Temps critiques #18

Le projet El-Khomri : un retour au XIXe siècle ?

, par Temps critiques

Au cours du débat sur la brochure « Un printemps en France ? Projet de loi-Travail et Nuit debout », nous avons été critiqués sur le fait d’avoir attaqué cette référence aux conditions de la révolution industrielle comme étant sans rapport avec les conditions actuelles. Laissons de côté les comparaisons trop rapides entre livret ouvrier de l’époque, imposé comme un traçage des classes dangereuses pour raison de sécurité, et les différentes propositions actuelles de compte personnel d’activité qui sont négociées avec les syndicats, y compris d’ailleurs la CGT et sa demande de parcours professionnel sécurisé et le fait qu’elle déclare ouvertement avoir signé 85 % des accords d’entreprise qui lui ont été soumis. On est donc bien loin d’une situation où les syndicalistes étaient pourchassés !

Passons aussi sur le fait que nous n’aurions pas compris la valeur métaphorique de la comparaison, le sens de la formule, etc.

Outre que le langage métaphorique ait amplement usé sa valeur heuristique au cours des décennies de luttes de classes et de perspective révolutionnaire et qu’il ait même participé finalement à la délégitimation du discours révolutionnaire, l’objection qui nous a été faite n’en est peut être pas moins intéressante dans la mesure où elle nous oblige à effectuer un aller-retour dans le temps. Mais celui-ci n’a pas pour but, dans notre cas, de procéder à des comparaisons subjectives et objectives en termes de régression sociale, mais de chercher ce qui, structurellement, pourrait rapprocher nos deux périodes afin de mieux comprendre la crise de reproduction du capital en tant que rapport social et ses enjeux, nos perspectives, etc.

Il me semble que c’est à la fois la question de la nature de la force de travail et celle de l’existence d’un « marché du travail » qui est au centre de cela.

Pour ne pas en rester au niveau conceptuel partons des deux exemple de la loi de Speenhamland au XIXe siècle en Angleterre et du RSA et a fortiori du revenu universel aujourd’hui en France et dans les pays à capitaux dominants. Dans le premier cas, le marché du travail n’existe pas encore et il va falloir que l’État le crée pour que les patrons de l’industrie puisse trouver les nouveaux bras « prêts » à travailler dans les toutes nouvelles manufactures. Pour cela il est nécessaire de détruire toutes les lois sur les pauvres qui maintenaient les paysans nécessiteux dans les villages pour des travaux occasionnels dans les grandes propriétés terriennes et profitaient aussi éventuellement du reste de communaux pour leur petit élevage. Marx était d’ailleurs pour l’abolition de ses lois, comme ses maîtres en économie politique, Smith et Ricardo dans la mesure où elles gênaient le supposé progressisme du capital et préservaient les intérêts rentiers des grands propriétaires. Il fallait donc créer le travailleur « libre » qui serait amené à vendre sa potentialité/capacité de travail sous forme de force de travail (une quasi marchandise dit Polanyi) puisque sa liberté se payait de sa prolétarisation, étant devenu « sans réserve ». De la même façon, les révolutionnaires conseillistes de 1919-1923 en Allemagne avaient comme programme révolutionnaire préalable de transformer tout le monde en travailleurs.

Nous assistons aujourd’hui au mouvement inverse, d’où l’impression d’un retour à… alors qu’il s’agit plutôt d’une convergence entre deux mouvements de sens inverse. Le marché du travail existe bien, même si ce n’est pas un vrai marché puisqu’il ne s’y vend qu’une quasi marchandise, mais ce qui importe ici c’est qu’il est segmenté et spécialisé d’abord et de plus, maintenant, saturé de force de travail excédentaire. Il ne peut s’agir donc aujourd’hui de transformer tout le monde en travailleur et donc en salarié. D’où les idées de RMI, puis de RSA, de CMU et les projets de revenu universel. Des mesures qui montrent d’ailleurs que le capital ce n’est pas le marché, c’est la reproduction d’un rapport social de subordination. Et aujourd’hui c’est cette figure qui apparaît bien au grand jour, beaucoup plus que celle de l’exploitation. Les surnuméraires ne sont pas « exploités », ils ne peuvent plus l’être de la même façon que les pauvres de l’époque de Speenhamland ne voulaient pas l’être.