Version imprimable de cet article Version imprimable

supplément au numéro 14

Les luttes étudiantes et lycéennes
Mise en perspective (1986-2006)

par Temps critiques

Si dans Blocages et embauchages1 nous avons tenté de faire le lien entre les mouvements étudiants-lycéens de 1986, 1994 et 2006, il nous faut maintenant voir leurs différences en rapport avec leur contexte historique et politique.

Le projet Devaquet de 1986 a cherché à imposer une sorte de numerus clausus à l'entrée des universités afin de sortir de la contradiction que constituait un fonctionnement encore assez caractéristique de l'ancienne université libérale de classe, mais ouvert à un public qui n'a plus qu'un lointain rapport à cette origine de classe. En effet, ce fut une des conséquences des luttes de la fin des années 60 que de faire sauter ce caractère de classe dans le double cadre d'une lutte contre la sélection d'une part, de la critique du rôle de chien de garde de la bourgeoisie auquel étaient destinées une partie des étudiants en formation d'autre part. Une fois le repli des luttes amorcé, la réponse du pouvoir et de l'institution fut la réforme des universités impulsée par Edgar Faure à l'automne 1968. Elle avait l'ambition d'ouvrir cette université mais aussi tout l'enseignement supérieur à un plus grand nombre d'étudiants. L'hypothèse de l'époque, qui perdurera jusqu'aux années 90, était que le marché du travail nécessiterait toujours plus de main d'œuvre qualifiée et que dans une société dont les rapports sociaux restaient particulièrement rigides, l'éducation devenait un des premiers facteurs de mobilité sociale et donc de limitation des tensions et des luttes. Faure et la démocratisation de l'enseignement, Chaban Delmas, Delors et leur “nouvelle société”, Giscard d'Estaing et sa grande classe moyenne, participaient tous d'une vision assez optimiste sur la capacité d'un système, jusqu'à là sclérosé par la ive république et certains traits autoritaires et traditionalistes du gaullisme, à assurer une transition entre pouvoir bourgeois et pouvoir proprement capitaliste. Cette vision optimiste prévaudra pendant une vingtaine d'années, mais depuis, la fréquence des crises et des réformes, petites ou grandes, pose sans cesse la question de l'Éducation comme une question politique centrale pour ce qui est de la reproduction des rapports sociaux en France. Chevènement, dans son bref passage au ministère avait mis le doigt sur un certain échec de l'idéal méritocratique républicain et sur la nécessité de visser les boulons en restaurant discipline et sélection parce que laxisme et démocratisation non maîtrisée accentuerait finalement les inégalités, les plus pauvres en pâtissant. Devaquet va reprendre cela2 en essayant de l'ancrer dans une réforme limitée à l'université (il n'est que ministre délégué aux universités), mais qui repose toujours sur l'idée qu'il y a un lien entre niveau et type de formation d'une part, marché du travail de l'autre.

Au niveau du mouvement, c'est sur les ruines de l'ancienne université de classe qu'une communauté scolaire s'est affirmée. Le mouvement de 1986 se perçoit immédiatement comme mouvement de la jeunesse. Mais, par opposition à 1968, la jeunesse n'est plus la pointe avancée du refus du capital. C'est une sorte d'identité sociale particulière parmi d'autres. Le mouvement exalte un “pouvoir étudiant” en affirmant sa méfiance vis-à-vis du monde des adultes, des syndicats de salariés et une phobie de la récupération politique. Pourtant, il va reprendre les formes de luttes initiées par les cheminots et les infirmières, dans la même année. Dans ces trois mouvements, les coordinations apparaissent comme des possibilités d'auto-organisation s'appuyant sur des communautés professionnelles ou d'apprenants. Elles sont en décalage avec les organisations syndicales traditionnelles interprofessionnelles.

Ce mouvement balaie le projet Devaquet, mais il ne s'attaque ni à la question de la reproduction des inégalités ni à celle du décalage toujours plus croissant entre niveau de formation et type d'emploi. C'est l'idéologie selon laquelle la restructuration du procès de travail post-fordiste créerait des emplois de plus en plus qualifiés qui semble encore prévaloir.

