Temps critiques #

Poétiques révolutionnaires et poésie. Extraits

, par Jacques Guigou

Le thème de la Révolution
est une commande du temps.
Le thème de la glorification de la Révolution
est une commande du Parti.

Marina Tsvetaeva
Le poète et le temps (1932)

 

Au cours des révolutions modernes, des poètes se sont mis « au service » des divers pouvoirs révolutionnaires. De Chénier à Lamartine, de Pottier à Maïakovski, de Breton à D’Annunzio, de Senghor à Sénac, ils ont célébré les nouvelles puissances politiques issues des bouleversements historiques de la modernité, qu’elles soient triomphantes ou vaincues. Et ils l’ont fait, le plus souvent, dans une poétique révolutionnaire qui était contre-dépendante des figures de la période qui s’achevait. Leur idéologie du service les a tenus éloignés du devenir-autre de la poésie ; de la poésie qui cherchait sa voix avec et contre les bouleversements révolutionnaires qui parachevaient la fin d’une époque et qui en ouvraient une nouvelle. Chantres officiels, guillotinés ou « suicidés », leurs vies et leurs œuvres expriment l’écart devenant visible entre les victoires ou les échecs des révolutions dans lesquelles ils furent impliqués et l’impossible devenir poésie de ces mêmes bouleversements historiques.

i - Petit rappel sur quelques origines des poétiques révolutionnaires

Le motif d’une poésie mise au service d’une révolution républicaine et démocratique émerge dans les mouvements politiques qui mènent l’assaut contre l’ordre monarchiste et sa classe sociale, l’aristocratie. C’est d’abord dans la première révolution anglaise du xviie siècle que le phénomène est le plus visiblement repérable. Si les écrits de Milton contre la royauté et pour la liberté d’expression appellent quasiment au régicide et exaltent le nouveau régime parlementaire c’est dans les poèmes et les chansons2 des Levellers et des Diggers qu’est exprimée l’aspiration politique la plus radicale. Y sont célébrées les vertus d’une sorte de communisme chrétien basé sur des communautés agraires strictement égalitaires.

Pendant la Révolution française des poètes exaltent le bouleversement politique en cours mais on ne trouve pas explicitement l’affirmation d’une poétique révolutionnaire. « La période révolutionnaire, André Chénier mis à part, est, curieusement, une époque pauvre de la poésie3 » écrit Robert Sabatier. Un constat que l’on partage volontiers mais que nombre de partisans des poétiques révolutionnaires pourraient lui objecter et affirmer que dans ces moments intenses de discontinuité historique la poésie est immédiatement présente dans l’action collective et non pas, séparée, dans les livres de quelques individus. Mais une telle objection ne ferait que répéter l’ancienne antienne surréaliste ou situationniste selon laquelle « la révolution et la poésie sont une seule et même chose » ; une antienne toujours démentie par l’histoire de la poésie et par l’histoire des révolutions. Nous y reviendrons.

C’est avec les romantiques et surtout les romantiques allemands que vont véritablement se formuler les premières poétiques révolutionnaires. Pour Novalis, seule la poésie doit conduire le monde ; elle dévoile la réalité du monde aux yeux des hommes. Ses aphorismes ont la puissance d’une parole totale, à la fois cosmique et terrestre : « La poésie est véritablement le réel absolu. (…) Plus une chose est poétique, plus elle est vraie ». La présence des êtres au monde s’éprouve pour Novalis grâce à un engendrement réciproque du monde et de la poésie. Et ce monde n’est pas seulement celui de la nature extérieure, celui de l’univers tout entier, il est aussi celui de l’histoire des hommes : une histoire de la communauté humaine, celle du passé et celle à venir. Novalis place la poésie au centre de l’histoire humaine. Octavio Paz a bien perçu la portée politique de cette exigence et il la formule dans ces termes : « La conception de Novalis se présente comme une tentative pour placer la poésie au centre de l’histoire. La société se fera communauté poétique ou plus exactement poème vivant. La relation entre les hommes cessera d’être celle de maître à esclave, de patron à domestique, pour devenir communion poétique. Novalis prévoit même l’existence de communautés consacrées à produire collectivement de la poésie4 ». Quelles voies l’espèce humaine empruntera-t-elle pour accéder à son devenir-poésie ? Prononcer en commun les bouleversants Hymnes à la nuit  ?

On trouve aussi chez le romantique anglais William Blake cette fusion entre poésie et communauté humaine à venir. Dans la dynamique de cette fusion le poète agit comme médiateur ; il est l’opérateur vital du devenir-poésie de la communauté humaine.

« Je suis la révolution »

Poussée dans ses conséquences praxiques les plus extrêmes, l’action poétique révolutionnaire fusionne le poème et l’événement politique dans une singularité ultime : « je suis la révolution ». Tel est d’ailleurs le titre d’un livre5 où Laurent Jenny conduit une remarquable analyse d’un siècle et demi d’identification des avant-gardes littéraires avec l’idée de révolution. Depuis les appels de Hugo à l’insurrection des mots pour fonder une « République des mots » jusqu’à l’exaltation de la poésie de Mao-Tsé-Toung par le Groupe Tel Quel, Jenny montre la continuité historique d’une conception révolutionnaire de la littérature. Toutefois, curieusement, il situe l’apogée de cette saga révolutionnariste avec Tel Quel6 alors qu’il serait plus approprié de le faire avec les situationnistes. Nous développerons cela dans le prochain chapitre.

Notons ici que la formulation emblématique qui caractérise le mieux cette identification des avant-gardes littéraires et poétiques avec la révolution, Jenny la trouve chez Maurice Blanchot dont il condense la position dans une formule : « Je suis la révolution ». Pour Blanchot, il ne s’agit plus de « faire la révolution » dans la littérature comme dans l’histoire, mais il s’agit d’abord et surtout « d’être la révolution ».

