent de l’État-nation, mais elle est modelée par les tendances lourdes de l’État-réseau. Qu’il s’agisse de l’exécution des peines transformées ou négociées, de la pratique désormais reconnue en France du « plaider coupable » sur le modèle étasunien, de l’introduction de citoyens dans les jurys civils ou bien encore du projet de droit des victimes dans les tribunaux pénaux, voilà autant de dispositifs qui montrent la forte dynamique de réticulation de la justice.

1. Avant l’État : pouvoir et sacré dans la communauté humaine immédiate

Sous le terme général de « communauté primitive », puis de « communisme primitif », Marx et les marxistes du xixe siècle ont désigné la forme originaire de groupement des humains avant l’organisation en société et donc aussi préalable à la formation d’un État. À partir des données de la recherche anthropologique de leur époque (Ancient society de L. H. Morgan pour Engels), ils ont expliqué l’émergence de l’État et la dissolution de la communauté immédiate par le développement de la valeur, de la propriété privée et des classes sociales.

Sans verser dans les débats académiques et formels propres à la recherche anthropologique contemporaine, il n’est pas vain pour Temps critiques de chercher à mieux fonder la genèse d’un de ses concepts centraux : la puissance, les stratégies de puissance, les effets de puissance, les rapports de puissance. Et cela d’autant plus qu’ils ne sont pas rares les contradicteurs qui mettent en doute le caractère déterminant des effets de puissance dans les sociétés précapitalistes. L’argument principal et quasi unique de leur objection étant que le mouvement de la valeur n’existe qu’avec le capitalisme. En cela, d’ailleurs, ils restent strictement marxistes puisqu’il n’y a pas chez Marx de théorie sur la genèse et le mouvement de la valeur dans l’histoire. Gauchistes, ultra gauches et adeptes de la wertkritik ont en commun ce gène idéologique.

Les analyses de Braudel puis celles de Fourquet5 sur les rapports entre valeur et puissance aux débuts du capitalisme constituent toujours pour nous des références importantes, mais qui restent limitées car enfermées dans le paradigme marxiste du capitalisme d’État (État-royal puis État-nation bourgeois). Les explicitations et les hypothèses de Bernard Pasobrola6 sur l’émergence de la valeur dans les sociétés prémarchandes puis marchandes ouvrent des pistes fructueuses pour un approfondissement théorique et politique de la puissance aujourd’hui.

Dans cette perspective, je ne ferai, pour l’instant ici, qu’une ou deux remarques sur le sacré, la puissance et la valeur dans les sociétés pré-étatiques.

La thèse de l’anthropologue L. Makarius7 qui fait dériver la puissance du sacré par le tabou du sang tend à surestimer les « sociétés chasseresses » par rapports aux communautés de cueilleurs, puis de cueilleurs-chasseurs. Cette thèse est fréquemment adoptée par les auteurs qui font de la chasse des grands mammifères (la « Grande chasse ») l’indice d’une structuration des communautés primitives en sociétés organisées sur la base d’une division sexuelle de l’activité.

Ils font valoir que les individus particuliers qui, dans ces sociétés, violent le tabou du sang (roi-divin, jumeaux, forgeron, homme-médecin ou trickster, etc.) disposent d’un pouvoir magique (le mana) qui permet de réguler les conflits, de rétablir un ordre symbolique mais aussi matériel. Le sang, son écoulement et l’interdit du « verser le sang », constitue, selon eux, l’opérateur central des rapports sociaux de ces sociétés majoritairement chasseresses. Selon cette interprétation, le pouvoir, d’abord pouvoir sacré, serait essentiellement d’ordre transgressif ; il trouverait sa force dans le viol de l’interdit, lequel serait au fondement de toute l’organisation sociale des communautés pré-sociétales et pré-étatiques.

