Temps critiques #2
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De la question antisémite

, par Bodo Schulze

L'antisémitisme est la taie sur l'œil du citoyen. Que le démagogue national puisse recueillir jusqu'à 60% des suffrages lui est chose inconcevable. Informé qu'il est sur les affaires publiques, le citoyen sait que les juifs ne représentent pas un « problème de société », contrairement à ceux qu'il appelle des « immigrés ». Passe encore que le démagogue s'en prenne à eux, car là — tout citoyen responsable doit en convenir — il y a « problème » ; là, de « vraies questions » sont posées ; là, on a le droit de débattre du « seuil de tolérance » ; là, la division du genre humain en troupeaux de bétail, en citoyens et en étrangers, est tout ce qu'il y a de plus normal, comme est normal qu'on s'occupe des Français d'abord, qu'on chasse les « clandestins » et ferme les frontières aux extra-communautaires. C'est tout simplement le prix justement évalué de l'universalisme des droits de l'homme.

En ce qui concerne les juifs, le citoyen affirme qu'ils ne posent pas problème. Et pour une fois, il a raison. En effet, la « question juive » fut résolue, une fois pour toutes, par la Révolution, dite française, qui accorda aux juifs la citoyenneté et transforma la religion, de cause publique en cause privée : depuis, on aurait pu être juif comme on peut être catholique ou collectionneur de timbres, mais la tendance de la société capitaliste à l'antisémitisme en a « décidé » autrement.

Raison est donc de constater que, s'il y a une question antisémite, celle-ci n'a rien à voir avec une « question juive » qui n'existe plus. Mélanger les deux questions ou faire dépendre l'une de l'autre c'est déjà accepter le terrain de l'antisémite qui veut faire accroire que la question juive attend toujours sa réponse finale. L'antisémitisme obéit à une logique qui lui est propre1 et qui se développe même si il n'y a pas de juifs, comme au Japon.

Confronté à ce fait social surprenant, le citoyen se délecte à déplorer la « tragédie juive » : comme si les juifs étaient les acteurs et non les objets de la scène. Il projette sa propre tragédie sur le « peuple juif », tragédie qui cependant n'a de tragique que le nom, puisqu'elle est la condition bien sociale de citoyen, lequel chérit ses valeurs universelles tout en tenant ferme à la société capitaliste qui implique l'antisémitisme agissant. Le citoyen se sert d'Auschwitz pour déplorer les états d'âme que lui cause ce tiraillement. Le reste sont des mots, des « sentiments d'une immense douleur » à quatre sous, la réclame. Des sentiments qui se manifestent aussi facilement que les mots qui se forment dans la bouche. D'où l'intérêt soudain pour la mémoire juive ? D'où ce voyeurisme qui savoure les images de la misère extrême, d'où ce prurit de « témoignages de l'intérieur », alors qu'il s'agit de raisonner la question antisémite et d'en tirer les conclusions. Le citoyen est à la recherche d'une impression vive qui « frappe l'esprit » au lieu de mettre son esprit à comprendre l'antisémitisme. Il veut être « marqué » au lieu de saisir ce qui est arrivé et ce qui se prépare. Faute de quoi l'antisémitisme affecte l'idée même que le citoyen s'en fait.

Quand il en parle, sa pensée devient magique. À l'en croire, il s'agit là de quelques « vieux démons » qui, appelés par un séducteur diabolique, s'apprêtent à posséder un nombre toujours croissant de Français. Il paraît que, « le tabou » une fois levé, le « poison » une fois distillé, le salut de la nation républicaine dépend entièrement de la revigoration morale des citoyens, histoire de « conjurer la maladie » qui ronge le corps social.

Cette façon commune de discourir, qui obscurcit au lieu d'éclaircir, met néanmoins au grand jour la disposition du citoyen à accueillir l'antisémitisme. S'il n'avait pas de ces accès, de ces « irréfléchies réticences à l'égard des juifs roumains2 » par exemple, pourquoi recourrait-il au tabou pour exclure l'antisémitisme de l'usage commun ? Manifestement, il y a là dans ce monde, qu'il appelle si bénignement économie de marché, État de droit et démocratie, une forte charge d'antisémitisme qui affecte jusqu'aux mouvements les plus secrets de l'âme du citoyen, de sorte que celle-ci doit s'imposer un interdit quasi religieux pour se tenir la bride.