On sait que Blanchot, participe d’abord à des groupes et à des revues dits de la « Jeune droite » ainsi qu’aux courants catholiques « non-conformistes ». Anticipant sur la négativité hégélienne actualisée en France par Kojève, Blanchot dénonce le marxisme comme étant de fait, en connivence avec le capitalisme ; il désigne le « mouvement du refus » comme le principe même de la révolution. Pour l’auteur de La part du feu, c’est désormais l’œuvre qui est au cœur de la tension entre la liberté et la nécessité, entre le cours de l’histoire et le « suspens de l’histoire ». Plus de trente ans avant les injonctions situationnistes, Blanchot requiert la littérature de se mettre au service de la révolution. Jenny le souligne en ces termes : « Ainsi la littérature n’apparaît nullement “au service” de la révolution. C’est bien plutôt la révolution qui doit se mettre au service de la littérature et élucider pour elle son désœuvrement essentiel. L’Histoire est “poétique” en son moment révolutionnaire, qui est révélation du rien7 ».

La conception d’une fusion entre révolution et poésie se retrouve, analogiquement mais à un autre niveau, dans les rapports entre gnose et poésie. Dans cette analogie, les dimensions sotériologiques constitutives de toute gnose équivalent alors aux dimensions sotériologiques toujours présentes dans la révolution.

En toute rigueur comparatiste, il nous semble approprié d’établir une analogie entre les gnosticismes des mouvements hérétiques et mystiques apparus dans les premiers siècles de l’ère chrétienne et les théories révolutionnaires de la modernité ; notamment pour ce qui nous intéresse dans ce livre, avec les marxismes. Pour les gnostiques il s’agissait, pour le groupe d’initiés, de parvenir au salut spirituel par l’exercice d’une connaissance ésotérique. Pour les marxismes il s’agit de parvenir au salut matériel de l’humanité par la lutte des classes ; le prolétariat étant le sujet de la révolution. Ainsi, sotériologie et millénarisme sont les deux opérateurs théoriques et pratiques de la révolution gnostique comme de la révolution prolétarienne.

Dans son ouvrage La poésie et la gnose, (Galilée, 2016), Yves Bonnefoy prend acte de la séparation absolue entre la poésie et la gnose. Il perçoit même la poésie comme une « anti-gnose » (p. 15) ; il convie le poète à « se refuser aux séductions de la gnose » (p. 40). À la détestation de la vie et du monde que pratique le gnostique, le poète, certes ressent l’absence de plénitude qui peut se manifester dans sa vie et dans celle des autres mais il affirme que « le lieu terrestre a grand prix » pour lui. Bonnefoy observe que la gnose a toujours constitué un attrait pour les poètes car poésie et gnose se situent sur le même terrain existentiel : celui d’un sentiment d’exil dans un monde limité, prosaïque, enfermant ; l’intuition d’un monde de plénitude et de rayonnance dont le poète et le gnostique se sentent privés.

Mais poursuit Bonnefoy l’analogie s’arrête là car « le lieu terrestre a grand prix pour les amis de la poésie » (p. 19) ; nul besoin pour le poète d’aller chercher un ailleurs surnaturel ou invisible. C’est dans la certitude de la présence lumineuse du monde et de toutes choses proches ou lointaines ; dans une « participation au tout du réel » (p. 27) que le poète trouve — pensons au trobar des troubadours — les rythmes, les sons, les mots, les voix susceptibles d’accomplir le poème.

Pour la poésie, le monde est présence immédiate, totalité sensible, rythmes vitaux primordiaux. Le poète n’a « nul besoin de chercher dans le surnaturel, dans l’invisible, l’événement qui fut cause de la perte présentement éprouvée » (p. 24).

Bonnefoy poursuit de substantielles réflexions sur la tentation gnostique qui guette de nombreux poètes. Retenons de lui, pour conforter ici notre critique des poétiques révolutionnaires contemporaines, qu’elles ne sont rien d’autre que gnosticisme du langage ; que publicité pour ce qu’on peut nommer un communisme du capital. Nous y reviendrons.

Avant de quitter La poésie et la gnose, partageons cette affirmation selon laquelle « le poème n’est pas la poésie » (p. 32) car entre « l’intuition de présence frayant sa voie dans les mots et la façon dont ceux-ci deviennent des phrases au sein d’un texte » une ombre est tombée ; la conception est devenue création. Contre tous les poéticiens de la subjectivation, tous les phénoménologistes, tous les « poéthiciens » qui subordonnent l’existence de la poésie au poème, distinguons avec Bonnefoy l’éternité de la poésie d’avec le moment du poème. Le poème est un résultat ; le résultat du compromis entre la présence du monde et les limites du poète à le percevoir et à le dire comme vie immédiate, comme ce que nous avons nommé un « instant exhaussé8 ».

Jules Monnerot a lui aussi montré la fonction mystificatrice des poétiques révolutionnaires avant-gardistes. Il dévoile ses effets dans les rapports entre surréalisme et gnosticisme. Son livre La poésie moderne et le sacré (Gallimard, 1949) analyse les rapports des surréalistes avec « La Révolution » et avec le Parti communiste français pendant la période où plusieurs d’entre eux avaient rallié le parti stalinien mais aussi après leur départ.

Monnerot compare le rapport des surréalistes à la révolution communiste avec le rapport des gnostiques aux églises chrétiennes de la première période du christianisme. Les idées dissidentes, voire hérétiques des gnostiques à l’égard de la doctrine chrétienne seraient analogues aux propos et aux actions des surréalistes lorsqu’ils intervenaient au nom de « La Révolution ». Ce faisant, ils n’étaient alors plus compris « des masses » et ils étaient dénigrés, voire condamnés par les dirigeants du Parti. « Quand à la faveur de cette communication, les surréalistes proposaient soit aux militants, soit à « la masse » elle-même, des conceptions par hypothèse aussi étrangère à celle-ci qu’à ceux-là, ils ne pouvaient paraître qu’hostiles. (…) En écoutant le langage devenu brusquement « marxiste » et « dialectique » de ces nouveaux adeptes, plus d’un communiste a pu redire le mot d’Irénée sur les gnostiques : « Ils parlent comme l’Église, mais pensent autrement9 ».

