La révolution sera communiste ou ne sera pas

par James Bérard-Bryant

PRÉFACE DE L’AUTEUR

 

Puisque ce texte polémique s’adressait aux militants de « Révolution Internationale » (devenue « CCI »), il convient d’évoquer les raisons pour lesquelles nousI avons rejoint ce groupe en 1973 et l’avons quitté en 1974.

Après notre rupture avec Lutte OuvrièreII, nous avons rencontré Marc CherikIII et Raoul Doquin de Saint-Preux (alias Victor). RI nous a paru le groupe le plus proche de nos idées.

Très vite, nous nous sommes sentis à l’aise. Les réunions avaient lieu chez Marc et sa femme Clara, suivis d’un dîner juif – notamment des boulettes de viande hachée, d’oignons et d’herbes – et se poursuivaient tard dans la nuit à la vodka. Les femmes étaient jolies et l’amour libre était de mise ; c’est ainsi que je me suis retrouvé à un moment avec deux copines (en plus de ma femme Milka). Certains militants fumaient du haschich.

Mais nous n’avons pas tardé à réaliser qu’ils avaient une connaissance livresque de la classe ouvrière. Nous, les ex-L.O., nous étions frottés à la vie quotidienne des ouvriers, avions participé à des combats. Leurs espoirs, leur désespoir, leurs contradictions, leur façon d’être avaient déteint sur nous.

Or, on était en 1974. La vague de luttes de 1966-1973, dont le point culminant fut 1968, avait commencé à refluer. Les incantations sur la « montée des luttes » sonnaient faux. Nous pressentions que tout un cycle s’achevait.

Dans une série d’articles (« Où va la lutte de classe en France ? », « Leçons de la lutte des ouvriers anglais », « Luttes revendicatives et surgissements de la classe pour-soi »), j’ai tenté de faire le bilan.

C’est ce dernier texte qui mit le feu aux poudres. Les militants paniqués attendaient le verdict de la direction. Des expressions telles que « classe pour soi », « auto-négation du prolétariat » les avaient mis dans tous leurs états. C’est Raoul Victor qui fut chargé de répondre. Et la base lui emboîta le pasIV.

Après avoir quitté RI, nous avons formé Une Tendance communiste. Ce nom impliquait que nous n’étions ni un centre, ni une direction – seulement une composante du mouvement. Nous nous sommes auto-dissous en 1976 après avoir constaté que le nouveau cycle du capital et des luttes exigeait de repartir sur des bases nouvelles.

Un dernier mot. Je dois féliciter Raoul pour son courage. Il connaissait mes talents de polémiste et n’a pas craint de s’exposer à mes flèches acérées. Et reconnaître ce que je dois à Marc, qui a représenté un lien vivant avec la Révolution russe et « Bilan ». Salut aussi à tous les militants RI de l’époque : je n’oublie pas la chaleur humaine et l’amitié que nous avons partagées.

 

I grow old, I grow old, I shall wear the bottoms of my trousers rolled.

 

James Bryant-Bérard

Écrit à l’île d’Oléron le 7 octobre 2022

 

PS : La première reproduction de ce texte a été établie par les éditions Senonevero (2003) au sein du recueil Rupture dans la théorie de la révolution, textes 1965-1975. Mais une confusion a été faite qui m’attribue l’article « Réponse à la majorité » qui est en fait de Jean-Luc Evard et non de moi. Ce texte signé GIEL a été placé par l’éditeur avant mes notes ce qui ajoute à la confusion. Or, la différence de styles préfigurait deux parcours différents : Jean-Luc a quitté le terrain du communisme et s’est consacré à son activité littéraire.

 

 


 

LA RÉVOLUTION SERA COMMUNISTE OU NE SERA PAS

« Le communisme n’est pas un état qu’il faut créer ni un idéal vers lequel la réalité doit s’orienter. Nous nommons communisme le mouvement réel qui abolit l’ordre actuel »

Marx, L’Idéologie allemande

 

Ce texte s’inscrit dans le travail de la tendance « minoritaire » de Révolution internationale et a pour fonction à la fois de préciser nos positions, de montrer, à partir d’une critique du texte de Victor : « Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire »a (R.I., no 9), les racines des erreurs de la « majorité » et de mettre en évidence ce à quoi conduisent les divergences entre les deux tendances.

Introduction

Comme tous ceux qui ont lu nos textes attentivement le savent déjà, nous, philosophes de la négation, affichons un « dédain transcendantal » à l’égard de la lutte de classe ; nous concevons la classe ouvrière pour-le-capital et la classe révolutionnaire comme deux entités complètement séparées sans aucune continuité, et la rupture entre les deux comme une pure négation abstraite, que rien dans la pratique de la première ne prépare ; d’ailleurs, nous disons que le prolétariat n’est pas le sujet de l’histoire et qu’il doit se débrouiller pour se « nier » avant même d’avoir commencé à lutter ; en outre, nous affirmons que ce ne sont pas les besoins sociaux et matériels qui poussent les ouvriers à lutter, mais le « désir conscient » d’abolir le salariat. Enfin, bien confortablement installés dans le « monde simpliste des abstractions », nous disons aux travailleurs : « Abandonnez vos luttes, car elles ne servent à rien. »

Que le camarade Victor (dans son article précité) en arrive à présenter ainsi les positions de la tendance, alors qu’il suffit de lire en diagonale nos textes pour savoir que ce n’est pas ça — voilà qui manifeste le désarroi complet de la « majorité ». Pourquoi Victor veut-il à tout prix projeter une image caricaturale de nous ? pourquoi a-t-il choisi délibérément d’oublier tout ce que nous avions dit et écrit, en particulier le texte « Luttes revendicatives et surgissements de la classe-pour-soi » (R.I., no 9)b, dont il avait depuis longtemps connaissance ? Pourquoi s’est-il acharné avec complaisance sur trois pages relativement abstraites, écrites avant la polémique actuelle, en ignorant totalement tous les articles précédents de Hembe, ainsi que les huit pages d’analyse de la lutte de classe en Grande-Bretagne qui les précédaient (R.I., no 8)c, sur lesquels la majorité n’a rien trouve à redire ? Pourquoi isole-t-il en les déformant quelques formulations floues au lieu de répondre au problème réel que nous posons ?

Le sectarisme que manifeste cette façon de discuter est une réaction de peur et de conservatisme face à une vision que la majorité ne comprend pas, mais dont elle pressent qu’elle remet en cause la direction dans laquelle elle s’oriente — face au dépassement que nous, tendance, voulons effectuer, la majorité de R. I. — ne peut pas faire une vraie critique, parce que pour cela, il faudrait d’abord qu’elle comprenne ce que nous racontons et elle ne peut comprendre parce qu’elle est en train de se couper du mouvement réel de la lutte de classe en ignorant royalement le processus actuel, les questions auxquelles il faut répondre, la définition du mouvement social de notre époque. Quand on cesse d’exprimer le mouvement réel (ce que R. I. avait contribué à faire au début), on fige la conscience révolutionnaire en une idéologie, une somme de positions statiques, et on transforme la pratique en la répétition de ce qui distingue l’« organisation ». Comme l’organisation n’a plus réellement une fonction dans un processus vivant, elle acquiert une dynamique propre : défendre « son » idéologie, pour « se » développer. Bientôt l’organisation devient un écran, et la « plate-forme » une assurance-vie contre les nouveaux problèmes que fait apparaître le mouvement, c’est là l’histoire de la dégénérescence de tous les courants communistes qui ont à un moment apporte quelque chose (gauches allemande, italienne, etc.), et c’est ce qui est en train d’arriver à R.I. Le tract sur le Portugal et le dernier numéro de la revue (no 10) en sont des manifestations concrètes.

Le drame des camarades de la majorité, c’est que le processus de la lutte de classe et le communisme comme mouvement les intéressent moins que la répétition des « acquis », qui de moments de la pensée tendent à devenir de véritables abcès de fixation de la pensée. C’est pourquoi, complètement enfermés dans ce qu’ils ont « toujours dit », ils s’imaginent sans arrêt que nous sommes en train de sortir les bêtises qu’ils ont « toujours entendues » (S ou B, Proudhon, etc.). Ainsi, ils croient que nous disons le contraire de la sacro-sainte « plate-forme », sans voir que nous la dépassons en prenant appui sur elle.

Un exemple : Victor est habitué à réfuter l’humanisme et ceux qui, « niant » les classes dans le capitalisme, voient la révolution comme la lutte de l’humanité abstraite contre le « capital » abstrait (Invariance dernière manière). Mais il a une vision finalement aussi idéaliste, puisqu’il ne parvient pas à rompre avec l’idée que la dissolution de la classe serait un « but », un « résultat », une « mission », un « aboutissement », un « résultat final ». Cette négation que les humanistes considèrent comme un préalable à la révolution, Victor n’arrive pas à se débarrasser de l’idée qu’elle est un « objectif » que le prolétariat atteint comme quelque chose qui lui serait extérieur. Il ne parvient pas à comprendre le communisme comme mouvement de communisation, la négation du prolétariat comme mouvement d’autonégation dès le départ du processus, etc. Comme il a cesse d’exprimer le mouvement réel, il pose tous problèmes en termes statiques. C’est pourquoi, avec toute la bonne volonté du monde, il pense que si nous parlons de négation, c’est que, comme les humanistes, nous « nions » la classe avant la « révolution ». En bon Aristote du matérialisme mécaniste, il nous explique qu’il y a 1) la classe, 2) la révolution, 3) plus de classe, et comme il pense que nous faisons de la dissolution du prolétariat le point de départ de la lutte, il répond à cette absurdité (qu’il nous prête) une absurdité de son propre cru :

« Sa dissolution comme classe n’est pas le point de départ de sa lutte, mais son aboutissement, le résultat final. » (p. 63 ; nous soulignons).

Victor fait tellement du surplace dans la logique formelle que notre tentative de cerner le mouvement contradictoire d’affirmation simultanée de la classe communiste et de négation du travail salarié lui apparaît du charabia. C’est pourquoi il est même incapable de recopier nos textes et nous fait dire que « le prolétariat doit commencer par se poser comme négation de son rapport avec le capital » (p. 39), alors que nous avons écrit « commencer à » (no 8, p. 7).

(Et franchement, même si nous avions laissé passer une telle bêtise, tout ce que nous avons écrit indique que c’est cela que nous voulons dire.) Si la majorité n’arrive pas à comprendre la différence entre « commencer par faire quelque chose » et « commencer à faire quelque chose », elle n’est pas au-delà de la philosophie mais en deçà. Pour elle, ou bien le travail salarié est dissous tout de suite et c’est l’« humanité » qui fait la révolution, ou bien le prolétariat fait la révolution comme quelque chose d’extérieur à son propre processus de négation — et se dissout « après »1.

Si nous disons : le travail salarié se nie en faisant la révolution, c’est-à-dire en commençant à détruire l’échange mondial et en menant simultanément une guerre civile, elle va s’écrier : « Vous voyez, vous niez le prolétariat avant la révolution ! ». Si nous lui disions qu’à l’échelle mondiale, en transformant les rapports sociaux, le mouvement prolétarien se heurte aux États bourgeois et que, réciproquement, en s’étendant militairement, il transforme les rapports sociaux, elle va s’écrier : « Ah ! pris en flagrant délit d’invariantisme, mes gaillards ! Vous instaurez le communisme avant I’« insurrection ». Si nous lui disons : dictature du prolétariat, affirmation de la classe associée pour soi, instauration de rapports communistes et négation du travail salarié, de la classe-pour-le-capital, des rapports marchands ne sont que des mots pour exprimer un même processus, elle va s’écrier : « Alors, les Philosophes, on nie la classe avant qu’elle s’affirme… Pas sérieux tout ça… ».

On peur hurler, chanter, danser, faire des mimes ou des dessins, peine perdue, on n’est, pas sur la même longueur d’onde. Il y a un temps que la majorité n’entend pas, c’est le participe présent, et une notion qu’elle ne saisit pas, c’est le mouvement.

Les positions que nous développons répondent à un besoin d’apporter une réponse aux problèmes du mouvement actuel. C’est parce que la majorité ne ressent pas ce besoin qu’elle ne voit dans les problèmes que nous soulevons que bavardage, philosophie et déviations « proudhoniennes ». Il s’agit pour nous de comprendre le lien entre l’analyse du développement de la crise historique du capitalisme, les points de rupture avec l’ancien mouvement ouvrier dégagés par un demi-siècle de contre-révolution (syndicats, parlementarisme, etc.) et les tendances concrètes manifestées par la lutte de classes2.

C’est-à-dire qu’il s’agit de ne plus seulement défendre les positions révolutionnaires comme de simples points négatifs qui, dans leur caractère partiel, exprimaient le mouvement de décantation au cours de la période de contre-révolution (1920-1968), mais de les relier en une cohérence supérieure en posant le problème de la révolution. Dès qu’on comprend la décadence du capitalisme comme un mouvement de développement de l’accentuation à la fois des forces productives et de l’inadéquation des rapports sociaux, et non comme une espèce de cercle vicieux statique partant d’un point d’arrêt (1914), après lequel il n’y aurait plus vraiment d’histoire réelle — dès lors, on comprend qu’il faut partir des conditions propres â notre époque pour y définir le mouvement social communiste. Or toute l’expérience quotidienne la classe tend à démontrer que ces conditions déterminent l’impossibilité de s’unifier, de se définir autrement que de façon directement révolutionnaire, c’est-à-dire communiste. C’est la seule façon de comprendre ce qui unit, relie et donne leur sens aux différentes positions partielles qui nous ont servi jusqu’ici. Du coup, les énigmes apparentes de notre temps (le silence de la classe, l’absence totale d’organisation, les brusques surgissements, etc.) peuvent être percées.

De ces énigmes, Marcuse donne une explication, fausse, mais qui a le mérite de ne pas éviter le problème (le prolétariat est intègre, etc.). Le P.C.I. en donne une autre, également fausse (rien n’a vraiment changé, il y a simplement une défaite très profonde, mais le prolétariat retrouvera son programme invariant, etc.), enfin, les trotskistes donnent aussi une explication ; ouvertement contre-révolutionnaire : il n’y a pas vraiment de défaite, le même mouvement ouvrier continue de façon déformée, avec de mauvais chefs, etc.

La majorité, elle, ne donne pas d’explication cohérente, et juxtapose une vision qui reste celle de l’ancien mouvement ouvrier du XIXe siècle et des positions qui la remettent implicitement en cause. Ces camarades reconnaissent que les ouvriers ne peuvent plus créer d’organisations, de défense du salaire (syndicats), sans que celles-ci se transforment immédiatement en défenseurs du salariat et donc en organes du capital3.

Et pourtant, quand nous tentons de donner une explication de la façon dont se déroule le mouvement en l’absence de ce maillon organisationnel (maturation à travers les tentatives défaites de se défendre comme travail salarié/surgissements communistes), au lieu de nous opposer une autre explication, ils nous assènent des citations de Marx sur les « coalitions », « associations » et autres organisations permanentes pour la défense du salaire (Victor, pp. 33-34). Ils reconnaissent que le salariat est devenu décadent, mais quand nous disons que la manifestation concrète de cette vérité, c’est que les ouvriers ne peuvent plus s’organiser et s’unifier qu’en le détruisant, ils nous accusent d’être des philosophes. Ils reconnaissent que les ouvriers ne peuvent plus utiliser la « démocratie », le frontisme, les alliances et compromis interclassistes, mais lorsque nous tentons de montrer comment le prolétariat intègre les couches semi-prolétariennes et petites-bourgeoises en communisant la société, ils nous répondent que ce n’est pas cela, qu’il y a une « période de transition » où des rapports « démocratiques », des « compromis », des « alliances » et un « État négociateur » sous le contrôle des ouvriers régleraient les « rapports » entre les classes4.

Ils reconnaissent dans l’abstrait qu’il n’y a plus de « programme de transition », mais ils attribuent aux revendications la possibilité de porter les « germes » d’une dynamique révolutionnaire, expliquent que si le prolétariat allemand n’a pu consommer la révolution, c’est parce que la bourgeoisie lui a ôté sa revendication de la bouche, et commencent à parler comme les trotskistes de « dynamique objective » (sic) qui mène à l’affrontement avec l’État (la dynamique du massacre !) Ils se moquent, « à juste titre », de ceux qui parlent de « mode de production transitoire » ni capitaliste ni communiste, de ceux qui séparent lutte économique et politique, des utopistes qui font du communisme un idéal — et ils font exactement de même lorsqu’ils reproduisent la vision nationale, social-démocrate, purement « politique », et idéaliste des « stades » : luttes revendicatives qui « deviennent politiques » / insurrection nationale contre l’État national / mesures purement administratives et politiques (tantôt appelées « collectivisation » tantôt appelées « salariat collectif »). Pour tenir en échangeant avec les autres « pays »/contrôle du prolétariat sur l’État qui l’exploite… puis — après l’insurrection dans tous les pays — le « but » : le communisme. Ils reconnaissent que le prolétariat est une toute petite minorité de la population mondiale et qu’en période de crise il risque, avec le chômage, d’en représenter 10 % ; ils reconnaissent que la décadence a fragmenté la classe — et la seule solution qu’ils apportent au problème des deux milliards de sans-réserves non-salariables (chômeurs, lumpens, petits producteurs ruinés, salariés improductifs, scolaires sans débouchés, etc.), c’est tantôt la réponse frontiste de Lénine (négociation-compromis-alliance), qui mène au capitalisme, tantôt la réponse impuissante de Gorter (« on est tous seuls »), qui mène au massacre.

Ce qui distingue fondamentalement la vision de la majorité de la nôtre, c’est que, pour nous, le contenu social de la révolution est le point dont découle « ce que le prolétariat sera contraint de faire » et donc les moments contradictoires du mouvement (périodes de maturation, cycles de luttes revendicatives, expériences négatives, phases d’atomisation, brusques surgissements, unification sur le terrain social général, impossibilité d’organisations permanentes, etc.) — alors que, pour la majorité, il s’agit là d’un point, qu’elle peut, à la rigueur, « ajouter » aux autres positions de la plate-forme sans que, cela change fondamentalement le processus et les tâches du prolétariat par rapport au XIXe siècle, époque à laquelle le communisme n’était pas à l’ordre du jour comme perspective immédiate.

Cette contradiction entre une vision social-démocrate du mouvement et une somme de positions communistes partielles (la plate-forme) est de plus en plus insoutenable. La majorité devra la dépasser, ou régresser et remettre en cause dans les faits ses propres positions, faute d’avoir compris à quoi elles menaient.

Pour l’instant, en niant l’impasse où elle se trouve et en continuant à chanter « rien de nouveau sous le soleil », elle s’est engagée dans une véritable involution. Nous voulons, nous, quoi qu’il en coûte à la précieuse « organisation », dépasser cette contradiction pour répondre aux questions brûlantes du mouvement, à celles qu’ont posées Mai 68, Ferrola, Gdansk, Turin, le silence du prolétariat, le creux actuel, les leçons des échecs, l’existence de plus de sans-réserves que de prolétaires productifs, les conséquences de la crise historique du capitalisme. Voilà la vraie divergence dans Révolution Internationale.

C’est pour que cette divergence apparaisse clairement que nous avons décidé de diviser le texte qui suit en deux parties :

– la première partie développe nos positions, déjà formulées dans le texte : « Luttes revendicatives et surgissements de la classe-pour-soib » (R.I. no 9) ;

– la seconde répond au texte de Victor : « Comment le prolétariat est la classe révolutionnairea » (R.I. no 9)

 

PREMIÈRE PARTIE :
QUELQUES PRÉCISIONS SUR NOS CONCEPTIONS

Où est la force du prolétariat ?

L’un des phénomènes les plus nets du XIXe siècle, c’est l’apologie généralisée du prolétariat. Tout le monde ne jure que par la classe ouvrière. C’est évidemment le capital qui, ayant l’intérêt le plus évident à maintenir le prolétariat tel qu’il est, bat tous les records en ce domaine. Cela nous oblige, nous révolutionnaires, à nous poser la question : où est donc la force révolutionnaire du prolétariat ? Au XIXe siècle, on pouvait répondre : dans l’organisation grandissante, l’association permanente, le développement des fractions communistes au sein du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, la force du capital est dans l’absence totale de continuité organisationnelle, l’atomisation croissante, la réduction des fractions communistes à de minuscules groupes. Le prolétariat est-il donc battu, définitivement décomposé ?

Le propre de notre époque, c’est le développement de l’antagonisme entre le travail associé moderne et le rapport salarié (qui est devenu le premier moment de l’échange). Ce déchirement, le prolétariat, le vit jusque dans son être social tout entier, dans les faits les plus simples de sa vie quotidienne. C’est bien pourquoi il peut s’attaquer à la contradiction entre valeur d’usage et valeur, forces productives et échange, etc. Le travail n’est pas assez associé pour le communisme (usines, nations, inégalités de développement, nature capitaliste des forces productives, division du travail, etc.), mais il l’est trop pour les rapports marchands (interdépendance mondiale, caractère social et mondial de la production).

Plus la société humaine devient matériellement associée et tend à ressembler potentiellement à un travailleur collectif, à un seul atelier — et plus les rapports de l’échange et de la concurrence deviennent barbares et antagonistes à ce travail associé, destructeurs. Il n’y a plus, comme au XIXe siècle, coexistence relative de l’association et du salariat, il y a incompatibilité permanente et grandissante. Alors que Marx pouvait constater que les ouvriers s’associaient et tendaient donc à devenir une classe-pour-soi autour de la lutte pour le maintien du salaire, aujourd’hui le rapport salarié est devenu complètement aberrant, contre-révolutionnaire, caduc, et les ouvriers ne peuvent plus se constituer en véritable association qu’en remettant en cause ce rapport. Qu’on prenne, une chaîne, une usine, une nation ou le monde entier, tant que les ouvriers tentent de défendre leurs besoins matériels en négociant le prix de la force de travail, en se concurrençant les uns les autres, en s’identifiant chacun à la place et aux intérêts localistes et corporatifs que leur assigne la fragmentation des rapports sociaux, ils tendent à se montrer de plus en plus incapables de s’unir, de s’associer, et ce, jusque dans les moindres détails de leur vie.

L’impasse historique où se trouve le capitalisme contraint chaque capital (national ou d’usine) à la fois à « rationaliser » l’extraction de plus-value en associant toujours davantage le travail, et à décomposer la classe, à la dissoudre en une mosaïque de morceaux épars, étrangers les uns aux autres et réunis par lui. Dans l’usine même, alors qu’il y a une force de travail collective, le capital la tronçonne en catégories, corporations, soi-disant « qualifications », paies différentes. Dans la production sociale, alors qu’il uniformise la condition prolétarienne, il émiette pour ses besoins décadents le travail associé en unités étrangères, secteurs indépendants, usines concurrentes. Il accumule les poches de sous-développement, les non-salariables, c’est-à-dire des prolétaires qui ne pourront jamais vendre leur force de travail, les secteurs parasitaires, etc.

Le capital n’unifie plus le prolétariat, au contraire, n’atomise, créant ainsi les conditions ou le prolétariat n’aura plus pour solution que de s’unir en le détruisant, c’est-à-dire en se niant. Le rapport salarié n’est plus le terrain d’un début de processus d’unification du prolétaria4 il est le marécage ou viennent s’embourber les moindres tentatives des ouvriers de s’unir.

L’atelier, l’usine ou la nation, comme entités isolées, enserrées dans le réseau de l’échange, ne sont plus le cadre d’une organisation des ouvriers, ils sont le lieu où s’effectue impitoyablement la dictature du capital (que le mouvement révolutionnaire parte de ces endroits, qui sont les centres du travail associé, c’est évident, mais parce qu’il est un mouvement et parce qu’il est communiste, il les fait éclater contre unités juridiques autonomes). L’anarchie marchande produit le despotisme (même autogéré, contrôlé ou démocratique) de la fabrique, car plus la compétition devient impitoyable, plus la domination du capital sur le procès de production devient réelle — et, donc, plus le travail salarié est émietté, déchiqueté et réassocié par le capital lui-même. Donc, l’anarchie de la crise historique, les travailleurs salariés la retrouvent en leur sein, dans leur être, dans leur incapacité à s’associer sans remettre en cause le rapport qui les lie pour le capital et les divise pour eux-mêmes. Le salariat tend à détruire toute communauté et donc le prolétariat ne peut se former en communauté qu’en détruisant le salariat.

Le capital ne crée pas l’unité du prolétariat. Il développe une contradiction qui force le prolétariat à s’unir. Cette contradiction est celle qui oppose une force de travail potentiellement communautaire et des forces productives potentiellement unifiées à la perpétuation du travail salarié.

