Temps critiques #16
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Réseau et/ou oligarchie : les voies impénétrables de la domination du capital

, par Jacques Wajnsztejn

Cet article est le fruit d’une discussion inachevée entre nous sur les rapports entre réseaux, oligarchie et système. Elle est restée inachevée et cet article n’est que le fruit personnel d’une extrapolation. Le point de départ, ce sont des questionnements.

Les réseaux exercent-ils une force plutôt centripète ou au contraire centrifuge ? Font-ils système ou pas ? Pour le moment j’ai plutôt penché pour le non en disant d’une manière plus large que le capitalisme n’est pas un « système », mais ça reste très discuté puisque B. Pasobrola n’hésite pas à utiliser le terme1.

La notion d’oligarchie2 est-elle vraiment incompatible avec celle de réseau ? Nous avions répondu oui par l’intermédiaire de J. Guigou3. Aujourd’hui, avec le recul, cela me semble pour le moins discutable sauf à ne concevoir le concept que dans un sens politique restreint car nous avons montré ailleurs qu’il y a effectivement une crise des principes de souveraineté et des institutions4. Mais cette crise de souveraineté est celle de la forme État-nation et elle n’empêche pas le redéploiement de la puissance de l’État en dehors même des espaces traditionnels de souveraineté5. Enfin, le capital ne dépasse jamais rien, il englobe et réactive, fait coexister des formes parce qu’il n’a pas de forme privilégiée sur le long terme. Sa dynamique repose justement sur cette capacité, cette fluidité, constamment contrariée par les nécessités de l’accumulation.

Tout d’abord il me semble que d’un point de vue logique, il n’est pas cohérent d’affirmer d’un côté que le capitalisme n’est pas un système et de l’autre de dire que les réseaux ne seraient pas autre chose que les moyens d’une puissance abstraite. La mise en réseau constitue un processus actionné par des forces réelles. Elles ne correspondent pas à l’idée d’un « capital automate » qui, finalement, évacue la question de la domination et de la subordination. Ensuite il me semble que l’opposition entre organisation de type oligarchique (structure verticale) et organisation de type réticulaire (structure horizontale) n’est pas pertinente parce que le réseau permet justement de concilier la fixité de la hiérarchie et la fluidité organique par sa nodalité ; les nœuds constituant des points fixes essentiels car c’est là que se croisent les flux6. Enfin, il se trouve (et ça tombe bien !) qu’elle n’est pas en phase avec nos développements sur l’organisation en trois niveaux qui structure la globalisation/totalisation du capital. C’est pourtant cette organisation en trois niveaux qui permet de comprendre la co-existence des types de puissance et les obstacles à une mise en réseau totale.

Si on prend le cas de la France, on a un exemple éclairant de la modification du commandement capitaliste. Celui-ci est organisé de façon très oligarchique comme l’illustre sa frilosité traditionnelle envers la Bourse, ses « noyaux durs7 » permettant de stabiliser les grandes entreprises reprivatisées en 1986, son habitude des participations croisées servant de paravent à un verrouillage entre « copains » du capital des grandes entreprises loin des affrontements entre grands groupes à coup d’OPA ou d’OPE hostiles, sa surveillance intéressée mais le plus souvent bienveillante de la part de l’État. Or deux processus peuvent pourtant changer ces caractéristiques. Tout d’abord, la financiarisation de l’économie bouleverse cette tradition dans la mesure où le pouvoir actionnarial extrait la propriété des entreprises de cette sorte de club de secours mutuel qui encadrait et contrôlait le « capitalisme à la française ». Un capitalisme qui était davantage orienté vers la croissance interne que vers la croissance externe, vers la négociation et l’alliance plus que vers le blitz de la guerre économique. Une guerre économique qu’active la financiarisation car il ne s’agit plus seulement de gagner des parts de marché, mais aussi de flatter des investisseurs à l’humeur de plus en plus versatile et qui peuvent manifester à tout moment une préférence pour la liquidité. Place, donc, à la « transparence » et à la limitation des flux internes forcément plus opaques que les flux externes de fusions-acquisitions qui sont devenues le mode principal de concentration à l’époque de la globalisation8.