Monnerot poursuit l’analyse en ces termes : « (…) les surréalistes, si aucune contrainte extérieure ne les contrarie, se laissent aller à penser que la poésie communique avec la révolution, qu’au poète est permis ce que nul autre ne peut : la révolution sauvera la poésie que la société capitaliste met en péril… Ainsi, le Christ valentinien a passé par Marie comme l’eau traverse le canal, pour rédimer la race des spirituels et cette rédemption consiste dans la gnose transmise d’initié à initié. (…) Une certaine pente surréaliste conduisait aussi à rêver que la grâce révolutionnaire pourrait être obtenue (qui sait ?) par la pratique de la poésie10 ».

Certes, les poétiques révolutionnaires d’après-mai 68 ne partagent plus cette conception initiatique de la poésie mais elles restent dans la continuité des sotériologies gnostiques. Reste présente et active cette croyance à un salut par la révolution poétique. La révolution devenue poésie sauvera le monde, etc. Avant de mener l’analyse des poétiques révolutionnaires d’après Mai 68, examinons d’abord leurs manifestations dans les années 60 ; notamment celle des situationnistes qui en constitue la matrice dans cette période.

ii - Les errements des poètes serviteurs

Les deux derniers assauts contre la société dominante, celui du mouvement communiste de 1917-21 et celui du Grand refus de la fin des années 60 ont, chacun, été accompagné par une poétique révolutionnaire du service. Les surréalistes voulurent « mettre la poésie au service de la révolution » et les situationnistes « mettre la révolution au service de la poésie ». Bien que de sens inverse, l’intention est la même : la poésie a besoin de servir ou d’être servie. Pour Breton comme pour Debord, poésie et révolution sont des puissances individuelles et collectives accomplissant, dans un moment paroxystique, l’unité de la théorie et de la pratique. Pour tous les deux, le bouleversement de la vie et l’ébranlement du monde sont les buts communs de la poésie et de la révolution. La praxis révolutionnaire est la matière dont la poésie tire forme et contenu. L’événement insurrectionnel énonce le nouveau langage de la poésie. ; d’une poésie « au besoin sans poème » pour les surréalistes et d’une poésie « nécessairement sans poème11 » pour les situationnistes.

Pour y parvenir, l’une comme l’autre impliquent une activité « de service », appellent un individu au service de leur cause commune. Les poétiques révolutionnaires surréalistes et situationnistes restent semblablement enfermées dans ce présupposé du « service » ; mais si la première n’a plus de portée historique pour notre présent et son devenir-autre, la seconde, aux yeux de certains, n’en serait pas dépourvue.

Si les impasses politico-poétiques du surréalisme ne soulèvent plus guère de controverses, la poétique situationniste rallie encore à sa cause divers cercles et individus qui veulent « poétiser la révolution » ou bien mettre la « révolution poétique » aux commandes des bouleversements de la vie quotidienne. 

Avant d’examiner de plus près les positions de ces poéticiens de la révolution, il convient tout d’abord de revenir sur l’écrit constituant la base de la poétique révolutionnaire de l’Internationale situationniste.

Un présupposé langagiste

All the King’s men12 peut être considéré comme le texte-manifeste de la poétique révolutionnaire situationniste. En peu de pages s’y trouve exprimée la critique du surréalisme et déplorée son « amère victoire », puis y est énoncée l’abolition de la poésie séparée — celle du poème — pour réaliser cette « communication immédiate dans le réel », ce « moment révolutionnaire du langage » qui fait la force de la révolution ; puisque « le programme de la poésie réalisée n’est rien de moins que créer à la fois des événements et leur langage, inséparablement » (p. 31).

Ce texte de 1963 marque un moment décisif pour la théorie situationniste de la suppression de l’art et de sa réalisation dans le bouleversement de la vie quotidienne. La critique de la forme et des formes qui, depuis l’Internationale lettriste et Potlatch13, avait représenté l’enjeu majeur de l’action révolutionnaire passe au second plan au profit d’une référence primordiale au langage. « Le problème du langage est au centre de toutes les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente14 ». La question du langage est désormais placée au cœur de la poétique révolutionnaire situationniste. Contre « l’information » qui n’est que « la poésie du pouvoir », l’insurrection situationniste va créer « le langage libéré qui regagne sa richesse ». Le pouvoir s’exerce par et dans le langage car les mots du pouvoir « travaillent pour le compte de l’organisation dominante de la vie15 ».

Le basculement langagiste de l’is

Pourquoi faire des problèmes du langage le centre de toutes les luttes et faire de la poésie le moment révolutionnaire du langage ? Avançons deux hypothèses à propos de ce que nous pourrions nommer le basculement langagiste de l’Internationale situationniste. Deux moments semblent, en effet, déterminants dans ce nouveau positionnement de l’is : d’une part le rejet des œuvres et des actions lettristes et d’autre part une contre-dépendance au contexte intellectuel alors dominant et notamment à l’influence de la linguistique structurale.

Rejet des œuvres et des actions lettristes

Maintenues confidentielles, parfois détruites, toujours limitées au petit cercle des amis, les œuvres métagrahiques des années 1951-5816 sont considérées par les situationnistes comme définitivement dépendantes du lettrisme et à ce titre ne sont porteuses d’aucun dépassement.

Déjà présent dans la revue de l’Internationale lettriste puis, surtout, dans Potlatch, les situationnistes dressent un bilan négatif des réalisations métagraphiques et hypergraphiques créées au début des années cinquante. La croyance lettriste qui fait de la création de formes nouvelles « la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines » (ibid.) est critiquée par Debord et Wolman comme « le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts17 ». Au-delà du simple détournement des œuvres ou de la dérive psychogéographique, il s’agit d’abandonner toute activité séparée entre l’art et la vie. C’est aussi le sens de la décision prise en 1962 selon laquelle « il n’existe pas d’art situationniste » et donc pas davantage d’œuvres situationnistes.