La force du prolétariat n’est pas dans sa qualité de travail salarié. Les ouvriers n’ont plus aucune marge pour développer leur puissance comme somme de vendeurs d’une force de travail ; sur ce terrain, ils se retrouvent impotents.

Leur rapport actuel aux moyens de production et à eux-mêmes les atomise, étouffe leurs besoins réels collectifs en valeurs d’usage, sapant toute tentative d’unification. Ils sont obligés, tant qu’ils ne s’attaquent pas aux rapports marchands en s’appropriant collectivement les valeurs d’usage et les moyens de production, de satisfaire leurs besoins matériels tels qu’ils sont divisés, déterminés, modelés par le capital (l’un a des traites, l’autre des enfants, celui-ci une position « privilégiée », celui-là une carte de séjour qui expire, etc.). Tant qu’on accepte la logique marchande, on est obligé de satisfaire ses besoins en ces termes ; or la plupart des besoins élémentaires du prolétariat (manger autre chose que des aliments falsifiés, respirer, avoir des rapports sociaux, par exemple) ne peuvent être achetés par les prolétaires. Pour commencer à les satisfaire, il faut commencer à se répartir toute la vie sociale. Le salariat n’est pas simplement une forme extérieure aux ouvriers, à leur action, à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs rapports réciproques. Ou bien on entre, sous une forme ou une autre, dans un processus de destruction de l’échange et d’association non marchande pour des besoins communistes, ou bien on retombe très vite dans l’anarchie inhérente à l’échange. Tant qu’on ne commence pas ce mouvement, on étouffe ses besoins et on essaie de survivre en satisfaisant les seuls besoins que le capital peut encore satisfaire (au compte-gouttes) : la « maison de campagne », du fric pour s’acheter de la nourriture « garantie » un peu moins truquée, des objets fétiches pour compenser l’absence de rapports sociaux, etc.). Il ne suffit pas d’être contre la division, l’individualisme, le corporatisme, l’usinisme, le racisme, les faux besoins, la concurrence, le nationalisme — il faut être contre l’échange et donc pour la communisation, seul processus dans lequel s’affirment, se définissent et triomphent les besoins sociaux du prolétariat (le premier étant de disparaître en tant que tel !). Il faut le dire carrément : unité » des travailleurs salariés, c’est au mieux un vœu pieux et au pire une utopie capitaliste. La « solidarité » des avec — et sans-emploi, c’est un programme réactionnaire d’institutionnalisation de la division entre le bagne salarié et l’enfer du chômage, avec partage de la misère, alors que le vrai mot d’ordre, c’est détruire le salariat, intégrer à la production communautaire ceux que le salariat ne peut absorber en préconisant, l’« unité » des salariés ou la « solidarité » avec les chômeurs, au lieu de stimuler, d’accélérer l’assaut des prolétaires contre l’échange, seul moyen d’intégrer les chômeurs dans d’autres rapports, on fige chaque ouvrier, corporation, usine, employé, chômeur dans « sa » situation particulière et dans une vision parcellaire de sa classe et du monde. Dans cette vision, l’« unité » de la classe est envisagée comme quelque chose de non organique, comme nécessitant une norme extérieure (parti considéré comme extérieur et non comme sécrétion du mouvement, État, loi, « démocratie », principe moral, etc.)

Mais où est donc la force du prolétariat ? Ceux qui, comme Marcuse ou Chaulieu, n’ont vu que l’atomisation de la classe ont conclu que le prolétariat ne pouvait plus être révolutionnaire. Ils n’ont pas vu que cette atomisation n’est qu’une face de la contradiction, dont l’autre terme est l’interdépendance collective, matérielle du prolétariat, dont les besoins ne peuvent plus être satisfaits qu’en valeurs d’usage — contradiction qui produit les conditions du mouvement communiste. Ils ont saisi quelque chose que les crétins ouvriéristes nient, mais ils n’ont pas compris dans quel ensemble cela se situe. Du coup, ils nient la classe au lieu de comprendre la contradiction qui la pousse à se nier.

Parce qu’ils ne sont ni révolutionnaires, ni matérialistes, ni dialecticiens, Marcuse et Chaulieu théorisent un moment d’une contradiction en l’isolant, mais, eux, au moins, ont mis le doigt sur quelque chose de partiel. Que dire cependant des gauchistes qui s’obstinent à faire comme si le prolétariat était uni pour lui-même en tant que classe révolutionnaire par le salariat, tout en acceptant sa position marchande, alors que tout prouve le contraire5 ?

Le rapport capitaliste ne « donne » aucune force au prolétariat ; en rentrant en contradiction avec les forces productives qu’il a permis de développer, mais avec lesquels il ne se confond pas (technique, prolétaires avec des besoins universels et collectifs, population), il fait surgir une contradiction que seuls les hommes mis dans la position de prolétaires peuvent dénouer, en s’unifiant contre lui. L’unité du prolétariat n’est pas une donnée, elle est quelque chose que le prolétariat développe. Pour paraphraser Marx (« l’histoire ne fait rien, ce sont les hommes qui font l’histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies… »), le capital n’unifie personne, ce sont les prolétaires qui s’unifient (ou pas) à partir des contradictions qu’il a permis de développer et qu’ils n’ont pas choisies.

Si le prolétariat est révolutionnaire, c’est parce qu’il ne peut devenir fort qu’en détruisant le rapport salarial (s’il pouvait devenir fort sans le détruire, pourquoi le ferait-il ? par idéal ?). La force du prolétariat réside uniquement dans une potentialité que lui seul peut mettre en œuvre comme sujet créateur, comme ensemble d’hommes contraints de bouleverser leur position, leurs rapports, leur être. Cette potentialité trouve sa base matérielle dans deux qualités indissolubles :

1) sa qualité de travail trop associé pour le salariat et potentiellement force de travail collective mondiale.

2) ses besoins collectifs matériels en valeur d’usage (besoins universels, parce que suscités par le développement et la crise d’une industrie et d’un marché mondiaux ; besoins sociaux car ne pouvant être satisfait que socialement ; besoins concrets parce que ne pouvant plus s’accommoder de la forme valeur des produits).

C’est en affirmant ces propriétés que le prolétariat devient fort. L’arme du capital, c’est la force des rapports marchands, c’est la perpétuation dans la pratique et dans la tête des prolétaires de leur dynamique, qui tend constamment à associer les hommes de plus en plus, mais à les associer de telle façon qu’ils sont étrangers les uns aux autres. L’arme du prolétariat, c’est qu’il a la possibilité de se constituer, en se servant de l’interdépendance matérielle actuelle comme d’un tremplin, en classe, communauté, contre les rapports marchands. L’arme du capital, c’est sa capacité de fixer les besoins collectifs du prolétariat sur des « revendications » posées en termes marchands, et donc à tarir la source de l’énergie révolutionnaire de la classe : ses besoins matériels qui font éclater la forme marchande. L’arme du prolétariat, c’est sa capacité d’affirmer et d’imposer la dictature de ses besoins. L’arme du capital c’est l’écœurante apologie ouvriériste de la classe telle qu’elle est. L’arme du prolétariat, c’est son besoin de ne plus être prolétariat. L’arme du capital, c’est l’usinisme ; l’arme du prolétariat, c’est qu’il constitue une force de travail collective qui tend à faire éclater les murailles de ce château fort féodal qu’est devenue l’usine. L’arme du capital, c’est de « définir » le prolétariat comme une catégorie économique », et au même moment, de le diluer dans la « somme des salariés »6.

L’arme du prolétariat, c’est sa possibilité de se définir comme un mouvement contre cet emprisonnement dans le salariat et contre cette dilution de ses besoins propres dans les revendications » marchandes. L’arme du capital, c’est de garder le prolétariat bien « à part » pour qu’il ne puisse communiser la société et reste donc soumis à la logique des autres classes ; l’arme du prolétariat, c’est d’imposer la dictature, oui ! mais la dictature avant tout des rapports communistes inférieurs en dissolvant les autres classes en eux ou, ce qui revient au même, en se dissolvant.

On va encore faire hurler la majorité, mais tant pis : l’arme du capital, c’est cette fameuse « autonomie » du prolétariat en tant que « catégorie économique » dont on nous rebat les oreilles ; l’arme du prolétariat, c’est de refuser cette « autonomie » juridique de sa position marchande et, en détruisant l’échange, d’amorcer un processus d’abolition de toute sphère autonome, y compris l’économie. L’arme du capital, c’est l’acceptation des hommes prolétarisés de rester prolétaires, de réprimer leur « revendication » collective du communisme, de nier leur nature de plus grande force productive qui soit, leur besoin matériel de nouveaux rapports sociaux ; l’arme du prolétariat réside dans cette revendication », cette nature, et ce besoin qui n’est autre que celui de la communauté humaine.

La maturation à travers l’échec des luttes revendicatives

Au siècle dernier, la lutte de classe autour de la défense du salaire produisait des organisations ouvrières dans lesquelles les communistes ont pu mener une activité jour développer la conscience révolutionnaire et combattre les tendances réformistes. Aujourd’hui, même les luttes en apparence victorieuses ne produisent plus la tendance à l’association des travailleurs, on a une situation déconcertante : en apparence, il n’y a plus de mouvement ouvrier. Si l’on avait demande à un communiste du XIXe siècle : « Qu’est-ce que le mouvement ouvrier ? », il aurait montré les grèves, les syndicats, les coalitions, l’Internationale, l’influence des communistes. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus montrer un mouvement ouvrier organisé, explicite, visible et continu. Il est facile de se moquer des sociologues cardanistes qui ont décrété la disparition du mouvement prolétarien, il est plus difficile de leur répondre. Une chose est certaine : si le mouvement ouvrier ne se présente plus sous la même forme qu’au XIXe siècle (partis permanents, syndicats, etc.), c’est parce que les conditions de son action sont différentes.

Ce qui nous fait dire que le mouvement prolétarien non seulement existe mais que, de plus, il est en train de forger les conditions d’une pratique directement communiste qui lui était interdite au XIXe, c’est à la fois l’accentuation des contradictions qui poussant la classe vers une pratique révolutionnaire, son refus négatif mais grandissant de marcher dans les mêmes conneries que dans les années 1920 et 1930, et sa capacité à surgir, démontrée à plusieurs reprises.

Mais qu’est-ce que ce mouvement qui semble absolument discontinu7, puisqu’il n’y a plus de continuité organisationnelle ? Qu’est-ce que ce mouvement qui, en dehors de brèves explosions, ne semble se manifester que par des signes négatifs ? N’y a-t-il donc rien, en dehors de l’affirmation communiste, qui la prépare ? Notre hypothèse est qu’il y a un mouvement de maturation, qui prépare les conditions du saut révolutionnaire, mais qu’il est radicalement différent de celui du XIXe siècle.

Il faut partir du la contradiction qui est au cœur de la situation du prolétariat pour comprendre le mouvement de maturation qui précède les surgissements révolutionnaires et comment la lutte de classe forge les conditions de sa propre négation. Le conflit entre, d’une part, les besoins matériels en valeurs d’usage de la force de travail collective et sociale et, d’autre part, la domination des rapports marchands contraint les ouvriers à tenter désespérément de satisfaire leurs besoins dans la chemise étriquée des revendications salariales8.

Le prolétariat ne se présente évidemment pas avec la volonté de communiser la société mais il a des besoins irréductibles (manger, respirer, s’associer, créer, etc.) qui entrent en conflit avec ses propres tentatives de les satisfaire dans son état de collection de marchands de force de travail et d’échangistes9.

Les ouvriers sont confrontés à des besoins matériels de moins en moins satisfaits. Ils ont recours évidemment aux moyens et à l’apparence de force que leur donne leur position de producteurs de plus-value : grèves, sabotages, ralentissement des cadences, absentéisme collectif, vol organisé. Ce faisant, ils tentent de résister à la dégradation des conditions sociales en cherchant des failles dans le rapport capitalistique devenu totalitaire. Il est vrai que le capital ne parvient jamais à éliminer toute faille, et qu’on résiste victorieusement ici ou là mais, dans l’ensemble, la tendance est à la défaite.

Si on parvient à ralentir les cadences, les capitalistes réorganisent le procès de travail, si on forge un rapport de force, le capital l’érode en divisant la force de travail (cotation de postes, primes, qualifications bidon, etc.) ; si on parvient à retourner partiellement le travail aux pièces contre les patrons, ceux-ci instaurent la journée de travail mesurée (Grande-Bretagne). Si on constitue des comités d’atelier, ils sont rapidement intégrés (Italie). Si on séquestre les patrons, les directions centrales leur ôtent toute possibilité de céder quoi que ce soit (France). L’augmentation des salaires est rongée non seulement par l’inflation, mais par la baisse de la valeur d’usage des produits, la dégradation des conditions générales de la vie, etc. Si on ne s’organise pas, on n’est pas capable de maintenir un rapport de force ; si on s’organise, l’organisation se retourne contre les travailleurs, qui se retrouvent encore plus atomisés, désorientés et confrontés à une force matérielle anti-ouvrière qu’ils ont eux-mêmes forgée (l’exemple le plus frappant est le c.i.o., aux États-Unis qui, à peine issu de la formidable vague de grèves dures de 1931-1935 et créé dans bien des endroits par les ouvriers eux-mêmes, se retrouvait à saboter les luttes).

À force d’épuiser avec acharnement tous les moyens de se défendre comme producteurs de plus-value, une leçon élémentaire éminemment pratique s’infiltre lentement dans la conscience des travailleurs : celle des défaites. C’est en se brûlant au feu des défaites fécondes qu’on apprend ce qu’est la crise du salariat. Constater qu’on ne peut plus se défendre comme travailleurs salariés, c’est faire l’expérience concrète du fait que le salariat n’est plus un mode de production qui satisfasse les besoins sociaux. Ceux qui nient cet apprentissage pratique, ce processus où la classe forge sa propre conscience font du communisme une pure « idéologie », une « mission historique ».

Nous ne voulons pas dire que cela se passe de façon linéaire et mécanique. Il faut tenir compte du rythme de la crise, des cycles conjoncturels, de la force plus ou moins grande du conservatisme de la classe, de l’intelligence de la bourgeoisie, etc. Il peut y avoir des surgissements suivis de retours en arrière. Ou bien encore, souvent, on refuse de lutter parce que ça ne mène à rien, et puis la dégradation et la frustration s’accumulent encore plus et, comme les conditions ne sont pas réunies pour une explosion révolutionnaire sur le terrain social, on recommence à chercher des failles. Cependant, la tendance générale est celle que nous tentons d’expliciter.

Nous appelons ce processus d’un mot qui demande encore à être précisé : mouvement de maturation (essentiellement silencieuse et non organisée). Il va de soi que si nous considérons le prolétariat comme produisant sa propre conscience et comme sujet de sa pratique (sujet encore fragmenté, en formation), nous estimons que cette expérience est indispensable. Mais il faut répéter avec force que c’est un faux problème que de se demander s’il faut « préconiser » ou « condamner » les luttes revendicatives, car ça ne change rien.

elles ont lieu, un point c’est tout. La seule chose qui compte, c’est si oui ou non à travers les cycles de luttes, qui comprennent aussi les moments d’apathie apparente, de silence, de non-lutte, de refus de lutter comme des parties intégrantes, les prolétaires produisent leur propre capacité de dépasser la lutte revendicative dans une lutte supérieure.

À travers ces tentatives défaites d’aménager leurs conditions salariales, les ouvriers, avec l’intensification de la crise, se trouvent acculés à un mur : plier l’échine où se battre différemment, reconstituer sur d’autres bases leur unité, affirmer leurs véritables besoins collectifs, etc. Peu importe ici l’événement qui joue le rôle de catalyseur de ce saut. Même lorsqu’il s’agit d’un point précis (hausse des prix, répression, accident du travail, etc.), la révolte qui surgit utilise cet événement partiel qui concentre en lui tout ce dont on a souffert auparavant. Si on est matérialiste et qu’on comprend la vie sociale comme un tout, on saisit sans peine que le mouvement déborde de très loin le fait précis qui l’a provoqué et qu’il est un surgissement contre toute la dégradation de la vie des ouvriers. Parce qu’il est révolutionnaire et vise, sans le savoir explicitement, les rapports sociaux dans leur ensemble, le mouvement prolétarien, soit ne formule pas de revendications, soit utilise les revendications dont tout le monde sait qu’elles sont un prétexte, dans la mesure où elles ne représentent qu’une infime partie des causes profondes de la lutte, pour aller au-delà.

Les ouvriers, en luttant, contraignent le capital à les diviser encore plus, à les défaire, poussant ainsi à l’extrême l’insupportable écartèlement entre leurs besoins et leurs divisions marchandes. Les ouvriers ne sortent pas unifiés des luttes, sinon ils tendraient à maintenir au-delà de la lutte l’association. Par contre, ce qui s’est infiltré lentement dans la conscience (et dans la nôtre guère plus vite !), c’est que les rares instants où ils ont pu sentir leurs forces, c’est au cours des surgissements unificateurs qui dépassaient la revendication. Par contre, les moments où le marchandage et la négociation reviennent au premier plan laisse un souvenir pénible de division et d’émiettement. Le contraste entre leur fragmentation insurmontable comme « somme de travailleurs salariés » et leur unité comme association au-delà de et donc contre le salariat, voilà ce que, à travers les cycles de lutte, les processus silencieux et moléculaires, les défaites, les surgissements étouffés par des revendications, met en relief la leçon de choses de notre époque.

Nous répétons : il n’y a pas de « dynamiques objectives des luttes »10. Il y a des prolétaires qui, en luttant de façon revendicative, se contraignent, par l’effet de ces luttes sur le capital et sur eux-mêmes, à lutter différemment. Ce qui est objectif ; c’est la contradiction entre le salariat et les forces productives. Mais si on transforme la lutte de classe en un processus ayant une dynamique « objective » et le prolétariat en un acteur pris dans cette dynamique comme une courroie de transmission de cette « dynamique », on nie la nécessité pour le prolétariat d’engager un processus de rupture, de négation, de critique, de dépassement de son ancien être et de son ancienne façon de lutter ; on nie le saut qualitatif que prépare toute évolution ; on nie ce qu’il y a de potentiellement révolutionnaire dans la contradiction qui le travaille et dans la conscience (d’abord négative) qui est en gestation à travers les échecs. ON NIE LE SUJET CRÉATEUR au nom d’une vision objectiviste et réifiée. Et on finit par se retrouver, à côté de tous les gauchistes, à ne pas accomplir la critique nécessaire, qu’accomplit chaque jour dans la pratique la lutte de classe, des luttes revendicatives, et à nous répondre : « Mais elles ont une dynamique objective… » Cet oubli du sujet mène droit au programme de transition (« les revendications mènent objectivement à la révolution »), à l’apologie du prolétariat-travail salarié, au trade-unionisme et au gradualisme. Quant à la « dynamique objective » d’une lutte de classe revendicative poussée jusqu’au bout sans que les prolétaires soient capables de la dépasser et de se nier, nous la connaissons bien. La voici : luttes revendicatives, luttes revendicatives, luttes revendicatives… émiettement, division, embrigadement et écrasement.

Signes précurseurs…

Nous voulons bien qu’on nous parle d’un processus vers la formation de la classe-pour-soi permanent à travers les luttes revendicatives, à condition qu’on saisisse correctement le processus concret de cette formation : le développement du heurt entre les besoins réels du prolétariat et sa façon démodée, archaïque, conservatrice de lutter, développement qui accumule les conditions d’une rupture avec cette façon de lutter. Nous ne prétendons pas avoir exploré toutes les sources par lesquelles suinte la conscience communiste, ni tous les canaux par lesquels elle s’infiltre, car la manifestation de ce heurt, il y en chaque jour un nombre quasi infini. Ce que nous disons, c’est qu’on ne peut commencer à analyser les formes variées et complexes que revêt le mouvement de maturation si on n’a pas saisi sa nature contradictoire et le saut qualitatif vers lequel elle tend.

Une fois qu’on s’est mis d’accord sur cela, la discussion est ouverte sur la question des signes concrets de la maturation et ses moments. Nous reconnaissons volontiers que nous avions insuffisamment développé ce point. Aussi voulons-nous apporter quelques indications sur les signes précurseurs de la rupture révolutionnaire qui apparaissent au sein même des luttes actuelles.

Il y a, même dans certaines luttes très limitées, des pratiques qui traduisent une poussée vers l’action révolutionnaire, une tendance permanente vers le surgissement de la classe communiste. Mais, contrairement à ce que pensent beaucoup de conseillistes, il ne s’agit pas avant tout de « nouvelles formes » d’organisation et autres tartes à la mode ; ce sont le déclenchement à partir d’une minorité qui exprime et cristallise ce que ressentent collectivement les travailleurs, leur tendance à se constituer en communauté d’action pratique (occuper, envahir les bureaux, manifester, étendre la lutte par tous les moyens, etc.) l’absence de revendications ou leur mise au second plan ou l’adoption de mots d’ordre intentionnellement vagues pour ne pas geler le mouvement (« du pain », à Gdansk, « tous en grève pour que ça change », en 68, « solidarité ouvrière », à Barcelone ; souvent, même dans de petites grèves, le seul mot d’ordre, c’est « tous en grève »), le refus de la « démocratie » des votes bidon, la défiance à l’égard des syndicats ou l’affrontement avec eux, etc. Il faut savoir déceler ce qu’il y a de formidable dans le fait qu’aucune de ces manifestations ne formule de programme « positif », de proposition d’aménagement. C’est que le prolétariat ne peut proposer de positif que le communisme. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de comprendre que si ces tendances à la constitution de la classe-pour-soi, ces poussées restent étouffées et cèdent très rapidement la place à la division salariale, c’est d’abord parce qu’elles ne parviennent pas à trouver leur véritable piste de développement : ce qu’Internationalisme appelait le « terrain social général ».

Le plus souvent, c’est leur isolement, leur incapacité de détruire les barrières de l’entreprise qui expliquent leur avortement. Ce localisme plonge ses racines dans le faible niveau de maturation de la crise, de la conscience, etc. Cependant, les moments d’unification, aussi brefs et partiels qu’ils soient, laissent un souvenir de communauté, d’unanimité, de force qui contraste violemment avec la fin en eau de boudin des grèves « revendicatives », avec leur atmosphère bien connue d’éparpillement, d’impuissance, d’amertume, de discussions interminables, de reproches, de cartes déchirées… C’est là une image vivante, une situation que n’importe quel ouvrier a déjà vécue, du décalage entre la force du prolétariat lorsqu’il « oublie » les déterminations du salariat et amorce un mouvement d’association sur d’autres bases — et sa faiblesse lorsqu’il s’empêtre à nouveau dans les mailles des rapports marchands.

Ceux qui ne voient que les « revendications » passent à côté de ce qu’il y a d’important dans ces moments, brefs mais non rares, et ils se contentent de faire l’apologie de telle ou telle forme dure (séquestration, comité de grève, violence, etc.), contribuant ainsi à fixer le mouvement sur des aspects partiels pour en masquer l’essence. Pour eux, toute lutte est revendicative, et son degré de « radicalité » se mesure aux formes utilisées pour aménager les conditions d’exploitation.

Mais lorsque les travailleurs entrent brusquement, sans revendication11, dans un irrésistible mouvement qui balaie toutes les frontières marchandes, brûlant d’un apparent irréalisme, manifestant une apparente « folie » et dépensant une énergie sans commune mesure avec les raisons apparentes, partielles et immédiates du combat, les idéalistes s’imaginent qu’ils se battent pour « autre chose que des besoins matériels ». Pour eux, les besoins ne peuvent s’exprimer que dans le langage étroit de la « réalité » existante : revendiquer, vendre, acheter, négocier, faire pression, calculer ses « intérêts » tels qu’ils se présentent dans cette société marchande, sous une forme particularisée, individuelle, corporative, divisée et soumise à la dictature de l’échange. Par contre, ils pensent que toute lutte qui ne se plie pas à cette logique ne peut être que la manifestation d’une aspiration idéelle. Comme si le besoin de communauté entre des morceaux d’humanité pulvérisés par l’« unité » de la chaîne de montage n’était pas aussi matériel que quelques francs de plus avec lesquels on ne peut plus s’acheter que de la camelote ou des spectacles-illusions de rapports sociaux. Une des plus grandes ruses de l’idéologie bourgeoise, c’est de poser toutes les questions en ses termes et de supposer comme évident que : besoins revendication et que : lutte sans revendication = lutte purement « politique », pour un idéal, etc. Ce qui est effarant, c’est de voir un révolutionnaire comme Victor reprendre sans sourciller l’identification : « matériel » = « économique » = revendication. Il contribue ainsi à emprisonner les ouvriers dans l’idée que ce qu’ils font de plus profond serait fou, utopique, sans rapport avec leurs besoins, ou, au mieux, la manifestation d’une « idée », et que, par contre, les revendications soi-disant précises, concrètes, ça c’est du solide, du vrai.