Face à ces nouveaux défis, l’État et ses différents corps d’élite semblent avoir passé un accord au sommet avec le libéralisme, la globalisation et la mondialisation, un accord duquel sont exclus les salariés et la plupart des syndicats de salariés.

Avec la financiarisation, les entreprises sont à vendre tous les jours, en théorie évidemment, et il s’agit donc pour elles de se protéger. Or, comment pourraient-elles mieux y parvenir que par un changement de taille qui correspond aussi aux nécessités de la mondialisation ?

C’est à partir de la deuxième vague de privatisation de 1993 que la donne va changer avec l’explosion de la structure oligarchique du capital français. Tout d’abord avec l’échec politique d’un dernier grand projet oligopolistique cherchant à lier l’UAP, la BNP et Suez. C’est au contraire à la prise de contrôle hostile d’AXA sur l’UAP que l’on va assister. Le patron d’AXA, A. Bébéar, l’un des rares « produits » de l’industrie privée et non un pantouflard9 issu de la fonction publique y jouera un rôle actif. Par sa voix, nous découvrons alors le nouveau discours du capital reprochant à l’ancienne procédure d’alliance par participations croisées deux défauts majeurs : une immobilisation inutile de cash et des petits arrangements entre amis en coulisse qui nuisent à la transparence de la relation actionnariale10.

Après la décision de l’État d’interdire la création de fonds de pension français en l’absence d’une réforme du financement des retraites allant dans le sens d’une capitalisation, l’intérêt des fonds de pension anglo-saxons pour les entreprises françaises va se manifester, à peine concurrencée par l’activité nouvelle des « Zinzins ». Dix-huit des quarante entreprises françaises du CAC 40 sont désormais détenues à plus de 50% par des investisseurs étrangers. La place est libre pour les OPE. Les grands travaux vont donc pouvoir commencer qui voient la Société Générale lancer une offensive sur Paribas et la BNP contre-attaquer. Parallèlement, aux États-Unis, la loi Glass-Steagal est abolie alors qu’au lendemain de la crise des années 1930, elle cherchait à séparer les activités financières de dépôt des activités d’affaires ou spéculatives. Ce qui est à l’ordre du jour au niveau mondial, c’est la constitution de méga-groupes de la banque et de l’assurance permettant d’unifier toutes les activités de la finance sur le modèle américain de Citigroup.

Que peut-on conclure de tout cela ? Ces OPE des années 1990 ne correspondent pratiquement à aucune stratégie économique de synergie ou de baisse des coûts11, mais seulement à une augmentation de puissance de captage des marchés, alors que la taille des groupes est déjà énorme et conduit directement, en cas d’accident au Too big to fail de 2008. Nous sommes très loin d’une rationalité économique qui imposerait sa nécessité comme une fatalité. Il ne s’agit pas non plus d’irrationalité : l’objectif principal n’est pas la maximisation du taux de profit, mais la lutte pour la puissance et la survie dans un univers de guerre économique. Cette politique du capital et plus précisément des hommes du capital, les pouvoirs en place doivent en nier l’existence puisque, selon la théorie néo-classique, le marché est un lieu d’où le pouvoir a été chassé au profit de l’échange égal et du contrat.

La nouvelle finance dite actionnariale est paradoxalement le secteur d’activité qui met le plus en défaut la théorie néo-classique du marché auto-régulateur et montre au contraire son caractère de construction institutionnelle, sans parler de la prolifération des intermédiaires qui ruinent la fable du face-à-face entre offreurs et demandeurs. Ce dernier aspect est d’ailleurs d’autant plus important que le secteur financier est organisé. Or la tendance à la concentration des institutions financières - qui constitue, d’ailleurs, une entorse aux règles de la concurrence parfaite12 - et la création des nouveaux produits financiers, correspondent bien à une organisation nouvelle et complexe de la gestion des flux et des risques.