Le mouvement de 1990 se développe sur une base plus lycéenne qu'étudiante mais toujours sur des exigences égalitaires-unitaires propres à souder la communauté scolaire. Toutefois, cela ne se fait pas dans l'enthousiasme comme en 1986, mais dans la désillusion de l'éclatement de la communauté. Ce qui la soudait face aux réformes de l'État, conçues comme extérieures et comme des attaques contre une condition commune, laisse place à une tension interne au mouvement qui va se poursuivre jusqu'à aujourd'hui. Les “casseurs” et trublions ne sont plus les extrémistes politisés qui cherchent à radicaliser un mouvement d'origine, mais des individus exclus du cadre scolaire et marginalisés du point de vue de la reproduction des rapports sociaux3.

On peut voir le projet Balladur de cip de 1994 comme une tentative de répondre à la question du décalage entre formation initiale et débouché sur le marché du travail. Une réponse partielle puisqu'elle ne cherche une solution qu'au niveau de l'enseignement supérieur et plus particulièrement de son cycle court, celui du bts et des iut. Il s'agissait d'une part de faciliter l'entrée sur le marché du travail à l'aide d'une stagification4 forcée et d'autre part de la réaliser sur la base d'un salaire minimum “jeune” dérogatoire au régime général du droit du travail.

Certes, le mouvement anti-cip va s'avérer suffisamment puissant pour faire reculer le projet, mais il reste limité par son aspect de lutte contre la dévalorisation de la force de travail qualifiée. C'est pour cela que les étudiants des iut seront, les détonateurs du mouvement même s'ils n'arriveront pas à dépasser leur particularité5. Ce n'est qu'une fois relayé par les lycéens surtout et les étudiants des cycles longs que le mouvement se durcira au contact des provocations policières (à Nantes et Lyon surtout6).

Le projet de cip était centré sur un type de formation de niveau intermédiaire, semi professionnalisé, mais déjà en situation de produire un fort contingent de surnuméraires ou au moins d'étudiants en grande difficulté d'insertion et de classement sur le marché du travail. En effet, le projet Devaquet visait aussi à limiter les passerelles possibles entre cycle court et cycle long du supérieur, mais averti de l'erreur du projet précédent, il s'agissait de faire passer la sélection comme le résultat du choix des d'étudiants eux-mêmes conscients de leur “niveau” et ceci dans l'optique néo-libérale, d'étudiants capables d'optimiser leurs capacités en calculant le rapport coût/avantage de leur investissement. Ce qui se présentait comme une rationalisation du processus de formation par optimisation des ressources, cherchait plutôt à entériner de droit une dévalorisation produite de fait par la banalisation d'un diplôme démocratisé. Concrètement cela se manifestait, par exemple, dans une mesure annexe visant à interdire toute passerelle entre enseignement supérieur court (2 ans) et enseignement long (4 ans). Si le chiffon rouge du numerus clausus de 1986 n'était plus brandi, l'idée n'en était pas lointaine. Il va sans dire que ce triomphe de ce qui fut appelé, à l'époque, “la pensée unique”, se heurta de plein fouet, d'une part à la réalité d'un marché du travail qui ne permet plus qu'occasionnellement et de façon marginale “l'optimisation des satisfactions” et d'autre part à la dimension politique que revêt en France toute lutte concernant l'école ; dimension qui affirme de façon abstraite une visée d'égalité résistant à toutes les inégalités concrètes dans ce secteur.

Ce caractère potentiellement surnuméraire de la force de travail en formation, a fait que le mouvement n'a pu se poser complètement dans une spécificité étudiante et scolaire et qu'il s'est ouvert, dans ses ag, aux chômeurs et aux jeunes marginaux, surnuméraires non pas potentiels, mais bien réels. Il fut aussi particulièrement solidaire des condamnés de la répression policière qui, pour la plupart, provenaient des banlieues et des lep.