Face à ce réalisme rabougri, nous n’hésitons pas à affirmer, avec la certitude joyeuse de faire pousser des cris d’écorchés à tous les matérialistes vulgaires qui encombrent les rayons des librairies, que, loin d’exprimer les besoins de la classe ouvrière, les revendications, si elles ne sont pas immédiatement dépassées ou reléguées au second rang, les masquent. Et nous trouvons une confirmation du matérialisme vrai, c’est-à-dire dialectique et subversif, dans le fait que les fractions les plus avancées dans les luttes sont celles qui ressentent tellement de besoins matériels et sociaux frustrés, si collectifs, si concrets, si universels qu’elles ne peuvent les faire entrer dans aucune revendication précise. Il faut être resté, en mai 1968, à l’université ou dans un local syndical pour ignorer que les plus radicalisés, ceux qui ont déclenché les grèves, affronté les syndicats étaient ceux qui sont partis sans revendications, qui n’ont jamais calculé ce qu’ils en retireraient individuellement. Et une fois qu’on sait cela, il faut avoir les oreilles bouchées par les boules de cire de l’ouvriérisme pour ne pas comprendre que, lorsque les prolétaires disaient : On ne s’est pas battu pour quelques francs de plus mais pour que ça change, pour la dignité, etc. », ce n’est pas parce qu’ils étaient de chouettes gars bien idéalistes, au-dessus des contingences et moins exigeants matériellement que les autres. C’est, au contraire, parce qu’ils ont une tolérance moindre aux privations qu’ils ont exprimé, ne fût-ce qu’un instant, des besoins de rapports sociaux, de valeurs d’usage12 qui sont mille fois plus matériels que les illusions de survie que représentent les revendications, qu’on n’obtient d’ailleurs presque jamais. Par contre, ceux qui calculent encore les conséquences pour leur situation marchande particulière expriment moins de besoins, puisqu’ils se satisfont d’aménagements illusoires à la dégradation continue et effroyable de leur vie. Peu importe ici que, devant l’absence de conditions pour aller plus loin, tous finissent par se replier sur des revendications « réalistes » et se défendent comme ils peuvent, c’est-à-dire mal. Ce qui nous intéresse, c’est de déceler comment, de façon confuse, non explicite, à peine consciente, les prolétaires commencent à exprimer pratiquement l’histoire de notre époque : les besoins matériels entrant en conflit avec le rapport salarial. Ce qui nous intéresse, c’est comment les prolétaires commencent à saisir ce qui, pour la majorité, reste un mystère « philosophique » très compliqué : que la classe n’est pas une somme de travailleurs salariés.

Mais on ne peut déceler ces signes encore imprécis et partiels de la formation de la classe-pour-soi à travers les luttes quotidiennes que si on comprend qu’elles ne font que préfigurer ce qui apparaît clairement au grand jour lors du saut qualitatif que représentent les surgissements généraux de la classe. Là, il ne s’agit plus de signes d’une maturation et de l’exacerbation des contradictions qui approfondissent cette maturation : il s’agit de l’apparition d’un mouvement révolutionnaire. Dans un quartier, dans une ville, une région, un pays, etc., les cadres de l’usine et de la corporation sont brisés, ce qui conduit directement à un début d’affirmation communiste. Donc, quelle que soit l’importance des symptômes partiels que nous venons d’évoquer, il faut bien se représenter que le surgissement révolutionnaire est, pour l’essentiel, une négation de ce que la classe faisait auparavant, d’une nouvelle qualité, d’une rupture. C’est cela que nous allons développer à présent.

Le mouvement communiste - tâches sociales et militaires

Nous avons vu que, au fur et à mesure que se déploie la crise, les ouvriers sont confrontés à l’impossibilité de satisfaire leurs besoins matériels) collectifs en valeurs en continuant à se battre comme porteurs d’une force de travail-marchandise. C’est pourquoi ils sont poussés à utiliser la seule arme qui leur reste : leur nature de force de travail associée, potentiellement universelle sans tenir compte de leur qualité de salariés. Ce moment — le surgissement de la classe-pour-soi — est véritablement effrayant quand on se représente la nouvelle contradiction dans laquelle se situent d’emblée les prolétaires. Ils prennent des mesures qui sont le début de l’instauration d’une communauté universelle sans échange, alors que toute la vie sociale, la division du travail, l’organisation du travail, la nature même des valeurs d’usage, la situation particulière et partielle dont ils se dégagent, sont entièrement modelés par les lois de l’échange. De plus, ils ont évidemment face à eux toute la contre-révolution armée jusqu’aux dents, des centaines de millions de semi-prolétaires qu’il faut intégrer si on ne veut pas qu’ils forment les corps francs de la bourgeoisie.

Pourtant, aussi partiel, minuscule, embryonnaire soit-il, ce mouvement est déjà mondial et communiste. Le communisme n’est pas un simple « but » idéal pour « le jour où » tout sera résolu, ou « adviendra » (comme dit Victor page 46) l’Abolition, avec un grand A, de l’exploitation, mais un mouvement social. Jusqu’à nouvel ordre, tout mouvement réel commence en un ou des endroits précis, limités et se heurte à des contradictions qui le poussent de l’avant. C’est parce que les premières mesures du prolétariat sont anti-échangistes, c’est-à-dire communistes, qu’il entre dans un antagonisme avec l’ensemble des rapports mondiaux et se trouve forcé d’en prendre d’autres, plus vastes, plus étendues. L’universel, le mondial sont le processus d’universalisation, de socialisation de l’humanité, c’est-à-dire une histoire bien concrète qui commence par de pauvres petites mesures de destruction de l’échange et de communisation de la pauvreté dont nous héritons et se poursuit avec la transformation des forces productives elles-mêmes, c’est-à-dire du rapport de l’homme à la nature.

Marx avait raison de parler du communisme inférieur pour caractériser « le communisme tel qu’il sort de la société capitaliste ». Seul le communisme peut détruire l’échange (car il n’y a pas de no man’s land, toute destruction d’un rapport social est l’instauration d’un autre rapport social, et seuls les trotskistes ou S ou B peuvent s’imaginer qu’il y a d’autres rapports sociaux que capitalistes ou communistes). Et la destruction de l’échange, ce n’est pas un décret du soviet suprême « après qu’on aura réussi la révolution mondiale » ; ce sont des ouvriers attaquant les banques où se trouvent leurs comptes et ceux des autres ouvriers, s’obligeant ainsi à se débrouiller sans, ce sont les travailleurs se communiquant et communiquant à la communauté leurs produits directement et sans marché, ce sont les sans-logis occupant les logements, « obligeant » ainsi les ouvriers du bâtiment à produire gratuitement, les ouvriers du bâtiment puisant dans les magasins librement, obligeant toute la classe à s’organiser pour aller chercher la nourriture dans les secteurs à collectiviser, etc.

Qu’on s’entende bien. Il n’y a aucune mesure qui, en elle-même, prise isolément, soit le communisme ». Distribuer des valeurs d’usage, faire circuler directement moyens de production et matières premières, utiliser la violence contre l’État en place, des fractions du capital peuvent accomplir une partie de ces choses dans certaines circonstances. Ce qui est communiste, ce n’est pas la « violence » en soi, ni la « distribution » de la merde que nous lègue la société de classes, ni la « collectivisation » des machines à sucer de la plus-value, c’est la nature du mouvement qui relie ces actions, les sous-tend, en fait des moments d’un processus qui ne peut que communiser toujours plus ou être écrasé. Le mouvement s’effectue à travers ses mesures, il est ses mesures, mais il est aussi plus que la somme des mesures envisagées statiquement. Chaque action du prolétariat s’annonce comme nécessaire et se révèle, dès qu’elle est effectuée, comme insuffisante, comme exigeant immédiatement une autre mesure nécessaire. Tout, dans le monde de l’échange, se tenait, et chaque domaine était une infime partie du réseau de la division mondiale du travail. Au fur et à mesure que le prolétariat s’attaque aux rapports sociaux et aux forces militaires de la classe dominante, il se rend compte que tout se tient pour lui aussi. Si nous parlons de mouvement communiste, c’est que désormais tout le mouvement est déterminé par la contradiction vécue par le prolétariat-sujet entre ses premières mesures communistes inférieures et l’impossibilité de les maintenir sans les élargir, sans s’attaquer à toute la vie sociale, par tous les moyens.

Dès qu’elle surgit, la classe ouvrière-pour-soi se heurte à des tâches sociales et militaires. Le seul « pouvoir » qu’elle a est celui des nouveaux rapports qu’elle peut instaurer, et elle ne peut les instaurer sans s’affronter militairement au capital. Les tâches militaires et sociales sont indissolubles, simultanées et s’interpénètrent. On ne peut mener une guerre civile sans prendre de mesures communistes, sans dissoudre le travail salarié, communiser l’alimentation, le vêtement, le logement, se procurer toutes les armes (destructrices, mais aussi les télécommunications, la nourriture, etc.), intégrer les sans-réserves (y compris ceux que nous aurons réduits nous-mêmes à cet état), les chômeurs, les paysans ruinés, les étudiants paumés et sans attache. Parler de guerre civile menée par une « catégorie » qui représentera 10 % de la population et qui sera en train de faire des « grèves » pour quémander de l’État qu’il satisfasse ses « intérêts », c’est une plaisanterie.

D’un autre côté, les moindres mesures de communisation se heurtent à la violence déchaînée du capital. Même si les ouvriers ne voulaient pas de guerre, ils y sont contraints parce que, une fois qu’ils se sont attaqués à l’échange, ils ne peuvent plus reculer, et le capital use de tous les moyens pour leur rendre la vie impossible : terreur, sabotage, blocus, etc. Donc, pas de révolution sociale sans guerre, pas de guerre sans révolution sociale ; cependant, il faut bien comprendre que c’est un mouvement social qui fait la guerre et que le prolétariat ne se bat pas pour faire la guerre et ne prend pas les mesures sociales parce qu’il a l’idée que sa « mission » est de détruire l’État.

En s’affirmant comme travail réassocié, communauté, les ouvriers amorcent un processus qui ne peut que s’étendre. En effet, à partir du moment où on commence à consommer gratuitement, il faut reproduire les valeurs d’usage consommées (ou d’autres) ; pour les reproduire, on manque de matières premières, de pièces détachées, de nourriture. Il faut donc s’emparer des moyens de transport, des télécommunications et entrer en contact avec les autres secteurs ; ce faisant on se heurte aux bandes armées adverses. L’affrontement avec l’État pose immédiatement le problème de l’armement, qui ne peut se résoudre qu’en mettant sur pied un réseau de distribution de valeurs d’usage pour entretenir une armée. À partir du moment où les prolétaires défont les lois marchandes, ils ne peuvent plus s’arrêter (d’autant moins que le capital est ainsi privé de biens essentiels et contre-attaque). La nature même du prolétariat, classe associée mondialement, lui impose d’étendre le mouvement géographiquement (nouvelles régions), socialement (nouveaux secteurs de la division du travail, nouvelles mesures de réassociation), militairement.

Chaque approfondissement social, chaque extension donnent chair et sang aux nouveaux rapports, permettent d’intégrer toujours plus de non-prolétaires à la classe communiste en train de se constituer et de se dissoudre simultanément, de réorganiser les forces productives, d’abolir toujours plus toute concurrence et division entre les prolétaires, d’acquérir une position militaire. Et vice versa.

Résumons-nous.

1) La force du prolétariat réside dans son caractère de classe associée, liée matériellement par la division mondiale du travail. C’est pourquoi la moindre mesure de réassociation pour satisfaire ses besoins la pousse vers la mondialisation de son action, car, d’une part, toute mesure en exige une autre13, d’autre part, elle provoque une réaction militaire du capital qui ne lui permet pas de se localiser. Par contre, si la classe s’affirme comme travail salarié, par usines, sans détruire l’échange, en restant enfermée dans sa catégorie-prison, avec une simple organisation purement « politique », son mouvement se fige, elle régresse et perd toute force militaire.

2) Le moteur du mouvement d’extension révolutionnaire est donc à chercher, non dans la lutte « revendicative » contre les effets de l’exploitation, mais dans le heurt entre, d’une part, les mesures communistes qui s’imposent à la classe et, d’autre part, las rapports marchands qui les entourent, tendent à étouffer le mouvement — et à l’écraser.

3) On n’affaiblit pas militairement la classe en disant qu’elle s’auto-dissout. Bien au contraire. La transformation des rapports sociaux est une arme militaire formidable (bien qu’elle doive être forcée, imposée, consolidée à l’aide de canons) car elle précipite l’afflux des dépossédés au prolétariat communiste, elle renforce l’unité de la classe — et elle atteint l’ennemi au cœur de sa force sociale (l’inertie atomisatrice des rapports marchands). Ce n’est pas par hasard ni la social-démocratie reportait le communisme aux calendes grecques et refusait de poser concrètement tout problème militaire.

L’une des forces les plus remarquables du prolétariat, c’est sa capacité à faire de l’attaque contre les rapports marchands une véritable arme de guerre. En détruisant le secteur commercial, les banques, les titres du propriété, il pousse les capitalistes à la faillite, contraint les petits-bourgeois, représentants, petits rentiers à se rallier autour des centres de production de valeurs d’usage. La classe capitaliste et ses innombrables couches périphériques reposent sur un enchevêtrement compliqué, paperassier, bureaucratique, vulnérable au plus haut point, de liens financiers, de crédits, d’obligations. Sans ces liens, sa cohésion interne s’effondre. Cette classe n’est pas une communauté fondée sur une association matérielle, elle est un conglomérat de concurrents unis par l’échange. L’échange, c’est la communauté abstraite (l’argent). C’est pourquoi les communistes devront être au premier rang pour pousser énergiquement à toutes les mesures de démantèlement des liens qui unissent nos ennemis et leurs supports matériels, destruction rapide, sans possibilité de retour, et, simultanément, à toutes les mesures de communisation.

4) Ce ne sont là que des indications encore partielles sur un travail à faire. Mais, en tout cas, nous avons absolument rompu avec l’imagerie sociale-démocrate de la révolution, « politique » puis sociale.

Affirmation et négation du prolétariat

L’affirmation du prolétariat, c’est sa propre négation. En fait, il s’agit simplement là de deux termes qui désignent le même mouvement envisagé sous deux angles différents. La constitution des prolétaires en libre réassociation, c’est le processus de destruction du travail salarié. L’instauration de la communication directe des valeurs d’usage, c’est la dissolution des rapports d’échange et la fin de toute médiation entre les hommes et la production de leur vie sociale, entre les producteurs eux-mêmes, entre la production et la consommation. La dictature du mouvement social de communisation est le processus d’intégration de l’humanité au prolétariat en train de disparaître. La stricte délimitation de la classe associée par rapport aux autres couches, sa lutte contre toute production marchande sont en même temps un processus qui contraint les couches semi-prolétariennes à rejoindre la classe communiste — elle est donc définition, exclusion et, en même temps, démarcation et ouverture, effacement des frontières et dépérissement des classes. Ce n’est pas là un paradoxe mais la réalité du mouvement ou le prolétariat se définit dans la pratique comme le mouvement de constitution de la communauté humaine.

Ceux qui préconisent : d’abord la dictature purement « politique » du prolétariat, puis, après une mythique destruction, toujours « politique », du capital mondial, la transformation communiste de la société, aboutissant soit à l’idée que, au cours du mouvement, les rapports resteraient capitalistes et que la « dictature » du prolétariat « contrôlerait » le capitalisme en attendant d’avoir achevé les tâches « politiques » censées « préparer » sa destruction14, soit à l’aberration selon laquelle il existerait des rapports neutres », « intermédiaires », « transitoires », ni capitalistes, ni communistes, ni marchands, ni collectivement réassociés15. La révolution bourgeoise pouvait connaître un relatif décalage entre révolution sociale et révolution politique parce que la bourgeoisie portait ses rapports avec elle et n’avait plus qu’à établir une sphère politique correspondante. Mais le prolétariat ne porte pas en tant que travail salarié le communisme, il ne possède rien sinon sa propre capacité potentielle à cesser d’être prolétariat. Il ne peut en aucune façon asseoir son pouvoir sur une sphère politique séparée, mais seulement effectuer son pouvoir de transformer les rapports existants par tous les moyens : sociaux, militaires, etc. Ce qu’instaure la classe ouvrière, ce n’est pas un pouvoir au-dessus de la société pour geler et consolider des rapports déjà existants, mais le pouvoir réel, concret de produire de façon créatrice de nouveaux rapports en devenant autre que ce qu’elle est. Si les gauchistes se gargarisent tant avec les mots dictature », « pouvoir », « violence » sans indiquer à quel mouvement sont subordonnés ces moments, c’est parce que, ne sortant pas des rapports capitalistes, ils sont obligés de masquer le conservatisme de leurs misérables programmes revendicatifs, « transitoires », par de la phraséologie sanguinolente et purement « politique ». Mais les communistes comprennent la violence comme violence des nouveaux rapports contre les anciens, et les tâches militaires, de dictature, comme découlant, dans leurs formes spécifiques, du contenu social de la révolution. Chaque classe mène la guerre à sa façon, en fonction de la nature du mouvement qu’elle effectue.

Pourquoi l’association du prolétariat pour lui-même est-elle non le prélude « organisationnel » ou « politique » à sa dissolution mais le processus même de cette dissolution ? Pour le comprendre, il faut saisir ce qu’est le travail associé par le capital. Prenons le prolétariat aujourd’hui : il n’est pas complètement et mondialement associé, car le capital ne peut s’unifier complètement. Si la société formait un seul atelier unifié, il n’y aurait pas besoin de médiation pour la communication des produits, donc pas d’échange, pas de salariat. S’il y a encore échange, c’est parce que le travail n’est associé que jusqu’à un certain point et reste en même temps fragmenté par le capital. D’une part, celui-ci tend à le rendre de plus en plus interdépendant à constituer une seule force de travail et, d’autre part, dans le même mouvement, il sécrète des barrières, des limites, et le maintient divisé. L’ouvrier de Renault, le mineur sud-africain et le travailleur agricole brésilien font partie d’une force de travail collective mais, entre eux, il y a les frontières, les grilles des entreprises, l’échange, leurs positions respectives et concurrentes de vendeurs d’une force de travail individuelle, corporative ou nationale, les secteurs commerciaux, etc. Le travail humain est quasi associé, mais la logique du capital le morcelle et oppose ses parties entre elles — et c’est le capital qui réunit les fils dispersés de la division du travail à travers l’échange. La crise historique du capitalisme pousse à un extrême insupportable l’écartèlement entre une association de plus en plus poussée et la forme marchande qui, tout en effectuant cette association, la fragmente du plus en plus. La décadence, c’est le développement de cette contradiction jusqu’à l’alternative : communisme, c’est-à-dire réassociation — sans échange ou destruction de la relative association déjà atteinte par l’échange, c’est-à-dire destruction de l’humanité. Les ouvriers sont de plus en plus associés par le capital et fragmentés par lui. Il y a un réseau inextricable de liens d’interdépendance et, au même moment, un isolement cauchemardesque des individus les uns vis-à-vis des autres. « La dépendance mutuelle et universelle des individus, alors qu’ils restent indifférents les uns aux autres, telle est actuellement la caractéristique de leurs liens sociaux. » (Marx, Fondements…)

Donc le travail associé par le capital ne peut s’unifier et faire la révolution tel qu’il est (divisé en usines absurdes, déchiré par la division du travail, rendu étranger à lui-même par l’échange, etc.). Il faut qu’il pousse jusqu’au bout l’association déjà réalisée par le capital mais en la détruisant, en la renversant, en la dissolvant et en se réassociant. C’est là qu’on se rend compte que même l’association du travail actuelle n’est pas un « germe » de communisme dans la société capitaliste (c’est là une vision évolutionniste), mais qu’elle fait partie d’une contradiction qui pousse les hommes à bouleverser cette association en s’appuyant sur elle. Le communisme, c’est avant tout la remise en question pratique de leur propre être, de leur ancienne association pour-le-capital par les prolétaires, c’est-à-dire la suppression par le prolétariat de sa propre existence. Tous ceux qui parlent de dictature du prolétariat ou de pouvoir ouvrier sans préciser cela parlent de la dictature du travail salarié c’est-à-dire du capital.

La nouvelle association est une rupture avec l’ancienne mais, tout en étant sa négation, elle y trouve les éléments de sa base de départ (pour produire de nouvelles valeurs d’usage, il faut consommer les anciennes ; pour produire de nouvelles forces productives, il faut utiliser, au début, les machines barbares dont nous héritons ; pour précipiter l’afflux des couches semi-prolétarisées à l’association, il faut mener une politique qui joue précisément sur les liens d’échange qu’elles avaient auparavant et ne peuvent plus avoir ; etc.). Encore une fois, les hommes font l’histoire (ici, en produisant de façon créatrice des choses et des rapports nouveaux, en se réassociant de façon nouvelle) dans des conditions objectives qu’ils n’ont pas choisies (puisque la réassociation se fait à partir d’un état matériel forgé par le capitalisme). Ainsi, le conflit entre le travail associé et le travail salarié ne se traduit pas simplement par la victoire du travail associé-par-le-capital, par le travail tel qu’il a été modelé, éclaté par le capital, mais par une qualité nouvelle, qui dissout les deux termes de la contradiction. La révolution, ce n’est pas la généralisation du travail décomposé, parcellaire, des forces productives produites par le capital. En brisant les chaînes de l’échange, le travail change de nature, se transforme en association sociale, cesse d’être du « travail » au sens d’une activité séparée. La révolution, c’est la constitution par les hommes placés dans la situation de prolétaires d’une communauté humaine, produite en prenant appui sur le réseau mondial des liens matériels qui résultent de l’appropriation mondiale de la nature qu’a développée le capitalisme. Cette réassociation est la négation de l’association actuelle, la transformation d’une somme d’intérêts réunis par l’échange en une communauté humaine.

Pourquoi Invariance n’est plus révolutionnaire

On nous a dit que nous, la « tendance », défendions les mêmes positions qu’Invariance. Nous voulons répondre rapidement et montrer que les camarades qui font cet amalgame n’ont compris ni l’évolution d’Invariance ni la nôtre.

Précisons tout de suite que nous ne pouvons, dans le cadre de ce texte, faire une véritable critique approfondie d’Invariance. Nous nous fixons ici un double objectif très limité et immédiatement pratique : 1) démythifier Invariance, qui sert de repoussoir trop commode à la majorité ; 2) nous démarquer de tous les idéologues de la négation, afin d’éloigner tous les humanistes qui seraient tentés de projeter leur camelote sur nos positions. Nous savons que nous ne pouvons donc, pour l’instant, qu’être schématiques et relativement injustes à l’égard d’Invariance. La critique radicale nécessaire de l’évolution de ce courant devra être plus nuancée, saisir plus la richesse de son apport, etc.

Invariance a été un moment de la pensée révolutionnaire, puisque rien ne pourra se faire qui ne reprenne de façon critique certains de ses apports. Au cours de son évolution, il a affirmé toute une série de points communistes essentiels en deçà desquels on ne peut plus rester (la dictature du prolétariat n’est qu’un moment de sa négation, l’affirmation du travail salarié est celle du capital, le mouvement révolutionnaire est celui de l’instauration de la communauté) et d’autres qui, tout en étant partiels, permettent une critique féconde (domination réelle/formelle, définition du prolétaire comme sans-réserves [Bordigal, etc.).

Cependant, Invariance n’est jamais sorti du terrain de l’idéologie. Au lieu de tenter de cerner le processus réel de négation, Camatte s’est tenu sur un terrain idéologique. Du prolétariat se niant, on est passé à la négation abstraite, puis, dans le dernier numéro de la revue (on le sentait venir avant) au prolétariat nié (dans la tête de Camatte). Ainsi, il a pris la position sociale-démocrate (le prolétariat fait la révolution sans se nier et se nie après) et après l’avoir démolie, il la retourne (il faut « nier » le prolétariat avant la révolution, et c’est 1’« humanité » qui détruit le capital). L’humanité n’est plus quelque chose qui se constitue à travers un mouvement actif de transformation qui est l’œuvre du prolétariat en train de s’élargir : elle préexiste à la révolution.