Ce qui est remarquable, à mon sens, ce n’est pas que l’État intervienne ou même qu’il intervienne trop, mais plutôt qu’il intervient de façon peu cohérente. En effet, ces mêmes hauts fonctionnaires du Trésor qui organisent les privatisations en 1993 se mettent à craindre en 1999, les prises de contrôle de Paribas par les fonds anglo-saxons. Parallèlement, D. Strauss-Kahn, ministre de l’économie et des finances en 1997, s’oppose à la vente du Crédit industriel et commercial (CIC) à des étrangers et un autre ministre assimilera les grandes banques de dépôt à un secteur de la défense nationale ! Les « élites » seraient-elles donc à la fois mondialistes et souverainistes ? Nous verrons plus loin que cette incohérence n’en est pas vraiment une car elle est la manifestation une transition entre organisation oligarchique et organisation réticulaire.

Le second processus à l’œuvre est celui de la mondialisation qui a tendance à brouiller la perception des rapports sociaux et des rapports de pouvoir. S’imposerait ainsi progressivement une vision désincarnée du pouvoir, un capitalisme collectif sans visage13. De la même façon, les discours anti-mondialistes de l’extrême droite comme les discours altermondialistes de gauche confortent l’idée d’un capitalisme de plus en plus abstrait et cosmopolite, quitte à voir derrière cette abstraction la main invisible d’une force du mal, qu’elle soit celle de la « banque juive » ou celle de l’impérialisme américain. Dans tous les cas, la figure de l’État disparaîtrait sous les coups de l’internationalisation ou plutôt de la transnationalisation.

Qu’en est-il exactement ? Si l’on se fie aux enquêtes du numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales sur le pouvoir économique (janvier 2012), l’ancrage national de ce pouvoir reste fort aussi bien à travers la formation scolaire et universitaire, que par le poids de la reproduction familiale ou encore par l’aspect national que revêtent les modèles de carrière. Néanmoins, le poids de plus en plus important de la fraction financière des élites dans le processus de globalisation renforcerait progressivement l’aspect transnational au détriment de l’aspect national. La France constituerait à cet égard une sorte d’exception, et cela à double titre : tout d’abord par la forte présence d’anciens inspecteurs des finances et du Trésor dans ce secteur ; ensuite parce que la place des « patrons d’État » se renforce au sein des entreprises du CAC 40 par le biais du « pantouflage14 ».

Il convient de relativiser l’importance actuelle du capitalisme patrimonial qui, selon les médias et même les économistes, triompherait partout, puisqu’il ne compterait plus que pour 18% contre 45% en 1985 au sein du CAC 40. Il est vrai que c’est la structure patrimoniale elle-même qui s’est transformée dans un sens de plus en plus actionnarial, Peugeot-SA faisant encore figure d’exception15.

Il faut souligner le rôle de l’État dans ces transformations car c’est à partir de la haute fonction publique que se réalise le redéploiement de l’État-nation vers des formes réticulaires. C’est, en effet, cette haute fonction publique qui organise elle-même la dérégulation et participe aux nouvelles combinatoires par le biais d’un « pantouflage » qui serait encore plus présent aujourd’hui pour les jeunes PDG que pour les plus anciens16. Cela montre encore la capacité de l’État français à se redéployer à travers la culture commune de ses élites et explique l’apparente incohérence des décisions signalées plus haut.

Ce lien entre structures de type oligarchiques maintenues et développement de structures réticulaires nouvelles est d’autant plus fort que la concentration des entreprises est importante. Il n’en est pas de même pour les PME qui subissent souvent de plein fouet la mondialisation. Elles doivent utiliser des canaux nouveaux pour l’exportation, canaux qu’elles ne contrôlent pas puisqu’elles sont obligées de s’en remettre à des expertises extérieures. Cela déconstruit bien évidemment les liens entre le négoce de proximité et les dynasties de notables politiques qui encadraient les marchés traditionnels17.