Contre-dépendance au contexte intellectuel dominant de l’époque des années 1950/ 65.

Les années 1950-65 furent époque déterminée par la dynamique capitaliste de « la croissance » et des « modernisations » (le compromis fordiste) avec leurs conséquences anesthésiantes sur les antagonismes de classe. Davantage que la maîtrise des rapports sociaux de production c’est sa reproduction globale que le système capitaliste cherche à réaliser. Le « changement » est partout mis à l’ordre du jour ; un changement alors en quête de lois économiques et sociales qui fonderaient une continuité institutionnelle dans la discontinuité politique qui est à l’œuvre.

Les analyses traditionnelles des rapports de production et du procès de circulation ne suffisent plus pour intervenir politiquement dans ce que les sociologues et les médias désignent alors comme « la société de la consommation de masse ». Face à la fragmentation des anciennes médiations institutionnelles et à la fonctionnalité introduite dans les organisations et les entreprises, les pouvoirs dominants de l’époque cherchent un mode de nomination de cette tension entre « changement » et « continuité ». Un mot-vedette s’impose désormais comme un totem : la structure. Le mot possède sa science : la linguistique, les sciences du langage. De l’inconscient à l’entreprise, de la ville au cinéma, de la biologie à l’économie, du sommeil au sport, toutes les activités humaines tendent à être interprétées comme un « langage ». Les modèles linguistiques et structuralistes18 s’imposent alors comme une réponse théorique et politique à cette quête de nomination d’un ordre nouveau. Imposition à laquelle les ennemis théoriques et pratiques du capital n’échappent pas : la « lecture » structuraliste du Capital qu’opère Althusser n’en est qu’un exemple emblématique. Pièce majeure de la modernisation du discours du capital, cette extension totalisante de la notion de langage à tous les rapports sociaux et humains constitue aussi le présupposé dominant des écrits lettristes puis situationnistes.

Présupposé qu’on peut nommer langagiste pour sa propension à donner à la notion de langage une portée considérable. Les modèles linguistiques d’analyse du langage sont étendus à tous les phénomènes relationnels, à tous les rapports, à toutes les « structures », ce mot fétiche du vocabulaire de l’époque. Qu’il s’agisse des derniers feux de la linguistique structurale, des philosophies du langage (analytiques et herméneutiques), de la cybernétique et des théories de l’information ou bien encore de ces pôles de disciplines universitaires qui se constituent comme « sciences du langage » et « sciences de l’information et de la communication », nombreux et puissants sont les systèmes de reproduction sociale donnés et imposés comme « des langages ».

La critique situationniste du structuralisme19 n’a pas non plus échappé à ce langagisme. Bien que négative et inversée, elle « doit se communiquer dans son propre langage [car] c’est le langage de la contradiction20 ».

De la même manière le détournement est défini par G. Debord comme un langage ; c’est « le langage fluide de l’anti-idéologie. (…). Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer21 ». La poésie elle-aussi n’échappe pas au présupposé langagiste des situationnistes. « Le programme de la poésie réalisée n’est rien de moins que créer à la fois des événements et leur langage, inséparablement ». (All the King’s men).

Le paradigme langagiste, porté par l’is à son acmé, devient dès lors lui-même réalité ; non pas cette réalité à venir que la révolution devra accomplir, mais la réalité immédiate de l’événement langagier qui se donne comme « le mouvement réel » d’une révolution dans les mots, d’une révolution linguistique : celle du langage performatif. Nous y reviendrons.

Combinatoire du détournement et désubstantialisation du langage

En référence à Lautréamont, les situationnistes ont fait du détournement des œuvres un opérateur majeur de subversion révolutionnaire. S’affranchir de l’autorité de la citation et combiner diverses références dans un même écrit ; altérer ou métaphoriser un propos ou un slogan afin de leur donner un autre sens, ont constitué les procédures en usage dans le détournement situationniste. Il s’agissait en définitive de désubstantialiser les contenus et les formes d’une œuvre ou d’une situation pour les combiner dans un langage qui décompose l’existant et annonce une nouvelle réalité. Délibérément coupé du passé et se refusant à toute prédiction sur l’avenir, le détournement est un langage autoréférent, autotélique car il « n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente22 ».

Il n’est pas vain ici de se demander si le détournement situationniste, ce « langage fluide de l’anti-idéologie » parce qu’il est seulement défini comme un langage n’est pas devenu, dans les décennies qui suivirent le moment de sa formulation, une des figures de la « révolution du capital23 ».

En effet, la fluidification du langage qui opère dans le détournement doit, pour Debord, aboutir à une réappropriation du « langage de la communication » qui, selon lui, s’est perdu dans l’art. Or, cette exaltation de la communication directe que la future révolution des conseils ouvriers devra réaliser fait-elle autre chose qu’anticiper sur la « société de l’information et de la communication » que le capital impulse à partir des années 1970 ? Cette question, d’ailleurs, ne se posera plus pour J.-P. Voyer, un épigone de Debord, qui en termes hégéliens exacerbés fera de la publicité « l’essence humaine » car elle manifeste « l’activité de l’apparence » et que celle-ci « contient le négatif comme une totalité24 ».

À la désubstantialisation-fluidification du langage pratiquée par les situationnistes et leurs suiveurs révolutionnaristes opposons l’écart qu’il est fructueux d’établir, à titre humain, entre parole de poésie et langage. Écart énoncé par la fulgurante formule du poète et philosophe américain R.W. Emerson : « Le langage est de la poésie fossile25 ».

iii– parole versus langage

À plusieurs reprises, dans notre critique de la poétique révolutionnaire situationniste et de ses suiveurs nous avons marqué une opposition entre langage et parole. La primauté conceptuelle accordée au langage par ces poétiques nous a conduits à proposer le terme de langagisme pour qualifier cette position à la fois théorique et pratique. Afin d’expliciter davantage — sans pour autant chercher une vérité dans ce domaine — notre notion de langagisme signalons ici une piste d’analyse tout en restant toujours dans le strict domaine qui est le notre : la critique des poétiques révolutionnaires.