Cette vision métaphysique à laquelle Camatte a fini par arriver découle, à notre avis, de l’analyse fausse selon laquelle le capital aurait constitué une communauté matérielle achevée. D’une tendance contradictoire jamais achevée il a fait un résultat. D’où l’incapacité de saisir les véritables contradictions de la période de crise historique (tendance exacerbée à la domination réelle du capital se heurtant aux limites de l’échange, tendance à la prolétarisation de toute l’humanité contrecarrée par l’incapacité du rapport salarial à intégrer les sans-réserves). Le capital devient abstraitement « unifié », complètement abstrait et se dépasse lui-même dans la communauté matérielle. D’où le conflit parfaitement immédiat entre communauté humaine et matérielle.

L’absurdité d’un combat de I’« humanité » contre le « capital » vient de ce qu’on présuppose évidemment que l’humanité existe déjà — et nous voilà en pleine vision réformiste a-classiste. Par un autre chemin, la « négation » abstraite du prolétariat rejoint l’apologie du prolétariat ! C’est que tout cela se passe au niveau de la pensée pure : concepts de « négation », « communauté », etc., sont devenus autonomes par rapport aux tendances réelles qu’ils tentaient à l’origine d’exprimer. Alors que les gauchistes ne comprennent pas comment le prolétariat se supprime, se dissout, Camatte saisit bien qu’il y a dissolution mais ne comprend pas qu’elle est l’œuvre du prolétariat. Le mouvement communiste est effectivement d’emblée tendance à la constitution de la communauté humaine, mais ce mouvement n’est pas désincarné, n’est pas une pure essence qui ne revêtirait pas de forme phénoménale, n’est pas quelque chose qui s’effectue dans le vide. Camatte ne voit pas que le prolétariat, en tant que sujet délimité (en train de perdre ses limites antérieures), partiel (classe en train de devenir humanité), n’englobe pas, au départ de son mouvement, tout le monde, mais mène une action concrète à travers laquelle il tend à intégrer tout le monde — que c’est le prolétariat qui détruit les rapports capitalistes forme ainsi la communauté. Ce n’est pas l’humanité qui fait la révolution, mais la révolution qui fait l’humanité, parce que tant qu’il y a capital il n’y a pas d’humanité, et celle-ci se forme précisément dans et par la révolution prolétarienne. Ce n’est pas non plus le travail salarié qui fait la révolution, parce que tant qu’il y a travail salarié il y a capital. Ce sont les prolétaires en train de devenir, de travailleurs salariés, une communauté humaine.

Camatte ne saisit pas la contradiction du prolétariat. C’est pourquoi il ne peut comprendre concrètement que son affirmation comme travail se réassociant sera en même temps sa négation. En fait, il ne saisit la dissolution de la classe que sous une forme idéelle. Il ne s’intéresse pas véritablement au déroulement concret de ce processus, et lorsqu’il a tenté de lire des signes de sa « négation » devenue abstraite dans la réalité, il est tombé dans tous les panneaux à la mode (marginaux, hippies, nationalistes noirs, etc.).

Mais, contrairement à ce qu’on pense généralement, ce n’est pas parce qu’Invariance a trop rompu avec le gauchisme qu’il est sorti du communisme. C’est parce que, n’ayant pas assez rompu, il ne peut que le rejeter de façon idéologique, en restant dans sa propre logique (le prolétariat n’est pas le sujet de sa propre négation). Comme il fait l’équation : prolétariat — somme de travailleurs salariés, il ne sort pas du faux dilemme : ou bien l’affirmation du travail salarié (c’est-à-dire du capital) ou bien la négation abstraite (l’humanité).

Sur la question du parti, Invariance est parti de la thèse bordigo-sociale-démocrate : la classe n’existe que dans le « parti » (sinon c’est purement et simplement une somme d’individus). Quand il a rejeté cette vision métaphysique, il a énoncé que le parti, c’est la classe, et, comme la classe est entre-temps devenue l’humanité, le parti, c’est… l’humanité. Et puis, finalement, franchement dans ces conditions pourquoi un parti ? Ce pur jeu de l’esprit pourrait s’intituler : du culte du parti à sa négation.

Même renversement de l’idéologie gauchiste sur le plan de l’organisation. Les gauchistes, conformes à leur nature bourgeoise, fétichisent l’organisation. Invariance effectue une critique souvent profonde du « racket ». Mais ce fétichisme, il le transforme en fétichisme anti-organisationnel. Dans cette vision, toute organisation autre que celle de la Communauté Humaine devient racket, et, comme la communauté n’est conçue que comme une abstraction et non comme un processus réel qui part de la lutte ouvrière en des endroits précis, avec des tâches immédiates, des fractions, des regroupements, il n’y a pas d’organisation de tâches particulières. Ainsi le mouvement devient-il une généralité transcendantale au nom de laquelle toute tentative de fractions concrètes d’organiser des tâches précises devient un « racket ». Un mouvement sans tâches circonstancielles et donc organisation de ces tâches n’existe pas. Un mouvement sans parties avancées qui ressentent le besoin d’accélérer et d’influencer les actions des autres et qui s’organisent en conséquence, ça n’existe pas. Le Combat titanesque entre l’Humanité et le Capital, c’est une fiction. Le mouvement a des tâches concrètes, partielles, locales, qui de plus, ne se posent pas à tous ses membres de façon homogène. Ce qui rend révolutionnaires les éléments qui accomplissent ces tâches, c’est la nature de celles-ci et pas le fait qu’ils s’« organisent » en soi. L’organisation est pour le prolétariat un moment de son processus. Pour les gauchistes, il est un fétiche — et pour Invariance, un tabou.

C’est parce qu’il ne s’intéresse pas à ce qui est concrètement révolutionnaire qu’Invariance a peur de l’organisation. Il ne comprend pas vraiment la thèse fondamentale qu’il répète pourtant à satiété : que la révolution n’est pas un problème d’organisation. D’où sa peur de l’organisation. L’organisation est un problème réel, mais une question parmi d’autres, et, bien qu’elle ait, comme tout phénomène, certaines lois spécifiques, elle n’en est pas moins fondamentalement déterminée par la nature des tâches.

Résumons. Il faut lire et faire lire Invariance, dont les écrits passés (maintenant, c’est fini) ont aidé et aideront à rompre avec les conceptions sociales-démocrates. Mais il s’agit, en faisant sa critique, de montrer sa trajectoire du gauchisme à son alter ego : le marginalisme a-classiste. Toute critique qui ne s’attaque pas à ces deux tendances en profondeur laisse la porte ouverte à l’une d’entre elles. Si on ne saisit pas ce qu’il y a de juste et de profond dans Invariance à sa meilleure période (no 6-7), on retombe dans le gauchisme. Si on ne montre pas comment Invariance s’est mis à dérailler, et si on cède à sa façon idéaliste de raisonner, on s’embourbe dans la gadoue humaniste (idéologies du marginalisme, de l’individualisme, de la « vie quotidienne »).

La tendance méprise-t-elle l’histoire du mouvement ouvrier ?

On nous a accusés de mépriser l’histoire du mouvement ouvrier. Nous voulons très brièvement compléter les indications partielles que nous avons données dans le texte « Fractions et Parti » à ce sujet. Il va de soi que ceci n’est qu’un résumé de nos positions de base sur quelques questions. Nous traiterons trois problèmes qui ont trait à la polémique actuelle : la perspective des communistes au XIXe siècle concernant les luttes salariales, les leçons de la révolution russe et celles de la révolution allemande.

La perspective des communistes au XIXe siècle

Au siècle dernier, le communisme n’est pas immédiatement à l’ordre du jour16. Pourtant, il existe un mouvement ouvrier (grèves, syndicats, coopératives, surgissements politiques autonomes de la classe). Pour Marx et Engels, le problème est de comprendre comment ce mouvement tend concrètement vers une pratique communiste, comment se constitue la classe-pour-soi.

Après la défaite de la perspective qui envisageait que la révolution prolétarienne politique prenne en main l’achèvement de la révolution bourgeoise dans les pays les plus avancés et instaure une dictature du prolétariat assise sur les mesures transitoires préconisées par le Manifeste, il s’agit de voir comment le mouvement ouvrier prépare les conditions de la nouvelle crise révolutionnaire.

C’est dans la tendance à l’association permanente des travailleurs produite au cours des luttes salariales que Marx et Engels décèlent le processus de constitution de la classe révolutionnaire. Dans cette perspective, les syndicats et autres formes d’organisation des prolétaires sont un premier moment de la constitution du prolétariat en parti[17].

Pourquoi l’association des travailleurs autour du maintien du salaire est-elle un moment de la constitution de la classe en parti contre le salariat, en classe-pour-soi ? Les communistes répondent :

« Ils sont une première tentative pour supprimer la concurrence. »

« S’il ne s’agissait vraiment pour ces associations que de ce qui les fait agir en apparence, à savoir la fixation des salaires […] ils échoueraient piteusement devant le cours inéluctable des choses. »

« En fait, elles représentent un moyen d’unifier la classe ouvrière, qui se prépare ainsi à renverser la vieille société. »

Ce qui est important pour les communistes, c’est que l’association née dans le feu de la lutte revendicative devient pour les prolétaires « plus importante que le maintien du salaire lui-même ». Le prolétariat ne peut, il est vrai, commencer ses tâches sociales révolutionnaires mais, dans cette période d’ascendance du capitalisme, il dispose d’une marge de manœuvre pour améliorer relativement et temporairement sa situation matérielle, s’unifier jusqu’à un certain point, sans remettre en cause le rapport capitaliste. Il y a une place pour une certaine communauté permanente des ouvriers.

C’est donc d’une vision tout entière tendue vers l’avenir, l’abolition du salariat, que Marx et Engels tentent de comprendre et d’agir au sein du mouvement qui est « l’école de guerre ou les ouvriers se préparent au grand combat ». Ils voient parfaitement le saut, la discontinuité, entre les luttes pour le salaire et les luttes pour « l’abolition du salaire », mais ils perçoivent la préparation et la maturation vers ce bond dans l’organisation au sein de la société capitaliste. Ils ne disent pas abstraitement : « Il faut lutter », ils constatent que les ouvriers luttent et que, à travers les luttes revendicatives, existent des tendances à l’association pour soi, des tendances à ce que, même lorsque l’objet apparent de la lutte est passé, demeurent les liens permanents de solidarité entre les travailleurs. Ils ne se posent pas en doctrinaires qui opposeraient à ces tendances la lutte « pure », ils ne plaquent pas de façon sectaire leurs « positions » sur le mouvement réel ; ils appuient, explicitent et expriment ce qui dans ces tendances va dans le sens de cette rupture.

Contrairement à ce que laissent entendre à présent certains camarades de la majorité, Marx et Engels n’ont jamais « soutenu le réformisme ». Les syndicats n’étaient pas, à leurs yeux, des organes réformistes dès le départ, ils étaient des organes de lutte pour les réformes qui pouvaient devenir soit des moments de la constitution du parti de classe (pour l’abolition du salaire), soit des organes de conservation du salariat, des organes réformistes et, finalement, des organes capitalistes. Il y a une contradiction dans les syndicats que les communistes doivent contribuer à dénouer ; s’ils en restent à la défense du salaire, ils deviendront réformistes ; si l’association qu’ils contiennent en germe se développe, s’élargit, ils se transformeront qualitativement en parti ouvrier. Le rôle des communistes est de lutter contre les réformistes au sein de ce mouvement ; ils font passer des résolutions dans les statuts, les font adhérer à l’Internationale, prennent leur tête. Que, dans les conditions matérielles de l’époque, les réformistes aient été prépondérants à la longue et que les marxistes aient sous-estimé les tendances à l’intégration, c’est absolument vrai. Mais on n’a pas le droit d’écrire l’histoire à rebours et de dire que dès le départ l’association des travailleurs était « réformiste ».

Le pari des communistes était que, lorsque la crise révolutionnaire éclaterait, la classe serait armée organisationnellement et du point de vue de sa conscience. Il y a un saut, mais ce dernier est préparé par l’unification au sein de la société. Le tout est de savoir si le développement de la conscience et des fractions communistes sera suffisant pour que l’association devienne un parti de classe. Ou bien l’organisation des travailleurs salariés est un tremplin pour l’organisation de la destruction du travail salarié, par l’intermédiaire de l’association grandissante — ou bien elle devient capitaliste, par l’intermédiaire des réformistes, gradualistes, possibilistes et autres tendances qui exprimaient les processus d’intégration.

Que signifie d’appeler les syndicats à inscrire l’abolition du salariat sur leur bannière, à rejoindre l’Internationale, à s’attaquer aux « causes » plutôt qu’à s’en tenir aux « effets », sinon les appeler à se transformer en parti ? C’est ainsi que s’explique ce passage d’Engels, étrange en apparence, à propos des syndicats anglais (in le Syndicalisme, Maspero) :

« Si l’on compte comme parti ouvrier les chambres syndicales et les associations de grève qui luttent exclusivement, comme les syndicats anglais, pour un haut salaire et une réduction du temps de travail, mais par ailleurs, se moquent du mouvement, on forme en réalité un parti pour la conservation du salaire et non pour son abolition. »

« […] on ne peut parler ici de véritable mouvement ouvrier, puisque les grèves qui se déroulent ici, qu’elles soient victorieuses ou non, ne font pas avancer le mouvement d’un seul pas. À mon avis, elles ne peuvent être que nuisibles, les grèves… qui ne font pas avancer d’un pouce en direction des luttes ayant une portée universelle et historique, bref des grèves qui se font dans la “liberté” telle qu’elle existe ici. »

Combien profond, révolutionnaire et déchiré est ce diagnostic d’Engels. Il assiste concrètement au processus de la victoire du réformisme sur la minorité communiste, de la victoire du corporatisme sur l’unification, de la victoire du conservatisme salarial sur les tendances à l’association-pour-soi. Il dénie donc (ô sacrilège pour les ouvriéristes de toujours) aux grèves qui renforcent ces tendances-là jusqu’au terme de mouvement ouvrier. Qu’on est loin de la démagogie contre ceux qui « méprisent » les luttes, qu’on est loin des sornettes fadasses sur l’air de « toutes les grèves ont quelque chose de potentiellement révolutionnaire ». Pour Engels ; seul importe ce qui prépare, mûrit et développe la possibilité de luttes « universelles et historiques ». Il y a dans ces quelques lignes et leur formidable exaspération l’intuition de 1914, où se consomme la victoire du réformisme et où la tendance à la transformation des organes pour la défense du salaire en organes de défense du salariat se révèle irréversible. Ce passage se fera sur le cadavre de l’association, qu’avaient encouragée et soutenue les communistes. Désormais, l’association ne se fera plus que dans la destruction directe du rapport salarial.

La perspective des communistes sera défaite et ce qu’Engels décrit là se révélera la règle générale. En effet, l’intérêt commun et l’association autour du maintien du salaire provoquaient deux tendances contradictoires : d’une part, une relative suppression de la concurrence entre les prolétaires, un relatif développement des positions communistes, etc., mais, d’autre part, dans les conditions du capitalisme ascendant, des tendances beaucoup plus fortes au corporatisme, à la naissance d’une aristocratie ouvrière, au réformisme.

En 1914, cette période du mouvement ouvrier est révolue. Mais la preuve de la validité de la perspective des communistes, malgré leurs innombrables erreurs précises, c’est que de ce mouvement sortiront des fractions, petites mais communistes : bolcheviks, gauches d’Allemagne (18), socialistes italiens, tribunistes, etc. Ces fractions ont été largement contaminées par la régression sociale-démocrate, mais, dans la rupture entre le mouvement du XIXe siècle et du xxe, elles constitueront le lien, la base d’un nouveau départ.

Limites des mouvements révolutionnaires de 1917-1920

Au cours des révolutions russe et allemande, nous avons deux moments d’un même processus révolutionnaire défait. Ces tentatives prolétariennes révèlent, chacune à leur façon et sous des formes en partie différentes, l’incapacité du prolétariat à rompre avec la vision sociale-démocrate et la pratique du XIXe siècle. Nous ne reviendrons pas ici sur les raisons de cette immaturité18 nous voulons simplement indiquer un certain nombre de traits saillants et de leçons de ces défaites.

La révolution russe

Le mouvement des ouvriers russes est un moment partiel et local du processus mondial révolutionnaire d’après-guerre. C’est à ce titre que nous sommes parfaitement en droit de le considérer comme une tentative de révolution qui échoue. Contrairement à ceux qui parlent de « révolution bourgeoise », nous pensons qu’il s’agit d’un mouvement en train de tenter de rompre avec l’ancienne pratique, mais qui ne parvient à dépasser le réformisme que sur le terrain purement politique. Cela tient, pour la plus grande partie, au caractère arriéré et à l’isolement de la Russie, mais pas seulement, puisqu’on retrouve le même problème en Europe de l’Ouest. Il y a un lien entre l’immaturité des ouvriers russes qui font fonctionner les soviets comme des « parlements ouvriers », qui tentent d’« autogérer les usines », qui ne remettent pas en cause le salariat, et les conceptions sociales-démocrates que les bolcheviks ne parviennent pas à dépasser : étatisme, capitalisme d’État, tactiques transitoires, front unique avec les classes moyennes, positions sur les questions agraire et nationale, etc.

Il y a la remise à l’ordre du jour de la destruction de l’État bourgeois, de la dictature politique du prolétariat — mais, arrivé à ce point, le mouvement ne parvient pas à aller plus loin.

Jusqu’en octobre, la révolution est montante parce qu’elle parvient à se développer sur un terrain politique contre la guerre essentiellement). Si en Russie, l’unité de la classe parvient à se réaliser sur ce terrain, sans devenir directement communiste et bouleverser les rapports marchands, c’est parce qu’elle s’affronte à un capital faible, un État banqueroutier, une armée décomposée et qu’elle peut s’appuyer et flotter sur un double mouvement d’une ampleur formidable : le désir de paix des soldats et le mouvement social agraire de la petite paysannerie. Cela lui permet de ne pas affronter directement les problèmes de la destruction des rapports marchands et de se concilier temporairement les classes moyennes. Mais ce qui est au début sa force va se retourner plus tard contre la classe ouvrière russe.

En octobre, la classe ouvrière détruit l’État moribond de la bourgeoisie. C’est la crête du mouvement. Le prolétariat prend effectivement le « pouvoir » à travers le parti, mais ce pouvoir reste purement politique, presque formel : socialement, le prolétariat n’a le pouvoir de rien faire pratiquement. Non parce que les bolcheviks sont méchants, mais parce que les conditions du passage à la révolution sociale ne sont pas réunies. Toutes les mesures sociales qu’il prend lui sont imposées  : la nationalisation des industries, les concessions aux paysans, l’organisation d’une armée permanente, les fameuses grèves ; le pouvoir social, c’est-à-dire la possibilité de transformer les rapports sociaux, lui échappe. Il est à la barre, mais il ne peut que dériver aux aléas des courants puissants que lui impose le pouvoir social réel : celui de la production marchande des cent millions de paysans-soldats, dont le désir de paix et de terre paralyse toute tentative de s’attaquer aux rapports marchands.

C’est pourquoi, malgré les appels désespérés au prolétariat occidental et les tentatives d’étendre le processus révolutionnaire à l’Europe, le mouvement commence à décliner dès décembre 1917, après l’échec des tentatives autogestionnaires. Dès que le prolétariat a accompli l’insurrection, il est dos au mur. Les grèves, Kronstadt, l’opposition ouvrière ne sont pas une avance de la révolution, mais une réaction des travailleurs qui restent salariés au processus contre-révolutionnaire en train de s’engager. La seule chose qui pouvait inverser ce processus et réamorcer une remontée révolutionnaire, c’était la jonction avec une révolution sociale en Europe de l’Ouest. Le « communisme de guerre » n’est pas un processus de communisation de la société en train de s’étendre, c’est un ensemble de mesures de rationnement dans une forteresse assiégée et minée par la décomposition sociale du prolétariat.

Lorsque les camarades de la majorité nous disent : « Vous voyez, en Russie, les ouvriers ont mené des grèves contre l’État », ils oublient de dire que c’est parce que le prolétariat n’a jamais commencé un mouvement de communisation. Mais on peut mesurer encore mieux la régression dela majorité dans sa tendance à vouloir plaquer les insuffisances et les erreurs de la révolution russe sur la révolution à venir. Ainsi, alors que, auparavant, on critiquait l’idéalisme organisationnel des bolcheviks, leurs mots d’ordre de la « paix » et de la « terre », leur tactique « frontiste » à l’égard des paysans, leur conception capitaliste d’État, ou de « salariat collectif » (et le salariat sans grèves, ça n’existe pas), aujourd’hui, on reprend tout cela comme s’il s’agissait de la préfiguration de la révolution future. Ainsi, Victor, qui rejette pourtant la tactique transitoire par toutes les fibres de son corps, ne craint pas d’écrire :

La revendication de la paix « possède toutes les qualités [?] pour porter immédiatement la lutte sur un terrain révolutionnaire […] La bourgeoisie russe ne l’accorde pas : le prolétariat russe sera contraint, pour l’obtenir, de pousser son combat jusqu’à la destruction de l’État » (p. 37).

L’ennui, c’est que cette « revendication », le prolétariat ne l’a pas « obtenue » et qu’il s’est d’emblée trouvé confronté à une nouvelle guerre (civile). Lénine passe son temps, en 1914-1917, à lutter contre le mot d’ordre trompeur de la « paix » et préconise la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Posons alors la question à Victor : Lénine a-t-il eu raison d’abandonner cette position et d’avancer le mot d’ordre transitoire de la « paix », dont il savait qu’il n’était pas obtenable, mais qui pouvait mobiliser la masse des paysans. Fallait-il également reprendre le mot d’ordre petit-bourgeois « mobilisateur » de la « terre » ? Mais, dans ce cas, pourquoi pas celui du droit des nations opprimées, tout aussi « efficace » à court terme et désastreux à long terme ?

Si on veut comprendre la question complexe de la révolution russe, il faut partir de son incapacité à dépasser le terrain purement politique — et ce terrain ramène inévitablement aux alliances interclassistes et à la défaite. La régression des bolcheviks démontre l’impossibilité pour les ouvriers de garder le « pouvoir » si celui-ci ne devient pas le pouvoir effectif de communiser la société. Au-delà de la question de savoir ce que les ouvriers russes pouvaient faire et de ce qui leur était impossible, il s’agit de tirer les conséquences du fait qu’une révolution qui reste au stade purement « politique » signe son arrêt de mort parce que les ouvriers ne peuvent pas contrôler le salariat et l’anarchie marchande.

Mais si, en Russie, la révolution a pu se développer partiellement pendant un court moment sans s’attaquer aux rapports sociaux parce que la révolte agraire lui a laissé une marge de manœuvre, en Allemagne, il n’y aura pas d’insurrection victorieuse parce que le prolétariat ne s’attaque pas simultanément aux rapports capitalistes. Pas de pouvoir sans mouvement communiste. Pas d’unité sans destruction du salariat, intégration des chômeurs, etc.

La révolution allemande

Nous rejetons toutes les explications unilatérales et idéalistes de l’échec de la révolution allemande du style « les spartakistes étaient mal organisés », « il n’y avait pas de parti », et autres fumisteries qu’on a pu entendre du côté de la majorité. Les groupes, les individus, ont leur responsabilité, mais leurs erreurs et leur impuissance doivent être expliquées à partir de l’incapacité générale du prolétariat allemand à s’unir en attaquant les rapports marchands et à s’affirmer comme mouvement de communication.

En Allemagne, les problèmes de la révolution communiste à l’époque de la décadence sont mis en lumière dans toute leur clarté. C’est en Allemagne, et non en Russie, que sont posés les problèmes de la révolution sociale et qu’apparaissent les conséquences dramatiques de l’application de l’ancien schéma social-démocrate à la nouvelle période : luttes revendicatives, insurrection purement « politique », dictature des travailleurs salariés. C’est justement pour cela que le KAPD, même défait, approfondit bien plus les problèmes de la révolution que les bolcheviks victorieux, mais empêtrés dans leur victoire à la Pyrrhus.

Le problème des syndicats. Parce que les syndicats ne sont pas simplement des appareils formels, mais ont des racines dans l’ancienne pratique de la classe, la critique radicale de ces organes comme organisations d’aménagement de la condition salariale se fait jour.

L’unité du prolétariat. La seule façon de dépasser les conflits entre les chômeurs et les avec-emploi, entre les qualifiés et les non-qualifiés, est d’effectuer d’emblée, au cours de la lutte armée, des mesures de communisation qui suppriment la base même de cette division. Faute de cela, le capital jouera tout au long du mouvement sur cette fragmentation. Le KAPD a bien vu comment la crise est utilisée pour décomposer la classe.