Comme ce sera le cas dans les luttes suivantes, une mesure partielle ne touchant qu'une partie de la jeunesse scolarisée entraîne une réaction d'une grande partie d'entre elle, y compris dans ses franges les plus marginalisées : jeunes en échec scolaire, jeunes chômeurs. Par rapport à 1986, le mouvement est beaucoup plus ouvert, aussi bien vis-à-vis des adultes que par rapport aux non étudiants. La lutte est nettement plus symbolique que revendicative. On ne peut comprendre la violence de la réaction si on analyse la lutte en terme de lutte défensive contre un projet. Si l'objectif concret est limité, il permet de dévoiler l'absurdité du système de domination et les contradictions de l'institution. Le biais politique permettant de légitimer la lutte n'est plus l'égalité comme en 1986, mais une solidarité diffuse avec tous les “exclus”, solidarité de plus en plus concrète au fur et à mesure que s'effacent les frontières entre situation de travail et situation de formation ou chômage. Le désenchantement par rapport à la démocratie comme système politique est aussi beaucoup plus développée et les formes prises par le mouvement se radicalisent (ag de base, blocage des lycées et des rues, participation à des rassemblements non autorisés) alors que la répression s'organise (intervention violente systématique de la police et affrontement avec les manifestants, fermeture préventive des stations de métros pour empêcher les jeunes de banlieue de rejoindre les centres- villes).

Avec le cpe de 2006, une autre étape est franchie. La sélection à l'entrée de l'université n'est plus un problème puisqu'elle s'effectue quasi naturellement, par le haut et par le bas, reproduisant ainsi, à ses extrêmes, les inégalités sociales d'origine :
– par le haut dans les grandes écoles et des facultés sélectives comme Paris Dauphine ;
– par le bas dans le gonflement des effectifs de bts et iut, ces formations servant de refuges à des étudiants désemparés devant l'écart croissant entre niveau de formation et débouchés disponibles.

Si la sélection n'est plus un problème, c'est aussi parce qu'il ne s'agit plus d'adapter l'école à l'entreprise7. Cela pouvait encore avoir un sens dans l'optique toyotiste de l'ouvrier bachelier ou dans celle du “capital humain” développée dans les années 60 aux États-Unis, quand il s'agissait d'intégrer une force de travail suffisamment préparée scolairement pour être formée professionnellement, conservée et assimilable en fait à du capital fixe pour l'entreprise8. Cette forme d'exploitation n'existe plus aujourd'hui que pour une toute petite partie de la force de travail, au sein de grandes entreprises qui ne représentent elles-mêmes, qu'une petite partie de l'emploi total. Mais pour la majorité il y a une tendance à l'inessentialisation de la force de travail dont la précarité n'est qu'une des modalités. L'ancienne qualification, devenue “compétence” est de plus en plus sociale, directement intégrée au système technique c'est-à-dire englobée dans le travail mort et non plus dans les formes coopératives du travail vivant.

Dans une société française insuffisamment capitalisée (c'est ce que lui reprochent les États, les puissances économiques et les médias du monde développé) cette situation est grosse d'une explosion sociale. En effet, si les présupposés politiques de la République laïque, même s'ils sont mis à mal au quotidien, restent symboliquement suffisamment forts pour assurer, en régime de croisière, une reproduction des rapports sociaux, le moindre événement inopiné peut tendre la contradiction entre principes et réalité jusqu'à des ruptures qui restent partielles pour le moment (événements de novembre 2005, mouvement anti-cpe de 2006).

L'étudiant vit la crise du travail presque aussi intensément que le chômeur. D'une manière générale, le “jeune” est un surnuméraire en puissance puisque les classes d'âge qui arrivent sur le marché sont plus nombreuses que les emplois qu'elles sont censées pouvoir occuper, étant entendu qu'elles ne sont pas prêtes à accepter n'importe quel emploi mais seulement un qui ne soit pas trop éloigné de leur niveau de formation. Il y a là une contradiction, du fait que les étudiants restent centrés sur une idéologie du travail considérée comme métier — idéologie à tout point de vue réactionnaire — alors que leurs pratiques sociales et semi-professionnelles, s'accommodent de petits boulots et d'utilisation de la flexibilité. C'est une grosse différence avec le modèle américain de l'indifférence au job9.

S'il est un surnuméraire potentiel dans la production, le “jeune” est en revanche un élément central de la dynamique du capital dans sa position de consommateur10. C'est ce dernier aspect qui nous fait refuser l'idée d'une véritable prolétarisation de la jeunesse. Elle se trouve en effet au point de convergence entre crise et dynamique. Si ce double caractère reste fortement reproducteur de rapport social pour une majorité, il devient contradiction explosive pour un nombre grandissant de jeunes des “quartiers”, comme on a pu le voir avec la révolte de l'automne 2005.