Cette piste est heuristique davantage que théorique et encore moins linguistique. Il s’agit de mettre en tension les deux pôles qui affectent toute la création poétique : le pôle de la parole et le pôle du langage. Ce qui donnerait le tableau suivant :

 

La parole

Le langage

innée (antérieure)

acquis (postérieur)

naturelle (naturalité)

culturel (culturalité)

instinctive

institutionnel

immédiate

médiat

concrète

abstrait

immanente

transcendant

subjectivante

objectivant

une présence

une représentation

temporelle

spatial

du côté de la voix,
du son, du parlé,
de l’oralité

du côté de la lettre,
du signe, de l’écrit,
de l’imprimé,
du textualisé

 

Ce tableau est schématique, excessif dans son dichotomisme abrupt car prises comme telles et absolutisées, ces oppositions duelles ne pourraient que déboucher sur de superficielles réductions idéalistes. Il faut le dialectiser mais il exprime malgré tout deux polarisations poétiques fondamentales, deux oppositions en tension permanente : la parole et le langage.

Dans ce cadre conceptuel, nous maintenons que les poétiques révolutionnaires situationnistes sont, pour l’essentiel, sur le pôle du langage ; ce faisant, elles ratent le punctum saliens de la présence sans lequel la poésie verse dans la littérature. Engluées dans le langagisme, elles moulinent de la représentation.

Parole première d’homo sapiens, la poésie est d’abord oralité, voix vive. Ce n’est que très tardivement dans l’histoire de l’humanité, il y a seulement 6000 ans, avec les débuts de l’écriture, qu’elle est assignée dans des signes écrits. Alfred Tomatis, chercheur inspiré sur les rapports entre l’oreille et le langage, inventeur fécond d’une méthode de rééducation des troubles du langage par une écoute de sons appropriés, rappelle ce rapport de subordination de la parole vive dans l’écrit : « Le signe (écrit) n’est jamais, en soi, qu’un son à reproduire. (…) Toute lettre appelle sa verbalisation à haute et intelligible voix. L’écriture est donc, d’une certaine manière, un enregistrement sonore puisqu’elle vise à emmagasiner des sons. Elle constitue en fait la première bande magnétique dans l’histoire de l’humanité26 ».

Cet « enregistrement » de la parole de poésie dans l’écrit de poésie a certes été porteur de créations et de dépassements mais il a constitué un système de contraintes qui s’est parfois traduit par des enfermements langagistes. Car la poésie est d’abord jaillissement. Paul Zumthor nous le rappelle fort justement : « Dès son jaillissement initial, la poésie aspire, comme à un terme idéal, à s’épurer des contraintes sémantiques, à sortir du langage (souligné par nous, JG), au-devant d’une plénitude où tout serait aboli qui ne soit simple présence27 ».

Sortir du langage, telle est « l’aspiration » vers laquelle toutes les poésies non littéraires se sont depuis toujours orientées. Attentive à ne pas s’engluer dans les enfermements langagistes, c’est le chant qui les guident dans leur cheminement. Écoutons Marc Alyn nous le rappeler : « La parole luisait, libre, dans sa substance/ Avide d’inventer sa propre fin — la voix28 ».

Le poète refuse le langage

Car le poète refuse le langage comme l’a écrit Sartre dans la pensée à la fois juste et contrite29 qu’il a formulée sur la poésie. Qu’en est-il au juste pour ce philosophe ?

Dans le chapitre « Qu’est-ce qu’écrire ? » de son livre Qu’est-ce que la littérature30, Jean-Paul Sartre aborde la question des significations qui sont la matière sur laquelle travaille l’écrivain ; mais l’écrivain qui écrit en prose, pas les poètes. Alors que celui qui s’exprime en prose instrumentalise le langage et se sert des mots pour ne retenir que la chose qu’il désigne, les poètes cherchent à les servir.

Remarquons au passage que Sartre lui-aussi s’enferme dans l’idéologie de la poésie comme service à l’image des surréalistes et des situationnistes. Néanmoins son analyse touche à l’essentiel lorsqu’il montre que le poète n’est pas du côté du signe et de son pouvoir d’intervention sur le monde mais « qu’il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes31 ». Sartre résume alors son propos en ces termes : « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » car pour les poètes les mots « restent à l’état sauvage (...) ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres32 ».

Une telle référence à la naturalité primordiale des paroles de poésie, à leur essentialité, à leur innéité en quelque sorte, exprimées sous la plume d’un philosophe dont l’essentiel de l’œuvre est consacrée à l’ontologie et à la liberté peut apparaître comme surprenante. Ne pourrait-on l’interpréter comme l’expression d’un regret, d’une nostalgie et finalement comme cette « rage » qui nous dit-il, l’envahit de n’être pas poète ? Cela est plausible. En ce sens Sartre se place en continuité avec la poétique révolutionnaire des romantiques.

iv - Sur quelques poétiques révolutionnaires contemporaines

L’influence situationniste et ses environs

Si les écrits des situationnistes et notamment leur ralliement tardif au conseillisme ont été dévitalisés par l’échec de leur programme politique, il n’en est pas de même pour leur poétique révolutionnaire. Leur appel à « retrouver la poésie » dans des moments révolutionnaires passés ou actuels est toujours considéré par des individus et des groupes comme le seul et unique motif de la poésie. Le mot d’ordre situationniste « mettre la révolution au service de la poésie » est pour eux toujours à exécuter.