Un semblable transgressisme et une telle valeur attribuée à l’écoulement du sang nous paraissent une analyse trop déterministe, trop unilatérale. Le rapport d’analogie entre l’écoulement menstruel des femmes et l’écoulement du sang des animaux pendant la chasse est-il aussi fermement établi ? On peut en douter. La mise à l’écart des femmes lors de leurs règles ne s’accompagne pas de rituels de type sacrificiel. La dimension transgressive n’y est pas primordiale. L’imaginaire lié au sang peut engendrer des pratiques rituelles sur un mode régressif, comme c’est, par exemple le cas dans les rituels de fécondation de la terre par enfouissement du sang menstruel et du sang de l’accouchement ; ou encore sur un mode progressif dans le partage du sang pour sceller une alliance entre deux guerriers.

Si l’on peut s’accorder pour faire dériver l’émergence et l’expression de la puissance dans le sacré et dans les rapports au sacré, encore faudrait-il définir plus judicieusement ce qu’était le sacré dans ces anciennes sociétés. La notion de mana avancée par Marcel Mauss est très insuffisante pour approcher les caractères et le sens du pouvoir magique, car elle laisse de côté la dimension de compensation, de substitution que contient le sacré. Compensation à la privation des jouissances de la vie immédiate engendrée par une organisation plus hiérarchique et plus médiatisée de la communauté ; substitution aussi, car la puissance de chaque individu est captée par un seul d’entre eux – chaman, magicien, forgeron, chef, roi-thérapeute – lequel prend en charge l’expulsion des menaces externes et internes de la communauté, mais ce qui accroît son pouvoir et celui de son clan.

Déjà plus compréhensive de l’ambivalence fondamentale du sacré dans les sociétés pré-étatiques, la notion de numineux proposée par R. Otto8, rend mieux compte de l’ensemble des dimensions qui sont à l’origine de sa puissance réelle autant qu’imaginaire. Engendré par le tremendum, et par le fascinans, c’est-à-dire par les manifestations de peur et de fascination à l’égard de forces qui paraissent mystérieuses car elles proviendraient d’un au-delà de la nature, le numineux serait constitutif de la première puissance du sacré.

Avant tout théologien, R. Otto situe dans le numineux les conditions d’émergence du phénomène religieux. Il est d’abord préoccupé par « l’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel » comme l’indique le sous-titre de son livre. Il vise à réhabiliter le mystère comme étant au fondement du « sentiment religieux » et donc à en faire un invariant chez les êtres humains. Sans partager cette interprétation spiritualiste et théologique du numineux, il est intéressant d’y percevoir l’expression du passage de la communauté immédiate à la communauté-société pré-étatique.

L’autonomisation d’un pouvoir sacré permettrait alors de situer ce moment critique d’éloignement d’une vie collective immergée dans la nature ; éloignement qui engendre un effroi collectif, une menace d’extinction pour l’espèce et donc l’élaboration de représentations qui compensent cette perte d’immédiateté.

Ceci dit, il n’est pas sûr qu’une meilleure clarification dans ces domaines nous apporte beaucoup de lumière sur l’évitement de l’aporie de la poule et de l’œuf : le sacré a-t-il attribué de la puissance ou bien la puissance a-t-elle engendré le sacré ?

2. La communauté-société autonomisée dans une unité supérieure : l’État sous sa première forme

Quatre phénomènes majeurs vont accélérer la fin des communautés immédiates immergées dans la nature extérieure et marquer le passage aux sociétés pré-étatiques puis aux sociétés étatisées : l’agriculture et l’élevage pour les premières ; la propriété privée et les classes sociales, la métallurgie, l’écriture et la religion9, pour les secondes. L’agrégation et la concentration de ces quatre opérateurs de « civilisation » ont permis l’émergence de l’État sous sa première forme, celle de « la communauté abstraïsée ».

Proposée par J. Camatte10 dans sa vaste investigation sur le devenu d’homo sapiens, la notion d’abstraïsation de la communauté dans une première forme-État permet de relativiser les théories de l’État dans la modernité qui, toutes, depuis Machiavel et Hobbes en passant par Hegel et Marx, par les anarchistes et les libéraux, sont muettes ou simplistes sur la genèse de l’État. Au-delà de leurs diversités idéologiques, ces théories ont un dénominateur commun : l’État est toujours séparé de la société. Puissance supérieure, l’État est ce Léviathan qui domine la société et qui subsume ses divisions en classes, groupes d’intérêts, territoires, appartenances particulières, etc.