Étudiants, jeunes chômeurs précaires, jeunes marginalisés sont comme suspendus ; ils flottent en tant que flux. Le salariat les englobe encore en tant qu'il les détermine et les contraint, mais dans le cadre d'une société qui inessentialise le travail. Ainsi, même s'ils travaillent de temps à autres, ils ne sont pas ou plus des “travailleurs” et ne se considèrent d'ailleurs pas comme tels. Si leur critique du travail n'est pas toujours directement affirmée et encore moins théorisée, elle trouve concrètement son expression dans une tendance à utiliser la flexibilité pour son propre compte11. Il y a aussi, pour beaucoup, une volonté de différer une entrée dans la vie active peu porteuse d'espoir12.

Il n'est donc pas du tout étonnant que les catégories statistiques de l'insee aient du mal à rendre compte du phénomène. Les problèmes de classement dans la nomenclature de la population active en font foi. On a à faire à de faux inactifs (ils font bien quelque chose, pour la plupart) et à des actifs fictifs (boulots aidés, stagification forcenée). Les derniers projets étatiques fondés sur la chasse aux “faux chômeurs”, la multiplication des statuts de stagiaires, y compris pour les postes de cadres (les “invisibles”), cne et autres cpe en sont des signes concrets.

Mais revenons au mouvement étudiant. Ce qui était déjà en projet en 1986 est aujourd'hui quasiment achevé : les étudiants ne répondent plus aux critères traditionnels qui les ont défini historiquement. De la même façon que l'école n'est plus éducatrice13, l'étudiant n'étudie plus ; il n'attend pas des cours une formation intellectuelle ni une vérité à découvrir. D'un côté, certains “se cherchent” dans des études sans débouchés mais qui correspondent à un goût (anthropologie, histoire de l'art, arts du spectacle) ou qui permettent de s'abstraire d'une réalité immédiate (ethnologie, archéologie) ou, enfin, qui sont réputés sulfureux (philosophie, sociologie, facultés de sciences politiques) et de l'autre, les plus nombreux, courent vers les certifications à tout prix, la professionnalisation des recherches et des diplômes. Les formations universitaires étant désormais organisées comme des banques de données dans lesquelles circulent des savoirs particularisés et standardisés, “l'usager-étudiant” capte dans ces flux d'informations ce qui permettra à sa “performance” de s'approcher du modèle de “compétence” attendu par la norme en cours cette année-là. Car l'incertitude sur les activités auxquelles son diplôme est sensé le préparer est telle, que les maquettes de diplômes validées par le ministère tous les quatre ans sont déjà caduques avant la fin de ce laps de temps14. Ces deux voies ne concernent certes pas les mêmes étudiants et les mêmes origines sociales, mais elles ne conduisent pas à une véritable séparation entre deux catégories d'étudiants avec accroissement des inégalités15. Il se produit plutôt un nivellement. Ceux qui suivent la première sont issus de catégories intermédiaires qui possèdent des “réserves” dont ils profitent. Ils ne sont donc pas obsédés par une rentabilité immédiate des études et cela, d'autant plus qu'ils anticipent déjà leur futur déclassement16 ; alors que ceux qui suivent la seconde, issus de milieu populaire, cherchent à forcer un rapport formation/emploi parce qu'ils ne possèdent pas les “réserves” des premiers, ce qui les conduit à se contenter d'une promotion très relative par rapport à la position sociale des parents.

De toute façon, il n'y a pratiquement plus d'étudiants à plein temps et surtout, ils ne vivent plus au sein d'une communauté particulière avec leur statut particulier, leurs lieux (resto-u, cités-u), leurs pratiques (allant du bal étudiant jusqu'au bizutage en passant par les réunions de “corpo”), leur culture17.