La guerre civile. Pour mener avec succès les tâches militaires, il est apparu clairement qu’il fallait s’attaquer simultanément aux rapports marchands pour affaiblir l’adversaire et cimenter l’unité précaire de la classe.

Les classes moyennes. En Allemagne, on ne pouvait pas, comme en Russie, bénéficier de la neutralité temporaire des paysans défendant leurs intérêts marchands. Gorter saisit bien qu’il n’y a pas d’alliance possible avec les petits producteurs. Mais, d’une prémisse juste, il tire une conclusion qui n’en est pas une et qui évite le problème : « le prolétariat est seul ». Ainsi, il ne propose aucune solution au problème de la nourriture sinon celle de la violence militaire pure, et, en cela, il est en deçà de Lénine, qui comprend très bien qu’on ne peut vaincre les petits propriétaires en les fusillant. Ni l’un ni l’autre n’ont dépassé le dilemme tragique : dictature purement politique et militaire ou frontisme. En fait, la révolution allemande montre qu’il s’agit de les dissoudre en tant que classes moyennes en prenant des mesures communistes concrètes qui les contraignent à commencer à entrer dans le prolétariat, c’est-à-dire d’achever leur « prolétarisation »19.

Entre 1919 et 1923, à chaque fois qu’il y aura une insurrection, les ouvriers resteront repliés sur l’usine ou la région, sans s’attaquer aux rapports marchands, lançant des appels abstraits aux autres prolétaires et trouvant devant eux la masse contre-révolutionnaire des petits-bourgeois enserrés dans leur situation dépendante du capital.

Et face à ces problèmes, dont nous ne faisons que résumer quelques-uns, quel est le diagnostic de Victor sur l’échec de la révolution allemande ?

« Le capital signe la paix sous la menace d’une effervescence révolutionnaire qui gagne tout le pays, et le mouvement révolutionnaire s’en ressent immédiatement. En privant le mouvement de sa principale revendication, la bourgeoisie le prive de sa plus grande force “unificatrice” (p. 37-38) »

C’est un gag ou quoi ? En éliminant le problème de la guerre, le capital confronte directement le prolétariat avec le problème de la crise sociale épouvantable qui en résulte, ce qui l’oblige à aller au-delà de la revendication politique de la paix. C’est alors que se posent, contrairement à ce qui se passe en Russie, les vrais problèmes de la révolution sociale à notre époque. Conclusion de Victor ? Il faut souhaiter que la bourgeoisie nous laisse une « revendication unificatrice » politique et trompeuse, la « paix ».

Entre 1918 et 1923, les ouvriers connaissent une misère extrême, des millions de travailleurs sont au chômage, mais, voyez-vous, les ouvriers n’auraient pas assez de « revendications » pour s’unir ! On connaissait déjà les thèses idéalistes du genre « la révolution est une question d’organisation, de formes », mais personne, à part les trotskistes, n’avait encore osé dire qu’elle était une question de « revendications ». Eh bien ! voilà qui est fait.

Il n’y a pas de « revendication unificatrice » (et surtout pas la « paix ») parce que la classe ne s’unifie qu’en brisant le rapport au sein duquel les revendications ont un sens : le rapport capitaliste. En Allemagne, les chômeurs revendiquent du travail, les ouvriers revendiquent le contrôle sur leur usine, la majorité des prolétaires revendiquent que les sociaux-démocrates et indépendants prennent en main le capitalisme, partout les prolétaires se heurtent les uns aux autres dans une infinité de mouvements disparates. Mais, pour Victor, cette division est la faute… de la bourgeoisie qui empêche tous ces braves travailleurs salariés de revendiquer la « paix ». Corporatisme, localisme, révoltes désespérées, affrontements internes, illusions réformistes, voilà le tableau de la « somme de salariés » dont nous parle Victor. Mais attention, tout cela n’est pas dû à l’incapacité des ouvriers à transformer leurs rapports réciproques, c’est-à-dire leur être, non, c’est parce qu’on n’a pas de revendication commune. Et, devant cette fragmentation infinie, cette horrible absence d’identité de la classe, cette « catégorie » pulvérisée par l’entrée dans une période qu’elle ne saisit pas, Victor se lamente qu’on n’ait pas pu revendiquer ensemble la « paix ». Ça c’est du matérialisme « concret » !

Tout le monde s’accorde à dire : plus jamais l’Allemagne de 1918-1921 ! Mais, de la défaite, la majorité tire comme conclusions : 1) qu’il faut « construire » le parti, être bien organisé ; 2) qu’il faut prier le ciel que le capital nous laisse une revendication unificatrice. Quand à nous, nous en déduisons qu’il faut pousser d’emblée aux mesures sociales, dépasser l’usinisme, le conseillisme, intégrer les chômeurs, lier le plus possible la guerre civile à l’accomplissement des tâches communistes. Pendant que la majorité disserte sur « l’absence de parti » et les « revendications », nous disons, nous, qu’il faut dénoncer ceux qui veulent plaquer sur une classe salariée décomposée l’unité formelle de la « politique » pure, la violence en soi, le fétichisme des formes, de la « démocratie ouvrière », des conseils et de l’usine.

Plus jamais l’Allemagne ! La révolution sera sociale ou ne sera pas !

 

DEUXIÈME PARTIE :
LES CONTRADICTIONS DE LA MAJORITÉ DE R.I.

Le lecteur peut à présent mesurer le gouffre qui sépare ce que nous disons de la caricature qu’en a présentée le camarade Victor. Nous voulons maintenant tenter de montrer où se situe la vraie divergence, à travers la critique de l’article de ce camarade : « Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire »a, publié dans R.I. no 920.

Si nous décortiquons ce texte, ce n’est pas pour le plaisir de « démolir » la « majorité ». Ce qui nous intéresse, c’est de tenter de mettre en évidence les contradictions dans lesquelles s’enfoncent ces camarades et la régression dans laquelle ils se sont engagés. Si nous sommes « violents » dans notre critique, c’est parce que, pour nous, cette involution mènerait, à terme, la « majorité » au gauchisme. On comprendra que nous tenions à nous démarquer clairement de cette tendance et à exposer de la façon la plus tranchante possible les conséquences de la discussion actuelle. Nous espérons développer dans des textes ultérieurs la question des conséquences et de la divergence sur les problèmes de l’activité des révolutionnaires et de leur organisation.

La nature révolutionnaire du prolétariat

« Qu’est-ce qu’une classe, si ce n’est une “catégorie économique” déterminée ; et qu’est-ce que la classe ouvrière, si ce n’est une “somme de travailleurs salariés” ? » (Victor, p. 39).

Tout le texte du camarade Victor est destiné à démontrer non comment le prolétariat devient révolutionnaire mais qu’il est révolutionnaire. Et comme, pour lui, l’être est une catégorie statique, il prend la classe comme un objet, l’analyse et cherche à déterminer de façon sociologique ce qu’il y a de révolutionnaire dans les déterminations « objectives de cette « catégorie ». Évidemment, il parvient à des résultats tout à fait aberrants, car s’acharner à trouver dans une catégorie économique figée le mouvement de destruction de la valeur et de l’économie21, c’est tout aussi absurde que de demander à Ricardo, économiste », d’écrire « le Capital » (Critique de l’économie politique).

Pour Victor, le prolétariat révolutionnaire, ce n’est pas des prolétaires en mouvement, agissant pratiquement de façon révolutionnaire et se constituant, par et dans cette action, comme classe, c’est une « somme » de salariés qui trouvera dans sa « situation » envisagée de façon contemplative et passive des attributs révolutionnaires. pour lui, la classe révolutionnaire n’est pas produite par la lutte de classe, elle est une réalité purement objective, indépendante de ce que font concrètement les ouvriers. Comme le disait Marx à propos de matérialistes bourgeois :

« Ils ne saisissent le monde que sous forme d’objet, mais non en tant qu’activité humaine concrète, praxis » (Thèses sur Feuerbach).

Il est vrai que Victor se contredit en affirmant par ailleurs (p. 31) que ce sont les bourgeois » qui considèrent la classe comme une « catégorie économique ». Mais nous allons pouvoir vérifier, à plusieurs reprises, que c’est bien de cette façon-là qu’il conçoit le prolétariat.

Puisque la classe est une « catégorie », le travail de Victor n’est pas de nous démontrer sa capacité potentielle de se transformer en se niant, il devient de nous démontrer qu’elle a une « nature » permanente et fixe qui est « déterminée » par sa « situation » (p. 37).

Qu’il existe une contradiction objective, cela va de soi. Mais Victor ne cherche pas dans le caractère contradictoire de cette situation le conflit qui constitue les conditions du surgissement (actif) de la classe. Non, il veut que le prolétariat soit déterminé par les conditions. Il renverse ainsi la proposition de Marx, qui disait que les « conditions » ne « déterminent » rien en elles-mêmes et que ce sont les hommes qui font l’histoire. On a là tout simplement de l’objectivisme :

« Le prolétariat trouve les déterminations de sa nature révolutionnaire dès sa naissance, 1 : dans les rapports matériels qui le lient aux moyens de production, objets et moyens de travail ; 2 : dans les rapports sociaux qui le lient au capital […] en tant que rapport social » (p. 44).

Personne ne peut nier que travail salarié et travail associé sont, d’un point de vue purement descriptif et statique, les deux faces de la situation du prolétariat en tant que « catégorie économique ». Mais justement, dans notre débat, cette « description » ne nous dit rien sur comment la classe est révolutionnaire » (titre de l’article de Victor) parce que, pour comprendre la constitution du prolétariat en sujet révolutionnaire par cette « activité humaine concrète » dont parle Marx, il faut comprendre sa situation objective comme une contradiction et non comme une juxtaposition d’attributs figés. Victor ne nous dit pas que la classe est contrainte de devenir révolutionnaire parce que les rapports matériels et sociaux objectifs dans lesquels elle vit sont entrés dans une contradiction, mais il nous explique qu’elle est révolutionnaire parce que 1) elle est exploitée (salariée) ; 2) elle est associée (par le capital).

Si on suit le raisonnement purement formel de Victor, on arrive à ce résultat extraordinaire que l’association + le travail salarié donne, non le capitalisme, la chaîne de montage, le despotisme de la fabrique, l’anarchie du marché mais… la classe révolutionnaire.

Victor ne comprend pas le travail salarié et l’association du travail comme une contradiction qui tend à pousser les ouvriers à se constituer en classe en se réassociant de façon différente. Non ! Il les voit, description de type sociologique, comme une juxtaposition de deux déterminations, comme deux aspects qui coexistent et qui, en fusionnant, « rendent » le prolétariat révolutionnaire. Ainsi, pour lui, la classe révolutionnaire n’est pas le produit de sa propre action, à partir du conflit qui la contraint à se déterminer, elle n’est pas une œuvre des hommes qui poussent à bout ce conflit en créant une association nouvelle. Non ! Pour Victor, elle est, triste « catégorie », deux déterminations qui s’additionnent harmonieusement, comme bleu et rouge donnent violet, posées sagement l’une à côté de l’autre, comme deux qualités inertes qu’elle possède de par sa « situation économique ». Pour Victor, la classe ne se constitue pas en classe révolutionnaire en supprimant l’exploitation et donc en dissolvant l’association capitaliste du travail, elle « est simultanément classe révolutionnaire et classe exploitée » (p. 33-34).

Victor nous dit : le fait de vendre sa force de travail et de produire de façon « collective » détermine la nature révolutionnaire de la classe. Mais en quoi le fait d’être des salariés et de travailler au sein d’une association capitaliste détermine-t-il les ouvriers à être révolutionnaires ? En fait, envisagés de manière immobile, ces deux rapports ne « déterminent » rien d’autre que… le cycle de valorisation du capital. Ce qui offre la possibilité au prolétariat sujet de faire la révolution, ce n’est pas l’addition de ces deux rapports, c’est au contraire leur entrée en guerre l’un contre l’autre. Au cours de la crise historique, ils deviennent de moins en moins compatibles (contradiction interne du capital, dont une face, l’association, entre en conflit avec l’autre, l’échange). Et c’est à partir de la crise matérielle qu’engendre le développement de ce conflit que les prolétaires sont obligés de détruire à la fois le rapport salarial et l’organisation « collective » du travail (car celle-ci est entièrement modelée par les nécessités décadentes du salariat).

Derrière l’aspect un peu abstrait de cette discussion se cachent deux visions diamétralement opposées : Victor nous dit, en résumé, que le travail à la chaîne et l’exploitation salariale déterminent une catégorie révolutionnaire. Nous disons, quant à nous : les hommes qui vivent au cœur du conflit entre ces deux moments du capital sont poussés à les détruire et c’est dans ce mouvement qu’ils s’associent en classe, en communauté révolutionnaire. Et la position matérialiste n’est pas celle de Victor, mais la nôtre

Quand ce camarade nous explique que le prolétariat révolutionnaire, c’est 1) du travail salarié plus 2) du travail associé, il noie dans une description sociologique la contradiction révolutionnaire de notre époque. Car ces deux « déterminations » sont les deux termes d’une contradiction qui, en entrant en collision, permettent à la classe de devenir révolutionnaire en se réassociant sans le salariat, c’est-à-dire en dépassant dans une synthèse supérieure à la fois le travail salarié et l’association actuelle.

La majorité défend une théorie de la « double nature » (p. 34) statique du prolétariat, qui conduit le camarade Victor à des conclusions ahurissantes concernant les luttes de la classe. Car tenter de comprendre le mouvement à partir d’une catégorie inerte dont la nature est « double », au lieu de partir de la contradiction, c’est se condamner à l’échec. Et c’est pourquoi il est contraint de se lancer dans un verbiage métaphysique sur la « forme » et le « moteur » du mouvement (plus récemment « causes » et « effets » de l’exploitation ; cf. Bulletin d’étude et de discussion no 8)d.

Car, en partant, non de la nature contradictoire du prolétariat, mais de sa « double nature », où aboutit Victor ?

« Le combat contre l’exploitation est le moteur de toutes les actions du prolétariat ; le caractère de travailleur collectif en détermine les formes » (p. 45).

On pourrait souscrire à cette phrase si Victor voulait dire par là que la lutte contre le salariat et l’échange poussait les ouvriers de l’avant et que c’est sur la base de l’association créée par le capital que les ouvriers s’unifiaient pour eux-mêmes dans une nouvelle association, encore que cette séparation entre « moteur » et « formes » soit fausse. Mais ce n’est pas cela que Victor cherche à nous dire. Car, pour lui, c’est très clair, la « lutte contre l’exploitation », le « moteur », c’est la « lutte pour la plus-value », le « combat contre l’extraction de la plus-value » (p. 45)22.

C’est là qu’est le nœud du problème. Car, comme cette lutte, ce « moteur » n’a évidemment rien de révolutionnaire, Victor sera obligé de se réfugier dans le deuxième attribut : la « forme » de travailleur collectif. Ainsi, il se retrouve à chercher dans la « forme » collective ce qui rend « la lutte pour la plus-value » révolutionnaire.

Mais là aussi, pas de chance ! Car de quelle association collective parle-t-il ? Ce ne peut être de celle qui se constitue contre le salariat, puisqu’alors les ouvriers n’en seraient pas à lutter « pour la plus-value » ! Or, il ne peut s’agir que du « travail collectif » de la chaîne à produire de la plus-value, c’est-à-dire de l’association capitaliste de la fabrique. Et tout ce que Victor écrit à ce sujet (p. 44-45) prouve qu’il considère cette « forme collective » comme déjà réalisée, comme la force de travail collective telle qu’elle est aujourd’hui, le travail collectif du capital.

« [le prolétariat] est un rapport objectivement collectif » (p. 44)

Tout le renversement révolutionnaire, le saut, la rupture entre la collectivisation capitaliste, sous le fouet de la compétition marchande — et la collectivisation communiste est masqué par cet « objectivement » (souligné par nous). Tout est « objectivement » collectif : la chasse à l’éléphant, la construction des pyramides, une équipe de football et la chaîne moderne. Mais qu’est-ce qui distingue l’association collective révolutionnaire du prolétariat de la chaîne ? C’est cela le problème, et Victor ne peut le voir parce que, pour lui, il s’agit d’une « forme » neutre. (Et comme cette « forme » collective n’est visiblement pas plus révolutionnaire que la lutte « pour la plus-value », il faudra lui ajouter encore une forme supplémentaire : « l’organisation », les « conseils », etc.)

On a le résultat suivant : les ouvriers restent salariés (pour lutter « pour la plus-value », il le faut bien !) et ce qui les rend révolutionnaires, c’est… la « forme » collective dans laquelle ils travaillent. Que cette « forme » soit déterminée par le capital ne gêne pas ce camarade, qui confond systématiquement l’association capitaliste (déterminée par l’anarchie du marché) et l’association révolutionnaire qui la dissout.

Bref, si Victor voulait trouver les « déterminations » qui rendraient sa catégorie à double nature révolutionnaire, c’est raté, puisque, de quelque côté qu’on se tourne, on trouve… le capital.

Si Victor tourne en rond à la recherche de ce qui « détermine » la nature révolutionnaire du prolétariat et finit par la trouver dans une « forme » capitaliste, c’est parce que, dans sa vision, il n’y a ni contradiction objective, ni sujet, ni mouvement, ni négation, ni dépassement. La classe reste toujours la même, une véritable « catégorie » réifiée (transformée en chose) traînant ses deux « attributs » qui se développent parallèlement. Victor préfère retourner en deçà des philosophes dont il se moque tant et comprendre la « forme » et le « moteur » comme deux déterminations qui coexistent à partir de deux attributs qui s’additionnent au lieu de répondre aux questions concrètes :

Les ouvriers peuvent-ils s’associer collectivement pour eux-mêmes sans dissoudre le rapport salarial ?

Peuvent-ils s’attaquer au rapport salarial s’ils restent associés comme ils l’étaient par le capital (par usines indépendantes, nations, catégories, qualifications, etc.)

Bref, « sont »-ils révolutionnaires, comme le ciel « est » bleu, parce qu’ils sont salariés + associés », ou deviennent-ils révolutionnaires en dénouant la contradiction dans laquelle ils sont, en transformant leur être ? « Sont »-ils une classe révolutionnaire ou se constituent-ils en classe révolutionnaire à travers les différents moments de leur devenir (qui comprend leur histoire passée) ?

Comment cette « somme de travailleurs salariés » trouve-t-elle la « forme » de sa lutte dans l’association, sans engager un mouvement pour briser l’atomisation et la division inhérentes au rapport salarial ? La classe révolutionnaire, serait-ce le travail salarié devenant « collectif » ? Les prolétaires instaurant le « salariat collectif »23 ?

Et après, c’est nous qui sommes accusés de faire du proudhonisme.

Puisqu’il pense que la classe est une « catégorie », il ne parvient pas à comprendre comment elle se constitue en se transformant (c’est-à-dire en cessant d’être ce qu’elle était). Aussi Victor affirme-t-il que la classe est toujours la même, et cela avec une inconscience déconcertante :

« La classe qui commence à exister “pour-soi”, pour elle-même, n’est rien d’autre que cette même classe prenant conscience (?) de son existence, des intérêts communs qui la caractérisent face au reste de la société et d’abord face au capital » (p. 40, soulignés par nous).

« La classe qui existe pour soi […] est une classe économique en train de prendre conscience de son existence comme telle » (p. 40, idem).

Ainsi, c’est la même classe, « rien d’autre », et le mouvement, c’est la… « conscience » ! L’être reste « comme tel », comme ses « intérêts » marchands de « somme de travailleurs salariés » le « caractérisent », mais il a en plus la conscience. Tout à l’heure, on plaquait la « forme » sur un être statique, figé, à présent, on lui ajoute la « conscience ». Comme la catégorie reste identique à elle-même, il faut lui trouver un nouvel attribut et c’est la conscience » de… son état de « catégorie » économique. Bref, la classe-pour-soi, c’est une somme de salariés prenant conscience d’être… des salariés. Mais si, comme le disait Marx, la conscience n’est que l’être conscient, on se demande pourquoi et comment la classe acquiert une nouvelle conscience si son être ne devient « rien d’autre ». La conscience déterminerait-elle l’existence, camarade « matérialiste » ?

Des salariés « conscients » d’être une catégorie du capital, voilà la classe révolutionnaire de Victor. Pour lui, cette classe divisée par la forme marchande de l’association capitaliste n’aurait nullement besoin de nier cette situation, elle deviendrait pour-soi » en acquérant la « conscience ». Comment la « conscience » d’une somme de marchands concurrents (car c’est cela être salariés) et associés par le capital pourrait être révolutionnaire, mystère et boule de gomme !

Pour Victor, ce n’est donc pas l’autotransformation de l’être même des ouvriers qui leur permet de forger une nouvelle conscience, c’est la « conscience » qui leur vient, comme la montagne à Moïse. Et après ça, on se moque de Lénine et de sa séparation idéaliste entre l’être et la conscience ! Lénine, au moins, cherchait un dépassement de la lutte pour la plus-value » dans cette séparation !

Concrètement, si on suivait le raisonnement du camarade Victor, les ouvriers pourraient continuer à vendre leur force de travail, accepter la logique du capital et de sa division en entreprises, défendre leurs « intérêts » sous une forme marchande et concurrentielle, laisser les chômeurs (ceux qui ne peuvent défendre leurs « intérêts » de salariés ni bénéficier de la collectivité « objective » de la chaîne) crever de faim — l’essentiel, c’est qu’ils prennent « conscience ». Mais, bon sang, qui prend conscience de quoi ? Des concurrents exploités, rivaux, enchaînés par l’association de l’exploitation, dominés par le travail mort, ou des prolétaires s’attaquant à ces rapports, les dissolvant, s’unissant dans cette action et prenant conscience, par les implications de leurs actes du caractère de ce qu’ils font ? S’agit-il de prendre conscience de notre « existence face au capital » ou de notre mouvement de destruction du capital ?

En fait, cette « conscience » de catégorie économique que nous décrit Victor, c’est… l’idéologie du travail salarié, c’est-à-dire une idéologie bourgeoise. Et cette idéologie est parfaitement consistante avec la perspective des camarades de la majorité, pour lesquels la classe ne pourra dissoudre le salariat… qu’après la révolution (comme si la révolution était autre chose que ce processus) et devra donc se constituer en travail salarié collectif, c’est-à-dire les ouvriers prenant en main leur « nature » de « catégorie économique ».

« La classe ne nie pas sa nature de classe économique face au capital, elle l’assume » (p. 40).

Et c’est nous, la « tendance », qui sommes accusés de verser dans l’autogestion ! Mais qu’est-ce que cette prise en charge de la « classe économique » par elle-même sinon l’auto-exploitation ? Qu’est-ce que les ouvriers doivent « assumer » ? Leur situation « spécifique au sein des rapports de production » actuels ? Leur association « objectivement collective » sous la férule de la pointeuse et du chronomètre ? Qu’on ne dise pas que nous « exagérons ». C’est à cela qu’aboutit la « majorité » lorsqu’elle explique (Bulletin d’étude et de discussion, no 8d) que le prolétariat ne pourra instituer, au cours de la « période de transition », qu’un « salariat collectif », c’est-à-dire, si on appelle un chat un chat, un capitalisme d’État sous « contrôle ouvrier ». Ainsi nous voilà prévenus. Non seulement la classe reste salariée mais, de plus, elle « généralise sa condition économique à toute la société » (p. 40). Le super-salariat, super-« associé », voilà la base matérielle de la « conscience révolutionnaire » des prolétaires.

La vision de la majorité est logique. Si le communisme est un « but » et non un mouvement social réel, le prolétariat ne peut, dès le début du mouvement, commencer pratiquement à détruire ses deux « attributs » de travail salarié et de travail associé-par-le-capital en se réassociant ; dans ces conditions, la seule chose qu’il peut faire, c’est gérer collectivement » son exploitation. Son être reste le travail salarié sa « forme » est collective et sa « conscience » est le reflet idéologique de sa situation de « classe économique face au capital », de « catégorie économique », de « somme de travailleurs salariés »24.

Comprendre le mouvement sans comprendre la contradiction (vécue quotidiennement par les prolétaires) à partir de laquelle il se constitue, c’est impossible. La société crève de l’association « objective » du capital, qui n’est rien d’autre que la soumission des sujets vivants aux objets morts et à la valorisation du travail mort. La société crève de l’anarchie inhérente au rapport salarial, de la persistance de la classe ouvrière qui a pour tâche non de « s’assumer » comme telle, mais de précipiter consciemment sa propre disparition. Et si l’association capitaliste et les rapports marchands sont en crise, c’est parce que ces deux faces du même rapport sont en contradiction insurmontable.