C’est ailleurs le sous-titre du livre quasi hagiographique que Vincent Kaufmann consacre à Guy Debord33. Ce spécialiste des avant-gardes artistiques et littéraires, montre — de manière finalement assez convaincante — que la poétique révolutionnaire situationniste est autant en continuité qu’en rupture avec celle des dadaïstes et des surréalistes. Il cherche à réfuter le mythe d’un Debord abandonnant « la question poétique » lorsqu’il se serait converti la « question sociale ». Il mentionne à ce sujet des analogies entre les thèses de l’is dans All the King’s men en 1963 et celles du Groupe Tel Quel dans leur Théorie d’ensemble en 1968. Ces deux groupes situent l’événement révolutionnaire et l’événement poétique comme un seul et même moment : celui du bouleversement de la vie quotidienne, de l’avènement d’une vie libérée de l’information cette « la poésie du pouvoir », le moment de la vie devenue « communication ».

Au-delà des développements biobibliographiques sur les diverses implications politiques et artistiques de l’action de Debord contre La société du spectacle, la thèse de Kaufmann vise à montrer un homme qui « a traversé son époque en poète, c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’aura cessé de mettre au centre de ses préoccupations la question de la communication et de ses formes34 ». Or, poursuit Kaufmann, cette « poétique de la révolution » que Debord a poursuivie tout au long de sa vie n’a pas été perçue par les commentateurs ou du moins a-t-elle été négligée car le plus souvent « rabattue sur une problématique politique ultra-gauchiste35 ».

Souscrivant lui aussi au paradigme langagiste, Kaufmann célèbre la poétique situationniste et admire « la remarquable continuité de la question du poétique » dans les œuvres et dans la vie de Debord. Avec son idole, il assimile parole et communication, comme si la « communication » — y compris et surtout dans sa version situationniste — pouvait être autre chose que de la publicité pour un bon usage de la société capitalisée.

Car le motif central qui sous-tend le livre de Kaufmann : celui d’un Debord qui n’a cessé « d’articuler » le poétique et la révolution cesse d’être effectif lorsque la révolution s’éloigne, voire disparaît. Autrement dit, le moment révolutionnaire passé — en France en mai 68, en Italie de 1968 à 1978 — et son échec s’étant partout manifesté, qu’en est-il alors de la poésie puisqu’elle n’a plus de révolution à servir ?

Le biographe de Debord fait ici le constat que « seule la révolution aurait été de l’art situationniste, les situationnistes ont voulu restaurer la communication et la communauté. N’y étant pas parvenus, ils ont préféré disparaître36 ». Exit donc la révolution et exit donc aussi la poésie ? Kaufmann ne s’engage pas dans une tentative de réponse à cela qui pourtant est au cœur de son sujet. De même qu’il ne s’est pas davantage interrogé sur les raisons pour lesquelles, vingt ans après mai 68, dans son Commentaires sur la société du spectacle, Debord ne se réfère plus à la révolution prolétarienne dans sa version conseils ouvriers, celle qu’avec ses amis ils avaient tant exaltée. Kaufmann là encore reste englué dans son situationnisme.

Exprimons ici une remarque sur l’après-coup historique de la poétique révolutionnaire situationniste. On sait qu’en mai 68 Debord et les membres de l’is, d’abord actifs avec le groupe des Enragés, ont rejoint la Sorbonne occupée pour ensuite, rue d’Ulm dans les locaux de l’École Normale Supérieure, créer le Conseil pour le maintien des occupations (cmdo). Les délibérations des assemblées générales et les messages envoyés dans le monde entier par ce Comité font explicitement référence à la révolution prolétarienne telle qu’elle avait été exprimée par le mouvement historique des conseils ouvriers et notamment par la Gauche communiste germano-hollandaise37. Le contenu historique de la révolution c’était bien pour eux le prolétariat, la classe du travail, la classe négative, celle qui va abolir l’exploitation de la force de travail et libérer l’humanité de toutes les dominations et les aliénations engendrées par le capitalisme. Tel était, on le sait, le « programme communiste » poursuivi par les révolutionnaires marxistes et les situationnistes avec eux. Tous étaient « programmatistes38 ».

Est-ce donc cette révolution-là que Debord aurait souhaité « mettre au service de la poésie » ? Kaufmann esquive la question. Il sauve Debord de cet embarras en réfutant les détracteurs de celui-ci qui assimilent l’action des situationnistes en mai 68 à un gauchisme parmi les autres. Leur méprise, poursuit Kaufmann c’est de confondre l’art (ie. les œuvres d’art) et le poétique. Autrement dit, en mai 68, Debord conjecturait que la révolution prolétarienne était « introuvable », que la poésie s’était absentée mais que « le poétique » était bien là, actif, efficient, désiré. Le « langage commun » de la communication est retrouvé, les dimensions poétiques de l’événement s’accomplissent dans la praxis révolutionnaire. Car la mise en pratique de la poétique révolutionnaire situationniste c’est « la critique du langage dominant39 ». Nous sommes donc encore et toujours dans le langagisme…

Relevons enfin un amalgame posé par les situationnistes et entretenu comme tel par Kaufmann. Aucune distinction n’est faite entre la notion debordienne de communication et celle de communauté humaine. Le présupposé langagiste de la poétique révolutionnaire situationniste n’ayant pas été critiqué on comprend pourquoi l’amalgalme entre communication et communauté est maintenu par Kaufmann. Une mise en perspective historique aurait pourtant permis d’éviter une telle confusion.

Lorsque dans ses écrits de 1843, Marx parle d’une « révolution à titre humain », il vise la communauté humaine (Gemeinwesen). Pour lui, « l’être humain est la véritable communauté des hommes40 » ce qui n’a rien à voir avec la « communication authentique41 ». Car les principales luttes d’une grande partie du mouvement ouvrier révolutionnaire se sont faites au nom de l’humanité qui est l’autre nom de la communauté humaine.