Il n'y a plus de condition étudiante et il n'y a plus guère d'intérêts propres aux étudiants. En un mot, il n'y a plus de “milieu étudiant18”. Plusieurs conséquences en découlent ; notamment l'impossibilité de tout syndicalisme étudiant. L'unef n'est plus qu'une coquille vide qui sert parfois d'interlocuteur à l'État…quand celui-ci le veut bien. Dans le cas contraire, comme aujourd'hui, il doit se battre pour être reconnu19 et ne peut reprendre une certaine légitimité représentative qu'en période de crise et de lutte où il lui sera demandé de jouer un rôle de pompier. C'est évidemment une situation très différente de celle des années 60 et principalement des années qui vont de la guerre d'Algérie à Mai 1968. A cette époque, certaines tendances de l'unef, comme la Gauche syndicale ont développé des analyses et envisagé des pratiques qui seront pleinement intégrées au mouvement de 1968, même si les éléments de cette gauche syndicale s'en retirèrent à ce moment-là pour former d'autres groupes20. Aujourd'hui, le projet jadis porté par des groupes comme le mau, le Mouvement du 22 Mars ou le sds allemand à son origine, c'est-à-dire celui d'une “Université critique21”, n'a plus beaucoup de sens pour au moins trois raisons :
1) Une certaine frange d'étudiants n'ayant plus à chercher dans sa propre condition les raisons d'une éventuelle révolte ou lutte, mais “bénéficiant” d'une sorte de vacance d'existence sociale que ne remplit pas la succession de petits boulots alimentaires, va pouvoir, en fonction des événements et du contexte, se trouver disponible à la critique et à l'activité politiques. Chaque lutte importante, comme celle, en 2006, contre le cpe, va recréer une base objective que l'absence de condition étudiante a supprimée. Base objective qui peut trouver dans une communauté de lutte ce qui n'existe plus dans la communauté étudiante, c'est-à-dire des pratiques collectives d'action directe, de démarcation d'avec les institutions puis de lutte contre les institutions avec remise en cause des frontières entre légalité et illégalité et, pourquoi pas y exprimer de nouvelles subjectivités révolutionnaires.
2) La fin de la condition étudiante, l'absence d'intérêts spécifiques rendent certains étudiants disponibles pour des réactions et des luttes qui ne leur apparaissent alors plus comme extérieures, comme de pure solidarité, mais qu'ils ressentent comme digne de leur critique et de leur refus. Ainsi contre un cpe, qui ne fut pas particulièrement attaqué par ceux qui en sont le plus menacés (élèves de lep, lycéens de banlieues, étudiants d'iut, etc.), bien au contraire pourrait-on rajouter. Une fois de plus nous voyons que la subversion ne passe pas par la défense stricte d'intérêts, même si, pour l'instant, dans une phase qui n'est pas de grande offensive, les luttes trouvent encore leur prétexte dans des attaques de l'appareil d'État ou du patronat contre des conditions existantes, à condition qu'elles dévoilent aussi un contenu d'universalité. C'est sans doute ce qui a manqué à la révolte de novembre 2005 dont le contenu est resté trop “particulier”. Militants et étudiants radicaux n'ont pu alors qu'exprimer un soutien à la révolte et à la lutte pour la libération des victimes de la répression, sans pouvoir manifester une réelle convergence.
3) quelques éléments de la crise des années 60 se retrouvent dans le moment présent, mais avec des différences notoires. Ce qui semblait exprimer alors, pour certains, une crise de génération, relève davantage aujourd'hui d'une coupure. Si on retrouve certaines causes : le bouleversement technologique qui change le rapport au savoir et le mode de vie et un avenir objectif assez différent de celui de la génération qui précède, les conséquences sont différentes. Ainsi, un désengagement fondamental par rapport aux institutions succède à leur critique radicale. Ces pratiques se manifestent aussi bien vis-à-vis de la famille que vis-à-vis de l'école. L'état actuel du procès d'individualisation d'un côté (beaucoup plus avancé que dans les années 60), la crise interne des institutions sociales comme politiques de l'autre (éclatement de la famille, dilution des fonctions traditionnelles de l'école) explique en partie cela. Ainsi, le mouvement anti-cpe n'a-t-il produit aucune critique de masse de l'institution en tant que telle et notamment la critique du fonctionnement et du rôle de l'université dans la reproduction des rapports sociaux. Il en est de même dans le secondaire où la fonction de garderie d'un lycée devenu “lieu de vie” rend la critique interne (et la révolte) difficile et minoritaire. Dans les deux cas, c'est en fait la lisibilité de la stratégie de l'État qui fait problème. Il y a bien eu opposition à la réforme lmd dans les universités, mais cela n'a pas conduit à une véritable lutte car cette réaction est restée une affaire de militants sans accroche sur l'ensemble des étudiants dont une majorité accepte (ou subit) le processus de secondarisation des universités. Il n'y a pas eu “mouvement”. Si cela a été un peu différent chez les lycéens, avec la loi Fillon en 2004, c'est qu'ils ne se sont pas trop préoccupés du contenu de la loi et qu'ils en ont fait un prétexte à manifester un vrai ras le bol de la même façon que les jeunes émeutiers des banlieues, en 2005, ont exprimé leur rage, y compris contre leurs intérêts à court terme (attaques contre leurs propres quartiers et voitures, effets “désastreux” sur l'image des banlieues, etc.). Le mouvement a donc été fort dans sa composante contestataire et disons-le politique, qui a culminé dans l'occupation du rectorat de Paris à la fin du mouvement, mais faible dans son attaque de l'école elle-même.