Repérables dès les débuts des grandes mutations du néolithique, les caractères de cette première forme d’étatisation de la communauté-société sont relativement bien connus. Qu’il nous suffise ici de les rappeler sommairement :

– Sédentarisation, agriculture et élevage ; appropriation de la terre ; affaiblissement du pouvoir des femmes ;

– Le mouvement de la valeur n’a pas émergé, mais la richesse est thésaurisée dans des centres urbains (économies palatales). La production de ressources non immédiatement consommées se développe ; l’accumulation de surplus engendre un commerce plus lointain avec échange inégal, mais aussi pillage et asservissement.

– S’affirme la hiérarchisation de la communauté-société en castes ; une verticalisation et une centralisation de l’ordre social ; la domination d’un « Grand homme » (Lugal à Ur, roi11, puis roi des rois) qui utilise la magie pour accroître son pouvoir ; la reproduction de la communauté-société devient une « affaire d’État » ;

– Prélèvement de tributs sur les peuples conquis, mais pas d’exploitation productive des esclaves.

Ainsi, pendant de très longues périodes de temps, en gros depuis les premières colonies sumériennes du viiie millénaire (BP) aux premières cités-États mésopotamiennes (Babylone, ive millénaire BP), ont existé des communautés déjà formées en sociétés étatisées, mais dans lesquelles l’État n’est pas séparé de la communauté. Il y a une certaine osmose sociale et politique entre les composantes de la société et les couches supérieures (une sorte de proto-aristocratie) qui l’administrent. Si, pour la première fois dans l’histoire d’homo sapiens, dans l’État-communauté-abstraïsée, il y a bien, apparition et développement d’institutions étatiques, celles-ci ne contrôlent pas toute la vie collective, elles n’entravent pas l’exploration d’autres voies pour répondre à la perte d’immédiateté. Des groupes peuvent se soustraire à l’emprise étatique en s’isolant dans un habitat physiquement protégé, tel des grottes ou des marais ; d’autres tenter de la fuir, comme ce fut le cas des Hébreux en quittant l’Égypte.

Remarquons ici que la première forme de l’État ne peut en aucun cas être assimilée à un « proto-État ». Des politologues et des historiens ont avancé la notion de « proto-État » pour qualifier des peuples, des nations ou des groupes, qui dans le monde moderne et contemporain, ne sont pas organisés selon la forme État-nation (et donc pas labellisés par l’ONU). Sont évoqués, à ce propos, des groupes humains autochtones ou nomades qui sont restés à l’écart de « la civilisation » (amérindiens, sibériens, bushmen, etc.) ou bien en voie de reconnaissance onusienne, tels les Palestiniens. Certains idéologues ont même poussé l’extension de la notion de proto-État à des ensembles politico-militaro-religieux, tel Al Qaïda. Nous avons, à l’époque, analysé la méconnaissance à laquelle conduisait cette incohérence12.

Les références à ces premières formes de l’État peuvent être multipliées, mais ce n’est pas l’objet de ces simples notes préliminaires à une investigation plus vaste. Avançons pour l’instant que certains traits propres à ces communautés-sociétés dans lesquelles l’État n’est pas constitué en unité supérieure séparée, présentent quelques analogies avec certaines caractéristiques de l’État-réseau telles que nous tentons de les appréhender depuis une douzaine d’années.

Mais avant d’esquisser ces correspondances de formes, il nous faut, pour mémoire situer ce que l’on peut nommer l’État sous sa seconde forme. Pour mémoire, écrivons-nous, car cette forme-État a été beaucoup décrite et elle est fort connue puisque l’État-nation fut son dernier avatar.

3. L’État du mouvement de la valeur puis l’État du capital

Les premières communautés-sociétés étatisées comportaient certaines présuppositions du mouvement de la valeur (la production de surplus, l’intensification du commerce, des représentations religieuses hors nature, des concentrations urbaines, la comptabilité, etc.) mais cette dynamique ne pouvait pas s’enclencher car le pouvoir n’est pas autonomisé, il reste un rapport social parmi les autres ; un rapport social, certes prépondérant, mais englobé dans l’ensemble de la communauté-société.