Or, la communication définie par les situationnistes comme la « transparence du langage », était déjà une visée problématique lorsqu’ils la formulaient car elle était susceptible d’engendrer une sorte de normalisation discursive des relations humaines, un puritanisme des intersubjectivités. Depuis, la dynamique du capital a fait de la transparence un opérateur majeur de sa puissance. La communication politique grâce à une transparence du langage a reçu un nom et engendré une pratique : glasnost. Aujourd’hui, la transparence est au fondement de la blockchain, la surpuissante technologie numérique qui garantit la confiance entre les échangeurs de cryptomonnaies42.

Notre critique de l’ouvrage de Vincent Kaufmann — certes honnête et bien documenté mais très peu critique de son objet — nous permet de formuler ici une thèse que nous avons partiellement soutenue ailleurs et auparavant43 mais qui prend ici toute son ampleur : Mai 68 marque la fin de la relation nécessaire entre poésie et révolution. Le cycle historique des poétiques révolutionnaires ouvert avec les protagonistes de la révolution anglaise puis avec les romantiques allemands et tant d’autres ensuite s’est refermé avec l’échec du mouvement d’insubordination et de refus manifesté dans le monde à la fin des années soixante du siècle dernier.

Pour certains — dont le nombre n’est pas négligeable — ce divorce n’est pas effectif et l’on observe ça et là, sous diverses couvertures, des tentatives pour faire coïncider ce qui est devenu inconciliable.

Daniel Blanchard et sa « crise de mots »

Dans son livre Crise de mots44 Daniel Blanchard, dénonce comme nous « l’imposture » (p. 70) qui associe aujourd’hui révolution et poésie. Il rappelle les origines romantiques de cette association, critique la subordination de la poésie à la révolution par les surréalistes et s’indigne de sa « souillure » par le stalinisme. « Ce que ces deux mots ont en commun à présent, c’est de n’avoir plus cours45 » conclue-t-il avec raison.

Mais il se trompe lorsqu’il affirme que depuis son dévoiement dans le stalinisme la poésie « s’est ostensiblement gardée de toute fréquentation avec la révolution46 ». Même si elle n’a plus l’ampleur et l’audience qu’elle avait prise au siècle dernier, l’association et même la fusion entre révolution et poésie continuent. Dans les pages qui suivent, notre recension critique de quelques poétiques révolutionnaires actuelles le confirme.

Après voir écrit notre accord avec Daniel Blanchard sur le divorce définitif entre poésie et révolution, disons quelques mots sur nos désaccords.

Le premier, le plus décisif, porte sur sa référence quasi exclusive au langage pour qualifier l’acte de poésie. Certes, les mots voix, paroles, musiques, rythmes ne sont pas absents loin de là, mais ils restent comme subordonnés au paradigme langagiste qui occupe tout le champ de l’analyse. Dans le chapitre le plus fructueux de son livre, intitulé « À propos de ce que fait la poésie » Blanchard écrit : « Aujourd’hui, des sociétés qui se qualifient elles-mêmes de développées, la poésie n’a évidemment pas disparu. Évidemment, puisqu’aucun jugement social ou culturel ne saurait la réduire à une particularité historiquement ou sociologiquement localisée du langage : elle en est l’essence même47. » Apparaît ici dans toute son extension le présupposé langagiste de Blanchard ; un présupposé qui essentialise la poésie, la rabat sur la discursivité et la normativité alors qu’elle est d’abord parole vive, événement imprévu, existence et instant ; ceci depuis son surgissement dans l’espèce humaine.

La poésie est étrangère à une supposée « crise de mots ». L’analogie que suggère la quatrième de couverture du livre de Daniel Blanchard entre la « crise de mots » qui affecterait la poésie et les « crises » que traverse le capitalisme n’a pas de réalité historique. Cette métaphorisation mallarméenne de la situation actuelle de la poésie n’a plus de portée politique. Le capital, dans sa dynamique actuelle, englobe toujours plus les mots et les choses dans sa base matérielle : cette sorte de seconde nature dans laquelle il artificialise toute la vie humaine et la vie tout court.

Une puissante tendance à la capitalisation universelle affecte les domaines les plus intimes des individus ; ces espaces et ces temps qui dans les époques précédant la dévastation étaient désignés comme « ce qui n’a pas de prix ». C’est d’ailleurs cette expression qu’Annie Le Brun a choisi pour titrer son dernier livre48. Malgré des tonalités parfois catastrophistes49, cet auteur dresse un tableau convaincant de l’union de l’art contemporain et du capital ; union qui opère par sidération et prive ainsi les individus de leurs possibles réactions critiques.

Pour terminer notre lecture de cette supposée Crise de mots disons, sans le développer ici, notre désaccord avec deux positions qui étayent la thèse de Blanchard : l’une, chargée de lacanisme, selon laquelle la poésie entretient un rapport au monde « qui affirme la compatibilité et même la continuité du symbolique et du réel50 » ; l’autre qui s’enthousiasme pour une liberté51 et une responsabilité auxquelles l’homme « cet animal politique » pourrait accéder grâce à la poésie. Deux positions qui, l’une comme l’autre, cèdent au langagisme pour lequel la poésie, comme l’inconscient, serait « structurée comme un langage » et selon lequel l’individu social serait une sorte de gardien métaphysique de la poésie. Deux positions qui témoignent aussi d’un ralliement implicite de l’auteur aux courants artistiques et politiques qui nous assomment avec la performativité du langage ; avec le dire performatif ; avec le credo du « quand parler c’est faire ». Credo qui est, bien évidemment, celui de toutes les poétiques révolutionnaires contemporaines.

 

Jacques Guigou

Octobre 2018

 

Notes

1 – Le texte présenté ici constitue les quatre premiers chapitres du livre de Jacques Guigou, Poétiques révolutionnaires et poésie, à paraître en janvier 2019 aux éditions L’Harmattan dans la collection « Temps critiques ».

2 – « You noble Diggers all, stand up now, stand up now,/You noble Diggers all, stand up now ;/The waste land to maintain, seeing Cavaliers by name/Your digging do disdain, and persons all defame./Stand up now, stand up now. » chante la ballade d’un des fondateurs du mouvement des Diggers, Gerrard Winstanley.