Parce qu'il a comporté une dimension de “commune étudiante” mais qu'il a vite dépassé cette seule dimension, le moment révolutionnaire de mai 68 a représenté une référence pour tous les mouvements étudiants-lycéens qui ont surgi depuis. Mais cette référence s'est avérée plus symbolique qu'effective puisque les deux interventions majeures de “l'insurrection étudiante” de 1968, à savoir la critique de l'université et des lycées comme institutions de classe et la jonction étudiant-travailleurs comme alliance révolutionnaire nécessaire ne constituent plus des objectifs politiques déterminants. La décomposition de l'ancienne société de classe et la crise de sa recomposition dans la société capitalisée ont vidé de leur substance l'université et le travail productif. En affrontant cette contradiction historique concrètement, les mouvements lycéens-étudiants ont permis à celles et ceux qui combattent la domination de ne pas se tromper d'époque, ce qui explique l'ambivalence de tous ces mouvements vis-à-vis de 1968, sans pourtant offrir des perspectives historiques décisives.

Notes

1 – Temps critiques no 14 hiver 2006, p. 26-33.

2 – Il ne faut pas oublier que si les ministres passent, les cabinets et leurs experts travaillent dans une continuité nécessaire à l'élaboration d'un discours du capital cohérent, à moyen terme, ce qui implique une certaine neutralité par rapport à la politique politicienne.

3 – Cf. “Notes sur les mouvements sociaux des années 80”, Temps critiques no 4, automne 1991, p. 29-43.

4 – Sur les fondements de cette critique, voir, Guigou J. (1979), Les analyseurs de la formation permanente. Anthropos, p. 76-96.

5 – Les accusations de corporatisme ne manqueront d'ailleurs pas, en provenance de la classe politique comme des médias.

6 – Sur le mouvement de 1994, nous renvoyons à notre supplément “Quelques réflexions sur le mouvement étudiants-lycéen de 1994”, reproduit dans Temps critiques no 8, automne 1994-hiver 1995, p. 91-104.

7 – Cela n'a d'ailleurs jamais été le but des lycées “classiques” ou d'enseignement général ni celui de l'université, même à l'époque de l'école de classe. Ce n'est évidemment pas la même chose pour ce qui concerne les anciens lycées techniques et les lep d'aujourd'hui.

8 – On voit à quel point sont décalés les travaux de différentes officines de la Commission européenne à propos de la privatisation de l'éducation ; à quel point elles sont idéologiques et cherchent à copier un modèle américain à façade ultra-libérale mais qui, en réalité, survit grâce au pillage de cerveaux formés, justement, par des pays dans lesquels le rôle de l'État dans l'éducation est prépondérant.

9 – Une indifférence que Marx signalait pourtant comme un élément favorable au développement de l'esprit révolutionnaire. On sait malheureusement ce qu'il est advenu de la prévision…

10 – “L'idéologie jeune”, le “parler jeune”, la mode, les publicités, dominent l'imaginaire contrôlé de la société capitalisée.

11 – Si les operaïstes ont été parmi les premiers, en Italie, à décrire la flexibilité patronale comme un retournement de l'autonomie ouvrière et des pratiques de turn over et d'absentéisme du cycle précédent, la sorte de second retournement qu'opèrent Negri et à sa suite les neo-operaïstes avec leurs développements sur les “capacités créatrices de la multitude” pousse le bouchon un peu loin.