Ainsi, les tendances oligarchiques persistent parce que, dans sa globalisation/mondialisation, le capital mis en réseau revisite toutes les formes de domination de la même façon qu’il revisite toutes les formes historiques du capital, comme je pense l’avoir montré dans Après la révolution du capital et Crise financière et capital fictif.

Les tendances oligarchiques resurgissent de deux côtés à la fois. À un bout, dans les pays de tradition démocratique ancienne, la crise de légitimité des partis et du discours politique et idéologique en général, génère une crise des institutions qui perdent leur caractère public attaché à un contrat social quoiqu’on puisse penser de celui-ci par ailleurs18. En conséquence, le vieux clientélisme bat à nouveau son plein, comme d’ailleurs la corruption avec une succession presque ininterrompue de scandales, ce qui conduit au développement de l’indifférentisme politique et au « tous pourris » du populisme19. Toujours du même côté et au niveau 1 du procès de domination, la captation de richesse effectuée par les puissances dominantes (via les nouvelles technologies et les flux financiers) n’est pas incompatible avec la persistance de tendances oligarchiques qui se manifestent à travers les clubs de Davos ou de Bâle20, des réunions interministérielles ou présidentielles comme le montre la stratégie « merkoziste » pour sortir l’Europe de la crise ou encore directement dans un mode de gouvernement comme on vient de le voir avec la mise en faillite de l’Islande par l’action conjointe de son premier ministre et du directeur de la Banque centrale ; et au Japon21 où la gestion calamiteuse de la catastrophe nucléaire s’explique par l’opacité du système politique et sa collusion avec l’appareil industriel et nucléaire.

À l’autre bout, l’aire musulmane et la Russie s’affirment comme les pays de l’accaparement de la rente moderne et les oligarques russes issus directement de l’ancienne bureaucratie soviétique (comme d’ailleurs certains en Chine) déploient un mélange complexe de développement sauvage du capital et d’obstacles à son plein développement. Quel que soit son rapport originel à la modernité, cette aire participe pleinement à la globalisation en cours par son actualisation des formes rentières et la circulation de masses importantes de capitaux vers le reste du monde. La grande différence avec l’époque des pétrodollars des années 70, c’est que ces capitaux ne sont plus essentiellement des capitaux « flottants » venant alimenter la masse de capital fictif, mais qu’ils s’investissent de plus en plus en tant que fonds souverains pour assurer l’avenir et la puissance du pays d’origine (achat de terre pour la production agricole ou l’accès aux matières premières).

Ce que nous avons décrit comme une perpétuation de l’ancrage national reste très fort, surtout dans le niveau 2 et même au niveau 1 car dans l’espace mondial la compétition internationale ne parvient pas totalement à éliminer cet ancrage. Mais la prépondérance du niveau 1 conduit aussi à internationaliser ou transnationaliser les anciennes élites nationales au niveau des grandes institutions internationales que sont le FMI, la Banque mondiale, les clubs de Bâle ou de Davos etc. Les nominations de D. Strauss-Kahn et C. Lagarde à la tête de telles institutions ou celle de J. Attali à la tête de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) au lendemain de l’effondrement du bloc soviétique nous en fournissent des exemples. Si donc la mondialisation en réseau n’est pas incompatible avec des tendances oligarchiques, on est tout de même frappé par le manque d’homogénéité de cette catégorie où se mêlent des parvenus de la politique, des technocrates, des affairistes, des banquiers, des entrepreneurs, des anciens chefs syndicalistes passés dans les cabinets d’experts comme Nicole Notat.