Actuellement cependant, la discipline s'affaiblit sous les coups réitérés du démagogue. Alors qu'il y a quelques années les antiracistes ont unanimement stigmatisé le « refus de l'autre », ce sentiment « inhumain » par excellence, il s'en trouve aujourd'hui qui3 veulent « bannir tout espoir d'un monde sans racisme ni antisémitisme » parce que « c'est le refus de l'autre qui est spontané en chacun de nous ». Le citoyen dit son mea culpa pour se réconcilier aussitôt avec sa coulpe. S'il la suppose à juste titre générale, s'il reconnaît implicitement la disposition universelle de son monde à l'antisémitisme, ce n'est pas pour douter de ce monde, et encore moins pour s'en douter, mais pour s'en faire une raison : puisque tout le monde est spontanément antisémite, je peux finalement m'avouer tel, quitte à engager une lutte tragique contre « l'abjection qui perdure dans le cœur de l'homme4 ». Quel courage héroïque, en effet, que de se décider « autant que possible antiraciste et anti-antisémite5 », et même de le dire !

Le citoyen et l'antisémite tombent d'accord pour affirmer que l'antisémitisme est une affaire du cœur humain, même si l'antisémite préfère l'appeler amour de la patrie, et le citoyen haine de l'autre. Accord de principe qui est à l'origine de la faible résistance que le citoyen oppose à l'antisémitisme : des mots aux forces du cœur. Car, s'il est absurde de supposer l'existence de « pulsions antisémites6 », il reste que l'image du cœur dénote l'existence d'une logique sociale antisémite autrement plus puissante que la force douce du discours... anti-antisémite. Une logique si obligeante que d'aucuns se convertissent en moins de deux d'« ami de toujours de la communauté juive » en homme d'État qui suspecte les juifs d'être à l'origine de tous les scandales récents, juste pour se perpétuer à la tête de l'administration d'une ville. Non que le monsieur de Nice, refaisant ses calculs, croie désormais que les juifs posent problème ; il a tout simplement découvert que l'antisémitisme peut lui être utile.

Que d'autre part le citoyen ne veuille opposer à cette logique sociale que des mots, que des défilés pour les clamer, est l'indice d'une solidarité sociale qui le lie à l'antisémite. Qui a enraciné l'antisémitisme dans le cœur de l'homme n'a plus aucune raison pour détruire l'ordre social dont la conservation a déjà une fois de trop exigé que l'antisémitisme passe à l'acte.

Plus particulièrement, la rhétorique de la « haine de l'autre » rend la question antisémite entièrement inintelligible. Fausse abstraction, ce genre de formule recouvre des faits sociaux aussi divers que la lutte pour la survie économique dans la concurrence générale, la volonté d'abroger cette loi universelle du marché en instaurant la « préférence nationale », et une logique meurtrière. Cette abstraction fait l'impasse sur l'essentiel, à savoir sur la manière dont l'individu atomisé, flottant au gré de la fortune du marché, sans autres obligations que celles de surveiller le bilan monétaire et affectif de sa vie personnelle, se transforme en homme national qui se coule, par prophylaxie, contre le pouvoir fort qu'il appelle de ses vœux, soupçonnant désormais l'« Internationale juive » d'ourdir dans les coulisses où, individu atomisé, il avait appris à chérir les heurs et malheurs d'une vie agitée. La figure de la « haine de l'autre » substitue au questionnement sur cette étonnante transmutation une expression connue par trop connue, qui endort par sa facilité et permet au citoyen d'augmenter l'estime de soi-même — car lui n'agit pas par haine mais à coups de lois. Dénier aux « clandestins » et aux « faux demandeurs d'asile » une vie ne serait-ce qu'un tout petit peu plus agréable que celle d'un monde tiersmondisé ne lui cause point d'états d'âme, à condition que l'exclusion résulte de la législation d'un État de droit. La froideur même de ce calcul social lui apparaît comme humaine. Rien de plus rationnel pour lui que la distinction administrative entre citoyen et étranger.

Or, si cette distinction ne se trouve point à l'origine de l'antisémitisme moderne, il n'en reste pas moins que lui non plus n'agit pas par haine. C'est là le trait saillant qui le distingue de l'antijudaïsme précapitaliste. Celui-ci n'apparaissait que là où vivaient des juifs, il agissait par pogroms aussi limités dans l'espace et dans le temps que la haine qui caractérise ce genre d'action. L'antisémitisme moderne au contraire se veut « de raison » (Hitler, 1921), il est totalisant dans la mesure où il vise a priori la destruction de tous les juifs et ne saurait donc se fier aux états émotionnels d'une populace qui tantôt se déchaîne tantôt se calme. Qui plus est, la haine antijuif lui est plutôt nuisible, comme l'attestent les retentissements de la nuit dite « de cristal7  ». L'homme national n'est point appelé, par le démagogue, à manifester sa haine mais à devenir dur envers lui-même et envers l'ennemi de l'Europe éternelle, insensible à toute émotion, mais obéissant à la loi naturelle que lui prescrit la morale nationale.