Ce n’est qu’avec la concentration et la verticalisation du pouvoir dans une organisation de type royal et impérial que les représentations de la valeur peuvent émerger13. La production et la circulation des richesses selon cette structure pyramidale et à travers les médiations étatiques induisent des échelles de valeur. Ces valeurs sont liées à l’usage des biens et des richesses par les castes supérieures. Les valeurs-prestige et la valeur-usage commencent à se dissocier, cette dernière devenant prédominante. Bien que le travail comme activité de production ne soit pas autonomisé (les esclaves sont moins une « force de travail » qu’une puissance patrimoniale d’État au service de sa reproduction), la division sociale en castes, classes et corps va ensuite engendrer l’État sous sa seconde forme, l’État-puissance, unité supérieure séparée de la société et la dominant.

Le processus historique est enclenché ; il comportera des arrêts, des régressions, des dérivations, mais il ne disparaîtra pas : Empires-États mésopotamiens, cités-États du Moyen-Orient et de la Grèce ancienne ; c’est l’État-empire, l’État-royal, l’État-nation, l’État-parti (« l’État-ouvrier » lénino-stalinien).

Cet État sous sa seconde forme va se perpétuer et se transformer sans être dissous par les moments de discontinuité historique ni par les moments révolutionnaires dans la modernité. Il a pu s’affaiblir, par exemple lors de la chute de l’Empire romain ou encore en mai 68 en France et dans les années 70 en Italie. De ces décompositions, à travers chaos, conflits et anomies sont apparues des recompositions, souvent plus fragiles que les équilibres étatiques précédents car reposant sur de nouvelles alliances de clans, de classes, d’églises ou de territoires.

Si des commentaires sur histoire de l’État sont hors de notre propos, rappelons cependant ici quelques stéréotypes tenaces sur la genèse de l’État dans ce que furent les milieux dits « révolutionnaires ».

Chez certains anarchistes tout d’abord. Sensibles aux thèses issues du darwinisme social – la loi du plus fort même si c’est pour s’y opposer – ils ont expliqué la genèse de l’État par l’idéologie du chef, par la suprématie de l’individu puissant, par la volonté innée de domination ; une sorte « d’instinct de commandement », la figure invariante de « l’individu autoritaire ».

Pour G. Leval, par exemple, la « volonté de domination » et « l’autorité » sont présentes dans la nature. C’est la « biopsychologie » qui existe dans la nature (cf. les animaux prédateurs, la lutte des mâles pour la possession des femelles, etc.) qui explique « la soumission des masses à l’État14 ».

Pour ces anarchistes, l’État existe en lui-même et pour lui-même, dès les origines (origines laissées dans le vague des temps anciens) avec tous ses caractères répressifs et dominateurs (armée, police, guerres, pillages, tributs, impôts, etc.). Ce n’est pas l’épisode de la révolte des esclaves avec Spartacus qui sèmera le doute dans ce dogme anarchiste sur l’État ; au contraire il ne fera que renforcer leur contre-dépendance idéologique à l’État bourgeois.

Du côté des marxistes, la référence immuable est celle faite à Engels et à son Origine de la famille, de la propriété et de l’État. On le sait, selon cette périodisation trop déterministe et trop téléologique, il y aurait eu un communisme primitif irénique et idyllique puis… la propriété de la terre aurait tout détruit au profit de la classe possédante et de son État, donc la lutte des classes devra… etc. etc.

4 – Le consensus politique dans l’État-réseau

L’État-réseau peut-il être donné comme la forme-État de la société capitalisée ? La première forme de l’État dans les communautés-sociétés du néolithique présente-t-elle quelques analogies avec les formes contemporaines de l’État-réseau ? Nous l’avons dit, ce sont les deux hypothèses qui animent notre visée critique sur la question de l’État aujourd’hui.

Résorption des médiations étatiques dans une gestion des intermédiaires, fluidisation des rapports sociaux, techniques et humains, relations virtuelles, imageries ultrapuissantes, informations permanentes et contrôlées ; individualisation extrême ; formatage d’un individu autonome mais dépendant aux réseaux mondiaux, tels sont les caractères principaux qui ont conduit Temps critiques à qualifier l’actuelle société comme « capitalisée ».