Traditionnellement, l’homogénéité des élites formait la base des tendances oligarchiques et la City londonienne, avant la dérégulation, répondait vraiment à ce caractère de club fermé22. L’histoire du financier Georges Soros est exemplaire d’un passage de témoin entre une organisation à prédominance oligarchique et une organisation à prédominance réticulaire. Il faut dire que les nouveaux secteurs de la mondialisation (finance, télécommunications, informatique) sont plus adaptés à cette dernière que les premières qui reposaient sur la banque, le pétrole et l’industrie lourde. Les réseaux de Soros se proposent d’ailleurs de développer au maximum une circulation des élites non pas autour de l’idéologie de l’économie pure et de l’ultra-libéralisme des marchés, mais d’un retour aux stratégies étatiques à partir du moment où elles n’ont pas pour base le nationalisme ou l’impérialisme, mais les nouvelles valeurs de cette internationale des réseaux : la bonne gouvernance, le développement durable, les droits de l’homme, le progrès technologique. Un autre exemple de ce passage de témoin nous est donné par le nouveau rôle d’ONG qui se professionnalisent et qui tendent à supplanter les anciennes fondations philanthropiques d’origine oligarchique (Carnegie, Rockefeller, Ford) à travers des stratégies plus imbriquées dans le jeu des institutions nationales ou internationales. Une de ces ONG (Transparence International) a pris beaucoup d’importance dans la promotion d’une autre des valeurs fondamentales de cette internationale des réseaux, la transparence. Créée à Berlin peu après la chute du mur par un ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale, elle profite de ses réseaux américains dans les campus et les fondations ainsi que de ses liens avec des grands avocats d’affaires s’activant au sein des nouvelles réglementations du droit international pour faire avancer une lutte anti-corruption, non seulement au niveau des États (c’est ce que prône prudemment la Banque mondiale), mais aussi des firmes23. C’est que cette ONG s’inscrit aussi bien dans le champ des États que dans celui du marché et du privé. Par exemple, les rapports se multiplient entre sa direction française et la Caisse des Dépôts et Consignations, l’opérateur financier de l’État qui lui-même diversifie son activité en investissant maintenant dans le privé.

Au-delà de TI, la lutte contre les contrefaçons, la concussion, le gaspillage d’argent devient une préoccupation d’ensemble et par exemple les FMN françaises participent à cette moralisation à travers un savoir-faire de leurs dirigeants acquis dans une activité antérieure au service de l’État, et aussi à travers l’ENA et ses réseaux. La Lyonnaise des Eaux et la Générale des Eaux (devenue Vivendi) sont par exemple emblématiques des réseaux d’influence tissés à l’ombre de l’État. La vertu publique se privatise à travers une reconversion des anciens patrons d’État ou de grands serviteurs de l’État dans la magistrature ou même la police24.

Ce nouveau modèle basé sur des savoirs d’État standardisés brouille les distinctions entre élites publiques et privées. Le lien ne se fait plus artificiellement par le parachutage que constituait la pratique oligarchique du « pantouflage », mais sur la base de l’interchangeabilité de tendance réticulaire. Toutefois cette voie met du temps à s’imposer et doit s’appuyer sur des institutions internationales : Banque mondiale surtout, mais FMI aussi, de grandes ONG et un personnel politique capables de promouvoir de nouvelles règles de stabilisation de la globalisation financière et la création de nouvelles institutions mettant fin au Washington consensus25. C’est sur cette base et sur celle-là seulement que Soros critique la mondialisation actuelle.

N’est-ce pas d’ailleurs ce manque d’homogénéité du pouvoir qui fait que les « indignés » et autres « résistants » ont du mal à dépasser une simple critique des excès du capitalisme qui semblent de la responsabilité d’une petite partie de ce 1% qui donne l’impression d’être en charge de les assumer ou d’y participer à travers l’adhésion à des politiques ultra-libérales et autoritaires ? L’exigence d’une « démocratie réelle » atteint alors ses limites quand celle-ci ne trouve comme programme alternatif que celui du CNR de la Libération, pour ce qui est de la France, en négligeant à quel point la révolution du capital a transformé les rapports sociaux. À quel point, dans la société capitalisée, les individus tendent à se retrouver comme immédiatement sociaux sans les médiations traditionnelles.

