Temps critiques #2

Lettre de Jacques Guigou à André Barra

, par Jacques Guigou

Grenoble, octobre 1990

 

Cher ami,

Merci pour ta lettre, incubatrice de réflexions personnelles et de débats internes à la revue. Lecteur, en effet. « attentif », et j'ajouterai perspicace du numéro 1 de Temps critiques, tu as déjà « participé du mouvement » que ses initiateurs cherchent à instituer ; et cela malgré la retenue que tu exprimes à la fin de ta lettre. Même lorsqu'il se veut autocritique, le critique demeure impliqué dans l'objet critiqué. De ce point de vue, j'aurais volontiers reçu le retour de flamme de la polémique pour en lire davantage sur « l'exposé de (tes) propres hypothèses ».

Pourtant, à travers les jugements que tu portes sur tel ou tel article, transparaît la position à partir de laquelle tu exerces une pensée critique. Ainsi, tu opposes à une « problématique conservation du flambeau du situationnisme et des gauchismes » les vertus du discours auto-réflexif. Pour être réceptif à la dynamique du moment actuel de ce monde, il conviendrait de s'adonner « à la seule critique qui vaille quelque chose : la critique de soi ». Plus loin, tu précises que « l'hégélianisme de gauche […] s'est trouvé (et se trouve) complètement dépassé par le monde lui-même » ; et tu fais de la reconnaissance de ce dépassement le point de départ de toute critique. Je pressens là une divergence entre nous. Laquelle au juste ?

Certes, la pensée de l'hégélien de gauche Karl Marx s'est trouvée infirmée sur nombre d'analyses et sur quasiment toutes ses prédictions. Elle n'en demeure pas moins toujours décisive et nécessaire pour conduire tout effort dans la théorie et donc pour comprendre les difficultés et les silences de l'activité critique de ces derniers temps. Car enfin de deux choses l'une : ou bien la critique du rapport social capitaliste est encore à l'ordre du jour ; ou bien, si elle ne l'est plus, il faut montrer comment et pourquoi nous sommes sortis de la société réellement dominée par la valorisation du capital, puis caractériser alors le monde dans lequel nous serions entrés. Où, quand, par quoi ou qui cela aurait-il été fait ?

Je dirais bien plutôt que, pour absorber la rupture de Mai 68, la recomposition du rapport social capitaliste s'est faite au nom de l'hégélianisme de gauche, et, notamment, au nom du situationnisme et des gauchismes. Cette institutionnalisation des idéologies prolétariennes a pu s'opérer puisque le prolétariat ne s'est pas réalisé comme classe négative au sein du capitalisme et que ce sont les prolétaires qui ont été intégrés par la « démocratie totalitaire des droits de l'homme ». L'affaiblissement, puis la dissolution de la classe antagoniste dans la seconde partie du xxe siècle ont été rendus possibles par la perte de substance et par la réduction de la part de travail vivant dans l'exploitation des ressources naturelles, combinées à l'accroissement corrélatif du travail mort dans la valorisation du capital (robotisation, informatisation, mondialisation des marchés, etc.). Lorsque les gauchistes, au printemps 68, chantaient « nous sommes tous des prolos en puissance », ils ne se doutaient pas qu'ils écrivaient ce que l'ensemble des individus démocratisés sont devenus vingt ans plus tard : des particules dans une société-entreprise.

Si la théorie du prolétariat est donc devenue caduque, ce n'est pas pour les raisons qu'en donnent les modernistes qui s'auto-décernent des médailles de critiques de Marx, dorées au bouddhisme zen ou aux nouvelles technologies, puis enrubannées de néolibéralisme pour donner le change à leur dévotion servile envers l'existant.