Auschwitz, aujourd'hui sujet d'édification du citoyen par excellence, montre que l'antisémitisme moderne, de même que toute politique d'immigration, agit aux moyens de la loi, de l'administration et de la police. Il apparaît que, le cas échéant, l'État moderne devient antisémite, car la transmission du pouvoir au chef du peuple allemand ainsi qu'au sauveur de la France se fit sans qu'aucune règle constitutionnelle d'un État de droit n'eût été enfreinte.

Que le démagogue haïsse les juifs, cela se peut ; qu'un sentiment personnel détermine l'État, cela ne se peut : l'État n'a pas d'organe émotif. Il devient antisémite quand la conservation de l'ordre capitaliste des choses exige un nouveau grand bond en avant dans le néant. C'est alors que s'affirme l'« identité nationale » dont la droite et la gauche discutent si passionnément. Que l'antisémitisme se trouve au centre directeur de cette « identité » leur échappe forcément parce qu'ils n'appréhendent le démagogue que sous les formes défigurées d'homme politique et de diable : avec l'homme politique ils discutent des valeurs nationales, mais le diable antisémite est « infréquentable ». Dans cette vision schizophrène prend origine la conscience notoirement bonne d'anti-antisémite que le citoyen affiche chaque fois que l'antisémitisme se manifeste publiquement. De la nation républicaine à la nation antisémite, le passage se fait cependant de manière continue, vu qu'il se produit sur le même terrain, la société capitaliste et son État.

Une même logique préside à ce glissement progressif qui s'amorce quand la société entre dans une crise majeure. Cependant, les éléments fondamentaux de la dynamique nationale caractérisent déjà les temps « normaux ». La nation, qui se donne pour tout ce qu'il y a de plus concret, comme la personne suprême où l'homme doit trouver son être vrai et s'identifier à « son » État, est en fait une abstraction pure : personne ne sait ce que cela veut dire que d'« être Français », ce qui n'empêche pas que tout le monde croit le savoir. Attendu l'impossibilité de définir rationnellement l'essence nationale, l'État tranche la question dans le vif et définit le Français par la voie négative, en stipulant qui ne l'est pas : le citoyen national est défini par négation de l'étranger.

En temps de crise larvée, quand il faut serrer les coudes, le droit des étrangers — c'est-à-dire des extracommunautaires — se durcit, l'autorité souveraine s'affirme sous la forme de la nation. Pour l'instant, l'État réalise les revendications minimales du parti national : chasser les clandestins, fermer les frontières de la C.E.E., limiter le droit d'asile. Les partis de droite s'avancent un peu plus loin sur le chemin de ce programme : introduire dans le code de la nationalité un acte humiliant, donner aux municipalités le droit de refuser les étrangers, limiter le regroupement familial et instaurer un système de prestations sociales selon le principe de la nationalité. Par cette dernière mesure, notamment, l'État approfondit la distinction entre nationaux et immigrés, dont il se réclamera par la suite pour « expliquer » la nécessité des mesures ultérieures. Ainsi, la nation est peu à peu propulsée sur le devant de la scène, et, tout naturellement, le terrain idéologique se prépare parallèlement aux mesures législatives et administratives.

Finalement, l'exaltation de la nation se produit quand l'État devient ouvertement autoritaire pour juguler les forces centrifuges qui agiteront la société en crise ouverte. La nation devient alors la forme idéologique dans laquelle le citoyen est appelé à contempler l'administration des affaires courantes par la force brute. Toutefois, elle ne se réduit pas à un simple reflet idéel de la violence étatique, mais développe une dynamique dont les résultats lui sont propres.