La fixation d’une partie de la critique des « indignés », mais aussi de l’extrême gauche sur le déterminisme économique et le pouvoir démesuré de la finance plutôt que sur la crise du travail et des institutions démocratiques ne leur permet pas de comprendre les jeux de la puissance ni même les jeux tout court26 dans la société capitalisée. La tendance oligarchique n’apparaît pas à leurs yeux comme l’une des formes de la résurgence de la politique (la fameuse gouvernance introuvable) et de la prise de décision en dehors de toute légitimité politique traditionnelle (voir le nouveau rôle des experts dans les décisions de portée internationale ou même nationale), mais comme une scorie à enlever pour retrouver de vrais partis, de vrais patrons, de vrais chefs syndicaux, le bon vieux temps quoi !

En elle-même, la notion d’oligarchie est donc datée, même si on peut admettre des résurgences ou des persistances. Elle représente aussi une solution de facilité pour une critique immédiate anti-capitaliste qui mêle allègrement extrême droite et extrême gauche dans la dénonciation de la finance27, des traders, des dirigeants économiques aux salaires dopés et aux parachutes dorés.

Il serait peut-être bon de la compléter par la notion de « racket » (cliques politiques et affairistes comme la « bande du Fouquet’s », mafias, bandes de gangsters recyclés) développée par Horkheimer dans ses Notes critiques sur le temps présent (éd. Payot, 1993, p. 251).

Ces formes de racket érigent des intérêts privés en intérêts généraux. Elles se moquent de la loi et de son contenu universaliste car elles prônent les particularismes et la « loyauté » de ceux qui sont acceptés dans le groupe duquel ils reçoivent protection. Elles collent donc parfaitement à la tendance à l’autonomisation des institutions, à la dissolution de la Loi universaliste au profit de lois et réglementations partielles et contingentes qui donnent l’impression que seules des minorités d’individus riches, puissants ou « médiatiques » ont les faveurs du pouvoir. Le problème, c’est que cette première tendance est typique de l’avènement de la forme État-réseau (diversité, multiculturalisme, fluidité des valeurs) alors que la seconde signale une dérive oligarchique de la forme État-nation (clanisme et coteries).

Devant un tel éclatement des références, toute communauté semble impossible, qu’elle soit nationale, prolétarienne ou humaine ; ne reste qu’un populisme crispé sur ce qui lui apparaît comme les « vraies valeurs ».

 

Notes

1 – Cf. dans ce même numéro l’article de B. Pasobrola : « Systèmes fluidiques et société connexionniste ».

2 – Oligarchie : groupe restreint à fonctionnement opaque et centralisé, même s’il est capable d’actionner des formes réticulaires anciennes de type clientéliste ou népotiste.

3 – Cf. J. Guigou « Vers une domination non systémique ? » Temps critiques, no 14, hiver 2006, p. 111-114. Disponible sur le site de la revue. Il y critique les notions de bureaucratie et d’oligarchie chez C. Castoriadis. Pour ce dernier, l’oligarchie est composée d’une caste de dirigeants, personnel politique d’un côté, managers de l’autre qui se distingue clairement de la figure du bourgeois-propriétaire, mais Castoriadis lui-même reconnaît en 1973 dans l’introduction à La société bureaucratique (éd. UGE, coll. 10/18) que la division dirigeants/dirigés se complexifie au sein d’une pyramide sociale dans laquelle il y a de moins en moins de fonctions pures.
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article159

4 – C’est la conception de G. Fargette dans sa revue Le crépuscule du XXème siècle qui définit l’oligarchie comme une situation où il y a rupture de toute réciprocité entre gouvernants et gouvernés. Pourtant le clientélisme poussé à son maximum par des politiciens comme Berlusconi et Sarkozy et les politiques sécuritaires actuelles sont bien des expressions de cette réciprocité qui passe souvent par la demande de plus d’État. Le développement du care et d’associations comme les restaurants du cœur et diverses ONG et aussi d’actions militantes mais citoyennes au sein d’associations comme Act up et Attac relativise grandement cette opposition entre gouvernants et gouvernés.