12 – C'est ce qu'exprime le tract, Conseils d'orientation, signé “N'importe qui” et distribué à Lyon le 21 septembre 2006 : « C'est la rentrée. Le début d'une nouvelle année ; une de gagnée sur l'inéluctable avenir salarié. Débrouilles diverses, boulots de merde, dossiers de bourse et aide au logement : tout faire pour éviter de plonger dans la vie “active”. Avec ce pressentiment que l'entrée définitive dans “le monde du travail” signerait notre arrêt de mort ».

13 – Cf. notre texte “L'État-nation n'est plus éducateur. L'État-réseau particularise l'école. Un traitement au cas par cas” ; Temps critiques no 12, hiver 2001, p. 89-101. Mais la situation devient critique quand, de leur côté, une part de plus en plus importante des “éduqués” ne croît plus au fait qu'une vie bonne ou meilleure corresponde à un cursus scolaire réussi. Au-delà des larmoiements de démocrates et humanistes sur l'échec scolaire, mais aussi au-delà du misérabilisme gauchiste, pointe l'idée que c'est une bonne vie ou une vie meilleure qu'il faut acquérir ou conquérir (il y a bien un peu de cela dans la révolte de novembre 2005) et que c'est seulement elle qui pourrait permettre “d'apprendre”. Le reste n'est que du replâtrage pour la survie de l'institution.

14 – Ce rythme accéléré de l'obsolescence des formations est à rapprocher de la réduction du cycle de vie des produits et des innovations. La fuite en avant est générale.

15 – Cette analyse concerne la grande masse des étudiants en bts, iut et universités “normales” et exclut donc les étudiants de prépas, de grandes écoles et d'universités s'autorisant d'un mode de sélection particulier et souvent illégal.

16 – S'il y a “panne de l'ascenseur social”, pour reprendre une expression courante (bien que mystificatrice puisque elle fait référence à la hiérarchisation sociale de l'ancienne société bourgeoise dans laquelle le changement de classe sociale n'était le fait que de quelques individus), c'est bien à ce niveau qu'elle est la plus marquée, ce que la sociologie moderne a entérinée sous le nom de “paradoxe d'Anderson”. Schématiquement, on peut le résumer en disant qu'à partir d'un certain niveau de diplôme et de statut des parents, un diplôme supérieur pour la génération qui suit, conduit pourtant à un déclassement, sauf pour les couches supérieures.

17 – Ce qui pouvait encore s'apparenter à une culture étudiante pendant les années 60/70 s'est trouvée largement englobée par une culture jeune dominée en fait par les goûts lycéens (musique à la place du cinéma, bd à la place de la littérature ou de la poésie d'avant-garde, sf à la place du polar, télé à la place de la radio, blogs à la place des revues politiques ou des journaux lycéens).

18 – Ainsi la célèbre brochure de Strasbourg, De la misère en milieu étudiant apparaît-elle aujourd'hui fortement datée et décalée.

19 – Cf. l'épisode des élections au crous en 2005, qui a vu l'unef prise à son propre piège, celui de chercher à opposer radicalité et syndicalisme en appelant d'un côté au boycott et en voulant rester organisation représentative de l'autre !

20 – Le mau (mouvement d'action universitaire) qui n'est plus un syndicat, mais sa perspective est encore très étudiante ; puis ensuite les Cahiers de Mai.

21 – L'Université-critique naît à Berlin en juillet 1967 après une longue période d'agitation qui débouche sur la définition des principes d'une contestation du fonctionnement de l'université et de l'enseignement en général. Elle va devenir une contre-université préparant une contre-société. Sous l'influence d'un Habermas qui n'était pas encore devenu le prophète de l'agir communicationnel, elle se lance dans une critique de la science comme idéologie. Cette position qui s'appuie sur des franchises universitaires qui permettent une certaine autonomisation de l'université (ce n'est pas pour rien que l'université de Berlin s'appelle officiellement “Université libre”) illusionnent les étudiants sur leurs possibilités d'y construire une “base rouge”.
Ce mouvement pour une Université-critique influencera particulièrement le mouvement de Nanterre comme on peut s'en rendre compte à la lecture du bulletin 5494 bis (supplément au no 5194) du Mouvement du 22 mars (22 avril 1968) et particulièrement, p. 7-9, les deux rapports de la commission “Université-Université critique”. On peut consulter ces documents p. 151-153 du Journal de la Commune étudiante, textes et documents présentés par Vidal-Naquet et Schnapp. Seuil, 1969.