Sans poursuivre une quelconque démarche comparatiste ni vouloir prophétiser une sorte de régression historique de la forme État, il n’est pas aberrant de voir dans cette mise en réseau des rapports sociaux une analogie avec ce qu’était l’État sous sa première forme. La réactivation d’anciennes médiations communautaires, notamment religieuses, combinées à la puissance des technologies informatives et bio-cognitives contemporaines rappelle les formes de communauté-société dans lesquelles l’État ne s’est pas constitué en unité supérieure séparée. On pourrait alors parler d’une société-communauté capitalisée et faire de l’État-réseau sa forme étatique. Hypothèse à reprendre et à argumenter.

Quelle que soit sa forme, pour conforter son ordre, tenter de réguler les divisions de la société et manifester son unité, l’État doit produire du consensus. Il s’y emploie en faisant feu de tout bois dans tous les registres (religieux, militaires, culturels, sportifs, mémoriels, cérémoniels, etc.), mais c’est d’abord un consensus politico-idéologique qu’il cherche à établir et à conforter.

Si l’on se réfère aux deux formes étatiques de la modernité, celle de l’État-royal et celle de l’État-nation, ce consensus y est de type transcendant. Les valeurs affirmées, les représentations inculquées constituent des puissances supérieures et extérieures à la société : Dieu, l’Église, le Roi, les Ordres, l’Unité du territoire pour l’État-royal ; la Nation, la Patrie, la Propriété, la Raison, le Travail pour l’État-nation.

N’oublions pas aussi que ce transcendantalisme institutionnel était également de mise pour « L’État-ouvrier » stalinien, à cette différence près que le Parti se substitue à la Nation.

Dans l’État-réseau d’aujourd’hui, le consensus est de type immanent, immédiat, mobile, fluide et multiple. Les anciennes représentations de la stabilité et de la permanence tendent à se résorber dans l’immédiateté des réalités virtuelles. Toujours instable et chaotique, il doit parer sans cesse aux risques de chaos qui le menacent : la panne, l’attaque, le pillage, le blocage, etc. Chaos et ruptures qui dissolvent puissamment et rapidement toutes les tentatives de l’État-réseau pour affirmer une quelconque orientation, une quelconque identité, une quelconque valeur.

Ce consensus s’accommode des incohérences, des illogismes, des déraisons car il les englobe dans sa vaste combinatoire virtuelle.

Dans l’État-réseau, les médiations qui subsistent encore des anciennes formes étatiques n’engendrent plus de l’équivalence mais du validé et du validable, ceci d’où qu’il provienne. Dès l’instant où une action, une décision, un phénomène, une innovation, un produit, une œuvre se manifeste comme compatible avec les règles du réseau, elles sont reconnues et validées. Les anciennes déviances, minorités, anormalités, extériorités de tous ordres et de tous caractères sont rendues compatibles par les algorithmes du réseau. Homosexualité autant que subprimes, rituels religieux comme téléchargements gratuits, créationnisme comme nucléarisme, OGM comme bio, indignations comme abstentions, interventions comme contemplations, sont pareillement « validés » puisqu’ils se sont rendus compatibles avec les règles du réseau.

Dans l’État-réseau, la procédure informatique de la validation – ce mouvement du doigt sur la touche verte des claviers numériques qui règle la vie quotidienne des individus – devient la règle universelle de l’ordre réticulaire ; la prière permanente de l’individu-particule de capital : « me suis-je bien validé ? » ; « mon projet sera-t-il validé ? »…

Validez-vous ! Revalidez-vous ! Tel est le mot d’ordre des Thiers et La Fayette de notre temps.

Notes

1 – On peut en situer la première occurrence dans l’article « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas », dans le numéro 12 de la revue en février 2001, mais rédigé à l’automne 2000. Disponible sur le site de Temps critiques  :
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip....