Le prolétariat n’a pas une « double nature ». Si on veut employer ce mot ambigu de « nature », il faut dire qu’il a une nature contradictoire et de plus en plus intenable. C’est cette contradiction qui le pousse à produire une nouvelle nature (humaine). C’est parce qu’il ne voit pas cela que Victor ne saisit pas l’unification de la classe comme un mouvement. Nous disons que la révolution n’est rien d’autre que le mouvement de la classe cessant d’être une « catégorie économique de travailleurs salariés ». Victor considère la classe comme un objet ; il cherche alors désespérément dans sa lutte, comme « catégorie salariée », pour la plus-value », son caractère révolutionnaire. Échec. Puis il cherche dans sa « forme » objectivement collective. Nouvel échec. Enfin, désespéré de n’avoir pas fait avancer l’objet d’un millimètre, il ajoute la « conscience ». Résultat : le salariat sous « forme » collective et « consciente ».

Décidément, le camarade Victor aurait dû s’en tenir à son affirmation de départ : Dans la vision bourgeoise du monde, la classe ouvrière apparaît « comme une simple catégorie économique… » (p. 31).

Revendications et besoins matériels

Parce que les camarades de la majorité comprennent la classe comme une somme de travailleurs salariés, ils comprennent le contenu de sa lutte de classe comme le « combat pour la plus-value » (l’association étant la « forme » de ce combat). C’est pourquoi ils confondaient systématiquement besoins matériels et revendications. Ils pensent que quand nous parlons de dépassement des luttes salariales, nous « nions » les besoins matériels. Il ne s’agit pas là d’une simple question de mots, mais de l’incapacité de ces camarades de voir qu’il y a des façons différentes de lutter pour satisfaire les besoins matériels et sociaux et qu’il existe un lien dialectique entre les rapports que nouent les hommes pour satisfaire leurs besoins et la nature de ces besoins25.

Au fond, pour la « majorité », les besoins du prolétariat ne peuvent s’exprimer que sous une seule forme : la lutte salariale, en tant que « somme de salariés ». Elle ne voit pas que la transformation des rapports sociaux (qui est aussi un besoin) est une façon très concrète de satisfaire les besoins.

Qu’est-ce qu’un besoin ? Il n’existe pas de besoin sans pratique et sans moyen pour le satisfaire. La façon même dont les hommes posent leurs besoins est déterminée par les rapports au sein desquels ils luttent. Il est évident que le prolétaire atomisé par la crise a pour premiers « besoins » de réclamer du « travail », de l’argent pour survivre, etc. L’ouvrier salarié menacé dans sa position corporatiste ressent un besoin très concret de la protéger. Le chômeur a besoin de manger et s’embauchera comme flic s’il le faut pour se nourrir. Cette somme de besoins disparates, contradictoires, le capital sait parfaitement les jouer les uns contre les autres, au nom, s’il le faut, des « intérêts » des ouvriers.

Les besoins des ouvriers ne sont pas quelque chose d’étranger à ce qu’ils sont et font. C’est parce que leurs besoins en tant que force associée, collective s’opposent radicalement à leurs besoins en tant que marchands de la force de travail qu’ils doivent remettre en cause le salariat et les besoins éclatés, égoïstes, divergents qu’il engendre. Parler des besoins matériels en général, sans spécifier de quels besoins il s’agit, de comment on les satisfait, de comment les hommes entrent en rapport pour les satisfaire, c’est tomber dans l’abstraction et ne pas voir ce qui distingue les formes différentes.

Aujourd’hui, on n’arrive plus à satisfaire les besoins les plus élémentaires que tolérait partiellement le capital ; même les besoins les plus étriqués qu’on pouvait assouvir sous forme marchande sont de plus en plus écrasés. La seule voie ouverte est l’affirmation de nos besoins communautaires sous la forme de valeurs d’usage, de rapports sociaux transparents et sans la médiation de l’échange, de l’argent. Si « la plus grande force productive, c’est la classe révolutionnaire » (Marx), c’est aussi parce que son plus grand besoin est celui de rapports sociaux nouveaux. Il faut opposer les besoins révolutionnaires du prolétariat à ses besoins comme « somme de travailleurs salariés » et montrer dès maintenant comment la lutte défaite pour les seconds contraint les prolétaires à prôner les premiers.

Tout se tient dans la vision de la majorité. Si la classe est une « catégorie », elle ne peut ressentir et poser pratiquement ses besoins qu’en termes marchands et à l’intérieur du rapport capitaliste. Et si elle reste une « catégorie », au cours de la « période de transition » et ce jusqu’à l’avènement de la fin de l’exploitation, elle ne pourra défendre ses « intérêts » que de façon catégorielle, revendicative, par des « grèves » et la préservation de la misérable « autonomie » des groupes d’ouvriers parqués derrière les grilles des usines.

À cause de sa vision économiste et sociologique, de ce qu’est la classe ouvrière, la majorité tend à nier ce qui est potentiellement révolutionnaire dans les contradictions qui travaillent les prolétaires : la tension grandissante entre les besoins sous forme marchande et l’impossibilité de les satisfaire ; le conflit entre ces besoins divisés et les besoins collectifs en valeurs d’usage. Elle ne peut donc comprendre le dépassement de ce conflit par le mouvement de réassociation communiste, qui à son tour produit de nouveaux besoins. Et elle passe à côté du moteur de l’extension de ce mouvement qui se trouve dans le heurt entre cette réassociation communiste et les rapports marchands qui subsistent (autres régions, secteurs de petite production).

Faut-il croire que le besoin social et matériel de communisme reste étranger à ces camarades ? En tout cas, faute de pouvoir le comprendre et l’exprimer, la « majorité » est contrainte de chercher la révolution non dans les besoins que crée la crise (la contradiction) du capital, mais dans des qualités sociologiques, des rapports réifiés, des attributs fixes d’une « catégorie économique », et, quand cet « objectivisme » révèle son inconsistance, dans des « formes » et une « conscience » séparés de tout mouvement réel.

Une vision du XIXe siècle à l’époque de la décadence du capitalisme

Parce qu’il ne reconnaît pas véritablement comment la nouvelle période développe l’antagonisme entre travail salarié et travail associé, Victor transforme la théorie de la crise historique (ou décadence) du capitalisme en un aimable hochet sans aucune conséquence pratique pour le développement concret du mouvement prolétarien. Les seules différences qui existent pour lui entre la marche du mouvement au XIXe et de nos jours ne sont pas purement qualitatives (plus… moins…), ou relèvent de la pure « forme » d’organisation.

Il est vrai qu’il reconnaît superficiellement que les conditions dans lesquelles s’effectue le mouvement ne sont plus les mêmes. Mais cette reconnaissance reste, on va le voir, toute platonique. Comme il ne voit pas ce qui a fondamentalement changé, il tend sans cesse à régresser et à retomber dans l’ancienne vision26.

Voyons ce qu’écrit ce camarade à ce sujet.

1) « Le prolétariat ne peut plus se donner de partis politiques ou d’organisations économiques de façon permanente au sein de la société. »

En apparence, ceci peut passer pour une affirmation de l’impossibilité de l’organisation de la fameuse « classe salariée » et indiquer implicitement qu’il faut un mouvement de rupture avec le salariat pour sécréter une organisation de la classe (ce à quoi nous souscririons entièrement). Mais en fait, que signifie ce « de façon permanente » (c’est Victor qui souligne) ? Y aurait-il la possibilité d’organisations économiques de la classe de façon « non permanente » ? Des « syndicats » temporaires, des organes « provisoires » du style « comités de grève » formés pour négocier le prix de la force de travail et défendre les salaires et qui ne dépasseraient pas cette fonction seraient-ils des organes prolétariens ? (Cf notre article dans R.I. no 9, p. 26, note). Qu’on ne s’imagine pas que nous pinaillons. Victor laisse de côté toute la question de fond pour s’en tenir à un aspect important mais secondaire (la permanence ou non des organes unitaires de classe). Nous demandons, nous : si les ouvriers ne peuvent s’organiser en permanence, n’est-ce pas d’abord parce qu’ils ne peuvent s’organiser sans remettre en cause le travail salarié et que le contenu d’une telle action radicale est évidemment incompatible avec une « forme » permanente ? L’organisation du prolétariat révolutionnaire est-elle autre chose que l’organe du mouvement de dissolution du travail salarié ? N’est-ce pas ce qu’on fait qui détermine comment on le fait ?

Il faut être conséquent : on ne peut expliquer aux ouvriers, d’un côté, que s’organiser pour revendiquer, c’est très bien, et d’un autre côté qu’il est interdit de le faire en permanence parce que le capital happe toute organisation « permanente ». S’il happe toute organisation permanente, c’est d’abord parce qu’il intègre toute organisation qui se fixe pour objectif de « négocier » les revendications d’aménagement de l’exploitation, y compris celles qui ne seraient pas permanentes. Un syndicat non permanent est un syndicat quand même. S’il est vrai que toutes les organisations syndicales sont permanentes, il n’est pas vrai que toutes les organisations permanentes sont syndicales. Il faut apprécier le contenu de ce qu’elles font : sont-elles des instruments revendicatifs ou des moments d’un mouvement contre le travail salarié ?

Et nous demandons à la majorité : reprochez-vous aux syndicats d’être « permanents » en-soi ou d’être des organisations de défense des salariés et donc, à notre époque, des organisations de défense du salariat ? Préconisez-vous des organisations « économiques » du travail salarié (donc au sein de la société) à condition qu’elles ne deviennent pas permanentes » ? Bref, votre opposition aux syndicats est-elle une opposition de fond qui exprime l’opposition révolutionnaire du prolétariat à sa situation « économique », à son état de « catégorie » marchande — ou est-elle une opposition « démocratique » au caractère permanent », « bureaucratique » et « incontrôlé » de ces organes ?27

2) « La classe ouvrière ne peut plus exister comme classe pour-soi de façon permanente au sein du capitalisme ; c’est qu’elle ne peut plus s’affirmer comme classe que de façon ponctuelle, au cours de ses luttes ouvertes (p. 41).

Ici encore, on pourrait croire que nous sommes d’accord. Mais cette expression « de façon permanente au sein de la société capitaliste » masque à nouveau le vrai problème. Alors puisque Victor ne les pose pas, posons-les pour lui : le prolétariat comme classe-pour-soi peut-il exister tout court au sein de la société capitaliste, sans s’attaquer au rapport salarial ? Que signifie « luttes ouvertes » ? Sont-ce des luttes « au sein » du rapport capitaliste ou contre ce rapport ? Et là le texte de Victor est catégorique ; ponctuellement » ou pas, la classe-pour-soi est la classe salariée, au sein de la société capitaliste :

« La classe qui commence à exister « pour soi » n’est rien d’autre que cette même classe, etc. » (p. 40) ; il y a en elle [quelque chose] de révolutionnaire à chaque instant de son existence » (p. 33) ; la classe est « simultanément révolutionnaire et exploitée » (p. 33-34), etc.

Nous allons voir que le fond de la pensée de ce camarade est que la classe peut devenir classe révolutionnaire tout en restant classe salariée et, à ce titre, il préconise très logiquement une organisation du travail salarié, de la « catégorie économique ».

3) » La tâche des syndicats n’est pas d’organiser la classe en tant que catégorie économique, mais d’empêcher que de telles organisations existent… » (p. 41).

Ainsi, Victor est pour des organisations de la classe « en tant que catégorie économique » (la seule réserve étant leur caractère non-permanent). Il veut des organisations de défense du salaire, mais qui n’aient pas les « défauts » apparents des syndicats (intégration à l’État, bureaucratie, etc.). Sa critique n’est donc pas une critique de la fonction des syndicats mais des conséquences les plus visibles des syndicats. Et c’est bien pourquoi, après avoir décrit le caractère policier des syndicats à notre époque, il y oppose « les comités de grève en dehors des syndicats « comme forme de lutte, sans préciser en rien le contenu de leur action. Mais on sait très bien quel rôle peuvent jouer ces « comités », qui tendent à n’être que des syndicats de secours lorsque les flics permanents sont débordés. Nous disons nous que toute organisation qui n’est pas un moment du dépassement révolutionnaire devient un syndicat et que ce dernier soit temporaire », « démocratique », « révocable » ou en dehors des vieilles boutiques ne change rien à l’affaire.

La meilleure preuve que la perspective de Victor est syndicale (sans la « forme syndicale permanente »), c’est qu’il ne trouve rien de mieux à nous opposer que la citation de Marx sur l’organisation de la classe au sein de la société capitaliste au XIXe siècle, extraite de « Misère de la philosophie » :

Les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus important que celui du salaire… » (p. 33)

Ainsi, d’un côté on reconnaît qu’il n’y a plus « d’organisations permanentes », mais de l’autre on nous assène le processus décrit par Marx et qui se fonde sur l’existence d’organisations permanentes des travailleurs salariés. Et Victor de nous expliquer que, certes, la décadence change bien des choses, mais pas « la définition de Marx de comment se forge la classe-pour-soi, qui resterait encore valide ». Touchez à tout sauf à ma vertu ! Nous disons nous : si vous vous acharnez à garder la même vision de l’organisation et du processus qu’au XIXe siècle, malgré votre opposition formelle aux syndicats, vous finirez inéluctablement par préconiser des syndicats sous d’autres formes. Car, il n’y a pas d’autre base pour le processus que vous reprenez de Marx que ce sur quoi il le fondait : l’organisation de la classe au sein de la société capitaliste autour de la défense du salaire.

Les luttes revendicatives ne peuvent pas aboutir à de véritables conquêtes matérielles au sein du capitalisme décadent » (p. 47)28.

Bravo ! Mais, dans ce cas-là, comment pouvez-vous vous réclamer de la « définition de Marx de comment se forge la classe-pour-soi ». La perspective de Marx au XIXe siècle se fondait sur une situation où il était relativement possible d’arracher des concessions matérielles et de les défendre jusqu’à un certain point en tant que conquêtes. C’est dans ce sol de la société que prenaient racine aussi bien la tendance à l’association-pour-soi au sein de la société que le réformisme. Et vous vous moquez du monde quand, après avoir reconnu qu’il n’y a plus aucun aliment matériel pour l’unification de la classe à travers les luttes revendicatives, vous écrivez :

C’est à travers ces combats parcellaires que se forge l’unité de la classe…

Alors, expliquez-nous un peu, sans faire de philosophie, comment la classe peut forger son unité à travers des luttes qui ne laissent ni amélioration matérielle, ni organisation, mais qui aboutissent 95 fois sur 100 à la dispersion, l’amertume et l’aggravation des conditions matérielles.

Quelle est cette « unité » mythique qui n’a pour fondement la satisfaction d’aucun besoin, qui ne reçoit aucune forme organisée et ne se manifeste par aucune pratique, même informelle ? L’unité serait-elle une affaire de pure « conscience » ? Mais conscience » de quoi ?

Si Victor avait écrit : « C’est à travers ces luttes partielles que se forgent les conditions de saut d’unification de la classe et de leur dépassement », nous aurions été d’accord. Mais en fait, Victor veut que bien sûr tout change par rapport au XIXe siècle sur le plan des manifestations (plus de syndicats authentiquement prolétariens, plus de conquêtes, etc.), mais il veut que le processus reste le même. C’est pourquoi il parle d’« unité » en l’air, sans pouvoir en rien préciser la forme concrète qu’elle revêt.

Alors qu’il fait preuve d’une légèreté évidente à l’égard du déroulement concret de la lutte de classe aujourd’hui, le camarade Victor vient nous servir son couplet « anti-intellectuels-qui­méprisent-les-luttes », avec clin d’œil au lecteur « réaliste ». Et il cite Marx :

« Marx dénonce […] le “dédain transcendantal” qu’affichent ces mêmes “socialistes” quand il s’agit de rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe… » (p. 34)

Comment Victor peut-il reprendre sans la moindre réserve une telle citation ? Si Victor avait fait ce compte dont il parle, il n’oserait pas citer froidement ce passage de Marx, sans préciser ce qui a changé depuis ! Il n’y a même pas besoin de faire ce compte exact, bien qu’il ait été fait, pour s’apercevoir qu’il n’y a plus ni « coalitions », ni « organisations de classe », ni « forces organisées ». Il suffit d’avoir respiré l’air de la lutte de classe actuelle, pour sentir à quel point cette phrase de Marx est devenue dans la bouche des « répétiteurs » d’aujourd’hui, creuse et abstraite, une pure incantation verbale comme les ouvriers en lisent tous les jours dans les tracts syndicaux et gauchistes.

Le « dédain transcendantal » n’est pas du côté où le voit le camarade Victor ! Il est le fait de ceux qui plaquent sur le mouvement ouvrier réel d’aujourd’hui la « répétition de ce qu’ils ont toujours dit », et qui semble les dispenser, eux, de « faire le compte de ce qui se déroule sous leurs yeux ». Il est du côté de la majorité de R.I., qui, incapable de fournir la moindre analyse sérieuse de la lutte de classe aujourd’hui, peut écrire, alors que tout ouvrier sait que c’est faux, que, dans les luttes revendicatives, se forgent « l’unité » de la classe, les « armes » de la révolution (p. 33 et 48), et citer à tout de bras Marx sur les coalitions et autres organisations de la classe.

Il est certain que notre analyse est encore incomplète, mais la grande « supériorité » de l’ironie de la majorité, c’est que les problèmes concrets soulevés par l’absence d’organisation, d’unification, de conquêtes matérielles à travers les luttes revendicatives, elle s’en moque. La force de la « majorité », c’est de faire comme si l’inexistence quasi absolue de toute organisation indépendante des travailleurs à travers les luttes salariales ne changeait en rien le problème du processus de passage de ces dernières aux luttes contre le salariat.

La « majorité » peut se rassurer elle-même en ricanant sur les « philosophes » que nous serions, nous attendons, nous, qu’elle explique comment, sans gagner de conquêtes matérielles, sans satisfaire en rien ses besoins, sans exister pour-soi en permanence, sans s’organiser, sans même tendre à produire une « association qui devient plus importante que le salaire » (Marx) — comment, dans ces conditions, les ouvriers « effectuent leur organisation comme classe », développent « à travers » les luttes salariales leur « unité », sont « simultanément exploités et révolutionnaires », et enfin, « voient clairement apparaître [?] devant leurs yeux les forces [?] nécessaires à la réalisation du projet [?] révolutionnaire… » (p. 47)

En attendant, permettez-nous de nous en tenir à notre vision : les ouvriers se forgent comme classe révolutionnaire. En révolutionnant les rapports sociaux, c’est-à-dire leur propre être. Dans les luttes salariales, ils ne voient « apparaître » à leurs yeux ni « forces », fait, Victor veut que bien sûr tout change par rapport au XIXe siècle sur le plan des manifestations (plus de syndicats authentiquement prolétariens, plus de conquêtes, etc.), mais il veut que le processus reste le même. C’est pourquoi il parle d’« unité » en l’air, sans pouvoir en rien préciser la forme concrète qu’elle revêt.

Résumons-nous : c’est une véritable fraude qui est dévoilée tous les jours par les défaites et les divisions amères des travailleurs (ainsi que par les surgissements discontinus) que de reprendre la vision de Marx, mais sans les syndicats, sans l’association permanente, sans suppression partielle de la concurrence entre les ouvriers. Les trotskistes et les programmistes (p.c.i.), eux, au moins sont cohérents : ils reprennent, chacun à leur façon, la vision classique et soutiennent, préconisent et renforcent les syndicats. Et, à leur façon, ils ont raison : si dans les luttes revendicatives se forge l’« unité » de la classe, il faut contribuer à donner une expression organisée à cette « unité » des travailleurs salariés autour du maintien du salaire, car elle constituerait une véritable association des travailleurs.

Il est vrai qu’il est facile aux gauchistes d’être « cohérents », puisque leur fonction réactionnaire est de défendre sans broncher les anciennes positions du mouvement ouvrier devenues depuis 1914 bourgeoises, en les liant avec la sauce du marxisme transformée en idéologie. Mais si la « majorité » de R.I. continue de rester assise entre deux chaises, elle tendra de plus en plus à régresser vers cette « cohérence »-là. Car sa contradiction actuelle n’est pas tenable.

La « majorité » actuelle ne veut pas réfléchir jusqu’au bout aux conséquences de la décadence sur la lutte de classe, et lier cette réflexion aux tendances actuelles du mouvement (en ce sens, elle est en retrait par rapport à la dynamique d’« internationalisme » des années 1945-50). Quand Marx parlait de l’unité, des armes, de l’organisation en classe et autres « leviers » (p. 34) produits à travers les luttes salariales ; quand il décrit les coalitions comme premier moment de l’association des ouvriers pour eux-mêmes qui doit ajouter au parti de classe, il décèle et exprime des tendances faibles mais réelles, et se donne ainsi les moyens pratiques d’intervenir pour hâter ce processus. La « majorité » de R.I., elle, répète des phrases mortes qui lui masquent le processus réel à notre époque.

Cela la conduit à défendre une conception gradualiste, mécaniste, du passage des luttes revendicatives aux luttes révolutionnaires et à abandonner la pierre de touche du marxisme » dont elle se réclame (pierre qui, elle, ne change pas : la classe sujet de sa propre reconstitution communiste à partir de la réassociation des prolétaires qui rentrent en conflit à la fois avec leur être de salariés et avec leur association-par-le-capital.

Une conception gradualiste de la lutte des classes

Parce qu’il ne part pas de la nature contradictoire du prolétariat, le camarade Victor passe à côté de son mouvement d’autotransformation (autonégation). Le passage révolutionnaire d’une façon déterminée de satisfaire ses besoins comme « somme de salariés » à une autre, comme réassociation communiste. Tout ceci demeure pour lui de la « philosophie ». C’est pourquoi, malgré ses affirmations, il ne voit aucun véritable saut qualitatif dans la lutte de classe, qui reste salariale et revendicative, et qui se développe, selon lui, de façon évolutive, graduelle et quantitative.

Marxisme révolutionnaire ou évolutionnisme marxoïde ?

Victor commence par attaquer ceux qui, comme nous, ne comprendraient pas « ce qu’il y a de révolutionnaire dans les luttes immédiates de la classe ouvrière pour la défense des conditions de vie » (p. 34). Donc, « il y a » quelque chose de révolutionnaire dans ces luttes. Quoi ? Victor ne nous le dira jamais.

Sentant que cette affirmation est pour le moins légère, il affirme juste après que ces luttes ont la possibilité d’engendrer par « elles-mêmes », de « porter en elles les germes de luttes révolutionnaires contre le système ».

Notons au passage que, dans la nuit de l’« anti-philosophie », « avoir quelque chose de révolutionnaire », « porter les germes de luttes révolutionnaires », « être capable d’engendrer des luttes révolutionnaires », tout cela, c’est la même chose. Mais ce qui nous intéresse, c’est de mettre en lumière la conception évolutionniste, anti-dialectique que recouvre cette apparente confusion. Victor veut bien dire n’importe quoi, que les grèves « sont révolutionnaires », qu’elles le sont « potentiellement », qu’elles ont « quelque chose » de révolutionnaire, qu’elles portent des « germes » de révolution, etc. Tout ceci n’a qu’une fonction : ne pas reconnaître le saut, la négation, la rupture et éviter de critiquer les luttes salariales.

Même au XIXe siècle, Marx n’a jamais sombré dans une telle apologie des luttes salariales. Il n’a jamais soutenu qu’elles engendraient « par elles-mêmes » la lutte contre le salariat. C’est parce que les ouvriers pouvaient maintenir l’association qui s’était créée dans la lutte au-delà de la grève et que cette association constituait la base pour une transformation et un dépassement de l’unité et de la conscience prolétarienne, la sève du parti ouvrier, que les communistes, tout en critiquant les luttes revendicatives, les soutenaient et accéléraient par leur intervention la formation de la classe-pour-soi. Marx n’est pas un de ces économistes du « Rabotchié Diélo » qui disaient que les « grèves sont révolutionnaires » et contre lesquels Lénine avait raison (même si ses arguments étaient souvent faux). Marx, comme tous les révolutionnaires, voyait un saut, une négation. La différence avec aujourd’hui, c’est que l’association permanente permettait d’envisager la possibilité d’une continuité organisée d’une phase à l’autre. Marx n’est pas Darwin, et il n’est pas à la recherche de prétendus « germes » révolutionnaires dans les luttes salariales, qui évolueraient et « engendreraient » les luttes contre le salariat. Au contraire, il explique sans arrêt que si les ouvriers n’utilisent pas leur association pour faire autre chose, pour s’attaquer au salariat, ils n’engendreront rien du tout. C’est l’autotransformation du sujet, la négation par le prolétariat de sa position de défenseur d’une force de travail que Marx essaye de dégager. Victor, lui, cherche dans la défense du prix de la force de travail « quelque chose », des « germes », des « potentialités » de révolution.