Car la pensée de Marx - et celle de quelques autres - nous aide à comprendre ce qui, sous la réactivation du mouvement prolétarien privé de ses perspectives révolutionnaires, a véritablement constitué la singularité de Mai 68 : une aspiration à la communauté humaine ; une rupture potentielle avec toutes les formes et tous les contenus du capital. À ce sujet, une précision. Dans le tract-affiche « 1989 : Berlin, ses bananes… », que j'ai rédigé à chaud contre la mascarade médiatique déclenchée par la chute du Mur, ce n'est pas « le monde [qui] est rejeté dans l'horizon d'une véritable communauté de l'homme », mais c'est l'être humain qui doit devenir la véritable communauté des hommes, ce qui n'est bien évidemment pas le cas aujourd'hui, puisque la seule communauté qui existe, celle du capital, est fondamentalement inhumaine. En cela, je n'exprimais d'ailleurs rien d'autre que le contenu du communisme chez Marx, pour qui la révolution devait être accomplie à titre humain.

Si le cycle des révolutions de classes est révolu, quel est donc le contenu du projet communiste ? Rares sont ceux qui s'attaquent réellement à cette question aujourd'hui. Ce n'est pas faire preuve de « dogmatisme » que de tenter d'explorer une voie qui, ressaisissant les apports des anciens mouvements anticapitalistes, situe la contradiction centrale de notre époque dans le rapport individu-communauté. Cela est d'ailleurs posé comme tel dans le texte du comité provisoire de rédaction intitulé « Nous ». Le seul texte, remarque-le, dont tu ne dis rien. Curieux silence…

Pourtant, cette ébauche des fondements au projet de quelques individus librement associés, qui, j'en conviens, n'a pas encore trouvé son ton, contient au moins une conviction : la seule activité critique qui soit porteuse d'un devenir-autre est celle qui n'a pas renoncé à rompre avec le capitalisme. Or, cette rupture implique désormais un retour sur toute l'histoire de l'espèce et donc sur son rapport à la nature. Depuis l'origine, plurielle, de « la civilisation » dans les cités de Mésopotamie, le rapport d'Homo sapiens sapiens à la nature a été médiatisé par le mouvement de la valeur. D'abord domestique et patriarcal, ensuite étatique et impérial, puis féodal, le mouvement de la valeur est depuis cinq siècles conduit par le capital. Ce vaste processus de sortie de la nature s'accélère et se généralise à la fin du xxe siècle en achevant de dissoudre les anciennes communautés et leurs solidarités non utilitaires au profit d'une seule institution, celle d'un individu particularisé, enchaîné à ses prothèses, conditionné aux artifices de la toute puissance des technosciences.

Nous consacrerons d'ailleurs de prochains numéros de Temps critiques à plusieurs aspects de cette entreprise de déshumanisation de l'espèce.

Certes, des voix se font entendre et des gestes sont faits pour arrêter ce vaste accélérateur des particules vers la catastrophe. La réapparition de préoccupations éthiques, religieuses et métaphysiques, revêtant des formes anciennes, tels les fondamentalismes, ou nouvelles, comme les écologies et les bioéthiques exprime ce déplacement du terrain où se joue l'avenir de l'humanité. Mais, le plus souvent, ces voix et ces gestes s'arrêtent, faute de perspectives critiques, au milieu du fleuve, faute de perspectives critiques. Pour que la critique de soi ne participe pas à la « gestion flexible des Ressources Humaines », comme le lui propose le management du capital, il faut qu'elle trouve ses médiations dans la critique du monde de la particule. Voilà pourquoi, depuis le début des années soixante dix, le « retour en soi » de l'ancienne critique prolétarienne, prenant le parti de la recomposition « gauchiste » du rapport social, n'a été rien d'autre qu'une triste palinodie. Et l'on a vu ces troupeaux d'intellectuels entrer en cure psychanalytique et, convertis à la « démocratie des droits de l'homme », agiter leurs hochets pour couvrir de leur racket les cris des révoltés et le silence rageur des opprimés.

Si les notions auxquelles se réfère la revue semblent « tomber comme des cheveux sur la soupe », c'est qu'elles tentent de combler l'écart entre le dernier moment révolutionnaire et la prochaine mutation radicale.

L'incongruité de nos propos est à la mesure de ce hiatus.

Amitiés

Jacques Guigou