3 – Cf. La poésie du dix-huitième siècle, Albin Michel, p. 227.

4 – Octavio Paz, L’arc et la lyre, Gallimard, 1993, p. 323.

5 – Laurent Jenny, Je suis la révolution, Belin, 2008.

6 – La poétique maoïste des auteurs de Tel Quel n’a pas résisté à la déconvenue de leur voyage en Chine au printemps 1974. Le mythe poético-politique prend fin ; Sollers se réfugie dans… le roman ; d’autres dans la référence nostalgique à la pratique des dazibao transformée plus tard en une formule éditoriale : Poezibao, cf. http://poezibao.typepad.com/ 

7 – Jenny, op. cit., p. 129.

8 – Cf. J. Guigou, Exhaussé de l’instant, L’Harmattan, 2013.

9 – Monnerot, op. cit., p. 87-88.

10 – Monnerot, op. cit., p. 89.

11 – « All the King’s men », Internationale situationniste, no 8, janvier 1963, p. 31.

12 – Ibidem, p. 29-33.

13 – On cherche en vain une référence — même implicite ou critique, — au langage comme système de signes et aux théories linguistiques du langage dans les documents antérieurs à la fondation de l’is en 1957. Cf. Documents relatifs à la fondation de l’internationale situationniste, 1948-1957, Allia, 1985.

14 – Ibidem, p. 29.

15 – Ibidem, p. 29.

16 – Guy Debord, Mémoires, Internationale situationniste, Copenhague, décembre 1958. Cf. également Documents relatifs à la fondation de l’is. op. cit.

17 – Cf. G. Debord et J. Wolman, « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch no 22, septembre 1955.

18 – À la même époque, Henri Lefebvre critiquait le fixisme des structuralistes en y voyant un « nouvel éléatisme », in L’Homme et la Société, nos 1 à 4, 1966 ; réédité dans H. Lefebvre, Au-delà du structuralisme, Anthropos, 1971, p. 261-311.

19 – Dans les fragments 201 et 202 de La société du spectacle, Guy Debord critique le point de vue « anti-historique » de la pensée structuraliste. Il dénonce : « La structure est fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée garantie par l’État… » (p. 202) mais, ce constat énoncé, il reste langagiste car, poursuit-il « la théorie critique doit se communiquer dans son propre langage » (p. 164). Et quelle est la forme de langage qui va promouvoir cette conscience révolutionnaire ? C’est « le renversement du génitif » de type hégélien, le remplacement du sujet par le prédicat ! Encore une fois le formalisme dialectique et le chiasme, tiennent lieu de mot d’ordre pour l’action subversive alors qu’ils ne sont qu’une simple figure de rhétorique.

20 – Ibidem, p. 164.

21 – Ibidem, p. 167.

22 – Ibidem, p. 167.

23 – Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2008.

24 – J.-P. Voyer, Introduction à la science de la publicité, Champ Libre, 1975, p. 36.

25 – R.W. Emerson, Essays, 1844.

26 – Alfred Tomatis, L’oreille et le langage, Seuil, 1963.

27 – Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Seuil, 1983, p. 161.

28 – Marc Alyn, Infini au-delà, Flammarion, 1972, p. 16.

29 – Dans un carnet de guerre, Sartre écrit ; « J’enrage de n’être pas poète, d’être si lourdement rivé à la prose. Je voudrais pouvoir créer de ces objets étincelants et absurdes, les poèmes, pareils à un navire dans une bouteille et qui sont comme l’éternité d’un instant ». J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1983.

30 – Gallimard, 1948.

31 – Sartre, op. cit., p. 64.

32 – Sartre, op. cit., p. 64.

33 – Vincent Kaufmann, Guy Debord, La révolution au service de la poésie, Fayard, 2001.

34 – Kaufmann, op. cit., p. 221.

35 – Ibidem, p. 220.

36 – Ibidem, p. 295.

37 – Cf. Philippe Bourrinet, La gauche communiste germano-hollandaise des origines à 1968, http://www.left-dis.nl/f/gch/

38 – C’est ainsi que les nommeront les divers courants post-prolétariens, parfois dits « communisateurs », qui à partir des années 1970-80 vont créer une rupture fondamentale dans la théorie de la révolution communiste. L’abandon de la référence à la classe ouvrière comme sujet historique de la révolution fut une des principales ruptures dans les conceptualisations de ces courants post-programmatiques. Cf. Rupture dans la théorie de la révolution, Textes 1965-1975 présentés par François Danel, Senonevero, 2003.

39 – Internationale situationniste, no 10, p. 50.

40 – K. Marx, « Gloses critiques marginales à l’article : “Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien” ». Œuvres iii, Philosophie, La Pléiade, p. 398-418.

41 – Kaufmann, op. cit., p. 237.

42 – cf. J. Guigou, « In algorithm we trust » (2018) http://www.editions-harmattan.fr/auteurs/article_pop.asp?no=33636&no_artiste=2759

43 – J. Guigou, « La foudre, la faille, la poésie », Temps critiques no 13, hiver 2003. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article134

44 – Éditions du Sandre, 2012.

45 – Blanchard, op. cit., p. 71.

46 – Ibidem, p. 70.

47 – Ibidem, p. 49.

48 – Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Seuil, 2018.

49 – Dans une récente note de lecture, j’ai analysé les forces et les faiblesses de cet ouvrage qui reste un moment fructueux de critique sociale. Cf. Jacques Guigou, « Quelques notes sur Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun », août 2018. Disponible en ligne : http://www.lacauselitteraire.fr/ce-qui-n-a-pas-de-prix-annie-le-brun-par-jacques-guigou

50 – Blanchard, op. cit., p. 64.

51 – Figure de cet idéalisme de la liberté qu’exalte ici Blanchard, nous n’échappons pas à la citation-réflexe de Baudelaire qui anthropomorphise la mer : « Homme libre, toujours tu chériras la mer !  » (p. 51).