Pour ce camarade, ce n’est pas le sujet qui est pris dans une contradiction entre ces besoins et sa façon de lutter, ce qui le force à créer des rapports d’association supérieurs, c’est la « lutte » qui « engendre » par « elle-même » une autre lutte. Les « luttes » ne sont pas des moments de l’activité des hommes que ceux-ci dépassent et nient, ce sont des phénomènes qui s’enchaînent graduellement, une lutte portant les germes d’une autre lutte.

Mais une lutte salariale, ce n’est pas un « embryon » de lutte révolutionnaire, c’est des prolétaires tentant de satisfaire leurs besoins comme travailleurs salariés. Et en cela il n’y a jamais rien eu de révolutionnaire. Il n’« y a » rien de révolutionnaire dans des grèves parce que ce qu’il « y a » de révolutionnaire est à créer, il n’est qu’une potentialité à réaliser à partir de la contradiction de ces prolétaires luttant : et cette contradiction est précisément celle qui oppose les besoins révolutionnaires (source de création et de bouleversements) à la façon conservatrice de lutter que constitue la grève. Ce ne sont pas les luttes salariales qui « engendrent » la révolution, ce sont les prolétaires, qui, parce qu’ils font l’expérience du fait que ces luttes n’engendrent que défaites et divisions, sont poussés à lutter différemment.

Marchander le prix d’une force de travail décomposée par la crise du capital « n’engendre » pas la communisation de la société ; ce qui se passe : les ouvriers n’arrivent plus à marchander et donc sont contraints de nier, dépasser, refuser cette façon préhistorique de survivre et de commencer la communisation du monde. Se battre par catégorie « n’engendre » pas l’unité de la classe ; là encore, il y a rupture, les ouvriers, parce qu’ils constatent que ça ne mène à rien, accomplissent un saut et brisent ces cadres, etc.

Bref, le lien entre les « luttes », c’est le sujet, l’être se transformant qui l’effectue de façon négative. Ce lien est donc dialectique, et non évolutif.

Le destin tragique de la « nature » révolutionnaire selon Victor

Comment s’effectue pour ce camarade, cette « génération » de la révolution par les « germes » présente dans les luttes salariales ? Comment ces germes éclosent-ils ? C’est simple : ces germes sont toujours présents, ils surgissent « plus » ou « moins » rapidement :

« Les luttes revendicatives sont toujours potentiellement des luttes révolutionnaires » (p. 37). « La nature révolutionnaire des luttes économiques est obligée de surgir beaucoup plus rapidement qu’au siècle dernier. » (p. 41)

Ainsi, les luttes « salariales » ont une « nature » révolutionnaire et sont toujours « potentiellement » révolutionnaires. Des grèves pour demander du travail, des grèves pour protéger des intérêts corporatistes, des grèves où les ouvriers demandent qu’on construise des usines inutiles ont une « nature » révolutionnaire qui n’attendrait que de surgir. Mais alors, pourquoi cette « nature » ne surgit-elle jamais ? Pourquoi les luttes les plus « dures » des ouvriers dans les années 1920-1938 n’ont-elles jamais fait passer la potentialité des luttes salariales à la réalité ? Pourquoi les « germes » de révolution ont-ils toujours produit des monstres contre-révolutionnaires (c.i.o., shop stewards, embrigadement dans la « démocratie » de la république espagnole) ? Tout ce que Victor trouvera à répondre, c’est que les ouvriers sont « mystifiés », ce qui est vrai, mais n’explique pas pourquoi des luttes dont la « nature » est révolutionnaire sont tellement bêtes qu’elles se font avoir à chaque fois. Faute de comprendre la mystification à partir de l’incapacité des prolétaires à dépasser les luttes salariales, on tombe dans une vision idéaliste et policière de l’histoire. Une « nature » révolutionnaire prête à surgir, des « germes » prêts à « engendrer », une « potentialité » « prête » à être réalisée… Toujours des mystificateurs, des agents de l’État pour empêcher ce qui devait arriver d’arriver. Misère et impuissance de la « catégorie » révolutionnaire qui trouve toujours quelque chose d’extérieur sur son chemin !

La révolution est-elle une question de formes ?

Le camarade Victor se rend certainement compte que la bouillie qu’il nous sert là est du gradualisme un peu trop visible. Alors, il fait marche arrière. Il glisse insensiblement de la première affirmation (les luttes revendicatives ont une nature révolutionnaire, sont « potentiellement révolutionnaires », etc.) à l’idée que :

« Les luttes revendicatives peuvent à tout moment se transformer en véritable combat révolutionnaire. » (p. 48)

Ce n’est déjà plus la même chose. À présent, on nous laisse entendre : les luttes revendicatives ne seraient pas « vraiment » des luttes révolutionnaires, mais elles devraient se transformer pour le devenir. Et, oubliant complètement ce qu’il dit sur la « nature révolutionnaire » des luttes salariales, Victor de reconnaître :

« Il y a quelque chose de profondément différent entre ces deux types de luttes, un changement qualitatif, dans le contenu d’une lutte qui cesse d’être revendicative pour devenir révolutionnaire » (p. 36).

Bien. Essayons de nous y retrouver. Tout à l’heure, la lutte revendicative avait une nature révolutionnaire prête à surgir, à présent elle doit cesser d’être revendicative pour devenir révolutionnaire. D’un côté, on se moque de nous quand nous parlons d’une rupture, d’une négation, et de l’autre on nous parle d’un « changement qualitatif », (seule la « majorité de R.I., dans sa furia anti-philosophique, détient le secret d’un changement qualitatif qui ne serait pas une négation !). En fait, cette « différence profonde » dont parle Victor n’est qu’une pure concession verbale de sa part pour masquer le gradualisme de sa position. Car nous allons voir que lorsqu’il tente de nous expliquer ce qu’est son « changement », il montre que, pour lui, il n’y en a pas, qu’il s’agit de différences de degré (« plus », « moins »), de forme, de moyens, mais jamais d’essence.

A) Première explication

Suivons le raisonnement de ce camarade. Il y a, entre les luttes révolutionnaires et les luttes revendicatives, un changement qualitatif. Comment ? C’est très simple : il y a une « double nature permanente de la classe » (p. 34) (pas une contradiction, misérables philosophes, une « double nature permanente » !) Mais alors, si toutes les luttes ont à la fois une nature révolutionnaire et une nature revendicative, quelle est la différence qualitative ? La voici : « Dans ses luttes, c’est tantôt l’aspect (révolutionnaire) de la classe qui prime, tantôt l’aspect de la classe exploitée. » (p. 34)

Eh bien, Victor nous donne là une intéressante définition d’un changement qualitatif. Les choses ont une double nature et elles subissent une transformation qualitative quand un des aspects de cette nature « prime » sur l’autre. Un peu plus d’aspect révolutionnaire dans un cas, un peu plus d’aspect exploité dans l’autre. Franchement, on préfère être des philosophes que d’adhérer à ces considérations dignes d’un grand prêtre de la Byzance décadente. Car, enfin, à quel moment la classe commence-t-elle à détruire l’exploitation et à s’affirmer comme révolutionnaire ?

B) Deuxième explication

Le camarade Victor nous donne une autre définition de ce « fameux changement qualitatif » : une lutte devient révolutionnaire… quand elle s’affronte à l’État et conteste le pouvoir.

« Qu’une grève se heurte à une résistance trop forte du patronat local, qu’elle soit contrainte d’affronter l’appareil de répression de l’État, sous une forme ou sous une autre, et elle se transforme en une contestation [?] du pouvoir » (p. 37).

Que la répression puisse placer les ouvriers dans une situation où ils doivent affronter l’État, cela va de soi. Mais ceci ne produit pas en soi une lutte contre le capital ! Pour Victor, une lutte révolutionnaire serait une lutte salariale qui « conteste » l’État. La lutte reste la même, les ouvriers continuent de vendre leur force de travail, rien ne change sauf qu’on affronte l’appareil de répression, qu’à la grève s’ajoute… la « violence ». « Fais la grève et prends ton fusil », voilà le contenu concret de ce que dit la « majorité » de R.I. Lutte revendicative plus violence, voilà ce qu’elle trouve à avancer après cinquante ans de répétition lancinante de ce schéma qui a conduit partout le prolétariat à subir la violence, parce qu’il était incapable de sortir du cadre étroit, décadent et en détérioration accélérée de la « défense du salaire » et de lutter sur son terrain : le communisme. Aucun fusil ne fera surgir de ce cadre-là une nature révolutionnaire qui ne peut plus s’y développer ! Et, comme à chaque fois, cette superposition de l’affrontement « politique », « violent » à une classe revendiquant des salaires, du travail, et du capital « collectif » entraîne la défaite de la grande classe. À chaque fois, la « majorité » crie à la mystification. Mais y a-t-il plus grande mystification que de croire que les ouvriers pourraient exercer la violence avec succès en continuant à faire des grèves salariales, sans transformer les rapports sociaux, sans attaquer le salariat ? La révolution, ce n’est pas une grève prenant des fusils (ou sinon, il y a eu des centaines de « révolutions » depuis 1920), c’est la transformation des rapports sociaux par des prolétaires (avec des fusils) qui en ont marre des luttes salariales, parce qu’ils les ont faites et refaites jusqu’à la nausée, en long, en large, tournantes, décalées, générales, partielles, perlées, bouchon, « thrombose », dures, molles, avec des fusils et sans des fusils, etc.

Pour nous, il y a changement qualitatif quand les ouvriers s’unissent au-delà de leur nature de salariés, intègrent les sans-réserves, déglinguent les mécanismes marchands. Pour la « majorité » de R.I., il y a changement qualitatif quand une grève se « transforme » en « contestation » du pouvoir. De quel côté est le bavardage creux ?

C) Deuxième explication bis

Là où cela devient vraiment triste, c’est quand Victor tente de nous expliquer plus « précisément » ce qui distingue une lutte révolutionnaire d’une lutte revendicative. Dans un cas, on « reconnaît » le pouvoir ; dans l’autre, on le « bouleverse »29. Ainsi, ce camarade, à la recherche de la différence qualitative perdue, rencontre la lutte éternelle des « opprimés » contre le « pouvoir ». Témoin ce passage digne de Chaulieu-Cardan-Castoriadis :

« Revendiquer, c’est demander, exiger son dû. Une lutte est revendicative dans la mesure où son but est de demander, d’exiger de quelqu’un quelque chose. Elle implique par conséquent la reconnaissance du pouvoir de celui qui est en mesure de répondre à ses demandes, ses exigences… Une lutte révolutionnaire par contre, s’attache à bouleverser un état de choses, un pouvoir. Dans ce cas, loin de reconnaître un pouvoir à quiconque, on met en question le pouvoir lui-même » (p. 36).

Qu’est-ce que c’est que ce langage ? Une définition du « Larousse » ? « Quelqu’un » ? « Quelque chose » ? Un « état de choses » ? « Un pouvoir » ?… Mais de quoi parle-t-il donc ? D’un clan demandant au chef de la tribu une redistribution des terrains de chasse ? De serfs demandant une diminution de l’impôt en nature ? De corporations réclamant des privilèges ? De villes demandant au roi des franchises ? De grenouilles demandant un roi ? Avec de pareilles généralités abstraites sur le « pouvoir » de « quelqu’un » qu’« on » « accepte » ou « qu’on remet en question », Victor noie le poisson et évite la question brûlante de notre époque, celle qui frappe furieusement à la porte de sa scholastique desséchée : celle des travailleurs salariés. Mais puisque Victor évite soigneusement d’appliquer cette phrase à la société capitaliste, nous allons le faire pour lui. Remplaçons donc les « quelqu’un », « quelque chose » et autres amabilités indéfinies par ce qui est l’objet du débat : les ouvriers, le salaire, le capital. Nous obtenons :

« Pour les prolétaires salariés modernes, revendiquer, c’est exiger un juste prix de leur force de travail. Une lutte est revendicative dans la mesure où son but est d’exiger du capital un aménagement des conditions dans lesquelles s’effectue cette vente et de l’utilisation par le capital de cette force. Elle implique donc, de la part des ouvriers, l’acceptation du rapport capitaliste (et par conséquent du pouvoir de la classe qui personnifie le capital), c’est-à-dire l’acceptation de leur propre position de porteurs concurrents de marchandises (et, au xxe siècle, contrairement au XIXe, cette position ne tolère aucune association). Une lutte révolutionnaire, par contre, s’attache à bouleverser les rapports marchands, l’État et l’appareil militaire du capital. Dans ce cas, loin de reconnaître les rapports capitalistes et de revendiquer à leurs fonctionnaires, ils dissolvent ces rapports et renversent ces fonctionnaires. »

Est-ce cela, camarades majoritaires, que vous appelez « langage aussi obscur que prétentieux » (p. 35) ? Est-ce nous qui « pataugeons prétentieusement dans le monde simpliste des abstractions » (p. 46) ?

D) Troisième et dernière explication.

On n’a toujours pas trouvé où se trouve le passage « qualitatif » d’« une lutte qui cesse d’être revendicative pour devenir révolutionnaire ». Alors, Victor nous en offre encore une. La différence serait… une différence de « moyens » plus « politiques ».

« Ce qui fait la spécialité de Gdansk […], c’est qu’elle a été amenée à avoir recours à des moyens de lutte politique beaucoup plus importants que ceux qu’utilise une grève isolée […] Plus une lutte revendicative est contrainte d’utiliser des moyens politiques et plus elle prend un caractère de lutte révolutionnaire. Mais elle ne perd pas pour autant son caractère de lutte revendicative. » (p. 33) En somme, la lutte révolutionnaire c’est une grève salariale plus « des moyens politiques ». Ce n’est pas par ce qu’elle fait socialement qu’elle se caractérise, c’est par « l’importance » des moyens politiques qu’elle emploie. Cela est très conséquent avec l’idée que le contenu de la lutte reste le combat « pour la plus-value », et que ce qui compte c’est que la « forme » de la lutte soit associée. Et c’est du verbiage gauchiste. Car qu’entend-on par « moyens politiques » ? Si ce n’est ni le zoo parlementaire (ouvrier ou non, peu importe) ni les alliances avec d’autres classes, ça ne peut être que la « forme » du combat, c’est-à-dire la violence contre l’État et le mode d’organisation. En quoi des conseils ouvriers avec délégués élus et révocables + la violence transforment-ils une lutte salariale en lutte contre le salariat, nous attendons encore que la majorité nous l’explique.

Ce fétichisme de la « forme » et des « moyens », c’est-à-dire de la « politique » dans le sens d’une sphère séparée de l’action sociale des hommes, réduit la révolution prolétarienne au rang des révolutions bourgeoises, où il s’agissait de consolider les rapports sociaux existants par le « moyen » d’une violence au-dessus de la société et d’une sphère « politique » mystificatrice. Pour nous, ce ne sont ni la « violence », ni les « conseils », ni les « moyens » extrêmes mis au service de la « lutte pour la plus-value » qui rendent une lutte révolutionnaire — au contraire, c’est le contenu de ce que fait la révolution qui assigne à chacun de ses instruments, moments ou moyens, leur place. La révolution communiste a des problèmes politiques, militaires, d’organisation, de moyens, de formes, mais elle n’est pas un problème de politique, de guerre ou d’organisation ; elle est un problème de contenu social. Et ces moments transitoires sont traversés par un mouvement de dépérissement de la politique, des formes juridiques, etc.

Nous n’avons rien à faire de la violence, des « moyens » ou des « conseils » en soi. Ce que nous demandons c’est : pourquoi les ouvriers s’affrontent-ils à l’État ? Pour des « intérêts » catégoriels ou nationaux ? Pour foutre les immigrés dehors ? Contre les Yankees ou les Russes ? Ou parce que l’État se dresse comme défenseur des rapports marchands, et donc de toutes les divisions catégorielles, nationales, « revendicatives » contre leur mouvement communiste ?

Pourquoi les ouvriers forment-ils des conseils ? Pour gérer l’usine, déléguer des ouvriers à un parlement « prolétarien » qui administrera le fameux « salariat collectif » dont nous parle la majorité ? Ou pour détruire le cadre de l’usine, recomposer l’unité de la classe en détruisant l’échange et en étendant la guerre civile ? Ce sont là les véritables questions que masque la rhétorique gauchiste sur les « moyens politiques ».

En conclusion, il est clair que nous avons affaire ici à une conception gradualiste de la révolution. Si le camarade Victor s’enlise dans les « formes », les « moyens », la « politique », la « lutte contre l’État », la « remise en question du pouvoir », et s’il ne parvient ni à relier ces moments entre eux ni à les subordonner au bouleversement des rapports sociaux, c’est parce qu’il ne part pas du contenu du mouvement social qui les traverse et les dépasse. Dès qu’on s’écarte de la conception matérialiste et historique de la contradiction qui lie et oppose communauté et échange, valeur d’usage et valeur marchande, travail associé et salariat, on se braque sur des aspects certes réels mais partiels du mouvement.

Et nous allons voir que, du fait qu’il n’y a pas dans la vision de véritable mouvement, de rupture entre le procès de valorisation du capital et le mouvement de dissolution de ce rapport, elle conserve une vision sociale-démocrate de ce qu’elle appelle la « période de transition ».

On retrouve en effet dans ces écrits la vieille idée de Kautsky et de Lénine d’« un stade » où les ouvriers instaurent un « salariat collectif » (c’est-à-dire un capitalisme d’État), véritable « mode de production transitoire » où les ouvriers seraient « exploités » tout en exerçant leur dictature « politique » par un « contrôle » sur l’État, vis-à-vis duquel ils seraient contraints de faire grève et de revendiquer.

C’est là, fondamentalement, la conception que défendent la plupart des camarades de la majorité et elle a pour nom : le contrôle ouvrier sur le capital et l’État. Nous y retrouvons la même absence de vision du mouvement révolutionnaire, de bouleversement des rapports sociaux et la même tentative de plaquer sur une catégorie qui reste la même (le travail salarié) des « formes » et des « moyens » purement politiques dont on ne sait par quel mystère ils la rendraient communiste30.

Nous ne pensons pas déformer la vision de ces camarades, et nous voulons montrer qu’ils ont beau « ajouter » artificiellement certaines affirmations partielles qui rejoignent les nôtres sur les mesures sociales du mouvement, il s’agit là d’une concession toute formelle qui ne change pas le fond de leur raisonnement ; en outre, en parsemant leur vision sociale-démocrate de petits bouts de communisme, ils s’enfoncent dans des contradictions insolubles.

Communisme ou salariat

Le camarade Victor entreprend une tâche impossible : concilier la vision du me siècle la période de transition, avec une reconnaissance partielle de certaines mesures communistes immédiates. Il aboutit ainsi à un embrouillamini inextricable, où se côtoient des positions isolées qui rejoignent celles de notre tendance et des affirmations qui n’ont rien à voir avec le communisme.

Le mouvement révolutionnaire est-il, dès le départ, un mouvement de dissolution du salariat ?

Sur cette question, Victor nous explique des choses parfaitement antinomiques. Il commence par nous expliquer que :

« Dans les premiers pays où le prolétariat sera parvenu à détruire l’appareil d’État capitaliste […], le premier but sera donc de créer un secteur collectivisé le plus large possible […]. La collectivisation s’y traduira par la généralisation de la gratuité des biens » (p. 42).

Et il ajoute :

Le commencement du processus de dissolution du travail salarié sera donc marqué par la création de ce premier secteur collectivisé […] [La classe] est en train de perdre sa spécificité principale, c’est-à-dire le fait d’être exploitée par le salariat, puisqu’elle tend à se dissoudre au sein d’une masse de producteurs égaux » (p. 43).

Voilà une bouffée d’air frais bien venu… Et qu’on est loin du « salariat collectif »… Si le camarade Victor s’en tenait fermement à cette conception et en développait jusqu’au bout toutes ses conséquences, nous l’accueillerions avec enthousiasme dans notre tendance, et nous lui ferions même grâce de l’expression « négation du prolétariat » qui l’effraye tant. Malheureusement, cette éclaircie de dialectique dans le ciel sombre des catégories se révèle de courte durée et, de cette vision très juste mais fugitive, d’un « processus de dissolution du travail salarié », nous retombons à nouveau dans la fausse alternative formelle : ou bien le travail salarié est « aboli » tout de suite, partout, ou bien il existe partout.

« Abolir le salariat, c’est abolir la vente et l’achat de la force de travail. Pour que ce soit possible, il faut que simultanément rien dans la société ne soit vendu ni acheté, car abolir le salariat, c’est éliminer la marchandise en général. Donc l’abolition du salariat ne pourra devenir effective [?] que lorsque l’échange marchand aura été [?] éliminé sur toute la surface de la planète… » (p. 42).

Notez le glissement. Tout à l’heure, Victor liait le processus de dissolution du salariat à la destruction de l’échange, maintenant, tenez-vous bien, il faut d’abord que l’échange marchand soit éliminé partout avant qu’on puisse « abolir » effectivement le salariat. Tout à l’heure, il y avait un processus de dissolution du salariat qui commençait dans quelques pays, maintenant il faut que rien ne soit vendu ni acheté à l’échelle mondiale. Et le glissement se poursuit :

« Des mesures effectives en vue de cette abolition du salariat peuvent et doivent être prises dès le début de la dictature du prolétariat » (p. 43).

Fini le « processus de dissolution du salariat », désormais, on prévoit des « mesures en vue de » son abolition, expression que pourrait signer n’importe quel social-démocrate. Il faut s’y résoudre : la « collectivisation » que nous décrit Victor n’est pas un processus communiste, il est un ensemble de mesures socialement neutres, purement administratives et politiques, qui « prépareraient » le communisme. Et, au bout de ce dérapage, quoi de plus naturel que de se planter dans le décor du « salariat collectif » (Bulletin d’Étude R.I. no 8d) ? Admirable logique de la majorité qui commence le processus de dissolution du salariat en le « collectivisant » et qui, « lorsque l’échange aura été éliminé sur toute la planète », l’« abolira » !

On peut ainsi voir que la véhémence avec laquelle ces camarades ont attaqué nos positions sur le processus inévitable de dissolution du travail salarié n’a pas pour cause un malentendu. La « majorité » peut bien décorer ses textes d’une reconnaissance platonique d’un processus de dissolution du salariat ; en fait, elle n’y croit pas. C’est pourquoi elle évite soigneusement de caractériser les rapports sociaux de sa fameuse « période de transition » pour réserver le terme « communisme » au monde qui « adviendra » (p. 46).

Il est impossible de saisir des opportunistes. Ils diront toujours, en position délicate : « Mais, bien sûr… » et ne craindront pas de défendre des choses complètement incompatibles. Nous disons nous : choisissez ! Ou bien le mouvement prolétarien, dès le départ, est un mouvement d’abolition du salariat, ou bien il est le mouvement d’instauration du salariat collectif. La casuistique sur les « mesures en vue de », « qui ne sont pas effectivement », peut détourner de ce choix, qui est la pierre de touche de la révolution à venir, quelques lecteurs hâtifs. Quant à nous, nous ferons tout pour qu’il apparaisse clairement.

Y a-t-il dès le départ un processus d’autodissolution du prolétariat et d’intégration des sans-réserves aux rapports communistes ?

On retrouve la même absence de principe sur la question de la dissolution du prolétariat (et l’absence de principes conduit toujours aux principes en place, aux principes dominants). En effet, le camarade Victor commence par nous dire que (toujours dans quelques pays) « le processus de dissolution du travail salarié se confondra […] avec l’intégration de toute la population dans la production collectivisée » (p. 42) ; et, par ailleurs, il se paie littéralement la tête du lecteur en se contredisant explicitement : « La dissolution de la classe n’est pas le point de départ de sa lutte, mais son aboutissement, le résultat final » (p. 40).

De même, Victor se sent obligé (p. 44), lorsqu’il parle des « nouveaux travailleurs » que le prolétariat transforme en « prolétaires », de leur accoler des guillemets. Ce souci très louable laisserait supposer qu’il s’agit pour le moins de prolétaires en train de se nier comme travailleurs salariés. Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de piquer une sainte colère ouvriériste lorsque nous parlons du prolétariat en train de se dissoudre, et de nous sermonner :

« Le prolétariat ne se “nie” pas face aux autres classes, mais au contraire, il s’affirme de telle façon qu’il est contraint de généraliser sa condition économique à toute la société » (p. 40).