2 – « L’État se définit lui-même comme forme la plus générale — forme des formes — de la société. Il enveloppe et développe les autres formes. Il réunit, noue et tient d’une main ferme, nous le savons, toutes les ‘chaînes’, tous les enchaînements d’équivalence, de la marchandise à la quotidienneté, en passant par la Loi » Cf. Lefebvre H., De l’État, Tome 3, Le mode de production étatique, éd. 10/18, 1977, p. 179. La somme théorique sur l’État rassemblée en quatre tomes par ce philosophe marxiste contient des analyses perspicaces sur les variations de l’hégémonie étatique dans l’histoire moderne, mais elle est largement biaisée par la notion de « mode de production étatique » que Lefebvre donne comme fondement de ce qui serait une étatisation mondiale. Ultime tentative pour « sauver » le concept de mode de production à une époque, celle des années 1970, où, justement, ce n’était plus la production (des rapports sociaux) mais la reproduction (« les restructurations », « la nouvelle société », etc.) qui constituait le seuil critique pour le capitalisme.

3 – Cf. l’État : vers le tout social, Temps critiques no 10, printemps 1998.

4 – Cf. J. Wajnsztejn, « État-réseau, réseaux d’État et gouvernance mondiale », Temps critiques, no 13, hiver 2003.

5 – François Fourquet, Richesse et puissance : une généalogie de la valeur : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, éd. La Découverte, 1989 ; rééd. 2002.

6 – Pasobrola B., « Remarques sur le procès d’objectivation marchand », Temps critiques no 15, hiver 2010, p. 113-150. Disponible en ligne :
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209

7 – Laura Levi Makarius, Le sacré et la violation des interdits, éd. Payot, 1974.

8 – Otto R. Le sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, éd. Payot, 1949.

9 – Déjà amorcée avec la magie et l’apparition d’une caste de spécialistes du sacré, l’émergence d’une sphère séparée de la religion dans la communauté-société constitue une des composantes centrales de l’État sous sa première forme. Enfermés dans les temples, prêtres, devins, prophètes et augures administrent cette nouvelle médiation du rapport à la nature. En produisant des représentations de ce qu’était l’ancien mode de vie plus immergée dans la nature extérieure, la caste des religieux assure une fonction thérapeutique collective : réduire l’angoisse engendrée par le traumatisme de la vie médiatisée par des institutions ; de la vie produite et reproduite par des groupes sociaux spécialisés qui confisquent les immédiatetés de la vie. Contemporains l’un de l’autre, État et religion vont se donner comme les garants de cette « seconde nature » dans laquelle des individus consentants sont supposés trouver sécurité et éternité. Dans l’histoire humaine, cette alliance aura la vie dure et longue ! Celles et ceux qui la combattront en savaient quelque chose…

10 – Cf. « Émergence d’Homo Gemeinwesen », Invariance série IV. Disponible sur le site de cette revue :
URL : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/Homo.4.1.htm

11 – « L’individuation en tant que séparation d’un élément de la communauté n’affecte qu’une personne qui en définitive la représente en son entier. Il joue un rôle d’excrétion : ce que la communauté doit éviter de faire, elle le fait exécuter par le roi ; ce dont elle se décharge, qu’elle doit éliminer, elle le lui donne. Par là elle essaye d’enrayer un phénomène qui tend à la nier. Le roi en tant qu’abstraction de la communauté est en même temps sa représentation et sa négation. » J. Camatte, Émergence d’Homo gemeinwesen, Livre II.

12 – J. Guigou, « Al Qaïda, un proto-État ? Confusions et méprises », in, Guigou J. et Wajnsztejn J. (dir.), Violences et globalisation, éd. L’Harmattan, 2003, p. 332-336. Cf. URL : http://tempscritiques.free.fr/spip....

13 – J. Camatte explicite ce basculement dans les termes suivants : « Nous avons vu comment émergea le pouvoir et nous avons insisté sur sa dimension discontinue. On peut dire que le mouvement de la valeur est né de la nécessité de le représenter et ceci que ce soit le pouvoir en tant que prestige ou que ce soit le pouvoir politique, le pouvoir sur les hommes et les femmes et le pouvoir sur les choses. La valeur apparaît comme le reflet-représentation immédiat dans la mesure où le prestige implique une importance qu’on accorde, une admiration, une estimation (les honneurs). » J. Camatte, op. cit, L9.

14 – G. Leval, L’État dans l’histoire, éditions du Monde libertaire, p. 33-35.