5 – La crise actuelle de la zone euro semble nous en fournir un exemple.

6 – Ce point technique a une forte importance politique quant à des stratégies de blocage des flux (cf. notre éditorial sur les luttes). On peut se reporter aussi à la note 48 de l’article de B. Pasobrola sur le fluidisme pour voir comment la logique réticulaire évalue les acteurs les plus importants soit par des mesures de centralité soit par des mesures de prestige.

7 – Ils sont constitué par les investisseurs institutionnels (« zinzins » dans le discours spécialisé) que sont les grandes banques de dépôts et les grandes compagnies d’assurances. L’État leur a assuré un prix d’action préférentiel d’entrée au capital des entreprises privatisées contre la responsabilité d’y rester un temps suffisant pour assurer la stabilité des nouveaux groupes et leur sécurité face à d’éventuelles OPA ennemies venues de l’étranger. D’où le nom de « noyaux durs » utilisé par Balladur qui a mené l’opération.

8 – La forme des participations croisées n’est toutefois pas condamnée comme le montre l’entente Nissan-Renault, mais il est évident que cette dernière n’est pas une alliance entre amis, mais correspond à une recherche de synergie dans un secteur aux frais fixes et de recherche forts importants.

9 – Le président de la Société Générale (SG), D. Bouton en représente un bon specimen fonctionnant sur la réciprocité oligarchique et le modèle du club aux affinités sociales et politiques très marquées. À l’inverse Bébéar est salué par les grands journaux américains comme l’homme clé de la gouvernance d’entreprise en France. Son but consiste à asseoir la puissance de son groupe d’assurance contre son rival allemand en Europe Allianz, en passant accord avec la nouvelle entité dominante que deviendrait BNP-Paribas. L’intérêt de l’actionnaire, il s’en moque !

10 – C’est d’autant plus vrai que ces croisements se répètent et s’entrecroisent de telle façon que toutes les opérations en deviennent opaques et qu’on ne sait plus qui contrôle quoi.

11 – Cf. Laurence Scialom, Économie bancaire, coll. « Repères », éd. La Découverte, 1999. Plusieurs cabinets de conseils vont en tirer les conclusions que plus de la moitié des opérations dans ce secteur en Europe vont se terminer par une destruction de valeur. Cf. aussi F. Lordon : La politique du capital, éd. O. Jacob, 2002 qui analyse en détail cette politique du capital à travers la bataille de la SG et de la BNP afin de prendre le contrôle de Paribas. Il y montre bien, à partir d’une référence théorique spinoziste sur la puissance, que la politique du capital « est un jeu de désirs en concurrence, de puissances en quête d’accroissement » (p. 100). Lordon signale aussi le rôle inattendu de la fédération finance de la CGT qui appuiera toutes ces tentatives de concentration de la banque y compris avec des accents d’internationalisme si ce n’est prolétarien, du moins patronal et européen (op. cit., p. 187-190).

12 – C’est aussi ce dernier aspect qui fait dire aux ultras-libéraux que s’il y a crise, c’est parce que le marché est organisé de façon exogène ; sous-entendu, l’État intervient encore trop, par exemple en renflouant des banques en difficulté.

13 – Cf. La récente déclaration du candidat à la présidentielle F. Hollande sur « la finance sans visage ».

14 – Un pantouflage qui n’est plus une spécificité française puisqu’il se développe aux États-Unis entre membres de la finance et administration (département du Trésor, commission des finances du Sénat).

15 – Mais pour combien de temps, on peut se le demander quand on voit l’entrée de GM à son capital (mars 2012) qui annule la politique de rachat d’actions menée au début des années 2000 par la famille Peugeot.

16 – Cf. Mickaël Hartmann : « Internationalisation et spécificités nationales des élites économiques », Actes...no 190, 2011, (op. cit.). Rappelons que le « pantouflage » consiste à passer du secteur public au secteur privé et inversement avec un fort effet de caste pour les personnes concernées. En France, la dominance des grandes écoles sur l’Université renforce ce caractère d’entre soi.