Il s'agit là d'une sorte d'idéalisme réel. La nation qui se prétend la chose la plus concrète qui soit est en fait tout ce qu'il y a de plus abstrait. Maintenant que le fondement matériel sur lequel elle repose s'affirme elle doit montrer qu'elle est ce qu'elle déclare être. Or, la seule façon qu'il y a pour une abstraction de se faire passer pour concrète est de se prétendre attaquée par des « forces abstraites » qui œuvrent inlassablement à sa dissolution et de les combattre tout aussi incessamment. Que la nation ne soit pas, pour l'instant, ce concret qu'elle est essentiellement s'explique par les agissements des « puissances cosmopolites », la « révolution nationale » étant appelée à redresser la situation. Plus la crise sociale s'accentue, plus l'autorité de l'État s'affirme, et plus la nation se lance à la poursuite des « agents dissolvants » qui sont censément à l'origine de la crise sociale parce que celle-ci apparaît sous la forme de la « décadence nationale » dont ces agents portent toute la responsabilité.

L'idéologie antisémite devient réel au fur et à mesure que « s'aggrave la situation nationale ». Le combat contre les « puissances abstraites » consiste alors à définir, puis à exproprier, ensuite à concentrer, finalement à anéantir les juifs8 - non parce qu'ils représenteraient ces forces, mais parce qu'ils les personnifient, qu'ils sont soi-disant ces forces abstraites mêmes, en chair et en os9. À la solution de la crise sociale par la révolution sociale se substitue la solution par la « révolution nationale » contre les juifs. Portée au paroxysme, cette dialectique idéologique de la société capitaliste en crise débouche sur la destruction des juifs, mise en œuvre au moment où la gestion nationale de la crise prend un tour suicidaire : la Solution finale historique commence au moment où l'Allemagne entre en guerre contre l'Union soviétique.

Dès aujourd'hui, cette tendance suicidaire de tout mouvement national, dont l'expression type est le cri franquiste « Viva la muerte ! », transparaît ici et là dans le discours du démagogue. Citons l'exemple d'un fait divers relaté par le démagogue français, une anecdote qui, selon lui, est tout autre qu'anecdotique. Deux jeunes Marocains tuent leur sœur parce qu'elle sort avec un non-musulman. Puis l'aîné tue son frère complice avant de tourner l'arme contre lui-même. « Acte héroïque », dira le démagogue, « geste de perfection éthique et esthétique », « acte inéluctable » aussi ; en effet, seul le héros mort est un héros. Seul le soldat mort a prouvé qu'il fut capable de se sacrifier à la nation, que celle-ci lui importe plus que sa propre vie. Et seul l'antisémite mort est un antisémite achevé parce que ce n'est que dans la mort qu'il aura anéanti les forces dissolvantes de son esprit qui le hantent sous la forme du doute, lequel ne laisse pas de lui suggérer que sa vision du monde capitaliste est absurde autant qu'elle est « logique ». Seule la mort le « libère » entièrement de la raison abstraite qui sera en lui tant qu'il vivra. En ce sens, le démagogue a raison d'affirmer que la révolution nationale est une libération.

L'antisémite se tourne contre lui-même et en donne la faute au « Juif ». Rien ne doit subsister qui ne corresponde à son délire, pas même lui-même. C'est pourquoi l'antisémitisme est une idéologie secondaire, dérivée, qui ne peut être combattue en tant que telle. Inscrite dans les rapports de production capitaliste, elle s'actualise chaque fois que la marche paisible de l'accumulation tend à se rompre, et captive la conscience de ceux qui (pres-)sentent cette rupture sans toutefois en tirer des conclusions sociales-révolutionnaires. Ils y trouvent la désolante consolation d'être du côté du pouvoir qui les frappera au moment même où ils imaginent le frapper en frappant les juifs. Tant que les hommes isolés persistent à croire qu'il est possible de « se conserver » dans l'isolement, la rationalité instrumentale qui découle de la loi de la conservation de soi cédera, en crise sociale, tout naturellement le pas à la contre-rationalité antisémite où « se conserver » est immédiatement identique à « se suicider », absurdité objective qui se contre-rationalise par le meurtre de ceux qui incarnent le « tiers exclu ».

Notes

1 – Voir Moishe Postone, La Logique de l'antisémitisme, dans ce numéro.

2 – André Glucksmann, « Racisme : les candeurs postprogammées », dans le Figaro du 30 mai 1990

3 – Pascal Bruckner, « La trouble séduction de M. Le Pen », dans Le Monde du 17 mai 1990.

4 – Pascal Bruckner, ibid.

5 – André Glucksmann, ibid.

6 – André Glucksmann, ibid.

7 – Voir Raoul Hilberg, La Destruction des juifs d'Europe, Paris, éd. Fayard, 1988, pp. 40-50.

8 – La distinction de ces quatre phases a été élaborée par Raoul Hilberg, ibid. passim.

9 – Voir Moishe Postone, ibid.