De deux choses l’une : ou bien ce qu’on généralise, c’est le salariat, auquel cas Victor n’a pas à mettre des guillemets à « prolétaires » ; ou bien, ce sont des rapports communistes, auquel cas Victor devrait le dire clairement.

Ne jouons pas sur les mots. Un secteur « collectif » où les biens sont gratuits, qui intègre toute la population, où le travail salarié se dissout et qui s’élargit aux dépens du secteur marchand, c’est un mouvement de communisation de la société. Pourquoi diable Victor tourne-t-il autour du « communisme » comme un chat affamé autour d’un bol de lait brûlant ?

parce qu’il ne parvient pas à rompre avec la vision sociale-démocrate pour laquelle la collectivisation n’est pas le communisme en mouvement, mais l’instauration d’un rapport capitaliste « ouvrier ». C’est de là que découle la théorie de la majorité selon laquelle le prolétariat, au cours de la « période de transition » demeure une classe exploitée, et que c’est la lutte revendicative face à l’État (son nouvel exploiteur) qui constitue le moteur de son action.

La dictature du prolétariat coexiste-t-elle avec l’échange et l’exploitation ?

Nous allons avoir encore la preuve que, lorsque Victor parlait de dissolution du travail salarié, ce n’était qu’une concession purement verbale. Car, lorsque Victor aborde le problème de la nature du prolétariat au cours de sa dictature et du moteur de l’extension de la lutte révolutionnaire à l’échelle mondiale, il défend une conception qui découle logiquement de son idée du « salariat collectif » sous contrôle politique ouvrier. Mais laissons-le expliquer son point de vue. Lorsque les ouvriers auront pris le pouvoir politique dans une région du monde, leur secteur collectif sera « dépendant du reste des pays, ainsi que des secteurs non collectivisés de cette région […] le prolétariat pourra s’aménager de meilleures conditions de travail […] mais il ne pourra le faire qu’à l’intérieur des limites que lui imposent les nécessités de l’échange avec le reste du monde […] Tant que l’échange marchand subsiste quelque part dans le monde, le prolétariat ne pourra cesser d’être une classe exploitée dans aucune zone. La fin de l’exploitation capitaliste n’adviendra qu’avec l’intégration de tous les travailleurs du monde au prolétariat révolutionnaire, c’est-à-dire avec la dissolution du prolétariat dans l’humanité » (p. 46). De là découle évidemment que la classe resterait exploitée par le capital mondial et les paysans privés (échange, rationnement, compromis, etc.), qu’elle pourrait, à la rigueur, assurer un contrôle « politique » sur la masse des biens que daigneraient lui accorder les secteurs marchands, mais qu’elle ne pourrait que résister à cette exploitation par des grèves et autres luttes revendicatives. Dans ces conditions, et c’est logique, surgirait un organe de conciliation, de statu quo, de négociation, un organe chargé de faire accepter les nécessités imposées par le marché mondial : un Etat face auquel les ouvriers devraient se défendre.

Cette argumentation en apparence impeccable repose sur plusieurs postulats que Victor nous impose et que nous refusons :

– que la révolution est arrêtée dans un secteur donné et que la communisation ne s’étend plus ;

– que, dans une telle situation, le prolétariat pourrait conserver le « pouvoir » tout en se pliant à l’échange avec le secteur marchand et en coexistant de façon pacifique et statique avec le capital.

Une fois qu’on peut accepter de poser le problème en ces termes, le raisonnement a une certaine logique formelle. Mais, justement, parce que la façon même dont Victor aborde le problème est viciée à la base, il aboutit à des résultats absolument absurdes.

A. Le contrôle ouvrier sur son exploitation ?

Nos pensions qu’une idée au moins était claire à R.I. : que le prolétariat ne peut gérer ou contrôler son exploitation. En bref, que la classe ouvrière ne peut être son propre capitaliste. Or, c’est à cela qu’aboutit Victor : les ouvriers « échangent » avec les secteurs marchands qui les exploitent et « s’imposent des rationnements, ou augmentent leur temps de travail » (p. 46). En somme, ils gèrent leur exploitation par le capital mondial. (Comment parviennent-ils à rester « en plein exercice de leur dictature » (p. 46) tout en s’auto-exploitant, c’est une subtilité tout à fait digne du trotskisme.) Évidemment, les camarades de la majorité sentent que cette fable des ouvriers contrôlant « eux-mêmes » l’échange avec le capital et les paysans privés, c’est-à-dire la dictature du marché, est une plaisanterie.

C’est pourquoi, ils sont contraints de déléguer cette tâche entre les mains d’un État.

B. Un « État neutre » ?

Une fois qu’on a accepté le postulat de l’échange entre le secteur « collectif » et les secteurs marchands, il faut un organe qui transmette les rudes nécessités de l’exploitation mondiale aux ouvriers, un intermédiaire entre le marché mondial et le secteur collectif. Toujours dans cette vision, les ouvriers demanderaient des améliorations matérielles et les représentants « ouvriers » à l’échange, véritables fonctionnaires-satrapes du capital mondial, leur disant : « Non, ce n’est pas possible, les paysans exigent ceci, le capital de tel pays cela… » Il se passe dans le secteur collectif ce qui se passait dans certaines communautés primitives qui échangeaient entre elles : la communauté est incapable de s’imposer collectivement les nécessités de l’échange, il émerge un roi marchand au-dessus de la communauté. Mais dans le cas présent, quelle est la nature de cet État ? S’il y a État dans le sens classique du terme, il ne saurait être que le représentant des lois du marché capitaliste mondial… et donc un État capitaliste, exploiteur, anti-prolétarien. Il ne peut, en effet, en même temps défendre les nécessités de l’échange et être un organe de destruction de l’échange. D’où on aurait la situation suivante, caractérisée par un « double pouvoir » : l’État fonctionnant au service de l’échange et exerçant sur les ouvriers l’exploitation qui en découle, et les ouvriers faisant des « grèves » pour revendiquer de cet Etat des améliorations. En un mot, nous avons la coexistence d’un État capitaliste qui exploite les ouvriers et de la dictature du prolétariat. Et, après, on se moque des trotskistes !31

Des « grèves » pour étendre la révolution ?

Mais, dans ces conditions, comment font les ouvriers pour desserrer l’étreinte de l’échange ? Détruisent-ils l’État capitaliste, poussent-ils la communisation dans le secteur marchand en passant par-dessus les cadavres des échangeurs et autres compradores du statu quo ? Non, nous explique la « majorité », ils « gardent les armes et… revendiquent par des grèves. Comment les ouvriers vendant leur force de travail, enfermés dans leurs usines, demandant des camarades échangeurs qu’ils augmentent leur « salaire collectif » en nature — comment ces mêmes ouvriers pourraient-ils détruire l’échange dans les autres pays ? voilà encore un des secrets de la « période de transition ». Comment des grèves contre l’État pour aménager la vente « collective » de la force de travail pourrait-elle hâter le processus de dissolution du travail salarié ? Les voies de la « mission historique » du prolétariat sont impénétrables.

Il est clair que cet imbroglio plonge ses racines dans la vision statique que ces camarades ont du secteur collectif ; leur conception présuppose en fait un échec de l’extension de la révolution et un équilibre possible entre ce secteur et le marché. Alors que Victor nous explique très justement que, d’un côté, « une fois le processus [d’élargissement de ce secteur collectif] engagé, la moindre stagnation signifiera le retour à l’exploitation capitaliste32 en passant par un massacre contre-révolutionnaire » (p. 42), ils abandonnent d’un autre côté cette idée fondamentale et nous parlent de la « période de transition » comme d’un moment qui admet l’échange33, l’institutionnalisation de l’exploitation capitaliste par l’État… le tout n’entraînant nullement une contre-révolution et coexistant avec la dictature du prolétariat.

La « logique » de cette dernière position se résume finalement à la lapalissade suivante : si le mouvement s’arrête et qu’un équilibre s’instaure entre la révolution et la contre-révolution, il cesse d’être un mouvement. Si le secteur « collectif » cesse de dissoudre l’échange, d’intégrer de nouveaux secteurs, il tombe sous les lois marchandes et, inévitablement, le prolétariat cesse de détruire l’exploitation. La forme en nature de la rémunération devient donc une forme de salariat collectif. Bref, si le mouvement de communisation s’arrête, il n’est plus un mouvement de communisation. Merci de cette vérité profonde !

Alors tout le reste s’ensuit et dans le petit univers figé de la majorité, l’ordre des choses est sauf. Le prolétariat reste une catégorie, une « somme de travailleurs collectifs exploités », qui font des grèves et qui restent dominés par le capital. Avant même d’avoir tenté de voir ce qu’est le mouvement de destruction du capital, on suppose qu’il s’est arrêté. Avant même d’avoir tenté de voir comment le prolétariat s’attaque à l’échange, on suppose qu’il ne pourra s’y attaquer et qu’il devra subir ses lois. On ne cherche pas à comprendre comment le mouvement se développe, quelles mesures il prend pour que le mouvement de destruction de l’échange triomphe sur l’échange, on suppose un statu quo impossible et on appelle les ouvriers à se replier frileusement dans leurs usines en gardant leurs « fusils » et leur misérable « droit de grève »34.

En fait, le « truc » de Victor consiste à nous enfermer dans le cercle vicieux suivant : c’est le capital et l’échange qui resteraient déterminants face à un mouvement communiste localisé et arrêté à une région du monde. On suppose que le prolétariat n’a aucun moyen d’étendre son mouvement ; que le capital accepte de négocier, de garder sagement ses bombes thermonucléaires dans ses silos et d’échanger ; que l’idée de coexister pacifiquement à travers un État échangeur l’emporte parmi les ouvriers, réduits à revendiquer aux entremetteurs du capital international le prix de leur force de travail « collective ». Et on nous dit : c’est cela la dictature du prolétariat…

Nous voulons bien discuter de « comment sauver les meubles » dans une période tendant à la contre-révolution, mais nous ne pouvons discuter de ce problème qu’avec des gens d’accord sur la manière de développer la révolution.

Car nous, avant que le triomphe de cette position nationaliste de coexistence avec l’échange et le « contrôle ouvrier » sur… le recul de la révolution ait amené une telle catastrophe — nous voulons savoir comment on étend le communisme, avant qu’il soit étouffé dans les tenailles de la marchandise ; comment on intègre l’agriculture pour ne pas avoir à échanger avec les petits paysans ; comment on défait les liens échangistes de l’adversaire pour lui imposer la logique de la valeur d’usage. Avant que les prolétaires en soient réduits à mendier de l’Etat les croûtons de pain que les koulaks et le capital mondial daigneront leur laisser, nous voulons savoir comment on évite cette « stagnation » dont Victor disait très bien qu’elle « signifiera le retour à l’exploitation capitaliste en passant par un massacre contre-révolutionnaire ». Et nous savons que la meilleure manière d’en arriver à un tel massacre, c’est de se préparer à l’idée de l’échange avec le capital, de compromis avec la logique marchande des petits propriétaires, de contrôle ouvrier sur « l’État ». Nous savons que ce sont les forces conservatrices qui défendront cette perspective qui veut dire l’arrêt de mort du processus.

À force de répéter le passé, vous risquez de répéter les défaites du passé. Ces défaites nous disent :

– les prolétaires qui, face à la perspective de l’affrontement et de la guerre civile, tenteront l’échange avec le capital se priveront de toute force et s’empêtreront dans les filets de la contre-révolution ;

– les prolétaires qui, au lieu de pousser à bout la lutte de classe à la campagne, au lieu d’intégrer sans relâche les sans-réserves, choisiront l’alliance démocratique, les compromis et l’échange avec les petits propriétaires, creuseront leur propre tombe et seront réduits à revendiquer de leurs « négociateurs » qu’ils leur fournissent ce que les marchands ne leur donneront pas ;

– ceux qui, au lieu de communiser la société en utilisant tous les moyens militaires, sociaux, destructeurs, désorganisateurs, organisateurs, pour étendre le communisme, se réfugieront dans leur « intérêt » catégoriel, localiste et salarial ;

– ceux-là auront droit d’abord à un « contrôle » sur l’« État » (qui ne saurait être que capitaliste) puis à la mitraille et, enfin, à la perpétuation de leur éternelle nature de catégorie.

 

Alors, ils seront la « même classe », comme le dit le camarade Victor…

 

Notes

1 – Il est vrai que Victor décrit certains aspects d’un véritable mouvement de dissolution (pp. 42-43). Mais nous essaierons de montrer qu’il ne le comprend pas.

2 – Et tout révolutionnaire qui se gausserait d’une telle « prétention », qui ne comprendrait pas que sa tâche est de tenter de dégager les voies positives que le mouvement prendra, et non plus seulement de garder les impasses contre-révolutionnaires, ne ferait que camoufler, sous son ricanement embarrassé, son incapacité à comprendre, donc à jouer, son rôle d’avant-garde, et se condamnerait d’avance à rester, dans le meilleur des cas, dans une position de flanc-garde spectateur.

3 – Toute la différence avec le xixe siècle, c’est qu’à cette époque les communistes ont pu mener un combat pour tenter de les en empêcher, et en faire ainsi, au moins en partie, un terrain de développement de la conscience révolutionnaire.

4 – Victor aborde la question d’une façon différente et, dans son texte, ne souffle mot de ces absurdités ; cependant, tout en reconnaissant certains aspects partiels du mouvement communiste, le fond de sa pensée le conduit à cela.

5 – Il est vrai que le capital rassemble les ouvriers, les associe. Mais cette « unité » de la pointeuse, de la chaîne, du métro est le contraire d’une véritable communauté, puisqu’elle reste déterminée par l’échange, c’est-à-dire l’isolement des individus. Pour s’unir, les ouvriers doivent briser le rapport par lequel le capital les « rassemble ».

6 – Victor : « Or qu’est-ce que la classe ouvrière sinon une somme de travailleurs salariés ? (p. 39)… la « Classe-pour-soi » ne correspond en rien à une « négation » de la « classe-en-soi », de la classe en tant que « catégorie économique », de la « classe-vis-à-vis du capital » (p. 40).

7 – Une discontinuité absolue est évidemment aussi absurde qu’une continuité absolue. Le mouvement est à la fois continu et discontinu. Il n’y a pas d’évolution graduelle qui ne connaisse de sauts qualitatifs, de ruptures, et il n’y a pas de saut sans processus quantitatif, etc. Ce que nous reprochons à la majorité, c’est de ne pas lier le processus évolutif continu et la rupture révolutionnaire discontinue, et de ne pas comprendre le passage de l’un à l’autre comme une négation.

8 – C’est d’ailleurs là-dessus que s’appuie la publicité. Vance Packard a bien montré qu’il s’agit de faire consommer des illusions de biens sociaux, des marchandises-substituts à des relations qu’on ne peut avoir, des images de valeurs d’usage inaccessibles sous leur forme marchande aux prolétaires (l’air pur, la « nature », le naturel, etc.). C’est un détournement et un étouffement des besoins par le totalitarisme de la logique marchande.

9 – Ce ne sont pas des besoins purement « naturels » mais sociaux car 1) le sujet qui ressent est un sujet collectif forgé et qui se forge dans l’histoire ; 2) les moyens de les réaliser sont donnés historiquement. Il serait faux d’ailleurs de séparer la nature humaine et l’histoire car « l’histoire est un processus de transformation de la nature humaine ». En ce sens, on a des besoins humains naturels d’une classe donnée historiquement.

10 – C’est avec ce type d’arguments que certains camarades justifiaient l’absence de toute critique de la lutte de classe au Portugal dans le tract : « au Portugal, le capital affronte le prolétariat mondial » (voir R.I. no 10).

11 – Qu’on nous comprenne bien. Nous ne faisons pas l’apologie de la « grève-sans-revendication ». Toute tendance à transformer une manifestation partielle du mouvement en une « forme » prétendument révolutionnaire contribue à la vider du contenu qui la traverse (de même l’apologie du pillage, de la subversion, etc.) et à se placer sur le terrain du capital. Ce que nous cherchons à saisir c’est le sens que revêtent ces manifestations, à l’intérieur du mouvement de maturation.

12 – C’est la même chose pour les révolutionnaires. On n’est pas communiste parce qu’on a une idéologie, mais parce qu’on a des besoins (conscients ou non) communistes tout à fait matériels et sociaux qui nous poussent à exprimer le mouvement qui satisfera ces besoins, afin de l’accélérer. Il est tout à fait normal qu’on retrouve le même processus chez les révolutionnaires actifs en permanence et dans les fractions qui surgissent temporairement au cours des luttes. C’est le contraire qui serait inquiétant, puisqu’il s’agit des fractions d’un même mouvement !

13 – Le travail associé est un fil qui, en se dévidant, parcours tout le réseau inextricable des relations humaines à l’échelle mondiale.

14 – Nous verrons dans la seconde partie que c’est à cela que risque d’aboutir la majorité avec sa théorie de l’État « contrôlé » ; il est ironique, et attristant, qu’après s’être tant moqués du « contrôle ouvrier » des trotskistes, ces camarades en prennent le chemin...

15 – C’est pour éviter cette interprétation que nous abandonnons l’expression ambiguë de « période de transition « , qui est souvent comprise comme « mode de production transitoire « .

16 – Voir l’article sur la « période de transition » in R.I., no 8.

17 – D’où l’adhésion de syndicats à l’A.I.T. et l’expression d’Engels : les syndicats doivent « devenir un parti pour l’abolition du salaire ».

18 – Voir, entres autres, l’article sur le KAPD : « La “gauche allemande” : apports et limites « , no 6, nouvelle série).

19 – Démanteler le réseau marchand des banques, du crédit agricole, des réseaux capitalistes de distribution ; pour cela, il fallait sortir de l’usine, faire appel aux ouvriers agricoles et aux paysans ruinés, s’appuyer sur leur dépendance à l’égard de l’industrie pour leur proposer de s’intégrer au travail réassocié en bénéficiant des « privilèges » que cela implique (machines, matières premières, biens de consommation gratuits, etc.).

20 – Sauf indication particulière, les références de pages renvoient à ce texte.

21 – L’économie comme moment détaché, séparé de la vie sociale, est une sphère qui naît avec le mouvement de la valeur et dépérira avec lui. Le prolétaire peut, à certains moments, se trouver réduit à agir temporairement comme une « catégorie économique ». Il n’est, heureusement, jamais identifiable à cela !

22 – Comment la lutte « pour la plus-value « est une lutte « contre le salariat « , comme l’affirme Victor (p. 45), nous lui laissons le soin de l’expliquer.

23 – C’est ce qui est maintenant affirmé par Victor (Cf. Bulletin de discussion, no 8).

24 – Victor croit démontrer l’absurdité de notre position en la résumant ainsi : la classe exploitée et la classe révolutionnaire sont une seule classe, « mais qui est tellement différente dans un cas et dans l’autre qu’elle n’est pour ainsi dire plus la même » (p. 43). Mais oui, c’est bien cela, et cela s’appelle le mouvement ! Nous dirions même plus : le mouvement étant celui de la dissolution du travail salarié et de la constitution de la communauté humaine, la classe révolutionnaire est encore une classe et n’est déjà plus une classe au sens classique du terme. Et seuls des non-matérialistes, non-dialecticiens, s’en étonneront.

25 – Voir première partie.

26 – Nous pensons que cette incompréhension est liée à une interprétation statique et unilatérale de la décadence, mais nous ne pouvons pas développer ce point ici.

27 – En fait, la logique de tout organe revendicatif est de devenir permanent.

28 – Même au xixe, sans même avoir en main une vision claire du processus historique de la décadence du capitalisme, Marx attachait déjà plus d’importance au gain en conscience et en rassemblement organique de la classe que représentaient les syndicats et toutes les formes d’association de la période. Ces organisations étaient alors des conquêtes matérielles mille fois plus sérieuses que les conquêtes économiques mille fois remises en cause.

29 – Après avoir remplacé lui-même luttes salariales par luttes qui « reconnaissent « le pouvoir et lutte contre le salariat par lutte qui « remet en question le pouvoir « , il aura beau jeu de nous expliquer ensuite que pour reconnaître le pouvoir, il faut déjà le distinguer, et donc avoir commencé à le « mettre en question « et que, inversement, pour mettre « en question « le pouvoir, il faut le reconnaître. Donc, lutte salariale et lutte contre le pouvoir sont la même chose, C.Q.F.D. La « majorité « semble d’ailleurs aimer attraper les gens dans les rets de sa propre métaphysique, puisqu’elle recommence la même opération avec les « causes « et les « effets « (voir Bulletin de discussion no 8). L’ennui, c’est que c’est elle qui emploie ces oppositions complètement creuses, ce n’est pas nous.

30 – Il y a des camarades de la « majorité » qui ne sont pas d’accord avec cette conception. Il serait bon qu’ils s’expriment.

31 – Il est vrai qu’un souci révolutionnaire anime les camarades de la « majorité » que ne peuvent avoir les trotskistes. Ils voient bien que l’État ne peut être un organe de transformation sociale. Mais nous voulons montrer que, parce qu’ils ne voient pas comment s’effectue la transformation révolutionnaire de la société, et l’extension simultanée de la dictature du prolétariat, ils réduisent ce dernier à des « grèves » et ouvrent ainsi le champ à un État au sens classique du terme qui, évidemment, comme tout État, ne pourra que conserver les statu quo.

32 – Elle avait donc disparu ?

33 – Notre position ne découle pas d’un souci de purisme. Nous pouvons parfaitement envisager, dans certaines conditions précises, des actes d’échange occasionnels, exceptionnels et marginaux. Ce que nous mettons en cause, c’est l’hypothèse selon laquelle l’échange pourrait constituer un rapport fondamental et déterminant pour le prolétariat au cours de l’extension de la révolution mondiale

34 – Si Victor s’acharne à parler d’exploitation sous le communisme inférieur et à voir dans la résistance à l’exploitation le moteur de son action, c’est parce que, s’il reconnaissait que le moteur est ailleurs (précisément dans la contradiction entre les rapports communistes inférieurs et les rapports marchands qui le forcent à aller de l’avant), il devrait reconnaître qu’il ne s’agit plus de la même « catégorie », mais du travail salarié en train de se nier et donc d’un mouvement communiste — et, ô horreur ! il succomberait sous le charme du charabia philosophique.


Notes de la préface

I – Jean-Luc Evard, Philippe Podgorny, Milka Sobat, André et Évelyne Caquineau, Hugues, Nivert, moi-même et quelques autres.

II – Rupture avec Lutte Ouvrière et le trotskysme, mars 1973. Tiré à 5000 exemplaires, cette brochure connut un franc succès, surtout dans les milieux libertaires.

III – Marc Cherik, surnommé « le vieux Marc », est né en 1905 en Galicie, une province de l’Empire russe. Il fut l’un des fondateurs du parti communiste palestinien dans les années 1920. En 1917, à l’âge de 12 ans, il assista à la Révolution d’Octobre en compagnie de son grand frère qui était bolchevik. Quand je lui demandai de me raconter ses souvenirs, il m’a dit : « Je me rappelle que dans les réunions des mencheviks, il y avait surtout des intellectuels, alors que chez les bolcheviks, on ne voyait pratiquement que des ouvriers, des pauvres ». Il participa à Bilan, la première tendance « communisatrice » avant la lettre (elle disait que les luttes devaient gagner le terrain social général). Réfugié au Venezuela, il revint en France après 68 et démarra « Révolution Internationale » en compagnie de Raoul, Guy Sabatier, Robert Camoin, Cesped Gine, Judith Allen, etc.

IV – « Workers Voice » de Liverpool, le seul groupe ultra-gauche composé majoritairement d’ouvriers d’usine, s’est déclaré en accord avec nous.


Notes de l’éditeur

a – [NdE] Raoul Victor, « Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire », in RI n° 9, p. 31-48. RI n° 9 sur le site archivesautonomies.org

b – [NdE] « Luttes revendicatives et surgissements de la classe-pour-soi », in RI n° 9, p. 22-30. RI n° 9 sur le site archivesautonomies.org

c – [NdE] Bérard – Hembé - JB, « Leçons des luttes des ouvriers anglais », in RI n° 8, p. 1-9 : RI n° 8 sur le site archivesautonomies.org

d – [NdE] Raoul Victor, « De l’intervention des révolutionnaires », in Bulletin d’étude et de discussion n° 8, p. 34-42 : Bulletin d’étude et de discussion n° 8 sur le site archivesautonomies.org