17 – Anne Catherine Wagner, dans l’article « Les classes dominantes à l’épreuve de la mondialisation », Actes de la recherche no 190, 2011, (op. cit.) donne comme exemple les transformations du marché du Cognac. C’est aussi le cas pour les PME de la Silicon Valley dont plus de 50% des salariés seraient d’origine non américaines (cf. Yves Dezalay : « Les courtiers de l’international », Actes de la recherche..., no 151-152, 2004.)

18 – Historiquement les tendances oligarchiques au sein des pays démocratiques dominent dans les phases de recul de l’intervention de l’État (comme en Europe dans les années 20) ou d’absence même de cette intervention (période du capitalisme sauvage aux États-Unis). On retrouve cela à partir des années 80 (Thatcher-Reagan) et en France-Italie depuis Sarkozy-Berlusconi qui s’appuient il est vrai sur une longue tradition nationale : les réseaux gaullistes d’abord, la clique mitterrandienne ensuite, la cour chiraquienne pour la France ; les réseaux de la démocratie chrétienne (DC), de la mafia et à un autre niveau du PCI en Italie).

19 – Cette veine clientéliste réactivée peut être complétée par une forme plus moderne de lobbysme, celui des groupes de pression écologiques, identitaires ou particularistes. Par exemple en Italie des hommes politiques à la veille d’une élection nationale ont dû se prononcer sur le mariage homosexuel ! On a failli y assister en France pré-électorale avec la bourde sarkozienne sur la même question.

20 – Clubs qui font en eux-mêmes coexister les tendances oligarchiques et réticulaires.

21 – Que les tendances oligarchiques anciennes puissent coexister avec la nouvelle organisation réticulaire apparaît clairement au Japon dont l’industrie fut la première au monde à développer cette organisation réticulaire sous la forme dite de l’escargot regroupant les différents cercles de sous-traitance par rapport au centre constitué par l’entreprise-mère.

22 – Nicolas Guilhot dans un article du no 151-152 de 2004 d’Actes de la recherche... consacré à la mondialisation raconte la réponse d’un dirigeant de la banque Lazard Frères à un entretien d’embauche du futur milliardaire de la finance Georges Soros : « Si vous étiez allés au même collège que le directeur actuel, vous auriez peut être une chance, ou si vous étiez passé par les mêmes universités, mais vous n’êtes même pas du même pays ».

23 – C’est ainsi que Transparence International (TI), souvent accusé (Le Monde diplomatique et Le Canard enchaîné) d’être un sous-marin étasunien votera avec les européens contre les États-Unis un texte anti-corruption étendant la réglementation qui contrôle les États, par exemple la signature d’une charte de non corruption sur les marchés publics pour bénéficier des fonds de la Banque, aux firmes privées. Sur TI, on peut se reporter à l’article de Murielle Cœurdray : « Le double jeu de l’import-export symbolique » dans le no 151-152 d’Actes de la recherche.... Toutefois l’indépendance connaît ses limites ; ainsi, TI refuse de poursuivre le pollueur Schell or cette firme participe à son financement de même d’ailleurs que Lockheed la firme au scandale.

24 – La démission de J.-M. Messier de Vivendi en 2002 marque la difficulté de passer d’une oligarchie d’origine étatique nationale à des formes plus transparentes de « bonne gouvernance » actionnariale à l’international (en l’occurrence, des actionnaires américains).

25 – Théorisé par l’économiste John Williamson autour des piliers de l’administration américaine, de la Banque mondiale et du FMI en 1989. C’est un hymne du nouveau libéralisme au marché débridé.

26 – En complément on peut se reporter à l’article de B. Pasobrola : « Crise, dramaturgie et jeu », dans ce même numéro.

27 – Cf. la polémique actuelle en France sur la question de la dette à propos des effets d’une loi de 1973 sur les banques et les emprunts d’État.